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Retour sur l’expo Moebius – Transeforme à la Fondation Cartier

Il y a un peu moins d’un mois, Antoine Torrens, mon coéquipier sur ce blog, donnait son avis sur l’exposition Moebius – Transeforme présentée actuellement à la Fondation Cartier, jusqu’en mars 2011 (). L’article d’Antoine m’avait plutôt donné envie d’y aller voir ; il pointait avec justesse certaines faiblesses, mais se montrait enthousiaste sur d’autres points. A mon tour de laisser un avis sur cette exposition qui, au final, m’aura agacée plus que réjoui. Pour relire l’avis d’Antoine, c’est ici : 10 réflexions sur l’exposition Moebius à la Fondation Cartier.


De quelques griefs

On en revient d’abord à l’éternel problème des planches originales. Je doute que ce blog ait une quelconque influence chez les scénographes d’exposition de bande dessinée, mais pourquoi exposer des planches originales ? La tradition est-elle si bien installée qu’il est impossible d’en faire abstraction et, ne serait-ce qu’une seule fois, de ne pas exposer des suites de planches originales, forcément lacunaires et en décalage complet avec la réalité de l’objet (une planche se comprend par rapport à ce qu’elle suit et à ce qui la précède, c’est une lecture à suivre). Antoine a bien résumé le problème et j’approuve mot pour mot sa remarque : « L’exposition des planches au rez-de-chaussée est, une fois de plus, complètement ratée. Il s’agit, au fond, de faire la queue pour lire une bande dessinée répartie sur la longueur d’une vitrine. ». Ici, le problème spatial posé par la planche originale est amplifié par la scénographie du rez-de-chaussée. Les planches sont présentées à la queue-leu-leu, le long d’un « ruban de Moebius » qui parcourt la pièce. Du coup, les visiteurs forment une chaîne en continu et, comme chacun s’arrête pour lire sa planche, il y avait risque d’embouteillages. Risque seulement parce que, sur la fin, les visiteurs ne lisaient plus les planches. Fatigue bien légitime : lire des planches de bande dessinée débout, en s’écorchant les yeux parce que ces fichus dessinateurs ne pensent pas aux visiteurs qui lisent leurs planches dans les expositions et écrivent trop petit, ce n’est pas très agréable, surtout quand ces planches sont tirées d’albums et de séries différentes et que, à moins de connaître l’album, il est difficile d’y comprendre quoi que ce soit (détail amusant : pour être sûr que les visiteurs ne comprennent rien, une suite de trois planches, de Chasseur déprime je crois, était exposée dans le désordre, la planche 4 avant la planche 3). Pour ma part, j’ai ressenti davantage d’émotion quand était présentée, peut-être parce qu’aucun collectionneur n’avait la planche originale, une page de la revue Métal Hurlant dans laquelle était publiée la planche. Cet objet là (la revue originale) me parle bien davantage par son grain vieilli et sépia qu’une planche originale qui, dans la plupart des cas, est la copie parfaite de la planche publiée, souvent en noir et blanc (et les couleurs sont, chez Moebius, un trait on ne peut plus essentiel), la plupart des temps dépourvue d’annotations de l’auteur. Ce n’est pas un document de travail de l’auteur sur lequel il aurait mis des ratures et des repentirs, ce qui lui conférerait un intérêt scientifique évident. La planche originale (ou du moins telle qu’elle est généralement exposée) est un objet froid qui n’a de valeur qu’en tant que fétiche réalisé par la main d’un auteur qu’on adule. N’étant pas le moins du monde fétichiste, il me laisse de marbre. Et c’est encore une phrase d’Antoine qui me sert de conclusion : « N’aurait-il pas été plus simple et plus pertinent de mettre simplement des bandes dessinées de l’auteur à la disposition des visiteurs ? ». Ce qui était fait à Archi et BD, d’ailleurs. Ici, c’est tout le rez-de-chaussée qui, dans une logique de présentation de l’oeuvre de Moebius, est rempli par des planches originales. Peut-être conscients des problèmes posés par les dessins originaux, les organisateurs ont placé un fac-similé géant d’un album entier de Blueberry.
Exposer des planches de bande dessinée comme des peintures ou des estampes uniques conduit parfois à des contresens, ou du moins à des pertes de sens par rapport à l’album original. Il y en a dans l’expo Moebius un très bon exemple : une suite de dessins représentant la métamorphose d’un homme en une sorte d’oeuf qui éclot est présentée le long d’un des murs. L’effet de métamorphose progressive, de dessin en dessin, est amusant : c’est l’une des spécialités de Moebius comme le rappelle le titre « Transeforme » qui met l’accent sur l’aspect organique de l’oeuvre du dessinateur. Seulement, cette suite de dessins présentée ici seule est en réalité l’ensemble des pages de gauche de l’album Le Bandard fou (1974). Dans cet album, Moebius déroule l’histoire de son personnage (le bandard fou) sur les pages de droite, tandis que les pages de gauche sont occupées par une sorte de flip book, la fameuse suite de planches exposées ici. Exposées seules et hors de ce contexte de publication, elles restent certes tout à fait lisibles, mais perdent ce qui faisait leur intérêt dans la bande dessinée : la découverte progressive et lente de la métamorphose (au rythme de la lecture de l’histoire page de droite) et son côté absolument ésotérique qui tend vers un comique de l’absurde gratuit typique de Moebius (dans Le Bandard fou, les pages de gauche n’ont strictement rien à voir avec les pages de droite, mais le lecteur ne peut pas s’empêcher de chercher des liens, ou d’y lire une forme de désinvolture amusée à l’égard du lecteur). Ce décalage humoristique est nécessairement absent de la présentation à l’exposition des pages de gauche seules.

Autre grief que je ferais à cette exposition : la présence aléatoire, voire l’absence, de cartels d’explication. Il y a en tout deux grandes pancartes (un pour chaque espace, rez-de-chaussée et sous-sol). Si la plupart des dessins présentés sont légendés, certains ne le sont pas du tout. Au sous-sol, le choix a été fait de remplir les murs de dessins « vierges » et de releguer tous les cartels sur le côté. Ce qui fait que, pour avoir la légende des derniers dessins, il faut aller à l’extrêmité opposée du mur. Je comprends l’idée qui veut que le mur soit ainsi libéré de texte et entièrement dévolu à l’image. Des cartons « portatifs » résumant l’intégralité des légendes sont fournis pour accompagner ces murs de dessins, mais je n’ai guère vu les visiteurs les utiliser, alors que les légendes permettaient de savoir que tel dessin avait été réalisé sur ordinateur (de surprenants dessins sur Amiga, ancêtre des ordinateurs de bureau dans les années 1980), que tel autre était un croquis pour Le Cinquième élément, etc. Il semble que le visiteur ne soit pas habitué à avoir besoin d’un support textuel pour une exposition. J’ai moi-même mis du temps avant de me rendre compte que, pour mieux comprendre l’exposition, il fallait lire le livret fourni à l’entrée au fur et à mesure de la visite pour avoir les explications générales sur les oeuvres présentées, démarche relativement inhabituelle dans une exposition où l’on préfère parfois les audioguides. Le petit livret est en effet factuel mais intéressant. Mais si cette lecture simultanée fonctionne dans le sous-sol où l’on peut regarder les oeuvres de loin, elle est plus délicate au rez-de-chaussée où on se presse le long du ruban de moebius pour lire les planches originales. Il devient difficile de lire à la fois les planches et le livret.
Le catalogue reprend le même principe que l’exposition : le moins de textes possible. Il est donc en grande partie composé d’images pleine page et les seuls textes sont une interview de Moebius et un choix de textes sur le thème de la métamorphose. Nous sommes loin de la « somme » sur Moebius annoncée, il s’agirait plutôt d’un « beau-livre » sur cet auteur, un solide catalogue à regarder plus qu’à lire.

Finalement, je me suis demandé ce que retiendrait de l’exposition un visiteur qui ne connaitrait pas Moebius ? Qui connaît l’oeuvre du dessinateur peut resituer telle planche, est familier avec l’univers et surtout sait que l’hermétisme, coupant court à toute compréhension et toute interprétation, fait partie de cet univers. Qu’en est-il de quelqu’un qui découvre Moebius avec l’exposition ? Ne risque-t-il pas d’être perdu dans ces images dont il ne possède pas la clé ? En réduisant au maximum les cartels et les explications, les organisateurs ont-ils pris conscience de ce risque, ou est-ce moi qui sous-estime les attentes des visiteurs non-spécialistes ?

Monstration contre démonstration : la malédiction de la bande dessinée exposée, ou un « air du temps » ?
Je me dois d’être honnête : il ne me viendrait pas à l’idée de me baser sur ma seule déception pour conseiller ou déconseiller cette exposition. Dans le cas d’Archi et BD à la Cité de l’architecture, j’avais clairement eu l’impression d’un décalage entre d’un côté l’ambition didactique pour un lieu d’exposition « scientifique » et de l’autre côté un résultat bien pauvre au niveau des connaissances et des idées soulevés. Dans Moebius-Transeforme, la Fondation Cartier a clairement fait le choix de la « monstration » contre la « démonstration » : émerveiller le visiteur par un déluge d’images plutôt que lui tenir la main pour apprendre et comprendre l’oeuvre de Moebius. En ce sens, l’exposition est réussie dans ses visées initiales. Le visiteur de cette exposition est surtout invité à contempler des images sans qu’on lui en explique le contexte. C’est un choix qui se défend tout à fait : après tout, dans les expositions d’art contemporain et les galeries, la démarche de l’auteur, son inscription dans un mouvement, n’est pas nécessairement explicitée. On se promène dans les allées, on commente telle ou telle image, on critique telle autre. Savoir d’où vient l’image importe peu : il suffit de la regarder et de ressentir des émotions. Il se trouve que, personnellement, j’ai du mal avec ces expositions qui font confiance à la passivité et à la subjectivité du visiteur face à des images à voir plus qu’à lire (tout le contraire d’une bande dessinée, en somme !).
Quand je parle de « monstration » contre « démonstration », je confirme d’ailleurs un des enthousiasmes d’Antoine sur la qualité de la scénographie et la recherche d’originalité. Si l’on excepte le rez-de-chaussée et ses planches originales, l’accent a été mis sur la variété des présentations : projections numériques de planches, accrochage traditionnel sur un pan de mur, présentation « organique » dans des structures noires posées au sol, vidéos variées. L’impression était clairement que, après avoir évacué la question des planches originales dans ce rez-de-chaussée pour collectionneurs monomaniaques, les scénographes s’étaient vraiment demandés « comment exposer de la bande dessinée ? » et avaient conclu, fort intelligemment, que pour exposer un auteur de bande dessinée, il fallait exposer autre chose que de la bande dessinée. D’où des vidéos, beaucoup d’illustrations et des agrandissements de planches choisies pour leur capacité à être admirée de loin. Il va de soi que l’oeuvre de Moebius se prête plus que parfaitement à ce petit jeu : polymorphe, elle est sujette à des interprétations multiples, qui peuvent, en effet, être profondément subjectives, selon le vécu de chacun.

J’en viens donc à ce qui m’agace : la prolifération, dès qu’il est question de bande dessinée, de ces expositions de « monstration ». Je le vois comme une malédiction qui veut qu’on ne puisse pas faire d’exposition didactique et intelligente sur la bande dessinée comme on le fait pour les autres arts. Des musées comme le Centre Pompidou et le musée du Louvre, pour ne citer que des musées parisiens (mais les autres musées des Beaux-Arts de France prennent le même chemin), mettent l’accent sur l’enjeu pédagogique des expositions d’art : de nombreux cartels très fournis, souvent avec plusieurs niveaux de lecture selon le courage du visiteur, des remises en contexte constante par rapport à l’époque évoquée, un catalogue scientifique extrêmement dense qui réunit des spécialistes de la question et fait le point des connaissances, tout cela n’empêchant une qualité esthétique et un plaisir de visite… Pourquoi cela ne serait-il pas possible pour la bande dessinée ? Le nouveau musée du CIBDI d’Angoulême a fait cet effort : la présentation des collections permanentes est un parcours très intéressant dans l’histoire de la bande dessinée. Je n’ai pas vu l’exposition « Poils, plumes et pinceaux » sur la bande dessinée animalière, mais j’ai l’espoir qu’elle soit de la même eau. Mais, si l’on excepte le CIBDI, centre de recherche actif sur la bande dessinée, les expositions scientifiques sur la bande dessinée manquent cruellement, comparativement aux autres domaines culturels. La plus réussie reste l’exposition de la Bibliothèque nationale de France en 2001 sur la bande dessinée européenne : de vrais concepts, de vraies réflexions, de vrais spécialistes. Je n’en connais pas d’autre, exception faite, là encore, de celles du musée d’Angoulême, comme si les autres institutions s’emparaient de la bande dessinée avec désinvolture, comme une exposition-détente où on met le cerveau de côté et dans laquelle il est inutile de tenir un discours construit ; c’était clairement le cas à Archi et BD à la Cité de l’architecture. Reste aussi le fait que la bande dessinée est plutôt « à la mode » et que c’est un moyen, pour ces institutions, de faire venir « de nouveaux publics », comme le disent souvent les plaquettes de présentation. Sur ce dernier point, il me semble que ce n’était pas du tout le cas de l’expo de la Fondation Cartier qui a l’habitude d’explorer des thèmes hors des sentiers battus.
J’aurais bien une réponse à mes interrogations sur l’absence d’exposition scientifique : la tradition des expositions de bande dessinée depuis près de cinquante ans privilégie les expositions-monstration. C’est souvent le cas des expositions de festivals, comme j’ai pu le constater une nouvelle fois, à Quai des Bulles. On y encense l’auteur avec force épithètes laudatifs, on présente une suite de planches originales de ces principales oeuvres sans guère d’explications pour les lire et comprendre la place qu’elles occupent dans l’histoire de la bande dessinée. Il y a toujours eu un vieux fond anti-intellectuel chez les amateurs de bande dessinée, mais il me semble tout de même que cette posture tend à se raréfier. En revanche, certains auteurs de bande dessinée ont fait de la scénographie d’expositions l’une de leur spécialité : je pense en particulier à François Schuiten et Marc-Antoine Mathieu. Pour eux, une exposition doit surtout reproduire une « expérience » pour le visiteur. On le transporte alors à l’intérieur de l’album dont on reproduit, grandeur nature, les décors. Il existe depuis plusieurs années un véritable dynamisme autour de ces expositions-spectacle et certains ateliers de scénographes déploient un véritable talent dans ce domaine, comme l’atelier Lucie Lom (http://www.lucie-lom.fr/) qui envisage la scénographie comme une démarche artistique à part entière. Je tire la notion « d’exposition-spectacle » de l’analyse enrichissante que Thierry Groensteen en fait dans son ouvrage La bande dessinée, un objet culturel non-identifié (éditions de l’an 2, 2006) : « L’exposition est comme une vérification du pouvoir illusionniste des récits dessinés : il me fait pénétrer dans ce monde virtuel constitué par la somme de toutes les cases alignées pour produire une histoire, un monde qui les déborde, les transcende, et m’apparaît, quand je lis, comme consistant. ».
Les expositions cherchant à recréer un univers et provoquer une expérience de visite par une mise en scène spectaculaire ne se trouvent pas seulement dans le domaine de la bande dessinée. S’agit-il d’un effet de mode ? C’était par exemple le cas de l’exposition sur le roi Arthur aux Champs Libres de Rennes, qui reproduisait un parcours dans la forêt de Brocéliande, à la découverte des chevaliers d’Arthur. L’aspect scientifique (histoire des textes, évolution du mythe) fut laissé à la seconde partie de cette exposition présentée à la BnF en 2009. Quoi qu’il en soit, il est manifeste que la qualité de certaines de ces expositions-spectacles a pu laisser une trace dans l’esprit des concepteurs d’exposition sur la bande dessinée au point d’oublier qu’une exposition peut aussi être l’occasion d’apprendre, plutôt que de ressentir.

Je ne peux pas m’empêcher de croire qu’une exposition basée sur la seule monstration y perd forcément. Je ne demande pas à ce que l’on force le visiteur à écouter ou lire des explications sur la pratique de dessinateur, sur l’évolution d’une carrière, sur l’histoire de la bande dessinée (Moebius n’est pas arrivé tout de suite à ce résultat, au contraire, son oeuvre est faite de tâtonnements constants). Mais certains visiteurs pourraient être contents d’apprendre quelque chose en sortant d’une exposition sur la bande dessinée, de se sentir moins bête. Des explications, même minimales, donnent une toute autre dimension. Un exemple : dans les planches projetées sur le mur du sous-sol (planches du dernier Chasseur déprime) se trouve un personnage féminin appelé « Pravda Van Pebbles » qui pratique le « survirage ». Tout cela est fort intrigant… Du moins pour qui ne connait pas l’album mythique de Guy Pellaert, Pravda la Survireuse, qui, en 1968, incarne la puissance psychédélique des productions graphiques qui sortent de la maison d’édition d’Eric Losfeld. Dans ce cas précis, une explication aurait été bienvenue sur cet hommage que Moebius rend, plus de quarante ans après, à ce symbole de la bande dessinée novatrice des années 1960. Il aurait été intéressant de souligner la filiation, Moebius commençant à la même date.

Cette réaction épidermique à l’absence de mise en contexte est peut-être une déformation d’historien travaillant sur la bande dessinée, que sais-je ? Il ne me reste plus qu’à faire mes propres expositions de bande dessinée… Ah oui, mais c’est ce que je suis en train de faire avec « Archi et BD, on refait l’expo » !

Archi et BD 2 : les Cités Obscures de Schuiten et Peeters, une encyclopédie de l’architecture

L’exposition Archi et BD, actuellement à la Cité de l’architecture et du patrimoine, se termine à la fin du mois de novembre. J’en avais fait une critique au début de l’été et il m’était apparu qu’elle comportait bien trop de lacunes pour apporter un regard pertinent sur son sujet. Qu’à cela ne tienne ! Comme on est jamais aussi bien servi que par soi-même, voici, d’ici la fin de l’exposition, une série d’articles pour démontrer qu’il était possible de faire une exposition intelligente, en ciblant davantage les thèmes, avec de belles images et peu de moyens (heureusement sans planches originales et malheureusement sans affiche de Nicolas de Crécy !).

Archi et BD 1 : Villes rêvées de l’an 2000

Il me semble difficile de parler d’architecture et de bande dessinée sans évoquer la figure de François Schuiten, et l’oeuvre qu’il développe, en collaboration avec Benoît Peeters, dans le cycle dit des Cités obscures, édité par Casterman depuis 1982. Les Cités obscures, qui compte actuellement une douzaine d’albums de bande dessinée et de multiples livres dérivés, emprunte au principe de série pour mieux le détourner. Pas de récits à suivre, pas de personnage récurrent ; le point commun entre tous les albums de la série, outre l’ambiance d’inspiration fantastique (un fantastique de l’étrangeté à la Dino Buzzati, ou à la José Luis Borges), est l’univers dans lequel ils se déroulent. Le monde des Cités Obscures est un monde parallèle au nôtre, avec lequel il entretient de nombreux points communs, mais dôté d’unsystème socio-politique de cités-états, chaque cité (les « cités obscure ») ayant un caractère propre et unique. Les architectes, ou plutôt les « urbatectes » y sont donc des personnages importants capables de changer par leurs idées la vie de toute une population.

Regard encyclopédique sur un art monumental

Le rapport qu’entretient la série des Cités Obscures, et plus spécifiquement son dessinateur François Schuiten, avec l’architecture s’opère d’abord sur le mode encyclopédique. Les années 1980 ont vu se développer une forte tradition de la bande dessinée historique « réaliste » (Bourgeon, Convard, Juillard…) qui, fidèle aux principes de maîtres comme Hergé ou Jacobs, s’appuie sur une documentation extrêmement touffue pour représenter au mieux des architectures ayant existée à l’époque donnée. Schuiten s’inscrit dans ce mouvement : ses albums fourmillent de références, explicite ou implicite, à l’histoire de l’architecture occidentale ; à cette différence près que le monde des Cités Obscures est un monde de fantaisie, et que la réalité architecturale historique est susceptible d’y être transformée. Elle est une source d’inspiration, un fondement essentiel pour permettre ensuite des rêveries architecturales qu’on pourrait d’ailleurs facilement relier à la tradition des utopies architecturales présentées il y a peu. Schuiten emprunte à ce genre graphique et littéraire un vocabulaire : la démesure urbaine, les voitures volantes… Il emprunte également son principe graphique qui consiste non pas à imaginer une cité utopique de toutes pièces, mais à l’assembler en fonction d’éléments existants utilisés sur le mode de la « citation » (c’est-à-dire référençables et identifiables). Mais à l’inverse de Robida, G.Ri et Saint-Ogan, l’objectif de Schuiten est d’abord de faire rêver, non de faire rire. Son style même est une alliance entre une forte précision graphique et des sujets surréalistes et fantaisistes, par leur taille, leur exubérance, ou leur incongruité. Il appartient à une génération d’illustrateurs de mondes imaginaires (science-fiction, fantasy) qui font le choix d’un académisme graphique fort pour rendre encore plus réelle leur imaginaire.
Ce mélange réalisme/fantaisie peut s’interpréter en fonction des débuts de la carrière même de François Schuiten, né en 1956. Son père, Robert, est architecte et peintre et transmet à ses enfants le goût du « grand Art », alors que dans le même temps, eux se passionnent pour la bande dessinée de Tintin, Spirou, Pilote puis de Métal Hurlant (le frère de François, Luc, aura également une brève carrière d’auteur de bande dessinée ; une retrospective de l’oeuvre de Robert Schuiten a eu lieu en 2002 à Bruxelles, co-organisé par les deux frères). En 1975, il entre à l’Institut Saint-Luc de Bruxelles, dans la section bande dessinée alors dirigée par Claude Renard. C’est auprès de lui qu’il apprend à raconter des histoires au moyen d’images et dès 1977, il publie dans Métal Hurlant une première histoire, sur un scénario de son frère Luc, Carapaces. En 1982, il commence dans (A Suivre) le premier récit de la série des Cités Obscures, Les Murailles de Samaris, s’associant à un ami d’enfance, Benoît Peeters.

Pour être plus précis sur les rapports entre l’architecture réelle et l’architecture rêvée dans cette série, il faut comprendre que le monde des Cités Obscures, que nous décrivent Schuiten et Peeters, est très proche du nôtre. Cette proximité autorise et même justifie, scénaristiquement, des « emprunts » de différentes formes. Dans certains cas, un bâtiment existe à la fois dans le monde réel et dans le monde des Cités Obscures, tel l’impressionnant Palais de Justice de Bruxelles de Joseph Poelaert (1817-1879), achevé en 1883, qui devient le Palais des Trois Pouvoirs de Brüsel, construit par le même Poelaert. Un autre architecte belge, Victor Horta (1861-1947), est connu dans le monde des Cités Obscures, et même vénéré. Horta est un des principaux architectes de l’Art Nouveau belge, actif au début du XXe siècle (il construit en 1896 à Bruxelles une « Maison du Peuple », aujourd’hui rasée, et sa maison, excellent exemple de son art, est actuellement un musée qui lui est dédié). Les principes architecturaux de l’Art Nouveau, qui viennent rompre avec la solennité du néo-classicisme en introduisant des formes organiques, le goût du contraste et de l’ornement, la couleur, et en privilégiant la sculpture métallique souple à la pierre de taille, sert d’inspiration à Schuiten pour plusieurs de ses cités. De fait, dans le « monde réel », l’Art Nouveau, goût architectural qui se déploie entre 1890 et 1920, n’a donné lieu qu’à des édifices isolés et jamais à des cités entières. Schuiten relève le défi : dans le « monde obscur », il imagine, dès le premier album, la ville de Xhystos, faite d’entrelacs métalliques, bâtie selon les principes imaginés par Victor Horta. Signe que l’inspiration de l’architecture réelle est présente très tôt dans la série.
Autre emprunt important à l’histoire de l’art : l’ouvrage Urformen der Kunst, du photographe Karl Blossfeldt (Les formes originelles de l’art, 1928), regroupant des clichés de végétaux. Suivant, là encore, un des principes de l’Art Nouveau (utilisation de formes organiques et végétales), Schuiten imagine une cité fasciné par ce photographe, Blossfeldtstad, dont les immeubles reproduisent les formes et la complexité des images de Blossfeldt.
Dans d’autres cas, Schuiten sait aussi regarder plus en arrière, ou emprunter à d’autres aires géographiques, même si l’Europe de la Belle Epoque semble nettement avoir sa préférence. Le voyage de La route d’Armilia permet d’admirer les tours démesurées de Kobenhavn, et les gratte-ciel très new-yorkais de Muhka. Au contraire, dans La Tour, l’inspiration vient de la Renaissance italienne, à la fois dans le thème de la « Tour de Babel » qui sous-tend l’oeuvre et dans les décors choisis. Chacune des cités de l’univers de Schuiten et Peeters possède un « équivalent » dans notre monde, parfois transparent dans son nom même (Brüsel = Bruxelles, Pahry = Paris), parfois lié à des détails purement architecturaux. La cité lacustre d’Alaxis, entièrement consacrée à l’amusement et au luxe, renvoie directement à Venise.

Palais de Justice de Bruxelles par Joseph Poelaert, 1866-1883


Son interprétation par Schuiten dans la ville imaginaire de Brüsel

D’autres styles architecturaux apparaissent, l’espace d’une ou deux images, dans des albums moins narratifs et plus « illustratifs » comme L’archiviste ou L’Echo des cités. L’occasion nous est donnée alors d’admirer Genova ou Mylos.
Le jeu de Schuiten et Peeters est dans la confusion constante entre la réalité et la fiction. Dans de nombreux cas, le dessinateur s’amuse à rendre possible des architectures utopiques, impossibles à réaliser chez nous pour des raisons financières ou matérielles, mais devenant possibles sur le papier. Que l’on pense par exemple à la cité de Calvani, entièrement composée de serres-immeubles abritant des plantes exotiques variées : un rêve de botaniste devenu réalité.
La ville de référence de François Schuiten reste Bruxelles, sa ville natale. Ainsi affirme-t-il : « Bruxelles, la ville que j’habite depuis toujours, reste un extraordinaire lieu d’observation des utopies urbaines, des plus beaux projets Art Nouveau aux pires visions bureaucratiques. ». Qui a déjà visité Bruxelles sait en effet combien cette ville est un patchwork architectural qui voit cohabiter, sur un espace réduit, plusieurs visions de la ville, du vieux quartier des Marolles aux quartiers ultramodernes des institutions européennes, en passant par l’hôtel de ville XVIIIe et le palais royal. Il reproduit très largement cette ville pour l’album Brüsel.

L’architecture comme sujet et comme personnage

Photographie extraite d'Urformen der Kunst de Karl Blossfeldt, 1928


... qui sert d'inspiration à François Schuiten pour la ville de Blossfeldstad


Au-delà de cet aspect encyclopédique qui permet à un esprit un peu curieux d’en apprendre beaucoup sur l’histoire de l’architecture simplement en feuilletant les albums des Cités Obscures, l’architecture n’est pas qu’un décor, elle est aussi un personnage, ou du moins un élément essentiel de l’intrigue. Cette inspiration est évidente dans les premiers albums. Dans Les Murailles de Samaris, le héros, Franz Bauer, est chargé par les autorités de Xhystos de se rendre dans la mystérieuse cité perdue de Samaris. Une fois sur place, il se perd dans une ville labyrinthique dont les murs et les maisons changent constamment de place. La Fièvre d’Urbicande a pour décor la ville éponyme que l’urbatecte Eugen Robick est chargé de réorganiser, jusqu’à ce qu’apparaisse au coeur de la cité un « réseau » grandissant de jour en jour qui perturbe ses projets architecturaux. La Tour décrit le voyage de Giovanni Battista à travers « la Tour », des fondations jusqu’au sommet de cette construction mystérieuse dont on ignore la véritable nature, mais qui constitue un monde à part entière.

Comme dans Les Murailles de Samaris, le thème de l’architecture « mouvante » revient à plusieurs reprises, renforçant l’idée que, à l’égal de personnages humains, les cités peuvent aussi changer d’humeur et d’aspect. Cette mise en relation du destin d’un homme et de celui d’une cité est au centre de L’ombre d’un homme. L’histoire se déroule à Brentano. Max Newman, génial marchand d’assurances, est atteint par une étrange maladie qui fait que son ombre, de noir, devient colorée ; maladie qui l’entraîne progressivement en marge de la société jusqu’à ce qu’il s’en serve pour devenir artiste de cabaret. A l’étrange déchéance du héros correspond la modernisation de la ville qui change de nom (de Brentano à Blossfeldtstad) et d’architecture. Des immeubles gigantesques en forme de fleurs poussent là où se trouvaient de petites demeures ouvrières et rurales. Le mal dont est atteint le héros, en le contraignant à la pauvreté et à la vie de bohème, loin des richesses et des fastes de son ancienne vie, devient finalement le symbole d’une « résistance » face à la froide modernité architecturale. Dans La Fièvre d’Urbicande, l’apparition du « réseau » en plein milieu de la ville vient rompre la régularité souhaitée par l’urbatecte Eugen Robick, et modifie en profondeur l’aspect de la ville.
Que dire du presque kafkaïen Brüsel, pour moi un des albums les plus réussis de la série. Constant Abeels, inventeur des fleurs en plastique, s’empètre dans des méandres bureaucratiques en même temps que la modernisation accelérée de la ville, voulue par les édiles, provoque une catastrophe naturelle qui détruit la ville de Brüsel. Dans cet album, les déboires administratifs du héros répondent aux déboires architecturaux de la municipalité, sur un ton inhabituellement comique pour cette série d’ordinaire très sérieuse. Sans doute, ici, Schuiten et Peeters ont aussi voulu rire de leur ville natale et de son architecture si hétéroclite.


L’invasion architecturale

La station Arts et Métiers à Paris, une réalisation de Schuiten


Et pour conclure cet article consacré à l’architecture dans Les Cités Obscures, je me sens obligé de parler d’une « invasion » architecturale qui dépasse le seule cadre matériel de la fiction et de la série éditée par Casterman.
Au début, l’architecture est une source d’inspiration essentielle pour les deux auteurs, mais ils en viennent progressivement à assumer et même mettre en scène l’influence que l’histoire de l’architecture exerce sur leur oeuvre au fil des albums. Les rééditions les plus récentes se sont vues ajouter des introductions présentant brièvement quelques aspects de l’histoire de la discipline, en lien avec le récit.
En 2002 paraît un ouvrage intitulé Le guide des cités. Sorte « d’appendice » à la série des Cités Obscures, il inaugure un sous-genre de la bande dessinée que l’on pourrait appeler « encyclopédies des mondes imaginaires ». L’idée est reprise pour de nombreuses autres séries de la décennie, comme Lanfeust de Troy ou Sillage : il s’agit d’ouvrages décrivant, avec le plus de détail possible, le monde d’une série. Ils imitent généralement le format et la mise en page de véritables encyclopédies ou guide de voyage, et tout est fait, dans leur conception, pour donner un « effet de réel » saisissant, comme si leurs univers existaient véritablement. Le ou les auteurs peuvent alors s’en donner à coeur joie et se servir des myriades d’idées qui ne verront jamais le jour sous forme d’albums. Le guide des cités est donc un faux guide touristique du monde des Cités Obscures, et il décrit tout particulièrement chacune des villes qui composent ce monde, développant des idées simplement esquissées dans les albums. Indirectement, Le guide des cités a aussi une valeur « d’instrument de travail » sur l’univers de Schuiten et Peeters : il permet de mesurer certaines de leurs influences et de mettre en avant des aspects que la trame narrative laisse parfois de côté. Les développements sur l’architecture y sont nombreux et permettent aussi d’avoir une idée des rapports que les deux auteurs entretiennent avec cet art dans leur processus créatif. Le goût de Schuiten pour le dessin d’architecture ressort tout particulièrement, puisque chaque ville est caractérisée par des données urbanistiques, qu’elle s’inspire de tel ou tel architecte.

C’est aussi quand il devient décorateur et scénographe que Schuiten renoue indirectement avec l’architecture. Le monde des Cités Obscures connaît une rapide et importante exportation vers d’autres modes d’expression, et en particulier dans le domaine muséographique. L’exemple le plus célèbre est l’exposition-spectacle Le musée Desombres, conçue par les deux auteurs en 1990 lors de l’inauguration du CNBDI d’Angoulême, puis repris à Sierre, Bruxelles et Paris. La scénographie veut donner aux visiteurs l’impression d’entrer à l’intérieur de la série des Cités Obscures, par des décors grandioses directement issus des dessins de Schuiten. Ce style d’exposition de bande dessinée cherchant à reproduire une « expérience » de lecteur connaît un grand succès et sera reprise pour d’autres univers de bande dessinée. Schuiten est par la suite sollicité pour d’autres scénographies, plus ou moins liées à la bande dessinée, soit pour des expositions, soit pour des spectacles ou des films. En 2000, l’ouvrage Voyage en utopie regroupe quelques uns de ses travaux dans lesquels la ville et l’architecture restent des éléments essentiels.
En 1993 et 1994, Schuiten a l’occasion de rendre réelles les rêveries architecturales des Cités Obscures. Il conçoit deux stations de métro, l’une dans Bruxelles (Porte de Hal) et l’autre dans Paris (Arts et Métiers), là encore comme une référence directe à ses albums. Par ces projets étonnants, on retrouve l’obsession d’un « effet de réel » qui chercherait à abolir les liens entre la fiction et la réalité.


Pour en savoir plus :

Benoît Peeters et François Schuiten, Les Cités Obscures, (13 albums, plus quelques hors-série) 1982-
Benoît Peeters et François Schuiten, Le guide des cités, Casterman, 2002
Benoît Peeters, Le livre de Schuiten, Casterman, 2004
Site officiel des Cités Obscures : www.urbicande.be

Retour à Saint-Malo

Comme tous les ans, fidèle à ce qu’on pourrait difficilement appeler autrement qu’un rituel, j’étais à Saint-Malo le week-end du 9-10 octobre pour le festival Quai des Bulles, l’un des plus importants (en terme de taille) après le salon d’Angoulême. J’avais déjà eu l’occasion d’y consacrer un article il y a de cela un an. A chaque festival m’interpelle un peu plus ce que j’avais pointé alors : l’importance prise par la dimension commerciale (« promotionnelle »). Et à chaque festival, j’ai parfois le sentiment, en me frayant un chemin au milieu des grappes humaines qui attendent une dédicace sur le stand Soleil ou tentent d’approcher un auteur Glénat, que ce type de manifestations ne correspond pas à ma pratique de la bande dessinée. Bon, s’y je reviens malgré tout, c’est que d’autres raisons m’y entraînent. Pour ce second article sur le même sujet, je quitte un court instant le ton docte habituel de ce blog pour me risquer à des impressions moins impersonnelles.

Remparts

Vue de la plage de Saint-Malo


La principale raison, si ce n’est la première, qui me donne envie d’aller à Quai des Bulles, est sans aucun doute Saint-Malo. Le pretexte est tout trouvé pour quitter mon brouillard parisien quotidien et lier connaissance une nouvelle fois avec un petit port breton connu pour ses corsaires et ses remparts. La bande dessinée a de ce point de vue là de la chance : Saint-Malo comme Angoulême sont des villes au milieu desquelles il est agréable de flaner, de découvrir des chemins et des ruelles, de trouver, loin des tentes encombrées, un petit coin tranquille pour lire l’album que l’on vient d’acheter dans la grande tente encombrée. Toutes deux sont des cités anciennes, doucement endormies, qui semblent retrouver une manière de grouillement pendant quelques jours, parce que quelques milliers de passionnés s’y sont donnés rendez-vous. Saint-Malo s’en sort encore mieux qu’Angoulême. La ville accueille Etonnants Voyageurs au printemps, la Route du Rock à l’été et Quai des Bulles à l’automne. Trois festivals fort différents qui teintent la ville et la font vivre. Je ne sais guère ce qui se passe à l’intérieur et à l’extérieur des remparts en dehors de ces évènements. Sans doute une forme de tourisme paisible, des promenades le long des remparts, des courses entre les rochers et jusqu’au fort Vauban qui reste accroché, tantôt flottant sur la mer, tantôt se confondant avec la crinière de rochers qui orne la plage, à marée basse.
Saint-Malo m’a toujours donné l’impression d’un temps à la fois ancien et calme. A la mer se joint toujours le sentiment de l’attente. M’y rendre avec à l’esprit une de mes principales passions, la bande dessinée, est le moyen le plus efficace que j’ai pu trouver pour être « ailleurs » (je veux dire : « là où tout va bien »). Est-ce que notre inconscient crée, lorsqu’il lui plaît, des failles dans l’espace-temps qui nous font croire que tel jour, à tel endroit, n’a jamais existé que pour notre propre plaisir. Je me rejouis, cette année 2010, d’avoir eu l’idée de m’y rendre suffisamment tôt, un peu avant l’ouverture de festival à 9h30, pour apprécier le plaisir d’un matin dans une ville bretonne, la mer grosse se retirant en hésitant sans cesse, les créneaux désormais pacifiques, souhaitant la bienvenue au voyageur, qu’il vienne de la terre, ou qu’il ait l’étrange courage d’aborder par la mer.

Un monde de « fans »

Oserais-je une comparaison entre le silence du temps muré dans les remparts de Saint-Malo, et l’impossible mutation du discours et des pratiques faniques que révèle un festival comme Quai des Bulles ? Il existe, nous dit-on pour cette édition-anniversaire, depuis 30 ans (guère d’efforts n’ont d’ailleurs été faits pour fêter ces trente ans), et comble encore suffisamment bien les attentes d’une partie du fandom de la bande dessinée pour qui un festival est avant tout une manière de « fêter » la bande dessinée, comme l’étymologie du mot semble l’indiquer. Je ne m’avancerais pas trop à affirmer que le monde des amateurs de bande dessinée a ou non changé en trente ans, pour la simple raison que je n’en fait partie que depuis une dizaine d’années, et que les études sur le sujet ne sont pas très nombreuses. Pourtant, il me semble que les pratiques associées au fandom de la bande dessinée sont encore les mêmes qu’il y a trente ans, c’est-à-dire : dédicaces (pseudo-rencontre avec l’auteur), collection (besoin, plus qu’envie, de posséder les albums « parce qu’il faut avoir toute la série ») et auto-célébration. Par ce dernier point, j’entends l’idée que tout discours critique, ou un tant soit peu intellectuel, est lissé, gommé, éludé, au profit d’une célébration constante où les auteurs présentés ou exposés sont forcément « formidables » et ont systématiquement « révolutionné la bande dessinée », et d’ailleurs, « inutile de les présenter ». Si, j’ai peut-être une intuition sur ce qui a pu changé : le « fan » est désormais de mieux en mieux intégré au circuit commercial de la bande dessinée qui s’est adapté pour entretenir non seulement la passion du fan pour une série, un auteur, mais aussi son besoin d’en avoir toujours plus. Je ne comprendrais jamais la nature de la nécessité qui pousse des êtres sans doute à peu près normaux à poser un tabouret pliant au bout d’une file et d’attendre une heure, deux heures, parfois plus, pour obtenir un dessin original de l’auteur, réalisé en direct. Je ne le comprends pas, mais, enfin, dans le fond, je n’ai pas lieu de juger le comportement mes semblables s’il leur procure une satisfaction suffisante. Lors des rares dédicaces que j’ai pu solliciter, ce qui me plaît n’est pas de l’avoir, mais de la voir faire, et j’aime tout autant regarder le dessinateur réaliser une dédicace à un autre lecteur. Seulement, le système des files d’attente ne permet pas vraiment d’assister aux dédicaces des autres ; il faut attendre la sienne. Bref : voilà une pratique que j’ai du mal à comprendre, mais aussi du mal à juger. En revanche, la manière dont les éditeurs profitent de la dépendance des fans est incroyable. Ils les noient sous les tirages limités sans réelle motivation, multiplient les ex-libris, les produits dérivés, les statuettes hors de prix, et obligent à l’achat pour pouvoir obtenir la sacro-sainte dédicace. Et je ne parle pas du prix atteint par certaines planches originales : lors d’une vente aux enchères, le 9 octobre dernier, une planche originale du Sceptre d’Ottokar a été adjugée à près de 300 000 euros, et une édition de Coke en stock de 1958 est partie à 27 000 euros. Qu’est-ce qui peut bien se cacher derrière ces chiffres ? Ma perplexité ne connaît plus de limites.
Je me sens difficilement plus étranger à l’ambiance du festival que dans les allées de « l’espace Duguay-Trouin », sorte de librairie monstrueuse et affolante. Et puis les éditeurs de l’édition dite « alternative » se font rares, peut-être d’ailleurs car le principe du festival s’accorde mal avec leur éthique de la bande dessinée : Cornélius, Warum étaient présents, mais pas de stand pour l’Association, pour Ego comme X, Atrabile… Difficile de précher la parole de la bande dessinée non-commerciale dans le temple des infidèles ! Quelques uns d’entre eux étaient représentés par des libraires et des diffuseurs, si je ne me trompe pas. Le principal intérêt que je trouve à « l’espace Duguay-Trouin » est de permettre de dénicher des albums plus rares en librairie. J’ai par exemple pu trouver le dernier album d’Ultimex de Gad, paru aux éditions Lapin (Warum avait, semble-t-il, aimablement permis au dessinateur de ramener ses albums édités ailleurs que chez eux ; verrait-on des albums Dupuis sur le stand Dargaud ?).

Expositions

Caricature de Gérard Depardieu par Jean Mulatier


Alors, allez-vous me demander, que fais-je à Saint-Malo, si je ne me sens pas concerné par l’essentiel de la manifestation (les dédicaces et la vente d’albums). Heureusement les organisateurs des festivals de bande dessinée considèrent à présent d’autres évènements que la dédicace et la vente d’albums : les expositions, encore un contenu très classique des festivals, et plus rarement des conférences (ou des « rencontres » avec des auteurs), des ateliers, et des spectacles que le milieu de la bande dessinée a su s’approprier, comme le théâtre d’improvisation et la musique. Je ne parle pas des rencontres pro-amateurs qui concernent une frange précise du public des festivals. En ce sens, d’ailleurs, Angoulême a su montrer l’exemple par sa taille, et a souvent accueilli des initiatives nouvelles qui empêchent au FIBD de se figer dans une formule immuable : des colloques scientifiques, des spectacles en bd, des espaces où l’on peut simplement lire des albums. A Saint-Malo, j’apprécie par exemple de pouvoir aller me poser devant un film au cours d’une journée passée à circuler d’un espace à l’autre. Cette année, la programmation cinématographique était plutôt intéressante, avec, pour une fois, un lien avec la bande dessinée, puisqu’il s’agissait d’adaptations d’albums ou de personnages, ou encore de films réalisés par des auteurs de bande dessinée. D’où une programmation suffisamment hétéroclite : de Tintin et le mystère de la Toison d’or de Jean-Jacques Vierne à Hellboy de Guillermo del Toro, en passant par le récent Les petits ruisseaux, auto-adaptation de Pascal Rabaté. Pour ma part, j’ai vu Ghost World de Terry Zwigoff, adapté par Daniel Clowes lui-même en 2001, qui, sans être dépourvu d’attrait propre (la prestation des trois acteurs principaux, Thora Birch, Scarlett Johannsson et l’admirable Steve Buscemi, est convaincante), m’a surtout donné envie de relire la bande dessinée originelle. Des conférences intéressantes, sans être passionnantes : le plateau du samedi après-midi réunissait Baru, Etienne Davodeau, Bastien Vives et René Pétillon, ici sur le thème si journalistique de « la BD comme nouveau mode de représentation de la société ». Comme souvent, trop court et trop allusif, mais il est toujours agréable d’entendre parler des auteurs de bande dessinée, surtout quand ils sont aussi pédagogues et cohérents que Baru et Davodeau.
Du côté des expositions, j’ai pu constater que Quai des Bulles n’a toujours pas envie de dépasser le discours fanique que j’ai toujours perçu dans ce festival. On y trouve généralement deux types d’expositions : les expositions « retrospectives », s’intéressant à un auteur faisant partie du patrimoine de la bande dessinée pour retracer sa carrière, et les expositions « promotionnelles » qui présentent un auteur, ou un album dans l’actualité, généralement avec des planches originales et une présentation de ses travaux. Je distingue les deux car l’enjeu n’est pas le même : dans le second cas, il s’agit vraiment de mettre en lumière un auteur encore très actif (cette année, Matthieu Bonhomme et J-D Pendanx), alors qu’on peut attendre du premier une approche plus objective et réflexive. Cette année, l’exposition sur la bande dessinée chinoise cassait un peu cette distinction.
Prenons donc les trois expositions « retrospectives » : Reiser, Lorenzo Mattoti et Jean Mulatier. Elles vont me permettre de revenir sur quelques unes de mes obsessions concernant les expositions de bande dessinée. Il y a d’abord la question de la pertinence matérielle des objets exposés : des planches et des dessins originaux, dans certains cas (pour Mulatier et Mattoti, en particulier) des reproductions grand format. Le sentiment qui en ressort est que tous les dessinateurs ne se prêtent pas forcément à l’exercice. Dans le cas de Mattoti et Mulatier, le type de graphisme des deux auteurs convient parfaitement à une exposition. Mattoti est connu pour son graphisme très recherché, pour ses couleurs flamboyantes et son sens de la composition qui rapproche son travail d’une démarche pictural, autant que graphique, à la manière d’Enki Bilal. Pas de problème, donc. Mulatier est, avant que d’être auteur de bande dessinée, un caricaturiste virtuose spécialiste de « caricatures hyperréalistes », et ce depuis les années 1970, notamment dans le Pilote de la grande époque. Il travaille notamment sur des « grosses têtes » qui, là encore, rendent un résultat tout à fait impressionant quand elles sont exposées seules. Pour ce qui est de Reiser, ça se corse un peu. Reiser a réalisé, dans sa carrière, des dessins uniques, mais aussi beaucoup de dessins en séquences (de bandes dessinées). Une exposition de son oeuvre revient très vite à une suite de planches. Lire des planches debout, au milieu de la foule ne permet pas vraiment d’apprécier le travail de cet auteur (je rejoins en ce sens le dernier article de mon camarade Antoine Torrens sur l’exposition Moebius !) , ce d’autant plus que les planches présentées ne sont pas réellement remises en contexte, même si Hara-Kiri et Charlie Hebdo sont présentées en quelques lignes. Il y a bien quelques albums disseminés par-ci par-là (des rééditions Glénat récentes), mais pas vraiment de bonnes conditions pour les lire et s’y attarder. Je me demande toujours ce qu’un visiteur qui ne connaîtrait pas Reiser apprend sur l’auteur dans ce type d’exposition qui met l’accent sur « l’ambiance » (en l’occurence, pour Reiser, la plage et les vacances, avec cris de mouettes dans les enceintes). Le problème, surtout, est lié à la nature des pièces exposées : le trait de Reiser n’est pas un trait d’artiste virtuose, c’est un trait efficace et expressif de dessinateur de presse. Il n’est pas fait pour être « vu », il est fait pour être « lu », contrairement aux caricatures de Mulatier. Transformer une planche originale en tableau (car ces planches sont exposées selon les mêmes modalités qu’un tableau dans un musée, et là est l’erreur) a assez peu de sens. Je reste persuadé que la meilleure manière de présenter certains auteurs dans une exposition est de laisser au moins une partie de leurs albums à la disposition du public. Ou bien de présenter d’eux des oeuvres autres que de bande dessinée : c’est le choix qui avait été fait dans l’exposition consacrée à Blutch au FIBD 2010, qui proposait des dessins et des peintures originales.
Après, il y a le problème des commentaires, mais là, je préche sûrement dans le vide : les expositions des festivals de bande dessinée sont destinées à n’être que de brèves présentations laudatives du sujet concerné, et témoignent d’un travail en amont relativement réduit. Bon, je nuance un peu tout ça. J’ai déjà vu à Quai des Bulles des expositions « documentaires » s’essayant à un vrai travail didactique : l’année dernière, l’exposition sur Glénat, quoique honteusement dithyrambique, permettait d’en apprendre un peu plus (tiens, d’ailleurs où est l’exposition pour les 20 ans de l’Association ?!). Cette année, l’exposition sur les trente ans de Quai de Bulles se limitait à des « impressions » laissées par des festivaliers et des auteurs, des photographies, des dessins originaux dédicacés (Graal suprême du collectionneur !) et des anciennes affiches. Dommage : j’aurais bien aimé savoir comment avait été fondé le festival, par qui, s’il avait rencontré des difficultés, quelle vision de la bande dessinée il défendait, comment il expliquait ses choix, etc. Pour les 40 ans, peut-être ? Seule l’exposition Mulatier tirait élégamment son épingle du jeu. Dans un documentaire vidéo à l’étage, le dessinateur explique sa technique. Dans les autres pièces, l’exposition de son oeuvre s’accompagne de courts textes qui la remettent en contexte, soit en ce qui concerne la caricature et sa technique, soit sur des éléments plus généraux autour des personnalités croquées par Mulatier. Certains choix d’expositions sont plutôt bien trouvés et permettent d’aller au-delà du simple catalogue : comparaison entre des portraits hyperréalistes et des caricatures « déformées » d’une même personnalité, portrait « jeune » puis « vieux », etc. On en venait vraiment à comprendre l’oeuvre de ce caricaturiste comme un gigantesque portrait collectif de la seconde moitié du XXe siècle, réunissant autant d’artistes et de personnalités politiques marquantes.
A propos des commentaires, deux détails amusants. La première phrase de l’exposition Mattoti explique, sans la moindre honte, que, dans les années 1980, la bande dessinée « devient adulte ». Cette affirmation est affichée à quelques pas de l’exposition Reiser qui démontre l’exact contraire : l’exposition est « interdite au moins de 18 ans », ce qui permet de rappeler que, bien qu’ayant commencé dans les années 1970, Reiser est un auteur « adulte » (si tant est que cette expression veuille dire quelque chose). L’interdiction de l’exposition Reiser au moins de 18 ans m’a tout aussi amusé ; je ne peux pas m’empêcher de la mettre en parallèle avec les nombreuses interdictions d’affichage dont furent frappés Hara-Kiri puis Charlie, sous le prétexte de la protection de l’enfance. Avec le temps, et une fois morts, les provocateurs sont priés de respecter les règles de la bonne morale.

Je critique, je critique, mais, enfin, je retourne à Saint-Malo tous les ans. On appellera ça l’appel du large…

10 réflexions sur l’exposition Mœbius à la Fondation Cartier

L’exposition Moebius Transe-Forme à la Fondation Cartier commence aujourd’hui, mardi 12 octobre 2010. Le vernissage avait lieu avant-hier et il nous a inspiré quelques réflexions, moins sur l’auteur et son œuvre que sur le cadre de l’exposition, dans la lignée de la réflexion engagée avec Mr Petch sur les manières d’exposer la bande dessinée.

1. Comme souvent, exposer un auteur de bande dessinée pose le problème de l’équilibre entre l’image et le texte, entre le graphisme et la narration, entre l’auteur et l’artiste. On a ici tenté de concilier les deux aspects tout en les séparant dans l’espace d’exposition : le rez-de-chaussée contient la partie narrative et présente une série de planches dans une sorte de vitrine-serpent, tandis que le sous-sol abrite le côté plus artistique, tout en couleurs et en effets visuels. Clairement, c’est cette seconde partie qui est la plus réussie.

2. L’exposition des planches au rez-de-chaussée est, une fois de plus, complètement ratée. Il s’agit, au fond, de faire la queue pour lire une bande dessinée répartie sur la longueur d’une vitrine. N’aurait-il pas été plus simple et plus pertinent de mettre simplement des bandes dessinées de l’auteur à la disposition des visiteurs ?

3. Mœbius fait partie de ces auteurs de bande dessinée qui sont reconnus comme artistes depuis longtemps1, un peu à la manière de Bilal ; il était donc aisé de mettre l’accent sur l’aspect graphique de son œuvre. On peut même ajouter que l’artisation de son œuvre a été intelligemment menée, notamment grâce à la société que dirige sa femme Isabelle Giraud (Stardom -Mœbius Production). Cet élément a sans doute aidé à ce que Jean Giraud soit connu par un plus vaste public. On a parfois l’impression que les œuvres sont créées en vue d’un format commercial dès le départ, mais cela n’est pas un défaut : la série La faune de Mars, qui semble faite pour le format carte postale, est une des œuvres les plus belles et les plus émouvantes de l’exposition.

Mœbius Transe-Forme à la Fondation Cartier

 

4. La grande réussite de l’exposition est de parvenir à ne pas lasser le regard : la diversité des formes, des tailles, des techniques, des teintes et des supports permet d’éviter l’écueil de la monotonie. A ce choix judicieux s’ajoute une disposition originale : les modes d’accrochages sont nombreux et souvent assez originaux. Par exemple, sur le mur consacré au thème du désert, les tableaux ne sont pas accrochés de manière purement horizontale mais avec un léger décalage vertical, ce qui permet de rompre habilement la linéarité sans pour autant gêner le regard. Sur le mur opposé, des planches monochromes en très grand format donnent une profondeur à la pièce. Au milieu de la salle, des colonnes lumineuses présentent des œuvres en petit format. Il est manifeste que la Fondation Cartier s’est donné les moyens de travailler la présentation avec minutie. Rien que le carton d’invitation au vernissage, reprise en relief de l’affiche de l’exposition, était un ravissement visuel et tactile.

5. Certains des objets dérivés que l’on peut trouver dans la boutique sont extrêmement bien faits, en particulier le cahier de coloriage pour les enfants : refaire la colorisation de L’Incal, c’était un vieux fantasme.

6. Les thèmes de l’exposition sont assez bien mis en valeur par la diversité d’accrochage : le mur du désert se distingue assez bien de celui des monstres, qui est clairement différencié de l’espace des rêves, etc. Bref, l’articulation thématique est claire sans que l’on ait eu besoin de surcharger les murs d’indications.

7. Le thème général de l’exposition (la métamorphose) a, paraît-il, été voulu par l’auteur. Il n’est pas franchement présent et il semble qu’il permette surtout de mettre l’accent sur la période la partie la plus graphique et la plus onirique de l’œuvre de Mœbius : on a beaucoup d’images du Monde d’Edena, de L’Incal, et presque rien des Aventures du lieutenant Blueberry.

8. On ne peut pas dire qu’il y ait un véritable propos dans cette exposition. Cela ne ressemble pas à une exposition-recherche (la chronologie est d’ailleurs totalement ignorée), mais cela n’a rien à voir non plus avec une simple exposition de planches. On a visiblement préféré éviter de saturer les murs de texte et on a réservé la réflexion pour le catalogue. C’était plus ou moins le choix qui avait été fait par l’exposition Astérix au Musée de Cluny : peut-être, après-tout, est-ce pertinent à long terme, mais c’est frustrant pour le visiteur.

9. Le court-métrage en 3D qui est présenté dans l’exposition est plutôt convaincant. Le scénario est assez fidèle à l’esprit de Mœbius puisqu’il reprend des motifs du Monde d’Edena. Du point de vue graphique, on aurait sans doute préféré quelque chose de plus granuleux, mais certaines séquences sont tout de même très réussies et réellement enthousiasmants.

10. Au milieu de la salle d’exposition du sous-sol se trouve un grand cristal de quartz, un vrai. C’est un motif récurrent dans les œuvres de science-fiction de Mœbius et l’effet est très réussi. Tout aurait été parfait s’il y avait eu également un lapin géant, un major, une paterne et quelques autres gadgets de ce genre.

Antoine Torrens

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Archi et BD, on refait l’expo 1 : les villes rêvées de l’an 2000

L’exposition Archi et BD, actuellement à la Cité de l’architecture et du patrimoine, se termine à la fin du mois de novembre. J’en avais fait une critique au début de l’été et il m’était apparu qu’elle comportait bien trop de lacunes pour apporter un regard pertinent sur son sujet. Qu’à cela ne tienne ! Comme on est jamais aussi bien servi que par soi-même, voici, d’ici la fin de l’exposition, une série d’articles pour démontrer qu’il était possible de faire une exposition intelligente, en ciblant davantage les thèmes, avec de belles images et peu de moyens (heureusement sans planches originales et malheureusement sans affiche de Nicolas de Crécy !).
Pour inaugurer la série, je reprendrais l’une des images données à voir au début de l’exposition : New York et la ville rêvée au début du XXe siècle. Comment imagine-t-on la ville de l’an 2000 autour de 1900 et, surtout, comment cette vision est-elle exploitée par les dessinateurs de l’époque ? Transition en douceur après ma série sur la science-fiction. Une grande partie des réflexions que je mène dans cet article m’ont été inspirées par un ouvrage de Christophe Canto et Odile Faliu, Le futur antérieur, souvenirs de l’an 2000, publié chez Flammarion en 1993. Un beau livre richement illustré qui donne la mesure des représentations graphiques de l’an 2000 au début du siècle dernier, thématique plus courante qu’on ne pourrait l’imaginer. Les commentaires s’avèrent tout à fait intéressants et évitent souvent le simple « catalogue ». Un ouvrage à recommander, même s’il n’a malheureusement pas été réédité.

Origines et déploiement de l’utopie urbaine entre les XIXe et XXe siècles


Deux petites mises au points liminaires, d’abord : 1. la science-fiction existe en France bien avant 1950, et fait même partie. 2. Jules Verne est loin d’être le seul auteur ; il est d’ailleurs à l’époque avant tout un auteur pour la jeunesse. Les noms de J.H. Rosny aîné, Maurice Renard et René Barjavel sont ceux de grands spécialistes du genre, un genre auquel se consacre occasionnellement d’autres écrivains, comme Villiers de l’Isle-Adam ou André Maurois. Enfin, H.G. Wells est alors l’auteur de référence et la littérature populaire qui paraît en feuilleton dans la presse, ou en fascicules bon marché se nourrit bien souvent de thématiques de ce qu’on appelle l’anticipation. Parmi les thèmes envisagés se trouve celui de la « vie au XXIe siècle », plutôt fréquent de 1880 à 1940. Les auteurs aiment à détailler un quotidien fictif en s’appuyant sur la science de leur temps, soit sur le mode comique, soit sur le ton le plus sérieux, à la façon d’un reportage. A titre d’exemple, Verne écrit en 1889 La Journée d’un journaliste américain en 2889, publié en France à titre posthume en 1910 et Wells est l’auteur d’Une utopie moderne, traduit en France dès 1905. Ce thème rejoint à juste titre un autre thème, celui de l’utopie, et je ne peux passer sous silence le roman de Louis Sébastien-Mercier, L’An 2440, rêve s’il en fut jamais, qui, publié en 1771, ne préfigure pas la science-fiction moderne mais s’intègre à son époque au genre didactique de l’utopie, qui, en dressant un miroir à la société contemporaine, en déforme les défauts. Il a été réédité en 1999 par La Découverte, mais on peut le télécharger gratuitement dans une édition de 1786, malheureusement médiocrement numérisée, sur Gallica. Le terme « d’anticipation scientifique » trouve dans ce thème son sens le plus entier (le mot « science-fiction » n’arrive en France que dans les années 1950, depuis les Etats-Unis). Inutile de préciser que les dessinateurs de l’époque, que ce soit pour illustrer les romans d’anticipation, ou pour leur propre amusement, s’empare d’un thème riche en potentialités graphiques.
Qu’est-ce que l’architecture a à voir là-dedans ? Imaginer la ville future, c’est imaginer l’architecture et l’urbanisme du futur. Le rôle de l’illustrateur est ici essentiel pour traduire en image la ville rêvée, et, comme on peut s’y attendre, les dessinateurs s’inspirent avant tout de l’architecture de leur temps. La ville symbole de la modernité architecturale est New York. Entre 1890 et 1930 sont construits un grand nombre de gratte-ciel, immeubles dépassant les 100 mètres de hauteur avec une structure en acier sur laquelle repose tout l’édifice. Dans les années 1920, le style Art Déco vient moderniser l’aspect extérieur de ces édifices en leur donnant une silhouette caractéristique et très « graphique » (Chrysler Building en 1930, Empire State Building en 1931). L’image du gratte-ciel portant la ville dans les airs et imposant à la cité une géométrisation minimaliste marque les esprits. Les visions de villes futures sont souvent dépendantes du paysage nouveaux des lignes de gratte-ciel, mais aussi de l’architecture métallique qui met en avant les ossatures d’acier, comme sur le Crystal Palace de Joseph Paxton (1851) ou la Tour de Gustave Eiffel (1889).

Les thèmes traités par les écrivains et les dessinateurs peintres du XXIe siècle traduisent souvent les questionnements contemporains sur le développement de la ville, toujours avec New York en ligne de mire. Parmi les caractéristiques les plus récurrentes de la ville du XXIe siècle, que trouve-t-on ? Le XXIe siècle est forcément technophile et la science a fait de grandes avancées, pense-t-on à une époque où le progrès scientifique est encore triomphant et signe de modernité. Il a donc permis de résoudre les problèmes de l’urbanisation à outrance et de l’exode rural massif. La circulation des piétons est régulée par des trottoirs roulants fonctionnant à l’électricité (panacée des années 1900), tandis que la circulation se fait sur plusieurs étages, au moyen de voitures volantes et de petits avions privés aux formes les plus variés. Des ponts suspendus gigantesques ont d’ailleurs été dressés entre les immeubles pour permettre le passage de l’un à l’autre sans passer par la terre ferme (le pont suspendu est un ouvrage d’art qui connaît un fort développement au XIXe siècle). D’une façon générale, la ville moderne est marquée par le gigantisme : à la fin du XIXe siècle, l’exode rural est un phénomène qui prend de plus d’ampleur et s’accentue même jusque vers 1950. Rien d’étonnant à ce que la ville de l’an 2000 soit imaginée comme une mégalopole. L’affiche du film Metropolis de Fritz Lang (1927), avec ses gratte-ciel stylisés, offre une vision oppressante de la ville future.

Les dessinateurs s’y mettent

Albert Robida, La ville au XXe siècle, 1890 : voitures volantes et mégalopole, dans un style Art Nouveau


L’un des dessinateurs les plus originaux et les plus prolifiques dans cette veine est Albert Robida. Entre 1883 et 1890, il réalise une tétralogie de romans abondamment illustrés, Le Vingtième Siècle, La Guerre au vingtième siècle, Voyage de fiançailles au XXe siècle, La vie électrique (le premier est téléchargeable sur Gallica, lui aussi). Robida s’intéresse particulièrement au quotidien, et c’est sur le mode comique qu’il traite l’anticipation. A côté des costumes fantaisistes, il dessine des demeures bâties dans les airs et multiplie les variations sur le thème des véhicules volants, du plus petit, pour une seule personne, au palace volant. Son génie d’humoriste est de saisir les détails les plus savoureux de son anticipation, comme la gendarmerie atmosphérique ou la téléphonoscope, projecteur capable de retransmettre l’image à toute heure du jour ou de la nuit. Il est en cela fidèle à la tradition à laquelle il se rattache, celle du dessin de moeurs, même si sa veine fantaisiste le singularise parmi ses collègues. L’imagerie conçue par Robida autour de 1890 (voitures volantes, villes aériennes, architecture métallique) va fortement influencer les dessinateurs qui, à sa suite, s’attaqueront à ce thème.

Quelques grandes séries de la bande dessinée pour enfants des années 1930 exploitent le thème de la ville future : Félix le chat d’Otto Mesmer et Patt Sullivan et Zig et Puce d’Alain Saint-Ogan (1936). Mais avant cela, ne pas oublier le dessinateur trop méconnu G.Ri qui, entre 1905 et 1913, dessine plusieurs histoires en images d’anticipation comique, à la manière de Robida, dans les revues pour enfants Les Belles Images et La Jeunesse Illustrée, dont des histoires de villes d’anticipation. Inspirateur de Saint-Ogan, il tient ici un rôle de passeur entre le monde de la caricature et celui des histoires en images pour enfants.

Zig et Puce en l'an 2000 : remarquer les véhicules volants et l'architecture géométrisée


Alain Saint-Ogan est un des principaux auteurs français de bande dessinée de l’entre-deux-guerres. Sa principale série, Zig et Puce, démarre en 1925 dans la page des enfants de l’hebdomadaire familial Dimanche-Illustré. S’il ne s’agit au début que de raconter les péripéties rocambolesques de deux gamins de Paris essayant d’atteindre New York, les intrigues se complexifient progressivement. En 1933, il commence une histoire longue intitulée Zig et Puce au XXIe siècle qui emprunte à de nombreux thèmes de science-fiction, dont celui de la ville future. Saint-Ogan s’intéresse à la science-fiction dans ses oeuvres pour enfants dès 1929 et ses références en la matière viennent de Verne et Wells. Quelques uns de ses dessins de presse s’inspire aussi de la veine humoristique de « la vie en l’an 2000 ». Ici, Zig et Puce se retrouvent projetés en l’an 2000 suite à un voyage stratosphérique. La première partie (avant qu’ils ne deviennent millionnaires et partent sur Vénus) est justement consacrée à la découverte de ce siècle nouveau et plein de surprises. En ce qui concerne l’imagerie de la ville future, on reconnaît facilement l’inspiration, directe ou indirecte, de Robida et des motifs de l’époque : il sacrifie donc aux fameux trottoirs roulants, à la locomotion aérienne la plus fantaisiste (ballons individuels, voitures volantes, transatlantique aérien…). Du point de vue de l’architecture, et sans qu’il n’ait vraiment le temps de développer ce point, l’image marquante est toujours celle des gratte-ciel, stylisés comme sur l’affiche de Metropolis. Saint-Ogan imagine également une île artificielle flottante au milieu de l’Atlantique dont je ne saurais retrouver la source d’inspiration.

Saint-Ogan imagine une île artificielle flottante pour Zig et Puce au XXIe siècle


Plus anecdotique est l’exemple de Félix le chat. Félix est d’abord un personnage du dessin animé américain, créé en 1919, puis est diffusé sous forme de comic strip à partir de 1923. L’univers de Félix est un monde de fantaisie (bien plus que dans Mickey, par exemple), et la science-fiction y trouve sa place (il va par exemple sur Mars en 1928). En France, il est connu par des albums publiés pour les enfants par Hachette dans les années 1930 (et avant cela diffusé sporadiquement dans la presse quotidienne). Les comic strips sont retravaillés puisqu’ont fait passer le dialogue des bulles à des textes sous l’image, selon les conceptions de l’époque. Parmi ces albums, l’un d’eux (1933) s’intitule Félix en l’an 2000. Il reprend les principes de l’imagerie de la ville moderne, dans son gigantisme, mais sur un mode à la fois plus sombre et plus poétique, Félix devant affronter les dangers de la modernité. Impossible de savoir si la parution de cet album, simultanée au début de Zig et Puce au XXIe siècle, a pu inspirer à Saint-Ogan une nouvelle histoire. Après tout, au début de Zig et Puce au XXIe siècle, les deux héros s’ennuient et tentent désespérement de trouver une nouvelle aventure à vivre : peut-être est-ce là la traduction des propres questionnements de leur auteur, à la recherche de nouvelles idées !

Et les architectes ?

Un gigantesque immeuble-pont par Hugh Ferriss dans The Metropolis of Tomorrow (1929)


Les architectes de profession ne sont pas en reste pour imaginer des villes futures utopiques. L’utopie architecturale est un genre à part entière, fort répandu, au moins depuis le XVIe siècle : imaginer sur le papier des projets de villes idéales, parfois utopiques, souvent irréalisables dans la réalité pour des questions de budget ou de place. Ville utopique et ville future ne sont pas nécessairement équivalente, mais à l’époque qui nous intéresse, c’est bien la question de la modernité urbanistique qui fait réfléchir les architectes. A partir du début du XXe siècle, l’architecte urbaniste doit prendre acte de la croissance démesurée de la ville et de résoudre les problèmes nouvellement posés. Eux aussi se prennent à rêver de villes monumentales, inspirés par la croissance des villes américaines. Prenons par exemple Hugh Ferriss, dessinateur-architecte américain spécialisé dans les vues en perspective de gratte-ciel. Dans les années 1920, il participe à la conception des immeubles new-yorkais et réfléchit aux conséquences futures de cette « invasion ». Il regroupera les dessins réalisés à cette occasion en 1929 dans The Metropolis of Tomorrow. Il théorise également dans un autre livre, tout à fait sérieusement, l’idée de circulation aérienne par des rues en hauteur traversant les gratte-ciel. Son travail graphique inspire aussi bien des architectes que des artistes.

Maquette pour la Ville contemporaine de trois millions d'habitants imaginée par Le Corbusier en 1922.


L’une des données de la ville utopique moderne est la zonage par fonctions, chaque quartier ayant une fonction précise, et l’articulation des quartiers doit optimiser la circulation des habitants. Le Corbusier est un des partisans de cette théorie « rationnaliste » qu’il expose entre autres dans La Charte d’Athènes en 1943. L’architecte tentera de concrétiser sa vision de la ville moderne en participant à l’érection ex-nihilo de la métropole indienne de Chandigarh en 1950. Avant ces dates, il met en oeuvre sa conception de la ville utopique idéale dans le « Plan voisin » pour le centre de Paris en 1925, inspiré par un autre de ces plans de la ville utopique, la « ville contemporaine de trois millions d’habitants » (1922). Le Plan Voisin est un projet de refonte du centre de Paris selon les principes rationnels. Le Corbusier n’est finalement pas si éloigné des auteurs de fiction, car sa ville future est bien sûr composée de gratte-ciel et obéit à une géométrisation monumentale. Il intègre le principe de circulation superposée (sous-sol, chaussée, ponts suspendus). La folie urbanistique de Le Corbusier se retrouve dans le personnage d’Eugen Robick dans la La fièvre d’Urbicande de Schuiten et Peeters, que je chroniquais il y a peu. Mais il n’est pas encore temps d’évoquer Les Cités obscures…

Le point commun entre les villes du futur imaginées par les écrivains, les dessinateurs et les architectes est qu’elles traduisent une période où la ville est vue comme l’avenir de la vie humaine, là où toutes les innovations techniques et architecturales vont se concentrer. Le rythme effrené du progrès, qui semble ne jamais devoir s’arrêter, est traitée tantôt scientifiquement, tantôt sur le mode comique, tantôt sur le mode tragique. René Barjavel, dans Ravage en 1943, utilise ce même modèle de la ville future, mais dans un sens nettement plus pessimiste, car la catastrophe qui touche la planète conduit à l’anéantissement d’un futur dominé par l’utopie urbaine. Dès lors, le retour à la campagne apparaît comme inévitable et, en contrepied de l’exode rural de son époque, Barjavel se prend à rêver d’un « exode urbain » massif.

Quelques lectures pour en savoir plus :

Christophe Canto et Odile Faliu, Le futur antérieur, souvenirs de l’an 2000, Flammarion, 1993
Albert Robida, Le vingtième siècle, réédition par Tallandier en 2005
Alain Saint-Ogan, Zig et Puce au XXIe siècle, réédition par Glénat en 1997
L’intégrale de Félix le chat a été publié chez Horay (1979-1983) et Vents d’Ouest (1996). On y retrouve toutefois pas l’album dont il a été question dans cet article. Si possible, préférer les intégrales d’Horay, mieux documentées.
Site sur G.Ri (en anglais)
Site sur Albert Robida
La BnF a proposé cet été sur son site une bibliographie sur les utopies architecturales
Un blog consacré aux utopies architecturales, bien illustré et plutôt bien documenté