L’affaire du blog de Franquin et la gestion de l’héritage franco-belge, partie 1

Depuis quelques semaines, un micro-évènement secoue la blogosphère bd et fait parler sur internet : l’affaire du blog de Franquin. Blog lancé il y a plus d’un an par Turalo et Piak, les deux blogueurs y mettaient en scène le célèbre dessinateur belge André Franquin, sous la forme d’un squelette, évidemment, imaginant la vie d’un auteur de bd mort au paradis des auteurs de bd, en compagnie de Roba, Yvan Delporte, Morris, et bien sûr son rival Hergé. Un blog drôle et inattendu mêlant réinterprétation du format blog et hommage au mythique dessinateur de Spirou, Gaston et des Idées noires. L’idée de départ de Turalo était que si Franquin était toujours vivant, il aurait sûrement ouvert un blog ! Or, alors que le blog de Franquin vient d’être édité à la fois par Foolstrip sur internet et par Glénat en format papier, les éditions Marsu Productions demande le retrait de l’album, et l’obtient, pour utilisation non autorisée du nom de Franquin.
Si cette affaire, grâce à la bonne volonté des deux parties, se tasse doucement, elle est symptomatique de quelques problèmes récents de la gestion de l’héritage franco-belge. Les grands auteurs des années 1950-1960, âge d’or de Spirou, Tintin et du premier Pilote, s’éteignent doucement et leurs oeuvres qui ont acquis en cinquante ans le rang de symbole et de mythe culturel, connaissent des sorts partagés, voire même parfois rencontrent la justice. D’un côté une communauté de fans s’appropriant ces mythes, de l’autre des ayants droits voulant contrôler l’exploitation commerciale dont ils sont les héritiers… Les situations sont diverses selon les titres, mais la problématique inédite pour un monde de la bande dessinée jusque là habitué à plus de calme et de consensus.

Vie et mort du blog de Franquin

Commençons par cette affaire, la plus récente, pour rappeler les faits et lui redonner toute sa mesure. Elle a déjà été commentée de nombreuses fois, notamment au comptoir de la bd : http://lecomptoirdelabd.blog.lemonde.fr/2009/11/04/le-blog-de-franquin-bientot-retire-de-la-vente/ et sur le site de Livres hebdo : http://www.livreshebdo.fr/edition/actualites/%E2%80%9Cle-blog-de-franquin%E2%80%9D-va-etre-retire-de-la-vente/3673.aspx . Je vais donc reprendre ici ce que mes confrères ont déjà dit sur le sujet. Au vu du succès du blog de Franquin qu’ils ont lancé, les deux auteurs, Turalo et Piak, entreprennent de le publier, comme cela se fait parfois sur la blogosphère bd. Foolstrip prend en charge l’édition via internet et Glénat accepte d’insérer l’album dans sa collection Drugstore, spécialisée dans l’humour décalée. Les choses ne se passent pas comme prévu puisque Marsu Productions, maison d’édition gérant les droits d’André Franquin, demande le retrait de la vente des ouvrages, avec comme motif officiel « l’utilisation non autorisée de la marque Franquin » (et moi d’apprendre que Franquin est une marque déposée). Jean-François Moyersoen, directeur de Marsu Productions, ne cache pas sur le site de Livres hebdo que ce qui le gêne le plus, est que la publication d’un tel blog n’est pas en accord avec la pudeur de l’auteur qui ne parlait jamais de sa vie privée. Turalo annonce donc le retrait de l’album des librairies, ce qui suscite de nombreuses réactions, mais les commentateurs se mettent d’accord sur un point : les torts sont tout à fait partagés et l’affaire n’oppose pas la liberté d’expression d’un auteur au protectionnisme des ayants droits, mais met en jeu des questions bien plus complexes.
Il est souvent relevé, par exemple, que ni les auteurs, ni Foolstrip, ni l’éditeur, ne sont allés demander l’autorisation à Marsu Productions pour l’utilisation du nom de Franquin. Une maladresse certaine, car, comme le rappelle Sébastien Naeco du comptoir de la bd, « c’est aux éditeurs de s’enquérir des modalités légales d’utilisation d’un nom ou d’une marque, de faire en somme le premier pas, et non au propriétaire de ladite marque qui à juste titre a le droit de réagir si précisément il n’a pas été sollicité auparavant. ». Les deux parties ne souhaitent pas attiser la polémique et, pour calmer le jeu, Turalo publie sur le site du festiblog un appel au calme (http://www.festival-blogs-bd.com/2009/11/appel-au-calme-des-auteurs-dans-laffaire-du-blog-de-franquin.html ) dans lequel il explique les raisons de cette maladresse : « On savait que l’on flirtait avec le risque de réactions de la part des ayant-droits d’André Franquin, mais nous comptions sur le contenu de notre travail pour jouer en notre faveur et nous affranchir de tout soupçon sur nos intentions avant la moindre sanction. ». L’affaire semble se terminer dans le calme, même si le constat est amer pour les auteurs qui espéraient mettre en valeur leur travail sur la durée, et pour le jeune éditeur Foolstrip qui a retiré lui aussi de son catalogue le blog. (http://www.foolstrip.com/index.php?id=16&serie=10 )

Deux choses me semblent à retenir de ce malentendu. Un premier cas d’école se trouve posé sur la différence entre la liberté dont un créateur peut disposer sur internet et les réalités, judiciaires et économiques, de l’édition papier, où les notions de droits d’auteur sont beaucoup moins floues. C’est bel et bien le passage du blog à l’album qui fait problème pour Marsu Productions. Mais ce qui m’intéresse plus particulièrement ici est la confrontation entre l’appropriation d’un héritage par les fans et les réalités du droit d’auteur et du dépôt de marque dans le secteur de l’industrie culturelle.

La bande dessinée et ses démêlés judiciaires

En prenant connaissance de cette affaire, je me suis souvenu de deux autres affaires judiciaires, d’ampleur tout à fait différentes, touchant à l’héritage de la bd franco-belge. Avec le blog de Franquin, les choses se sont calmées assez vite grâce à la bonne volonté des deux parties ne voulant pas lancer une polémique. Mais ce n’est pas toujours le cas…
La première affaire concerne le sort de la série Astérix, representée par les éditions Albert-René. En décembre 2008, Albert Uderzo (dessinateur de la série, âgé de 81 ans) et Anne Goscinny (fille de René Goscinny, le scénariste de la série), ont vendu leur part au groupe Hachette qui détient ainsi 60% de la maison, soit la majorité qui autorise le groupe à prendre des décisions. Les 40% restant sont detenus par Sylvie Uderzo, la fille d’Albert Uderzo qui s’était plainte de la trahison de son père qui cédait, selon elle, la série aux « envahisseurs », les grandes maisons d’édition. La polémique enfle et le père et la fille se brouillent en cette année anniversaire où se fêtent les 50 ans de la série. Difficile, dans cette affaire rendue publique sur le net, de faire la part des choses entre les enjeux personnels et les ambitions commerciales. La question cruciale étant bien sûr : que va-t-il advenir de la série à la mort d’Uderzo, puisque ce dernier a accepté qu’Astérix lui survive ?
(http://eco.rue89.com/2009/01/28/guerre-pour-le-controle-dasterix-ils-sont-fous-ces-uderzo )
L’autre affaire est plus connue, puisqu’il s’agit d’un énième rebondissement opposant les tintinophiles à Nick Rodwell, époux de la veuve d’Hergé qui s’est donné pour mission de gérer l’héritage d’Hergé. Nombreux sont les amateurs de Tintin qui se sont heurtés à l’incompréhension de Moulinsart S.A. (un livre résume les enjeux de l’héritage d’Hergé : Tintin et les héritiers de Hugues Dayez, http://www.bdparadisio.com/dossiers/heritier/ ). La volonté de Nick Rodwell est de protéger au maximum l’utilisation de l’image de Tintin en contrôlant tout usage public issu de la série, sous la forme de reproduction illicite de cases, ou de pastiches d’albums. Les critiques à l’égard de Nick Rodwell sont souvent très médiatisées et il se montre lui-même généralement assez agressif envers les journalistes. Son arme favorite est le procès et dernièrement, un nouveau tintinophile en fait les frais, Bob Garcia. Ce dernier, auteur de polar, a publié cinq ouvrages documentaires sur Tintin dont les couvertures s’inspirent en partie de certains albums. Suite au procès en septembre dernier, Bob Garcia a été accusé de contrefaçon et condamné à 40 000 euros de dommages et intérêts à verser à Moulinsart SA et à Fanny Rodwell. Comme le souligne Didier Pasamonik dans cet article, http://www.actuabd.com/Bob-Garcia-perd-la-bataille-face-a « Il est vrai que cette affaire ouvre la possibilité aux ayants droit, quels qu’ils soient –auteurs ou héritiers « abusifs »- d’interdire l’usage d’une image à tout commentateur de l’œuvre qui ne recevrait pas leur imprimatur. ».
La question de Nick Rodwell et de sa gestion de l’héritage de Tintin est une sorte de cas d’école où les enjeux seraient poussés à l’extrême : d’un côté la communauté de fans et de spécialistes de Tintin qui se voient bridés dans leur passion et de l’autre un homme d’affaires très soucieux du respect à la lettre du droit d’auteur et des droits dérivés (exploitation commerciale de l’image de Tintin). Car c’est bien là ce que dénonce Pierre Assouline sur son blog, en publiant la tribune de Bob Garcia (http://passouline.blog.lemonde.fr/2009/10/27/moulinsart-la-tue-presque/ ): le problème n’est pas tant que Moulinsart SA contrôle l’image de Tintin (c’est sa mission, en tant que propriétaire des droits d’auteurs de la série). Ce que critiquent les tintinophiles, c’est que Nick Rodwell abuse de son pouvoir et profite d’un droit sur les produits dérivés pour transformer Tintin en un produit commercial au détriment de sa valeur culturelle et patrimoniale. L’ouverture d’un musée Hergé à Louvain en mai 2009 a sûrement pour but d’atténuer les polémiques en montrant une ouverture davantage culturelle (même si, là encore, l’interdiction faite aux journalistes de prendre des photos lors de l’inauguration, au nom de ce même droit à l’image, a encore fait polémique).

Un héritage franco-belge problématique

Avec Tintin et Moulinsart SA, nous sommes dans une situation extrême. Steven Spielberg, qui détient depuis près de trente ans les droits d’exploitation au cinéma de l’oeuvre d’Hergé, tourne actuellement avec Peter Jackson sa version du Secret de la licorne, qui sortira en 2011. La sortie du film dira si le choix des ayants droits a été judicieux ou non : ils avaient refusés en 2002 de céder les droits à Jean-Pierre Jeunet, lui préférant le célèbre réalisateur nord-américain.
Les trois affaires citées précédemment montrent la complexité des enjeux autour de la gestion de l’héritage de l’âge d’or franco-belge. Le problème, on l’aura compris, est que toutes les séries qui en sont issues (et en particulier les mythes que sont Tintin et Astérix) ont l’avantage d’être extrêmement populaire et, à cet égard, de bénéficier de l’indulgence de leur public. Ce sont les valeurs sûres de la BD francophone, des titres et des marques qui feront toujours vendre. Pour cette raison, le dernier album d’Astérix, Le ciel lui est tombé sur la tête, s’est vendu dans les deux mois suivants sa sortie à plus de 2 millions d’exemplaires. Dit plus crument, un homme d’affaires habile peut sans peine se faire beaucoup d’argent autour du seul nom d’Astérix et de Tintin (ce qui n’est toutefois pas le cas d’Uderzo qui, selon moi, reste tout à fait sincère). Juridiquement, les personnages sont devenus des marques déposées, de même que le nom de Franquin. Ils ont définitivement quitté le domaine culturel pour le domaine commercial. Or, je suis toujours attristé de voir des héros de papier transformés en produits vendus comme symbole de la culture française ou belges. Ce n’est pas parce qu’ils sont devenus des symboles que l’on ne peut pas opposer un regard critique à l’égard des produits dérivés. A contrario, l’exemple de Spirou, qui n’a jamais appartenu à ses créateurs mais à la maison d’édition Dupuis, montre que lorsque l’héritage est pris en charge non par des individus mais par une structure éditoriale, il n’y a pas de problèmes juridiques. C’est là le choix d’Uderzo qui, en remettant le destin d’Astérix entre les mains d’Hachette, espère que la série pourra continuer sans trop de problèmes. Mais est-il seulement possible qu’une des séries franco-belges à succès ait droit à un sort digne en étant reprise et interprétées par de véritables créateurs et non par des commerciaux ?
Une dure réalité a donc rattrapé la BD franco-belge des années 1950 : la BD est avant tout une industrie, régie par des questions plus commerciales qu’artistiques. Ce qui ne serait pas trop grave si la popularité des toutes ces séries n’avaient pas générée une cohorte de fans qui, de leur côté, s’approprient l’héritage du mieux qu’ils peuvent, en essayant de passer entre les gouttes judiciaires. Tintin et Astérix sont les séries ayant derrière elles la plus grande littérature, des commentateurs de toute sorte s’étant attaqué à ces mythes. Il y a forcément conflit entre les ayants droits et la communauté de fans estimant que les héros lui appartiennent en partie, car, juridiquement, un personnage de BD appartient à son créateur et à ses héritiers. Dans certains cas, comme celui du blog de Franquin, l’affaire s’arrange entre des parties de bonne foi. Dans d’autres cas, comme celui de Bob Garcia, la justice se montre moins indulgente.

Dans un article à venir, je détaillerai comment a été géré l’héritage franco-belge à partir des années 1980…

3 réflexions au sujet de « L’affaire du blog de Franquin et la gestion de l’héritage franco-belge, partie 1 »

  1. Lien Rag

    Comme d’habitude, je lis avec délectation les articles bien renseignés de ce blog.

    Je ne connaissais pas les deux premières histoires, mais bien entendu, les nombreux coups de Nick Rodwell, le mari de la veuve d’Hergé, me sont bien connus – et choquants. Une simple recherche sur le bonhomme sur Rue89 ou Google donnera un bon aperçu à ceux qui n’en ont jamais entendu parler.

    J’ai deux questions en lisant la partie sur le blog de franquin :
    -faut-il se ruer en librairie pour aller acheter « le blog de franquin », sachant que les blogs imprimés c’est le mal ? Le blog (online) va-t-il fermer ?
    -c’est quoi le business de Foolstrip ? rendre payant les blogs BDs ? Les gens qui publient chez eux doivent arrêter leurs blogs libres ?

    Enfin, léguer le héros à une maison d’édition n’est pas toujours une bonne affaire : les derniers Spirous ne plaisent pas à tout le monde, mais surtout les Lucky-Luke scénarisés par Laurent Gerra ont fait hurler tous les fans du cowboy…
    A titre personnel, je pense que les héros ne doivent pas survivre à leurs auteurs – sauf des cas très particuliers comme spirou qui a connu au moins cinq auteurs différents avant 2000…

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    1. phylacterium

      Pour répondre aux questions et clarifier deux trois choses :
      – si tu veux l’album, en effet, il vaut mieux te ruer en librairie car il devrait être retiré de la vente ! Et les blogs imprimés ne sont pas toujours le mal, parfois c’est l’occasion de faire quelque chose de plus propre, de mieux ordonné, etc… (je dois avoir un article là-dessus dans la catégorie blogs bd…). Enfin, le blog online est à cette adresse, mais je crois qu’il n’y en a plus la totalité, juste quelques extraits : http://franquin.over-blog.com/
      – Foolstrip est un éditeur de BD en ligne. Habituellement, il édite des blogueurs mais pas des blogs. Comme un éditeur papier, son rôle est d’assurer, au service de l’auteur, la diffusion, la traduction, la mise au propre et la mise en ligne/adaptation technique à un format numérique standard de ses planches, ce qui induit de faire payer l’internaute la modeste somme d’1,5 euros qui permet d’avoir accès à tout le catalogue pour un mois. Les auteurs sont rémunérés en droits d’auteur. Au passage, Foolstrip opère, pour le lecteur cette fois, des choix éditoriaux en sélectionnant les auteurs qu’il édite, assurant ainsi pour le lecteur des planches de qualité. Comme une maison d’édition papier, finalement. Rien de scandaleux là dedans, bien au contraire, il faut envisager ça comme une tentative d’adapter le marché de l’édition papier sur le net.

      Enfin, un peu de patience, mon prochain article parlera justement du sort des héros franco-belge depuis les années 1980 ! Merci pour ce fort sympathique message.

      Mr Petch

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