Archives pour la catégorie Histoire de la bande dessinée

Le phylactère avant la bande dessinée

Le débat sur l’origine du phylactère (ou bulle, ou ballon…) est à peu près aussi nébuleux que celui sur l’origine de la bande dessinée. Aujourd’hui, pour définir la bande dessinée, les spécialistes privilégient en général le caractère séquentiel par rapport à la présence ou non de phylactères. Américains (Will Eisner, Scott McCloud[1]) comme francophones (Harry Morgan, Thierry Groensteen, Benoît Peeters…), suivis par les dictionnaires de référence que sont le TLF et le Dictionnaire de l’Académie française, s’accordent à dire que la bulle n’est pas ce qui permet de déterminer ce qui relève ou non de la bande dessinée. Il semblerait cependant excessif d’en négliger l’importance. Bien sûr, de nombreuses bandes dessinées sont dépourvues de  bulles, par exemple le gagnant du Fauve d’Or à Angoulême en 2008, Là où vont nos pères[2]. Il n’en reste pas moins vrai que dans la représentation que chacun de nous se fait de la bande dessinée le phylactère occupe une place privilégiée et peut-être plus nette que le côté séquentiel. S’il fallait faire deviner le concept de bande dessinée dans un jeu de devinettes ou de pictionnary, il est probable que l’on ferait appel plus spontanément à la bulle qu’au caractère séquentiel, et ce sans doute parce que ce caractère séquentiel est partagé, dans une certaine mesure, par d’autres formes de représentations (cinéma, peinture…) alors que le phylactère est rare en dehors de la bande dessinée et du dessin de presse. Il n’est pas sans intérêt de noter que parmi les langues les points de vue divergent : le français et les langues scandinaves emploient pour désigner le 9e art un vocable (bande dessinée, tegneserie) faisant peut-être référence à la séquentialité, tandis que la plupart des autres langues font plutôt allusion soit au caractère distrayant (comics, historietas, manga) soit au phylactère (fumetti).

Le Chat de Philippe Geluck

Difficile définition

Si l’on voulait tenter une définition, on pourrait dire que phylactère est un moyen de représenter les paroles de personnages à proximité d’eux à l’intérieur de la case. Le phylactère permet que les paroles puissent être attribuées avec évidence au personnage qui les prononce (lorsque les paroles sont écrites sous la case, il arrive souvent que seul le style permette d’identifier le locuteur – ce qui entraine souvent une différenciation supérieure des styles,accompagnée parfois de l’utilisation d’argots ou d’accents spécifiques, comme par exemple dans Le Sapeur Camembert ou Les pieds nickelés). Il permet sans doute aussi une lecture plus dynamique, où image et texte sont lus simultanément. Néanmoins, son statut reste flou : suffit-il que les paroles soient à proximité du personnage pour faire un phylactère ou bien faut-il qu’elles soient encadrées ? Faut-il que le phylactère soit rond ou rectangulaire pour qu’on puisse parler de bande dessinée ou bien peut-on voir dans le vitrail médiéval une bande dessinée comme les autres ?

Etymologie

Le mot phylactère vient du latin phylacterium, lui-même issu du grec φυλακτήριον. La racine grecque φυλακ- signifie « garder, protéger » et le mot phylactère a pour sens premier « poste de garde » avant de signifier « talisman ». C’est à partir de ce dernier sens que l’on en est venu à appeler φυλακτήριον les tefilim, petites boîtes de cuir portées par les juifs au moment de la prière depuis le Ier siècle au moins et qui contiennent des parchemins sur lesquels ont été calligraphiés certains passages des écritures saintes.  Ce rituel est évoqué dès le premier siècle, notamment dans l’Evangile selon Matthieu, où le Christ dit en parlant des pharisiens et des scribes : « Ils font toutes leurs actions pour être vus des hommes. Ainsi, ils portent de larges phylactères et ils ont de longues franges à leurs vêtements »[3]. Ces phylactères sont des objets protecteurs parce qu’ils portent la parole divine et la calligraphie des versets copiés sur les tefilim répond à des règles extrêmement strictes dont la négligence rend le texte passoum, c’est-à-dire dénué d’efficacité religieuse[4].

La signification mystique du phylactère

C’est le même type de support qui est représenté dans les phylactères médiévaux, banderoles où sont inscrites les paroles des saints et des personnages bibliques. Ces parchemins déroulés se répandent dans l’iconographie à l’époque romane à un moment où la forme normale du document écrit est la pièce de parchemin rectangulaire (pour les actes) ou le codex (pour les livres). Le rouleau tel qu’il apparaît dans les représentations de phylactères est la marque d’un effet intentionnel d’archaïsme : le rouleau est alors depuis longtemps une forme marginale dans l’usage chrétien courant et ne sert plus que pour quelques usages très spécifiques ainsi que pour les livres sacrés des juifs. Le mot phylactère est également employé à partir du XIIe siècle par certains auteurs, notamment le poète normand Wace, pour parler d’un réceptacle contenant des reliques de saints, sens qu’il a retrouvé dans l’heroic fantasy contemporaine, où il désigne un artefact contenant l’essence d’une liche.


Dans les enluminures, les bas-reliefs, les tableaux et surtout les vitraux médiévaux, les phylactères sont souvent le support de textes courts à haute valeur religieuse. On les trouve notamment associés à saint Jean Baptiste disant « Ecce agnus dei qui tollit peccata mundi », dans la bouche de la Vierge priant le seigneur de faire venir à elle la Parole: (« Domine labia mea operies ») et surtout dans les annonciations. Dans ce dernier motif la valeur de la parole est plus essentielle que jamais puisque les paroles de l’archange Gabriel, « Ave Maria gratia plena », coïncident au moment de l’incarnation du Christ[5]. L’ange trouvant à dextre (à gauche pour le spectateur) et la vierge à senestre (à droite), le texte du phylactère va de l’ange à la vierge, du divin à l’humain, et matérialise l’incarnation du Verbe divin dans un corps terrestre. En sculpture, les phylactères sont souvent un signe d’identification des prophètes, lesquels portent dans les mains la parole divine qu’ils ont pour mission de délivrer.

On a pu repérer des motifs proches du phylactère médiéval dans plusieurs autres civilisations. Sur les bas-reliefs de l’Egypte ancienne, il arrive que l’on écrive les paroles des personnages à proximité de leur représentation (même si ce n’est pas la norme : on écrit en général plutôt leur nom, leur titre, leurs hauts faits ainsi qu’une bénédiction). Une des occurrences les plus remarquables est sans doute leur présence dans l’art méso-américain précolombien. On peut en contempler quelques exemples en ce moment à l’exposition du Musée du Quai Branly sur Teotihuacan.

Un peu de lexicologie

En français le terme de phylactère désigne à la fois cet élément iconographique ancien et la bulle de bande dessinée. ; dans la plupart des autres langues, les deux termes sont distincts : ainsi l’anglais sépare-t-il speech scroll et speech bubble ou speech balloon, l’allemand Spruchband et Sprechblase et l’espagnol filacteria et globo ou bocadillo. Et même en bande dessinée française on parle plus facilement de bulle que de phylactère, ce dernier terme étant assez rare en dehors des bandes dessinées de Philippe Geluck et des écrits spécialisés. Les réalités auxquelles fait référence le terme employé sont assez diverses : si en anglais comme en français on fait allusion aux bulles et aux ballons, en Allemand le terme de Blase signifie au moins autant « vessie » que « bulle ». En italien on parle de balloon ou de nuvoletta (petit nuage), et le terme utilisé pour désigner la bande dessinée (fumetto, littéralement « petite fumée ») fait aussi référence au phylactère, semblable à une fumée s’échappant de la bouche des personnages. Enfin, le japonais fukidashi (吹き出し) signifie « souffle qui sort ».

Prochain épisode : la naissance du phylactère en bande dessinée entre le XVIIIe et le XXe siècle.

Antoine Torrens

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L’affaire du blog de Franquin et la gestion de l’héritage franco-belge, partie 2

Pour compléter ma réflexion précédente sur le blog de Franquin et les polémiques liées à la gestion des droits sur les héros de l’âge d’or franco-belges, voici un aperçu des différentes séries qui, dans les années 1950 et 1960, firent le succès des revues Spirou, Tintin et Pilote.
Cette question est importante dans la mesure où la bande dessinée franco-belge a acquis, de fait, un statut de patrimoine culturel incontournable. Or, la plupart des auteurs qui l’ont animé (Hergé, E.P. Jacobs, Franquin, Morris, Roba, Peyo, Goscinny…) sont décédés sans pour autant que le temps ait fait tomber leur oeuvre dans le domaine public (il faut pour cela en France attendre 70 ans après la mort de l’auteur). Les séries orphelines se situent donc dans une étape intermédiaire de leur vie, où elles restent des produits culturels mais avec un statut presque iconique de valeur sûres de la bd. Elles oscillent donc entre la poursuite d’une exploitation commerciale et quelques tentatives de relecture audacieuses par des repreneurs.
C’est dans les années 1980 et 1990 que le sort de ces héros de papier se jouent et que des forces d’inertie se mettent en place pour les figer au rang d’icônes d’une BD de qualité au service de l’enfance (et des grands enfants nostalgiques !).

On peut repérer des constantes dans la gestion des droits relatifs aux héros franco-belges. Les morts de Goscinny en 1977 et de Hergé en 1983 commencent à alerter, dès les années 1980, les auteurs vivants sur l’avenir de leur héros, avec deux modèles : celui de la poursuite d’Astérix par Uderzo et celui de la seule exploitation commerciale pour Tintin. Ce sont là les deux principales problématiques qui se posent aux auteurs : Comment préparer la poursuite d’une série après la mort de son créateur ? Comment exploiter les droits relatifs à un héros dans toute sa déclinaison de produits dérivés, et perpétuer ainsi son potentiel commercial ? Une solution souvent choisie, et pour laquelle Albert Uderzo ouvre la voie dès 1979, est la création d’une maison d’édition indépendante, pour se détacher de l’influence des grandes maisons d’édition franco-belges de l’époque, Casterman, Dupuis (journal Spirou), Le Lombard (journal Tintin), Dargaud (journal Pilote à partir de 1960). Ce modèle de l’éditeur autonome fondé autour d’un héros permet aussi, selon une tradition belge déjà mise en place par Jijé et Hergé, de créer des studios de dessinateurs où un maître reconnu forme des apprentis à la BD. La formule offre la possibilité aux créateurs des années 1950 d’assurer la sauvegarde de leur héritage et la poursuite de leur travail. Elle se fonde sur la force de l’idée de « paternité » d’un héros de BD et forge, sans doute pour longtemps, la préséance du droit d’exploitation du créateur et de ses ayants droit face aux maisons d’édition et à la communauté de fans.
C’est la qu’intervient la notion « d’esprit » d’une série. Cette notion, qui n’a aucun caractère officiel, pousse les éventuels repreneurs à suivre l’exemple du créateur et de ne pas martyriser la série par une déformation trop profonde de son état originel. D’où l’avantage du studio et de l’édition autonome qui permet de surveiller la production générée autour d’un héros. C’est là une des raisons d’être du droits d’exploitation : empêcher l’infidélité à cet « esprit » d’origine. Les Blake et Mortimer de Van Hamme et Ted Benoît furent ainsi salués par leur fidélité à l’esprit de Jacobs. Le héros devient une marque de fabrique assurant l’authenticité.
L’autre facette des droits d’exploitation tient à l’exploitation commerciale par des produits dérivés de la série. La plupart des auteurs n’ont pas attendu les années 1980 : des dessins animés Tintin, Astérix et Schroumpfs, existent très tôt, dans une version tv ou cinéma. Mais les années 1980 voient un approfondissement de l’exploitation commerciale avec de nouveaux types de produits (films, parcs à thèmes, jeux vidéos). L’autre nouveauté est de se fonder sur les nostalgiques, la génération ayant lu toutes ces séries dans son enfance et à présent en âge de dépenser de l’argent. La sincérité des hommages (perpétuer un souvenir) et les questions commerciales se mélangent ici. Outre la réédition d’inédits, de vieux albums, de tirages limités, la société Leblon-Delienne est créée en 1983. Elle devient vite une référence en matière de création de figurines de collection issues des séries de l’âge d’or franco-belge, à commencer par Tintin, puis Spirou, les Schroumpfs, Blake et Mortimer, Boule et Bill, Astérix, Michel Vaillant… Cette mode dynamise l’exploitation commerciale au service des ayants droits.
Remarquons enfin que se joue durant les années 1980 une redistribution éditoriale des séries. Fini le temps où un héros s’identifiait à un éditeur : les cartes sont redistribuées entre Dupuis, le Lombard et Dargaud au moment où ces fameuses petites structures autonomes sont finalement rachetées par les grandes ou transformées en filiale. Lucky Luke et Blake et Mortimer reviennent à Dargaud, les Schroumpfs au Lombard, Astérix à Hachette… Un curieux jeu de chaises musicales qui a pour principal effet de piller Dupuis qui, paradoxalement, se voit contraint de renouveler ses séries pour enfants pour poursuivre le magazine Spirou qui, l’air de rien, a fêté l’année dernière ses 70 ans d’existence.

Spirou : Je commence volontairement par le contre-exemple, puisque Spirou n’appartient pas à ses créateurs. Son créateur officiel est Rob Vel en 1938 qui le cède aux éditions Dupuis en 1943. Pas de contrainte d’auteur réclamant son dû, l’éditeur est libre de faire ce qu’il souhaite du personnage dont le sort est scellé : Spirou connaîtra un renouvellement constant de ses dessinateur et scénariste. Les reprises par Jijé, Franquin, Fournier, Cauvin et Broca, Tome et Janry, Morvan et Munuera, ont comme avantage de moderniser la série en fonction des évolutions du monde de la BD. Cela permet notamment à Tome et Janry de créer Le Petit Spirou et de proposer des albums plus novateurs dans leur thème et leur ambiance comme Machine qui rêve en 1998, dont l’accueil a d’ailleurs été plutôt froid par les fans surpris. Spirou est donc une exception dans ce monde de la BD franco-belge, puisque le personnage connaît à la fois une stabilité éditoriale et une forte évolution graphique et scénaristique qui, à mon sens, le sauve de la rigidité de ses congénères.

Blake et Mortimer
: Jacobs meurt en 1987 en laissant son dernier album, Les 3 formules du professeur Sato inachevé, mais en ayant fondé un studio, les éditions Blake et Mortimer, qui se veut indépendant du Lombard, l’éditeur d’origine. Bob de Moor, élève d’Hergé et de Jacobs, s’attache à le terminer en 1990 en suivant à la lettre le style originel (il meurt malheureusement en 1992). La série s’arrête là et, de la même manière que Tintin, se fige dans sa gloire passée. Puis elle devient une filiale de Dargaud qui réactive la parution de nouveaux albums en 1996, avec l’idée de choisir des « héritiers » de Jacobs, le dessinateur au style proche, Ted Benoît, et le scénariste Jean Van Hamme. C’est le début du retour en force de la série qui voit se succéder deux équipes, Van Hamme/Benoît et Yves Sente/André Juillard. Le dessin dit « ligne claire » qui caractérise Jacobs est conservé, de même que le goût pour l’aventure musclée et les longues explications scientifiques. Blake et Mortimer est l’exemple type de la série continuant « dans l’esprit de », dans le respect d’une solide tradition qui a fait école. Les références aux vieux albums de Jacobs sont souvent très présents. A mon sens, la série n’est pas à l’abri d’un certain essoufflement, en particulier pour le duo Sente/Juillard. Il n’est innocent de noter que la prépublication de la nouvelle série se fait dans la presse adulte, Télérama et Le Figaro magazine en France, Le Temps en Suisse, preuve que le public visé est bien un public de nostalgique, et qu’il ne s’agit pas de retrouver un public dans la jeunesse.

Astérix : La vie de la série Astérix le gaulois se résume en deux temps : avant et après la mort de René Goscinny en 1977. Astérix chez les belges est le dernier album scénarisé par Goscinny et édité par Dargaud en 1979. Cette même année, Albert Uderzo, en conflit avec Dargaud, crée les éditions Albert René pour gérer seul les droits de la série et la poursuivre, seul aussi. Les albums sortis dans les années 1980 ont été assez peu épargné par la critique, en particulier depuis les années 2000. En 2009, le groupe Hachette devient majoritaire dans cette maison d’édition et il semblerait que la série continue à la mort d’Uderzo.
Comme beaucoup d’autres succès franco-belge des années 1950-1960, Astérix a connu très tôt une exploitation de ses droits en produits dérivés. Des dessins animés, d’abord sous le contrôle des deux créateurs (Astérix le Gaulois en 1967 est le premier et les studios Idéfix sont crées en 1974) puis moins à partir des années 1980. Trois films plutôt inégaux, seul celui d’Alain Chabat, Astérix Mission Cléopatre ayant reçu un bon accueil critique (en 1999, 2002 et 2008). A noter aussi un parc à thème crée en 1989 dans l’Oise. La survie de la série est beaucoup assurée par des livres d’or, des inédits, des jeux vidéos. 50 ans après sa création, le petit gaulois est la principale valeur sûre de l’âge d’or franco-belge avec Tintin, d’un point de vue commercial, s’entend.

Lucky Luke : Pendant longtemps série de Morris et Goscinny, éditée par Dupuis puis Dargaud à partir de 1968, le premier remou qu’elle connaît est la mort de Goscinny en 1974. La série continue alors avec plusieurs scénaristes, dont le duo Xavier Fauche/Jean Léturgie, tandis que Morris reste au dessin. Variations autour de nouveaux thèmes et approfondissement de l’aspect « archéologique » et documentaire de la série. Un studio Morris se met en place pour assurer la formation de dessinateurs sur son modèle. Soudain, Morris décide de quitter Dargaud et fonde Lucky Productions en 1991. Mais cet éloignement est de courte durée puisque dès 2000, Dargaud se lie avec Lucky Productions pour fonder Lucky Comics ; et Morris meurt en 2001. Parallèlement, la série a connu des développements au cinéma, sur le modèle d’Astérix, et ce dès 1970.
Etrangement, c’est un moment de rupture pour la série qui connaît alors un étrange dédoublement de personnalité qui suivent les deux grands axes de la série : les albums BD et le dessin animé. D’un côté le respect de la tradition, de l’autre une tentative de renouvellement. Pour la série, le duo Achdé/Laurent Gerra prend le relais (et non les dessinateurs et scénaristes formés par Morris). L’idée est de garder « l’esprit » de la série en conservant un dessin proche de Morris et en donnant le scénario à un humoriste célèbre susceptible de faire venir un nouveau public (et sans se soucier du fait que scénariser un album de BD n’est pas un métier qui s’improvise), avec l’alibi de l’hommage. A côté de ça, un producteur de dessin animé, Marc du Pontavice, rachète en 1999 les droits d’animation de la série et livre en 2001 pour la télévision Les Nouvelles aventures de Lucky Luke, série d’animation qui modernise véritablement Lucky Luke par un graphisme original et très dynamique où la couleur et les cadrages explosent.

Les Schroumpfs : Heureusement pour les petits lutins bleus, leur père de papier, Peyo, avait pris soin d’eux. Il crée très tôt ses propres studios où il forme toute une génération de dessinateurs qui travailleront plus tard dans Spirou. Puis, dans les années 1980, il met au point, soutenu par sa famille, une solide organisation commerciale (la société IMPS) chargée de gérer les dessins animés diffusés aux Etats-Unis, les figurines en plastique, le mensuel Schroumpf, le parc à thème en Lorraine… Il existe également de 1990 à 1992 les éditions Cartoon Création pour l’édition des nouveaux albums et la gestion des droits, mais le Lombard en prend finalement le contrôle.
Depuis sa mort en 1992, c’est son fils, Thierry Culliford, qui a repris le scénario de la série, éditée, donc, par Le Lombard, tandis que le dessin est assuré par différents dessinateurs des studios Peyo. Là aussi, la continuité se fait sans heurts : même esprit gentil, dessin parfaitement identique. La série s’ancre définitivement auprès d’un public enfantin. Les scénarios sont un peu plus complexes que ceux de Peyo, mettant en jeu plus frontalement des questions actuelles de morale, de Bien et de Mal, de vie en société (la finance, le journalisme, les jeux d’argent, les OGM…). Le monde des Schroumpfs s’ouvre davantage à celui des humains, changement de taille par rapport à la série d’origine. Surtout, les très nombreux produits dérivés, existant presque dès l’origine de la série, rencontrent toujours beaucoup de succès.
Deux autres séries appartiennent à la même catégorie des séries perpetuées dans la tradition par des épigones du créateur : Boule et Bill de Jean Roba, poursuivi à sa mort depuis 2003 par Laurent Verron et Alix que Jacques Martin confie progressivement depuis 1998 à ses nombreux assistants pour assurer l’avenir de la série après sa mort. Des cas qui s’accordent bien avec le fonctionnement en studios indépendants de dessinateurs qui est celui de la tradition franco-belge depuis les années 1940.

Gaston Lagaffe
et Le Marsupilami : La série Spirou et Fantasio fait, dans les années 1950-1960 le succès d’André Franquin mais ne lui appartient pas, contrairement aux nombreux autres héros franco-belges. Il l’arrête en 1970 pour se consacrer pleinement à Gaston, toujours au sein de Dupuis. Puis, pour se détacher de l’influence de Dupuis, Franquin, convaincu par Jean-François Moyersoen, crée Marsu Productions en 1986, en se basant sur ses droits sur le Marsupilami, personnage qu’il a crée au sein de Spirou et Fantasio (on remarquera la complexité de la juridiction en matière de création de personnages). Ainsi naît la série Le Marsupilami en 1987, sur un scénario de Franquin et avec un dessin de Batem. En 1992 viennent s’ajouter les droits de la série Gaston que Marsu Productions rachète à Franquin, mais celui-ci meurt en 1997 et seul un album paraît. Dès lors, Marsu Production se préoccupe surtout de rééditer de vieux albums de Gaston, de poursuivre Le Marsupilami par Batem. Cette maison édite également d’autres séries d’anciens dessinateurs de Spirou : Natacha et Le P’tit bout de chique de Walthéry, Chaminou de Raymond Macherot.
La structure Marsu Productions, originellement crée autour de l’univers d’André Franquin s’affirme finalement comme la gardienne d’un certain « esprit Dupuis » en republiant des séries plus ou moins connues mais symboliques du journal Spirou. Elle se charge aussi d’éditer des albums-souvenirs autour de Franquin, comme Les monstres de Franquin dans les années 2000, regroupant des créations inédites du dessinateur. Si Gaston s’est arrêté avec la mort de Franquin, les auteurs présents au catalogue de Marsu Productions sont soit des auteurs de l’âge d’or franco-belge (André Franquin, Raymon Macherot, lui-même mort en 2008) soit des élèves de ces grands auteurs qui en poursuivent l’héritage (Walthéry, Gos, Wasterlain, Batem…). Noter que pour toutes ses séries, les droits ne doivent pas être très clairs puisque Dupuis et Marsu Productions publient tour à tour leur propre rééditions.

J’ai tendance à penser que la meilleure chose qui puissent arriver à toute ses séries et d’être réinterprétées par des créateurs talentueux, et non d’être repris à l’identique. Et encore moins d’être figé dans une posture commerciale. L’exemple d’Astérix est celui d’une reprise dans le même esprit qu’avant, profondément sincère mais complètement inadaptée au renouvellement de la BD française (souvenons nous de la polémique sur Le ciel lui tombe sur la tête rendant hommage à Walt Disney en fustigeant les mangas à une époque où le manga n’est plus aussi critiqué et où Disney prend l’eau). Pour cette raison, le blog de Franquin me semblait une heureuse initiative gachée par une malheureuse maladresse…

L’affaire du blog de Franquin et la gestion de l’héritage franco-belge, partie 1

Depuis quelques semaines, un micro-évènement secoue la blogosphère bd et fait parler sur internet : l’affaire du blog de Franquin. Blog lancé il y a plus d’un an par Turalo et Piak, les deux blogueurs y mettaient en scène le célèbre dessinateur belge André Franquin, sous la forme d’un squelette, évidemment, imaginant la vie d’un auteur de bd mort au paradis des auteurs de bd, en compagnie de Roba, Yvan Delporte, Morris, et bien sûr son rival Hergé. Un blog drôle et inattendu mêlant réinterprétation du format blog et hommage au mythique dessinateur de Spirou, Gaston et des Idées noires. L’idée de départ de Turalo était que si Franquin était toujours vivant, il aurait sûrement ouvert un blog ! Or, alors que le blog de Franquin vient d’être édité à la fois par Foolstrip sur internet et par Glénat en format papier, les éditions Marsu Productions demande le retrait de l’album, et l’obtient, pour utilisation non autorisée du nom de Franquin.
Si cette affaire, grâce à la bonne volonté des deux parties, se tasse doucement, elle est symptomatique de quelques problèmes récents de la gestion de l’héritage franco-belge. Les grands auteurs des années 1950-1960, âge d’or de Spirou, Tintin et du premier Pilote, s’éteignent doucement et leurs oeuvres qui ont acquis en cinquante ans le rang de symbole et de mythe culturel, connaissent des sorts partagés, voire même parfois rencontrent la justice. D’un côté une communauté de fans s’appropriant ces mythes, de l’autre des ayants droits voulant contrôler l’exploitation commerciale dont ils sont les héritiers… Les situations sont diverses selon les titres, mais la problématique inédite pour un monde de la bande dessinée jusque là habitué à plus de calme et de consensus.

Vie et mort du blog de Franquin

Commençons par cette affaire, la plus récente, pour rappeler les faits et lui redonner toute sa mesure. Elle a déjà été commentée de nombreuses fois, notamment au comptoir de la bd : http://lecomptoirdelabd.blog.lemonde.fr/2009/11/04/le-blog-de-franquin-bientot-retire-de-la-vente/ et sur le site de Livres hebdo : http://www.livreshebdo.fr/edition/actualites/%E2%80%9Cle-blog-de-franquin%E2%80%9D-va-etre-retire-de-la-vente/3673.aspx . Je vais donc reprendre ici ce que mes confrères ont déjà dit sur le sujet. Au vu du succès du blog de Franquin qu’ils ont lancé, les deux auteurs, Turalo et Piak, entreprennent de le publier, comme cela se fait parfois sur la blogosphère bd. Foolstrip prend en charge l’édition via internet et Glénat accepte d’insérer l’album dans sa collection Drugstore, spécialisée dans l’humour décalée. Les choses ne se passent pas comme prévu puisque Marsu Productions, maison d’édition gérant les droits d’André Franquin, demande le retrait de la vente des ouvrages, avec comme motif officiel « l’utilisation non autorisée de la marque Franquin » (et moi d’apprendre que Franquin est une marque déposée). Jean-François Moyersoen, directeur de Marsu Productions, ne cache pas sur le site de Livres hebdo que ce qui le gêne le plus, est que la publication d’un tel blog n’est pas en accord avec la pudeur de l’auteur qui ne parlait jamais de sa vie privée. Turalo annonce donc le retrait de l’album des librairies, ce qui suscite de nombreuses réactions, mais les commentateurs se mettent d’accord sur un point : les torts sont tout à fait partagés et l’affaire n’oppose pas la liberté d’expression d’un auteur au protectionnisme des ayants droits, mais met en jeu des questions bien plus complexes.
Il est souvent relevé, par exemple, que ni les auteurs, ni Foolstrip, ni l’éditeur, ne sont allés demander l’autorisation à Marsu Productions pour l’utilisation du nom de Franquin. Une maladresse certaine, car, comme le rappelle Sébastien Naeco du comptoir de la bd, « c’est aux éditeurs de s’enquérir des modalités légales d’utilisation d’un nom ou d’une marque, de faire en somme le premier pas, et non au propriétaire de ladite marque qui à juste titre a le droit de réagir si précisément il n’a pas été sollicité auparavant. ». Les deux parties ne souhaitent pas attiser la polémique et, pour calmer le jeu, Turalo publie sur le site du festiblog un appel au calme (http://www.festival-blogs-bd.com/2009/11/appel-au-calme-des-auteurs-dans-laffaire-du-blog-de-franquin.html ) dans lequel il explique les raisons de cette maladresse : « On savait que l’on flirtait avec le risque de réactions de la part des ayant-droits d’André Franquin, mais nous comptions sur le contenu de notre travail pour jouer en notre faveur et nous affranchir de tout soupçon sur nos intentions avant la moindre sanction. ». L’affaire semble se terminer dans le calme, même si le constat est amer pour les auteurs qui espéraient mettre en valeur leur travail sur la durée, et pour le jeune éditeur Foolstrip qui a retiré lui aussi de son catalogue le blog. (http://www.foolstrip.com/index.php?id=16&serie=10 )

Deux choses me semblent à retenir de ce malentendu. Un premier cas d’école se trouve posé sur la différence entre la liberté dont un créateur peut disposer sur internet et les réalités, judiciaires et économiques, de l’édition papier, où les notions de droits d’auteur sont beaucoup moins floues. C’est bel et bien le passage du blog à l’album qui fait problème pour Marsu Productions. Mais ce qui m’intéresse plus particulièrement ici est la confrontation entre l’appropriation d’un héritage par les fans et les réalités du droit d’auteur et du dépôt de marque dans le secteur de l’industrie culturelle.

La bande dessinée et ses démêlés judiciaires

En prenant connaissance de cette affaire, je me suis souvenu de deux autres affaires judiciaires, d’ampleur tout à fait différentes, touchant à l’héritage de la bd franco-belge. Avec le blog de Franquin, les choses se sont calmées assez vite grâce à la bonne volonté des deux parties ne voulant pas lancer une polémique. Mais ce n’est pas toujours le cas…
La première affaire concerne le sort de la série Astérix, representée par les éditions Albert-René. En décembre 2008, Albert Uderzo (dessinateur de la série, âgé de 81 ans) et Anne Goscinny (fille de René Goscinny, le scénariste de la série), ont vendu leur part au groupe Hachette qui détient ainsi 60% de la maison, soit la majorité qui autorise le groupe à prendre des décisions. Les 40% restant sont detenus par Sylvie Uderzo, la fille d’Albert Uderzo qui s’était plainte de la trahison de son père qui cédait, selon elle, la série aux « envahisseurs », les grandes maisons d’édition. La polémique enfle et le père et la fille se brouillent en cette année anniversaire où se fêtent les 50 ans de la série. Difficile, dans cette affaire rendue publique sur le net, de faire la part des choses entre les enjeux personnels et les ambitions commerciales. La question cruciale étant bien sûr : que va-t-il advenir de la série à la mort d’Uderzo, puisque ce dernier a accepté qu’Astérix lui survive ?
(http://eco.rue89.com/2009/01/28/guerre-pour-le-controle-dasterix-ils-sont-fous-ces-uderzo )
L’autre affaire est plus connue, puisqu’il s’agit d’un énième rebondissement opposant les tintinophiles à Nick Rodwell, époux de la veuve d’Hergé qui s’est donné pour mission de gérer l’héritage d’Hergé. Nombreux sont les amateurs de Tintin qui se sont heurtés à l’incompréhension de Moulinsart S.A. (un livre résume les enjeux de l’héritage d’Hergé : Tintin et les héritiers de Hugues Dayez, http://www.bdparadisio.com/dossiers/heritier/ ). La volonté de Nick Rodwell est de protéger au maximum l’utilisation de l’image de Tintin en contrôlant tout usage public issu de la série, sous la forme de reproduction illicite de cases, ou de pastiches d’albums. Les critiques à l’égard de Nick Rodwell sont souvent très médiatisées et il se montre lui-même généralement assez agressif envers les journalistes. Son arme favorite est le procès et dernièrement, un nouveau tintinophile en fait les frais, Bob Garcia. Ce dernier, auteur de polar, a publié cinq ouvrages documentaires sur Tintin dont les couvertures s’inspirent en partie de certains albums. Suite au procès en septembre dernier, Bob Garcia a été accusé de contrefaçon et condamné à 40 000 euros de dommages et intérêts à verser à Moulinsart SA et à Fanny Rodwell. Comme le souligne Didier Pasamonik dans cet article, http://www.actuabd.com/Bob-Garcia-perd-la-bataille-face-a « Il est vrai que cette affaire ouvre la possibilité aux ayants droit, quels qu’ils soient –auteurs ou héritiers « abusifs »- d’interdire l’usage d’une image à tout commentateur de l’œuvre qui ne recevrait pas leur imprimatur. ».
La question de Nick Rodwell et de sa gestion de l’héritage de Tintin est une sorte de cas d’école où les enjeux seraient poussés à l’extrême : d’un côté la communauté de fans et de spécialistes de Tintin qui se voient bridés dans leur passion et de l’autre un homme d’affaires très soucieux du respect à la lettre du droit d’auteur et des droits dérivés (exploitation commerciale de l’image de Tintin). Car c’est bien là ce que dénonce Pierre Assouline sur son blog, en publiant la tribune de Bob Garcia (http://passouline.blog.lemonde.fr/2009/10/27/moulinsart-la-tue-presque/ ): le problème n’est pas tant que Moulinsart SA contrôle l’image de Tintin (c’est sa mission, en tant que propriétaire des droits d’auteurs de la série). Ce que critiquent les tintinophiles, c’est que Nick Rodwell abuse de son pouvoir et profite d’un droit sur les produits dérivés pour transformer Tintin en un produit commercial au détriment de sa valeur culturelle et patrimoniale. L’ouverture d’un musée Hergé à Louvain en mai 2009 a sûrement pour but d’atténuer les polémiques en montrant une ouverture davantage culturelle (même si, là encore, l’interdiction faite aux journalistes de prendre des photos lors de l’inauguration, au nom de ce même droit à l’image, a encore fait polémique).

Un héritage franco-belge problématique

Avec Tintin et Moulinsart SA, nous sommes dans une situation extrême. Steven Spielberg, qui détient depuis près de trente ans les droits d’exploitation au cinéma de l’oeuvre d’Hergé, tourne actuellement avec Peter Jackson sa version du Secret de la licorne, qui sortira en 2011. La sortie du film dira si le choix des ayants droits a été judicieux ou non : ils avaient refusés en 2002 de céder les droits à Jean-Pierre Jeunet, lui préférant le célèbre réalisateur nord-américain.
Les trois affaires citées précédemment montrent la complexité des enjeux autour de la gestion de l’héritage de l’âge d’or franco-belge. Le problème, on l’aura compris, est que toutes les séries qui en sont issues (et en particulier les mythes que sont Tintin et Astérix) ont l’avantage d’être extrêmement populaire et, à cet égard, de bénéficier de l’indulgence de leur public. Ce sont les valeurs sûres de la BD francophone, des titres et des marques qui feront toujours vendre. Pour cette raison, le dernier album d’Astérix, Le ciel lui est tombé sur la tête, s’est vendu dans les deux mois suivants sa sortie à plus de 2 millions d’exemplaires. Dit plus crument, un homme d’affaires habile peut sans peine se faire beaucoup d’argent autour du seul nom d’Astérix et de Tintin (ce qui n’est toutefois pas le cas d’Uderzo qui, selon moi, reste tout à fait sincère). Juridiquement, les personnages sont devenus des marques déposées, de même que le nom de Franquin. Ils ont définitivement quitté le domaine culturel pour le domaine commercial. Or, je suis toujours attristé de voir des héros de papier transformés en produits vendus comme symbole de la culture française ou belges. Ce n’est pas parce qu’ils sont devenus des symboles que l’on ne peut pas opposer un regard critique à l’égard des produits dérivés. A contrario, l’exemple de Spirou, qui n’a jamais appartenu à ses créateurs mais à la maison d’édition Dupuis, montre que lorsque l’héritage est pris en charge non par des individus mais par une structure éditoriale, il n’y a pas de problèmes juridiques. C’est là le choix d’Uderzo qui, en remettant le destin d’Astérix entre les mains d’Hachette, espère que la série pourra continuer sans trop de problèmes. Mais est-il seulement possible qu’une des séries franco-belges à succès ait droit à un sort digne en étant reprise et interprétées par de véritables créateurs et non par des commerciaux ?
Une dure réalité a donc rattrapé la BD franco-belge des années 1950 : la BD est avant tout une industrie, régie par des questions plus commerciales qu’artistiques. Ce qui ne serait pas trop grave si la popularité des toutes ces séries n’avaient pas générée une cohorte de fans qui, de leur côté, s’approprient l’héritage du mieux qu’ils peuvent, en essayant de passer entre les gouttes judiciaires. Tintin et Astérix sont les séries ayant derrière elles la plus grande littérature, des commentateurs de toute sorte s’étant attaqué à ces mythes. Il y a forcément conflit entre les ayants droits et la communauté de fans estimant que les héros lui appartiennent en partie, car, juridiquement, un personnage de BD appartient à son créateur et à ses héritiers. Dans certains cas, comme celui du blog de Franquin, l’affaire s’arrange entre des parties de bonne foi. Dans d’autres cas, comme celui de Bob Garcia, la justice se montre moins indulgente.

Dans un article à venir, je détaillerai comment a été géré l’héritage franco-belge à partir des années 1980…

L’exposition Astérix au Musée de Cluny aurait-elle pu ne pas être nulle ?

Pour répondre à l’article de notre amie Syracuse Cat sur l’exposition Astérix au Musée de Cluny, j’avais pensé laisser un bête commentaire. Mais finalement c’est assez long pour faire une note de blog.
Inutile de reprendre les critiques que Syracuse Cat adresse à l’exposition, elles sont toutes très pertinentes. Même si je n’ai pas vraiment été dérangé par la mauvaise adaptation de l’exposition à l’espace gallo-romain qui lui était proposé, l’essentiel reste vrai : cette expo est nulle. Voir des planches originales d’Astérix n’est pas franchement passionnant, pour tout dire c’est juste bon à donner envie de relire les albums et on n’avait pas besoin de ça. Les seules pièces vraiment intéressantes, ce sont les notes préparatoires de Goscinny et les tapuscrits des scénarios.
Mais pourquoi diable cette expo est-elle si ratée ? Au fond, c’est exactement la question que l’on se posait à propos du dernier album d’Astérix, Le ciel lui tombe sur la tête [1] : mais pourquoi était-il aussi mauvais ? Comment une telle nullité a-t-elle pu passer l’étape de la relecture par l’éditeur ? Un ami qui s’y connaît un peu a répondu à cette question de manière fort intelligente : « Il n’y a pas de relecture. Albert Uderzo est son propre éditeur ». C’est tout le problème de l’édition à compte d’auteur, problème qui généralement reste cantonné aux mauvais recueils de poèmes, et qui est sans doute à l’origine de cette désastreuse exposition. D’après des renseignements collectés auprès d’un camarade infiltré à l’ARMMA [2], le Musée de Cluny et ses conservateurs n’ont pas eu leur mot à dire pour tout ce qui concerne la conception de l’exposition et sa réalisation scientifique, le Musée de Cluny se contente d’accueillir l’exposition dans ses murs. Notons que l’allusion à l’exposition sur le site du musée est plus que discrète et que la description qui y est attachée évite admirablement de tomber dans la publicité mensongère. Nul doute que si l’exposition avait été réalisée par les mêmes personnes qui avaient conçu l’exposition de l’an dernier sur Celtes et Scandinaves, Syracuse Cat et moi aurions été comblés.
Parce que faire une exposition culturelle et historique sur Astérix, c’est quand même une excellente idée qu’il est dommage d’avoir laissé gâcher par un auteur-éditeur incompétent. Qu’aurait-on pu faire à la place ? Pour commencer, il aurait été  envisageable d’étendre à l’ensemble de l’exposition ce qui a été fait sur les panneaux que les passants peuvent voir sur les grilles du musée côté boulevard Saint-Michel : mettre en évidence les références érudites discrètes qui parsèment l’oeuvre d’Astérix et les expliquer au profane. Ont en effet été installés, comme accroche à l’exposition, plusieurs grands panneaux mettant en regard une case d’Astérix et la peinture dont elle est le calque (Le Radeau de la Méduse de Théodore Géricault, le Portrait de Louis XIV par Hyacinthe Rigaud ainsi que deux ou trois autres). Les lecteurs adultes reconnaîtront sans doute que c’est la grande richesse d’Astérix de pouvoir être lu à plusieurs niveaux : quand on est tout petit, on apprécie les aventures exotiques, les batailles de poissons des villageois et les échecs à répétition des légionnaires romains. Un peu plus grand, on s’amuse de comprendre les significations des noms (Bonemine et Panoramix ça va, Déboitemenduménix c’est plus subtil).  Et pour le reste de sa vie, chaque fois qu’on relit un album, on comprend de nouvelles allusions (« sans commentaires » dans la bouche de Jules César, le Corse parlant de « sa grande armée », etc.). Une exposition permettant au visiteur de comprendre un peu mieux l’esprit et l’intérêt des aventures d’Astérix le Gaulois, ce serait quand même plus appréciable que quelques planches encrées alignées dans un bungalow.
Ce serait aussi rappeler utilement que la bande dessinée franco-belge de la seconde moitié du XXe siècle a souvent été faite par des gens cultivés et érudits à destination d’un public adulte autant qu’enfantin (l’exposition dit que Goscinny n’a jamais appris le latin, j’ai beaucoup de doutes là-dessus). Il peut paraître d’un autre âge de vouloir défendre aujourd’hui ce genre de reconnaissance mais ceux pour qui la bande dessinée est cantonnée au domaine du livre pour enfants sont encore puissants dans nos contrées. Un exemple : la Bibliothèque nationale de France a supprimé en septembre dernier l’excellent rayon de sa Bibliothèque d’étude consacré à la bande dessinée et à la recherche sur le sujet et ne l’a remplacé que par un rayon de la nouvelle section sur le livre pour enfant (exit Marjane Satrapi, exit Bilal, exit Ruppert et Mulot…).
Bref, si quelqu’un a l’idée de faire une vraie bonne exposition sur Astérix, il me semble qu’il reste plein de choses à  dire et à écrire (d’ailleurs Phylacterium attend un article d’Emmanuel T. sur la question).

1. Le ciel lui tombe sur la tête, Albert René, Paris, 2005

2. Association pour le Rayonnement du Musée national du Moyen Âge.

Bulles à Saint-Malo

J’étais ce samedi au festival Quai des Bulles de Saint-Malo, l’un des principaux festivals de bande dessinée en France, rendez-vous que je manque rarement à cause de mes attaches avec la terre bretonne. Et l’idée m’est venue de faire un petit compte-rendu de cette journée (le festival était sur trois jours, mais mon emploi du temps ne m’a permis d’en profiter le seul samedi) tout en portant un point de vue critique sur la notion de festival de bande dessinée.
Car le « festival » est devenu, depuis maintenant vingt ans, le format traditionnel d’exposition au public, à grande échelle, du medium bande dessinée. Un festival de bande dessinée se veut une vitrine célébrant le neuvième art dans ses dimensions les plus diverses, qu’elles soient commerciales (car la BD est une industrie) et esthétique (car c’est aussi un art). Personnellement, j’éprouve toujours quelques réticences face à l’unanimisme de ce type d’évènement. Les organisateurs font des choix, et ces choix reflètent une vision de la bande dessinée. Je vais donc traquer les « visions de la bande dessinée » que j’ai pu trouver dans ma courte visite à Saint-Malo.

D’Angoulême à Saint-Malo
Ce sont là les deux festivals dont je suis coutumier. Ils font partie d’un vaste de réseau de festivals de BD que l’on trouve en France. Ce réseau s’est formé dans les années 1980 et 1990 à partir de l’exemple de l’aîné, le Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême, crée en 1974. Le FIBDI s’est rapidement imposé comme la manifestation principale ; d’abord à cause de son ancienneté, mais surtout parce qu’il a su attirer dès le départ des personnalités internationales de la BD : Hugo Pratt, qui dessine la première affiche, Burne Hogarth, Alain Saint-Ogan, Maurice Tillieux, Harvey Kurtzmann, Hergé et André Franquin notamment. Sa longévité s’explique pour deux raisons : une capacité à sortir de la simple évocation nostalgique en s’intéressant aux tendances actuelles et internationales ; un renforcement par la transformation d’Angoulême en une véritable ville de la BD : mise en place, à l’Ecole des Beaux-Arts, d’une section spéciale BD en 1982 et création du Centre National de la BD entre 1985 et 1990, avec une bibliothèque destinée à recevoir le dépôt légal des BD en association avec la BnF. Puis, les autres festivals sont venus progressivement : à Saint-Malo en 1981, à Blois en 1984, à Solliès en 1989, à Amiens en 1996, à Moulins en 2001… Et je n’en cite là que quelques uns. Les caractéristiques principales du réseau sont sa décentralisation et l’importance des structures associatives de passionnées qui en sont le plus souvent à l’origine. Il est intéressant de voir que dans un pays comme la France, marqué par une forte centralisation des activités culturelles autour de Paris, la BD fasse exception : nul festival international de BD à Paris, alors qu’Angoulême et Saint-Malo attirent des visiteurs ne venant pas uniquement de Charentes et de Bretagne. On trouvera plutôt dans la capitale des festivals plus spécifiques comme la Japan Expo, le festival BD Rock et le Festiblog. Le secteur culturel de la bande dessinée est de cette manière utilisée pour donner un élan à des villes de moindre taille. La passion de la BD s’étend ainsi sur toute la France, et il est possible que la multiplication et l’audience de ces festivals ont, dans les années 1980 et 1990, contribué à accélérer l’engouement pour le médium.

Angoulême et Saint-Malo sont deux lieux de la BD qui se répondent sur de nombreux plans. Si le FIBD, de par son rayonnement international et son audience (il affirme environ 200 000 visiteurs par an), se situe bien au dessus de Quai des Bulles, ce dernier demeure l’un des principaux festivals de BD parmi les « autres ». Il est bien souvent cité comme le « deuxième » festival de BD avec près de 30 000 visiteurs (pour comparaison, Bd Boum de Blois annonce 20 000, Festi’BD de Moulins 8 000, On a marché sur la bulle d’Amiens 6 000…). Indéniablement, aux hautes murailles surplombant la vallée de la Charente répondent les fortifications massives donnant sur la mer. Saint-Malo bénéficie en outre d’un autre festival important dédié à la littérature d’aventure et de voyage, Etonnants voyageurs, crée par l’écrivain Michel Le Bris en 1992 (lui à près de 60 000 visiteurs).

Un modèle unique ?
Paradoxalement, le grand nombre de festivals en France n’est pas forcément synonyme de diversité. Bien au contraire, avec Angoulême s’est crée un modèle canonique du festival de Bd qui a été ensuite reproduit selon les moyens de chaque organisation. La comparaison entre Angoulême et Saint-Malo m’a semblé frappante : les deux structures sont identiques, sans que je ne puisse affirmer qui a copié l’autre. Deux axes principaux les parcourent : d’une part une dimension commerciale et d’autre part une dimension pédagogique. Autour de ces deux axes se greffent quelques autres activités annexes. A Saint-Malo cette distinction entre commerce et pédagogie est clair : les exposants se trouvent dans une vaste tente, l’espace Duguay-Trouin, tandis que le vaste espace culturel appelé Palais du Grand Large accueille les diverses activités. Une même séparation existe à Angoulême.
La dimension commerciale est de loin celle qui m’intéresse le moins. Pourtant, elle est souvent la base d’un festival de BD, pour des raisons, on le comprendra, purement financières. La ville se transforme l’espace d’un week-end en un vaste marché de la BD avec ses exposants, ses auteurs en dédicaces et ses sorties en avant-première. Les stands soulignent bien souvent la hiérarchie entre les différentes structures éditoriales. Ainsi, si les « grands », Glénat, Soleil, Dargaud, Dupuis, Le Lombard, Delcourt, disposent de vastes espaces et mènent à la baguette les dédicaces au moyen de tirage au sort, de tickets limités, et d’obligation d’achats, les petits et moyens éditeurs ont des stands bien plus modestes et s’associent parfois sur un même espace. La dimension commerciale est le moteur du festival, puisque la plupart des visiteurs viennent pour des dédicaces et des achats, comme à un salon de l’auto. Les stands de libraires et d’éditeurs constituent dans le moindre festival de BD l’unité centrale.
A côté de cela, pour équilibrer la balance et rappeler que la BD n’est pas qu’une industrie, les festivals de Bd se sont dôtés d’espaces pédagogiques dont le but premier est de faire découvrir au public des auteurs, des éditeurs, des albums, un pays ou un thème… Plusieurs modalités sont choisies : les expositions et les rencontres/conférences étant les plus courantes ; plus rarement trouve-t-on de véritables débats. Angoulême disposent de moyens pour organiser ce type d’évènement permettant d’aller au-delà de la dimension commerciale : le CNBDI, actuellement Cité de la Bande Dessinée, est une structure ancienne et solide. L’édition 1999 du festival avait été l’occasion d’organiser un débat sur les cinquante ans de la loi de 1949, débats réunissant des historiens de la Bd et ayant donné lieu à un ouvrage de référence sur le sujet, On tue à chaque page. Mais si le FIBD peut se permettre de tels évènements, les autres festivals, en des lieux plus modestes qui ne sont pas capitales de la BD, se limitent à des expos et à quelques conférences.

On pourrait enfin citer d’autres activités étoffant encore le contenu. Elles sont toutes présentes à Angoulême et éventuellement dans les autres festivals. Je passe rapidement sur les rencontres po-amateurs qui permettent à de jeunes auteurs de présenter des projets au représentant d’un éditeur, sur les concours « jeunes talents » qui se sont multipliés ces dernières années (à Angoulême, Saint-Malo, Moulins…) et sur les ateliers professionnels ; tous ces exemples d’adressent au public plus restreint des dessinateurs amateurs. Je passe aussi sur l’incontournable remise de prix permettant d’intégrer, au-delà de la relation éditoriale, des auteurs au fonctionnement du festival, puisque dans le cas du FIBD, le Grand Prix devient l’organisateur du prochain festival, tandis que le Grand Prix de Quai des Bulles doit réaliser l’affiche de l’année suivante. La remise de prix se veut ainsi un point culminant de l’évènement auprès du public, une manière de créer un rythme et un suspens.
Ce qui m’intéresse surtout, c’est la manière dont ces festivals tentent d’intégrer la bande dessinée à d’autres domaines culturels, pour mimer durant un week-end une sorte de monde de la culture qui tournerait autour de la BD. Deux exemples, tirés du FIBD et de Quai des Bulles.
D’abord l’intégration de la BD au sein d’un univers de l’image, en intégrant des projections cinématographiques au festival. Le dernier FIBD présentait plusieurs longs-métrages d’animation en avant première : Brendan et le secret de Kells, le sens de la vie pour 9,99 euros, Ponyo sur la falaise, Bleach… Quai des Bulles passe tous les ans une demi-douzaine de films sur un thème (cette année : les monstres), en ne se limitant pas aux films d’animation.
En 2005, la programmation du FIBD présente pour la première fois un « concert de dessins ». Une performance scénique durant laquelle un dessinateur dessine en direct, accompagné par un musicien. L’idée d’allier spectacle musical ou théatral et BD est devenu un incontournable des festivals de BD, là aussi selon les moyens de l’organisation. A Angoulême, les spectacles de ce type se sont multipliés : l’idée du concert de dessins est resté (l’année dernière avec comme vedettes Brigitte Fontaine, Arno, Arthur H et Rodolphe Burger) et s’y est ajouté l’impro BD (match d’improvisation théâtrale et de dessin). A Saint-Malo a eu lieu cette année un un ciné-Bd-Concert dans le même espri : un album de Bézian, Garde-fous était projeté sur un écran au son du groupe Sayag Jazz Machine. En proposant des activités qui ne sont pas liées au seul univers de la BD, les festivals espèrent sans doute attirer un autre public, le faire venir à la fois au festival, et peut-être à la BD.

La BD, c’est bien

Voilà pour une présentation de l’état actuel des festivals de BD, marqué par le tropisme du festival d’Angoulême. Beaucoup de festivals, au revenu plus modestes, restent fidèles à la formule dédicaces/expositions/remise de prix. Au contraire, Saint-Malo et Angoulême, à travers la diversification du champ culturel de la BD qu’ils proposent tous les deux, se rapprochent.

La meilleure définition d’un festival de BD tel qu’il se présente actuellement est la notion de « célébration ». Le mot d’ordre est que, sans hésitation, la BD c’est bien. C’est là ce que je regrette parfois, à Saint-Malo comme à Angoulême : l’absence d’un esprit critique, d’un recul vis à vis de ce qu’on célèbre. Le FIBD a bâti son succès sur cet unanimisme qui gomme les frictions pouvant exister au sein du monde de la BD, du moins est-ce là ce que je ressens chaque fois que je me rends, fin janvier, dans la capitale de la BD. Et l’impression m’est revenue à Saint-Malo en me baladant entre les expositions.
Ainsi citerai-je l’exposition organisée pour les cinquante ans d’Astérix, consacrée au dessinateur Albert Uderzo. Uderzo y est dépeint comme un « immense artiste », au talent précoce, « totalement autodidacte », « artiste complet », capable d’absolument tout graphiquement parlant. Et l’exposition de faire une bonne publicité aux marques de figurines d’Astérix (Plastoy, Leblon et Delienne…). Même chose pour l’exposition consacré au quarante ans de l’éditeur Glénat, exposition réalisée par Henri Filipinni (qui se trouve être directeur de collection chez Glénat, justement). Là encore, les bienfaits que Jacques Glénat a répandu dans le monde de la BD sont soulignés : réédition de vieux classiques dans les années 1970, revalorisation de la bd d’aventure dans les années 1980, introduction avant tout le monde du manga dans les années 1990, ainsi que renouvellement de la presse jeunesse avec Tchô !. Ce qui m’a rappelé l’exposition consacrée aux deux organisateurs du FIBD 2009, Dupuy et Berberian, composée principalement de planches de leurs albums, davantage présentation du travail des deux auteurs qu’analyse critique et raisonnée de leur production.
Je m’opposerais à moi-même deux objections. D’abord rien n’oblige une exposition à être forcément être intelligente ; elle peut très bien se contenter d’être laudative et promotionnelle. A cet égard, l’expo Glénat de Saint-Malo tentait de trouver l’équilibre entre une dimension hagiographique et une volonté pédagogique ; et, de fait, j’ai beaucoup appris sur Glénat en sachant lire entre les lignes. Et puis surtout, je ne doute pas de la place qu’occupe Jacques Glénat, Albert Uderzo, Dupuy et Berberian, dans l’histoire de la BD. Mais leur parcours n’est pas tout blanc, et je suis très sceptique, par exemple, face aux derniers albums d’Astérix réalisés par Uderzo seul, ou face à la multiplication des séries trop souvent identiques de « bd ésotériques » chez Glénat. Je reprocherai d’une façon générale la vision par trop subjective proposée par les expositions des festivals de BD, comme si le contexte de célébration du médium faisait taire les voix critiques et les réserves pouvant s’élever. Je me souviens bien de l’exposition sur la BD en Argentine lors du FIBD 2008 : là, j’avais vraiment eu la sensation d’apprendre quelque chose et pas seulement d’assister à une parade promotionnelle. A trop vouloir promouvoir un média qui a longtemps été déconsidéré, on en gomme les aspérités et on oublie d’en proposer une vision alternative, moins consensuelle.

Heureusement, pour me consoler, il y a eu lors de Quai des Bulles une excellente conférence du dessinateur Joe G. Pinelli présentant sa future adaptation (très future, puisqu’il n’a pas encore d’éditeur) du film de Carlo Rim L’armoire volante et analysant en détail le dialogue qui s’établissait entre deux langages de l’images, le langage du cinéma et le langage de la BD, et les limites et possibilités du second par rapport au premier. J’ai eu là la sensation qu’on me parlait de BD de façon intelligente, et qu’on ne me traitait pas forcément comme un consommateur venu faire ses emplettes.