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L’affaire du blog de Franquin et la gestion de l’héritage franco-belge, partie 2

Pour compléter ma réflexion précédente sur le blog de Franquin et les polémiques liées à la gestion des droits sur les héros de l’âge d’or franco-belges, voici un aperçu des différentes séries qui, dans les années 1950 et 1960, firent le succès des revues Spirou, Tintin et Pilote.
Cette question est importante dans la mesure où la bande dessinée franco-belge a acquis, de fait, un statut de patrimoine culturel incontournable. Or, la plupart des auteurs qui l’ont animé (Hergé, E.P. Jacobs, Franquin, Morris, Roba, Peyo, Goscinny…) sont décédés sans pour autant que le temps ait fait tomber leur oeuvre dans le domaine public (il faut pour cela en France attendre 70 ans après la mort de l’auteur). Les séries orphelines se situent donc dans une étape intermédiaire de leur vie, où elles restent des produits culturels mais avec un statut presque iconique de valeur sûres de la bd. Elles oscillent donc entre la poursuite d’une exploitation commerciale et quelques tentatives de relecture audacieuses par des repreneurs.
C’est dans les années 1980 et 1990 que le sort de ces héros de papier se jouent et que des forces d’inertie se mettent en place pour les figer au rang d’icônes d’une BD de qualité au service de l’enfance (et des grands enfants nostalgiques !).

On peut repérer des constantes dans la gestion des droits relatifs aux héros franco-belges. Les morts de Goscinny en 1977 et de Hergé en 1983 commencent à alerter, dès les années 1980, les auteurs vivants sur l’avenir de leur héros, avec deux modèles : celui de la poursuite d’Astérix par Uderzo et celui de la seule exploitation commerciale pour Tintin. Ce sont là les deux principales problématiques qui se posent aux auteurs : Comment préparer la poursuite d’une série après la mort de son créateur ? Comment exploiter les droits relatifs à un héros dans toute sa déclinaison de produits dérivés, et perpétuer ainsi son potentiel commercial ? Une solution souvent choisie, et pour laquelle Albert Uderzo ouvre la voie dès 1979, est la création d’une maison d’édition indépendante, pour se détacher de l’influence des grandes maisons d’édition franco-belges de l’époque, Casterman, Dupuis (journal Spirou), Le Lombard (journal Tintin), Dargaud (journal Pilote à partir de 1960). Ce modèle de l’éditeur autonome fondé autour d’un héros permet aussi, selon une tradition belge déjà mise en place par Jijé et Hergé, de créer des studios de dessinateurs où un maître reconnu forme des apprentis à la BD. La formule offre la possibilité aux créateurs des années 1950 d’assurer la sauvegarde de leur héritage et la poursuite de leur travail. Elle se fonde sur la force de l’idée de « paternité » d’un héros de BD et forge, sans doute pour longtemps, la préséance du droit d’exploitation du créateur et de ses ayants droit face aux maisons d’édition et à la communauté de fans.
C’est la qu’intervient la notion « d’esprit » d’une série. Cette notion, qui n’a aucun caractère officiel, pousse les éventuels repreneurs à suivre l’exemple du créateur et de ne pas martyriser la série par une déformation trop profonde de son état originel. D’où l’avantage du studio et de l’édition autonome qui permet de surveiller la production générée autour d’un héros. C’est là une des raisons d’être du droits d’exploitation : empêcher l’infidélité à cet « esprit » d’origine. Les Blake et Mortimer de Van Hamme et Ted Benoît furent ainsi salués par leur fidélité à l’esprit de Jacobs. Le héros devient une marque de fabrique assurant l’authenticité.
L’autre facette des droits d’exploitation tient à l’exploitation commerciale par des produits dérivés de la série. La plupart des auteurs n’ont pas attendu les années 1980 : des dessins animés Tintin, Astérix et Schroumpfs, existent très tôt, dans une version tv ou cinéma. Mais les années 1980 voient un approfondissement de l’exploitation commerciale avec de nouveaux types de produits (films, parcs à thèmes, jeux vidéos). L’autre nouveauté est de se fonder sur les nostalgiques, la génération ayant lu toutes ces séries dans son enfance et à présent en âge de dépenser de l’argent. La sincérité des hommages (perpétuer un souvenir) et les questions commerciales se mélangent ici. Outre la réédition d’inédits, de vieux albums, de tirages limités, la société Leblon-Delienne est créée en 1983. Elle devient vite une référence en matière de création de figurines de collection issues des séries de l’âge d’or franco-belge, à commencer par Tintin, puis Spirou, les Schroumpfs, Blake et Mortimer, Boule et Bill, Astérix, Michel Vaillant… Cette mode dynamise l’exploitation commerciale au service des ayants droits.
Remarquons enfin que se joue durant les années 1980 une redistribution éditoriale des séries. Fini le temps où un héros s’identifiait à un éditeur : les cartes sont redistribuées entre Dupuis, le Lombard et Dargaud au moment où ces fameuses petites structures autonomes sont finalement rachetées par les grandes ou transformées en filiale. Lucky Luke et Blake et Mortimer reviennent à Dargaud, les Schroumpfs au Lombard, Astérix à Hachette… Un curieux jeu de chaises musicales qui a pour principal effet de piller Dupuis qui, paradoxalement, se voit contraint de renouveler ses séries pour enfants pour poursuivre le magazine Spirou qui, l’air de rien, a fêté l’année dernière ses 70 ans d’existence.

Spirou : Je commence volontairement par le contre-exemple, puisque Spirou n’appartient pas à ses créateurs. Son créateur officiel est Rob Vel en 1938 qui le cède aux éditions Dupuis en 1943. Pas de contrainte d’auteur réclamant son dû, l’éditeur est libre de faire ce qu’il souhaite du personnage dont le sort est scellé : Spirou connaîtra un renouvellement constant de ses dessinateur et scénariste. Les reprises par Jijé, Franquin, Fournier, Cauvin et Broca, Tome et Janry, Morvan et Munuera, ont comme avantage de moderniser la série en fonction des évolutions du monde de la BD. Cela permet notamment à Tome et Janry de créer Le Petit Spirou et de proposer des albums plus novateurs dans leur thème et leur ambiance comme Machine qui rêve en 1998, dont l’accueil a d’ailleurs été plutôt froid par les fans surpris. Spirou est donc une exception dans ce monde de la BD franco-belge, puisque le personnage connaît à la fois une stabilité éditoriale et une forte évolution graphique et scénaristique qui, à mon sens, le sauve de la rigidité de ses congénères.

Blake et Mortimer
: Jacobs meurt en 1987 en laissant son dernier album, Les 3 formules du professeur Sato inachevé, mais en ayant fondé un studio, les éditions Blake et Mortimer, qui se veut indépendant du Lombard, l’éditeur d’origine. Bob de Moor, élève d’Hergé et de Jacobs, s’attache à le terminer en 1990 en suivant à la lettre le style originel (il meurt malheureusement en 1992). La série s’arrête là et, de la même manière que Tintin, se fige dans sa gloire passée. Puis elle devient une filiale de Dargaud qui réactive la parution de nouveaux albums en 1996, avec l’idée de choisir des « héritiers » de Jacobs, le dessinateur au style proche, Ted Benoît, et le scénariste Jean Van Hamme. C’est le début du retour en force de la série qui voit se succéder deux équipes, Van Hamme/Benoît et Yves Sente/André Juillard. Le dessin dit « ligne claire » qui caractérise Jacobs est conservé, de même que le goût pour l’aventure musclée et les longues explications scientifiques. Blake et Mortimer est l’exemple type de la série continuant « dans l’esprit de », dans le respect d’une solide tradition qui a fait école. Les références aux vieux albums de Jacobs sont souvent très présents. A mon sens, la série n’est pas à l’abri d’un certain essoufflement, en particulier pour le duo Sente/Juillard. Il n’est innocent de noter que la prépublication de la nouvelle série se fait dans la presse adulte, Télérama et Le Figaro magazine en France, Le Temps en Suisse, preuve que le public visé est bien un public de nostalgique, et qu’il ne s’agit pas de retrouver un public dans la jeunesse.

Astérix : La vie de la série Astérix le gaulois se résume en deux temps : avant et après la mort de René Goscinny en 1977. Astérix chez les belges est le dernier album scénarisé par Goscinny et édité par Dargaud en 1979. Cette même année, Albert Uderzo, en conflit avec Dargaud, crée les éditions Albert René pour gérer seul les droits de la série et la poursuivre, seul aussi. Les albums sortis dans les années 1980 ont été assez peu épargné par la critique, en particulier depuis les années 2000. En 2009, le groupe Hachette devient majoritaire dans cette maison d’édition et il semblerait que la série continue à la mort d’Uderzo.
Comme beaucoup d’autres succès franco-belge des années 1950-1960, Astérix a connu très tôt une exploitation de ses droits en produits dérivés. Des dessins animés, d’abord sous le contrôle des deux créateurs (Astérix le Gaulois en 1967 est le premier et les studios Idéfix sont crées en 1974) puis moins à partir des années 1980. Trois films plutôt inégaux, seul celui d’Alain Chabat, Astérix Mission Cléopatre ayant reçu un bon accueil critique (en 1999, 2002 et 2008). A noter aussi un parc à thème crée en 1989 dans l’Oise. La survie de la série est beaucoup assurée par des livres d’or, des inédits, des jeux vidéos. 50 ans après sa création, le petit gaulois est la principale valeur sûre de l’âge d’or franco-belge avec Tintin, d’un point de vue commercial, s’entend.

Lucky Luke : Pendant longtemps série de Morris et Goscinny, éditée par Dupuis puis Dargaud à partir de 1968, le premier remou qu’elle connaît est la mort de Goscinny en 1974. La série continue alors avec plusieurs scénaristes, dont le duo Xavier Fauche/Jean Léturgie, tandis que Morris reste au dessin. Variations autour de nouveaux thèmes et approfondissement de l’aspect « archéologique » et documentaire de la série. Un studio Morris se met en place pour assurer la formation de dessinateurs sur son modèle. Soudain, Morris décide de quitter Dargaud et fonde Lucky Productions en 1991. Mais cet éloignement est de courte durée puisque dès 2000, Dargaud se lie avec Lucky Productions pour fonder Lucky Comics ; et Morris meurt en 2001. Parallèlement, la série a connu des développements au cinéma, sur le modèle d’Astérix, et ce dès 1970.
Etrangement, c’est un moment de rupture pour la série qui connaît alors un étrange dédoublement de personnalité qui suivent les deux grands axes de la série : les albums BD et le dessin animé. D’un côté le respect de la tradition, de l’autre une tentative de renouvellement. Pour la série, le duo Achdé/Laurent Gerra prend le relais (et non les dessinateurs et scénaristes formés par Morris). L’idée est de garder « l’esprit » de la série en conservant un dessin proche de Morris et en donnant le scénario à un humoriste célèbre susceptible de faire venir un nouveau public (et sans se soucier du fait que scénariser un album de BD n’est pas un métier qui s’improvise), avec l’alibi de l’hommage. A côté de ça, un producteur de dessin animé, Marc du Pontavice, rachète en 1999 les droits d’animation de la série et livre en 2001 pour la télévision Les Nouvelles aventures de Lucky Luke, série d’animation qui modernise véritablement Lucky Luke par un graphisme original et très dynamique où la couleur et les cadrages explosent.

Les Schroumpfs : Heureusement pour les petits lutins bleus, leur père de papier, Peyo, avait pris soin d’eux. Il crée très tôt ses propres studios où il forme toute une génération de dessinateurs qui travailleront plus tard dans Spirou. Puis, dans les années 1980, il met au point, soutenu par sa famille, une solide organisation commerciale (la société IMPS) chargée de gérer les dessins animés diffusés aux Etats-Unis, les figurines en plastique, le mensuel Schroumpf, le parc à thème en Lorraine… Il existe également de 1990 à 1992 les éditions Cartoon Création pour l’édition des nouveaux albums et la gestion des droits, mais le Lombard en prend finalement le contrôle.
Depuis sa mort en 1992, c’est son fils, Thierry Culliford, qui a repris le scénario de la série, éditée, donc, par Le Lombard, tandis que le dessin est assuré par différents dessinateurs des studios Peyo. Là aussi, la continuité se fait sans heurts : même esprit gentil, dessin parfaitement identique. La série s’ancre définitivement auprès d’un public enfantin. Les scénarios sont un peu plus complexes que ceux de Peyo, mettant en jeu plus frontalement des questions actuelles de morale, de Bien et de Mal, de vie en société (la finance, le journalisme, les jeux d’argent, les OGM…). Le monde des Schroumpfs s’ouvre davantage à celui des humains, changement de taille par rapport à la série d’origine. Surtout, les très nombreux produits dérivés, existant presque dès l’origine de la série, rencontrent toujours beaucoup de succès.
Deux autres séries appartiennent à la même catégorie des séries perpetuées dans la tradition par des épigones du créateur : Boule et Bill de Jean Roba, poursuivi à sa mort depuis 2003 par Laurent Verron et Alix que Jacques Martin confie progressivement depuis 1998 à ses nombreux assistants pour assurer l’avenir de la série après sa mort. Des cas qui s’accordent bien avec le fonctionnement en studios indépendants de dessinateurs qui est celui de la tradition franco-belge depuis les années 1940.

Gaston Lagaffe
et Le Marsupilami : La série Spirou et Fantasio fait, dans les années 1950-1960 le succès d’André Franquin mais ne lui appartient pas, contrairement aux nombreux autres héros franco-belges. Il l’arrête en 1970 pour se consacrer pleinement à Gaston, toujours au sein de Dupuis. Puis, pour se détacher de l’influence de Dupuis, Franquin, convaincu par Jean-François Moyersoen, crée Marsu Productions en 1986, en se basant sur ses droits sur le Marsupilami, personnage qu’il a crée au sein de Spirou et Fantasio (on remarquera la complexité de la juridiction en matière de création de personnages). Ainsi naît la série Le Marsupilami en 1987, sur un scénario de Franquin et avec un dessin de Batem. En 1992 viennent s’ajouter les droits de la série Gaston que Marsu Productions rachète à Franquin, mais celui-ci meurt en 1997 et seul un album paraît. Dès lors, Marsu Production se préoccupe surtout de rééditer de vieux albums de Gaston, de poursuivre Le Marsupilami par Batem. Cette maison édite également d’autres séries d’anciens dessinateurs de Spirou : Natacha et Le P’tit bout de chique de Walthéry, Chaminou de Raymond Macherot.
La structure Marsu Productions, originellement crée autour de l’univers d’André Franquin s’affirme finalement comme la gardienne d’un certain « esprit Dupuis » en republiant des séries plus ou moins connues mais symboliques du journal Spirou. Elle se charge aussi d’éditer des albums-souvenirs autour de Franquin, comme Les monstres de Franquin dans les années 2000, regroupant des créations inédites du dessinateur. Si Gaston s’est arrêté avec la mort de Franquin, les auteurs présents au catalogue de Marsu Productions sont soit des auteurs de l’âge d’or franco-belge (André Franquin, Raymon Macherot, lui-même mort en 2008) soit des élèves de ces grands auteurs qui en poursuivent l’héritage (Walthéry, Gos, Wasterlain, Batem…). Noter que pour toutes ses séries, les droits ne doivent pas être très clairs puisque Dupuis et Marsu Productions publient tour à tour leur propre rééditions.

J’ai tendance à penser que la meilleure chose qui puissent arriver à toute ses séries et d’être réinterprétées par des créateurs talentueux, et non d’être repris à l’identique. Et encore moins d’être figé dans une posture commerciale. L’exemple d’Astérix est celui d’une reprise dans le même esprit qu’avant, profondément sincère mais complètement inadaptée au renouvellement de la BD française (souvenons nous de la polémique sur Le ciel lui tombe sur la tête rendant hommage à Walt Disney en fustigeant les mangas à une époque où le manga n’est plus aussi critiqué et où Disney prend l’eau). Pour cette raison, le blog de Franquin me semblait une heureuse initiative gachée par une malheureuse maladresse…

L’affaire du blog de Franquin et la gestion de l’héritage franco-belge, partie 1

Depuis quelques semaines, un micro-évènement secoue la blogosphère bd et fait parler sur internet : l’affaire du blog de Franquin. Blog lancé il y a plus d’un an par Turalo et Piak, les deux blogueurs y mettaient en scène le célèbre dessinateur belge André Franquin, sous la forme d’un squelette, évidemment, imaginant la vie d’un auteur de bd mort au paradis des auteurs de bd, en compagnie de Roba, Yvan Delporte, Morris, et bien sûr son rival Hergé. Un blog drôle et inattendu mêlant réinterprétation du format blog et hommage au mythique dessinateur de Spirou, Gaston et des Idées noires. L’idée de départ de Turalo était que si Franquin était toujours vivant, il aurait sûrement ouvert un blog ! Or, alors que le blog de Franquin vient d’être édité à la fois par Foolstrip sur internet et par Glénat en format papier, les éditions Marsu Productions demande le retrait de l’album, et l’obtient, pour utilisation non autorisée du nom de Franquin.
Si cette affaire, grâce à la bonne volonté des deux parties, se tasse doucement, elle est symptomatique de quelques problèmes récents de la gestion de l’héritage franco-belge. Les grands auteurs des années 1950-1960, âge d’or de Spirou, Tintin et du premier Pilote, s’éteignent doucement et leurs oeuvres qui ont acquis en cinquante ans le rang de symbole et de mythe culturel, connaissent des sorts partagés, voire même parfois rencontrent la justice. D’un côté une communauté de fans s’appropriant ces mythes, de l’autre des ayants droits voulant contrôler l’exploitation commerciale dont ils sont les héritiers… Les situations sont diverses selon les titres, mais la problématique inédite pour un monde de la bande dessinée jusque là habitué à plus de calme et de consensus.

Vie et mort du blog de Franquin

Commençons par cette affaire, la plus récente, pour rappeler les faits et lui redonner toute sa mesure. Elle a déjà été commentée de nombreuses fois, notamment au comptoir de la bd : http://lecomptoirdelabd.blog.lemonde.fr/2009/11/04/le-blog-de-franquin-bientot-retire-de-la-vente/ et sur le site de Livres hebdo : http://www.livreshebdo.fr/edition/actualites/%E2%80%9Cle-blog-de-franquin%E2%80%9D-va-etre-retire-de-la-vente/3673.aspx . Je vais donc reprendre ici ce que mes confrères ont déjà dit sur le sujet. Au vu du succès du blog de Franquin qu’ils ont lancé, les deux auteurs, Turalo et Piak, entreprennent de le publier, comme cela se fait parfois sur la blogosphère bd. Foolstrip prend en charge l’édition via internet et Glénat accepte d’insérer l’album dans sa collection Drugstore, spécialisée dans l’humour décalée. Les choses ne se passent pas comme prévu puisque Marsu Productions, maison d’édition gérant les droits d’André Franquin, demande le retrait de la vente des ouvrages, avec comme motif officiel « l’utilisation non autorisée de la marque Franquin » (et moi d’apprendre que Franquin est une marque déposée). Jean-François Moyersoen, directeur de Marsu Productions, ne cache pas sur le site de Livres hebdo que ce qui le gêne le plus, est que la publication d’un tel blog n’est pas en accord avec la pudeur de l’auteur qui ne parlait jamais de sa vie privée. Turalo annonce donc le retrait de l’album des librairies, ce qui suscite de nombreuses réactions, mais les commentateurs se mettent d’accord sur un point : les torts sont tout à fait partagés et l’affaire n’oppose pas la liberté d’expression d’un auteur au protectionnisme des ayants droits, mais met en jeu des questions bien plus complexes.
Il est souvent relevé, par exemple, que ni les auteurs, ni Foolstrip, ni l’éditeur, ne sont allés demander l’autorisation à Marsu Productions pour l’utilisation du nom de Franquin. Une maladresse certaine, car, comme le rappelle Sébastien Naeco du comptoir de la bd, « c’est aux éditeurs de s’enquérir des modalités légales d’utilisation d’un nom ou d’une marque, de faire en somme le premier pas, et non au propriétaire de ladite marque qui à juste titre a le droit de réagir si précisément il n’a pas été sollicité auparavant. ». Les deux parties ne souhaitent pas attiser la polémique et, pour calmer le jeu, Turalo publie sur le site du festiblog un appel au calme (http://www.festival-blogs-bd.com/2009/11/appel-au-calme-des-auteurs-dans-laffaire-du-blog-de-franquin.html ) dans lequel il explique les raisons de cette maladresse : « On savait que l’on flirtait avec le risque de réactions de la part des ayant-droits d’André Franquin, mais nous comptions sur le contenu de notre travail pour jouer en notre faveur et nous affranchir de tout soupçon sur nos intentions avant la moindre sanction. ». L’affaire semble se terminer dans le calme, même si le constat est amer pour les auteurs qui espéraient mettre en valeur leur travail sur la durée, et pour le jeune éditeur Foolstrip qui a retiré lui aussi de son catalogue le blog. (http://www.foolstrip.com/index.php?id=16&serie=10 )

Deux choses me semblent à retenir de ce malentendu. Un premier cas d’école se trouve posé sur la différence entre la liberté dont un créateur peut disposer sur internet et les réalités, judiciaires et économiques, de l’édition papier, où les notions de droits d’auteur sont beaucoup moins floues. C’est bel et bien le passage du blog à l’album qui fait problème pour Marsu Productions. Mais ce qui m’intéresse plus particulièrement ici est la confrontation entre l’appropriation d’un héritage par les fans et les réalités du droit d’auteur et du dépôt de marque dans le secteur de l’industrie culturelle.

La bande dessinée et ses démêlés judiciaires

En prenant connaissance de cette affaire, je me suis souvenu de deux autres affaires judiciaires, d’ampleur tout à fait différentes, touchant à l’héritage de la bd franco-belge. Avec le blog de Franquin, les choses se sont calmées assez vite grâce à la bonne volonté des deux parties ne voulant pas lancer une polémique. Mais ce n’est pas toujours le cas…
La première affaire concerne le sort de la série Astérix, representée par les éditions Albert-René. En décembre 2008, Albert Uderzo (dessinateur de la série, âgé de 81 ans) et Anne Goscinny (fille de René Goscinny, le scénariste de la série), ont vendu leur part au groupe Hachette qui détient ainsi 60% de la maison, soit la majorité qui autorise le groupe à prendre des décisions. Les 40% restant sont detenus par Sylvie Uderzo, la fille d’Albert Uderzo qui s’était plainte de la trahison de son père qui cédait, selon elle, la série aux « envahisseurs », les grandes maisons d’édition. La polémique enfle et le père et la fille se brouillent en cette année anniversaire où se fêtent les 50 ans de la série. Difficile, dans cette affaire rendue publique sur le net, de faire la part des choses entre les enjeux personnels et les ambitions commerciales. La question cruciale étant bien sûr : que va-t-il advenir de la série à la mort d’Uderzo, puisque ce dernier a accepté qu’Astérix lui survive ?
(http://eco.rue89.com/2009/01/28/guerre-pour-le-controle-dasterix-ils-sont-fous-ces-uderzo )
L’autre affaire est plus connue, puisqu’il s’agit d’un énième rebondissement opposant les tintinophiles à Nick Rodwell, époux de la veuve d’Hergé qui s’est donné pour mission de gérer l’héritage d’Hergé. Nombreux sont les amateurs de Tintin qui se sont heurtés à l’incompréhension de Moulinsart S.A. (un livre résume les enjeux de l’héritage d’Hergé : Tintin et les héritiers de Hugues Dayez, http://www.bdparadisio.com/dossiers/heritier/ ). La volonté de Nick Rodwell est de protéger au maximum l’utilisation de l’image de Tintin en contrôlant tout usage public issu de la série, sous la forme de reproduction illicite de cases, ou de pastiches d’albums. Les critiques à l’égard de Nick Rodwell sont souvent très médiatisées et il se montre lui-même généralement assez agressif envers les journalistes. Son arme favorite est le procès et dernièrement, un nouveau tintinophile en fait les frais, Bob Garcia. Ce dernier, auteur de polar, a publié cinq ouvrages documentaires sur Tintin dont les couvertures s’inspirent en partie de certains albums. Suite au procès en septembre dernier, Bob Garcia a été accusé de contrefaçon et condamné à 40 000 euros de dommages et intérêts à verser à Moulinsart SA et à Fanny Rodwell. Comme le souligne Didier Pasamonik dans cet article, http://www.actuabd.com/Bob-Garcia-perd-la-bataille-face-a « Il est vrai que cette affaire ouvre la possibilité aux ayants droit, quels qu’ils soient –auteurs ou héritiers « abusifs »- d’interdire l’usage d’une image à tout commentateur de l’œuvre qui ne recevrait pas leur imprimatur. ».
La question de Nick Rodwell et de sa gestion de l’héritage de Tintin est une sorte de cas d’école où les enjeux seraient poussés à l’extrême : d’un côté la communauté de fans et de spécialistes de Tintin qui se voient bridés dans leur passion et de l’autre un homme d’affaires très soucieux du respect à la lettre du droit d’auteur et des droits dérivés (exploitation commerciale de l’image de Tintin). Car c’est bien là ce que dénonce Pierre Assouline sur son blog, en publiant la tribune de Bob Garcia (http://passouline.blog.lemonde.fr/2009/10/27/moulinsart-la-tue-presque/ ): le problème n’est pas tant que Moulinsart SA contrôle l’image de Tintin (c’est sa mission, en tant que propriétaire des droits d’auteurs de la série). Ce que critiquent les tintinophiles, c’est que Nick Rodwell abuse de son pouvoir et profite d’un droit sur les produits dérivés pour transformer Tintin en un produit commercial au détriment de sa valeur culturelle et patrimoniale. L’ouverture d’un musée Hergé à Louvain en mai 2009 a sûrement pour but d’atténuer les polémiques en montrant une ouverture davantage culturelle (même si, là encore, l’interdiction faite aux journalistes de prendre des photos lors de l’inauguration, au nom de ce même droit à l’image, a encore fait polémique).

Un héritage franco-belge problématique

Avec Tintin et Moulinsart SA, nous sommes dans une situation extrême. Steven Spielberg, qui détient depuis près de trente ans les droits d’exploitation au cinéma de l’oeuvre d’Hergé, tourne actuellement avec Peter Jackson sa version du Secret de la licorne, qui sortira en 2011. La sortie du film dira si le choix des ayants droits a été judicieux ou non : ils avaient refusés en 2002 de céder les droits à Jean-Pierre Jeunet, lui préférant le célèbre réalisateur nord-américain.
Les trois affaires citées précédemment montrent la complexité des enjeux autour de la gestion de l’héritage de l’âge d’or franco-belge. Le problème, on l’aura compris, est que toutes les séries qui en sont issues (et en particulier les mythes que sont Tintin et Astérix) ont l’avantage d’être extrêmement populaire et, à cet égard, de bénéficier de l’indulgence de leur public. Ce sont les valeurs sûres de la BD francophone, des titres et des marques qui feront toujours vendre. Pour cette raison, le dernier album d’Astérix, Le ciel lui est tombé sur la tête, s’est vendu dans les deux mois suivants sa sortie à plus de 2 millions d’exemplaires. Dit plus crument, un homme d’affaires habile peut sans peine se faire beaucoup d’argent autour du seul nom d’Astérix et de Tintin (ce qui n’est toutefois pas le cas d’Uderzo qui, selon moi, reste tout à fait sincère). Juridiquement, les personnages sont devenus des marques déposées, de même que le nom de Franquin. Ils ont définitivement quitté le domaine culturel pour le domaine commercial. Or, je suis toujours attristé de voir des héros de papier transformés en produits vendus comme symbole de la culture française ou belges. Ce n’est pas parce qu’ils sont devenus des symboles que l’on ne peut pas opposer un regard critique à l’égard des produits dérivés. A contrario, l’exemple de Spirou, qui n’a jamais appartenu à ses créateurs mais à la maison d’édition Dupuis, montre que lorsque l’héritage est pris en charge non par des individus mais par une structure éditoriale, il n’y a pas de problèmes juridiques. C’est là le choix d’Uderzo qui, en remettant le destin d’Astérix entre les mains d’Hachette, espère que la série pourra continuer sans trop de problèmes. Mais est-il seulement possible qu’une des séries franco-belges à succès ait droit à un sort digne en étant reprise et interprétées par de véritables créateurs et non par des commerciaux ?
Une dure réalité a donc rattrapé la BD franco-belge des années 1950 : la BD est avant tout une industrie, régie par des questions plus commerciales qu’artistiques. Ce qui ne serait pas trop grave si la popularité des toutes ces séries n’avaient pas générée une cohorte de fans qui, de leur côté, s’approprient l’héritage du mieux qu’ils peuvent, en essayant de passer entre les gouttes judiciaires. Tintin et Astérix sont les séries ayant derrière elles la plus grande littérature, des commentateurs de toute sorte s’étant attaqué à ces mythes. Il y a forcément conflit entre les ayants droits et la communauté de fans estimant que les héros lui appartiennent en partie, car, juridiquement, un personnage de BD appartient à son créateur et à ses héritiers. Dans certains cas, comme celui du blog de Franquin, l’affaire s’arrange entre des parties de bonne foi. Dans d’autres cas, comme celui de Bob Garcia, la justice se montre moins indulgente.

Dans un article à venir, je détaillerai comment a été géré l’héritage franco-belge à partir des années 1980…