Archives pour la catégorie Oeuvres à lire en ligne

Tendances numériques (2) : bande dessinée et presse en ligne

De retour sur les terres de la création graphique numérique, je vais m’intéresser à quelques tendances de la bande dessinée numérique la plus contemporaine. Aujourd’hui je me penche sur la façon dont la presse en ligne a permis le développement d’une « bande dessinée de presse ». Il sera plus particulièrement question de deux titres de presse : la plateforme lemonde.fr et la revue Vents contraires.

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Tendances numériques (1) : l’expérimentation

De retour sur les terres de la création graphique numérique, je vais m’intéresser à quelques tendances de la bande dessinée numérique la plus contemporaine. Aujourd’hui, les expérimentateurs, dits aussi les « savants fous » de la bande dessinée numérique. Catégorie plutôt rare, et donc par-là même précieuse, elle a vu arriver récemment deux nouveaux représentants : Martin Guillaumie et Victor Hussenot. Ils ont comme particularité de travailler le dessin dans sa dimension « méta », de penser la forme et la matérialité de l’oeuvre, que ce soit par le numérique ou par le papier. Où comment s’adonner au plaisir de lecture d’une diversion toute intellectuelle…

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Cap vers l’expérimentation numérique !

J’ai pu écrire dans un billet précédent sur Professeur Cyclope que « le temps de l’expérimentation était terminé » pour la bande dessinée numérique. Je regrette déjà ces paroles qui avaient surtout pour but de souligner que la bande dessinée numérique devait être appropriée par des auteurs non-spécialistes dont les compétences narratives et graphiques surpassaient leurs compétences techniques. Loin de moins l’idée qu’il fallait arrêter d’expérimenter ! Pour le prouver, je vais justement m’intéresser dans ce billet à de récentes expérimentations numériques ayant eu lieu en 2014…

Avec les œuvres présentées ci-dessous, nous nous situons davantage dans une forme d’avant-garde technophile que dans la constitution d’une bande dessinée numérique standardisée et facilement diffusable et reproductible. En 2014 ont eu lieu trois expérimentations, dans des contextes différents, qui ont incités des auteurs, professionnels et non-professionnels, à créer des œuvres numériques. Il s’agit de l’atelier Pierre-Feuille-Ciseaux n°3 qui a eu lieu en 2011 mais dont les réalisations ont été rendues publiques en septembre 2014, le Hackhaton #Bd numérique (juin 2014), et le récent Concours Challenge Digital organisé dans le cadre du FIBD 2015. Quelles sont les œuvres qui en sont ressorties et qui témoignent de l’innovation narrativo-numérique de l’année passée ?

Pierre-Feuille-Ciseaux : atelier 2011

L’association Chifoumi organise régulièrement des résidences d’auteurs pour susciter des créations originales ou, comme ils le disent eux-mêmes, « stimuler la création collective en bande dessinée ». Ce sont les ateliers « Pierre-Feuille-Ciseaux », quatre à ce jour. Pour le troisième, en 2011, ils avaient fait appel à Anthony Rageul, théoricien et plasticien majeur du récit numérique d’avant-garde, dont la thèse est d’ailleurs, depuis peu, en ligne (courez-y !). L’occasion pour eux d’inviter leurs auteurs à se lancer dans des créations numériques, qui ont été mises en ligne en septembre 2014.

Le principe de cette résidence est celui de la contrainte : les auteurs se voient imposer une contrainte de création bien spécifique, cette fois en rapport avec les potentialités de l’outil numérique. On se situe bien dans une logique d’expérimentation pure qui n’a d’autre but que la création et l’invention, en-dehors de chemins pré-établis. Un exercice de style pleinement assumé qui donne lieu à des œuvres qui, pour ne pas être époustouflante, n’en sont pas moins étonnantes.

Quatre contraintes avaient été proposées :

  • un strip-un clic : réaliser un strip proposant une zone cliquable modifiant le strip
  • la toile infinie : interprétation du principe de la toile infinie de McCloud
  • fenêtres aléatoires : les cases sont transformés en fenêtres que le lecteur peut déplacer, supprimer, etc…
  • lanterne numérique : principe du Turbomédia

Si les contraintes 2 et 4 s’inspiraient directement de travaux antérieurs (ceux de Scott McCloud et Balak), les contraintes 1 et 3 étaient des exercices qui, pour ne pas être totalement inédits (on se souvient du superbe Duel à Pixville de Yassine sur @fluidz qui jouait déjà de la génération spontanées de fenêtres), étaient susceptibles d’inventer une nouvelle narration. Car bien sûr, derrière la contrainte technique, finalement peu présente, la véritable contrainte était de créer en fonction de modalités narratives bien spécifiques, le numérique n’étant que l’outil servant à imposer ces contraintes. C’est, à mon sens, une façon saine de concevoir le numérique, non dans sa complexité technique mais dans son rôle de renouvellement narratif.

 

Parmi les différentes créations, je dois dire que j’ai bien apprécié la chaîne alimentaire de Benoit Preteseille et Oriane Lassus qui utilise la contrainte de la toile infinie. On y suit le parcours d’un pélican, du ciel à la mer, et au-delà… Le lecteur est obligé d’ajuster la fenêtre de lecture au cheminement de l’animal par un système de double scrolling vertical/horizontal et cela participe bien évidemment de la lecture, en plus de nous interroger sur nos habitudes de lecteur ainsi que sur la temporalité de lecture, puisqu’une surprise attend celui qui s’aventurerait hors de la piste naturelle. La qualité de cette œuvre réside moins dans son contenu, qui relève surtout du gag ponctuel et aurait peu d’intérêt hors de l’exercice, que dans la fluidité trouvée par les deux auteurs pour nous la faire lire. Ils offrent une vraie proposition sur la gestion de l’espace dans l’univers de la « toile infinie », cette possibilité d’extension infinie de la lecture sur écran.

Dans les réalisations courantes de bande dessinée numérique, l’utilisation de la toile infinie est sans doute parmi les procédés les moins courants, à côté du Turbomédia ayant détrôné tout autre procédé depuis un ou deux ans. L’un de ses avatars, le scrolling, vertical ou horizontal, est parfois utilisé, mais ici les deux auteurs exploitent les deux dimensions, vers la droite et vers le bas, et sortent d’une lecture linéaire.

À noter que sur la page du bilan, les outils qui ont servis à faire les œuvres sont téléchargeables et réutilisables.

Hackhaton BD numérique : la BD au pays de la programmation

Par certains aspects, l’expérience du Hackhaton BD numérique qui a eu lieu en juin 2014 ressemble à la résidence PFC#3 : c’est l’idée que la réunion d’auteurs dans un espace et un temps clos va donner lieu à des créations collectives originales. Seulement, il me semble que là où PFC#3 mettait l’accent sur une certaine simplicité d’exécution, avec des œuvres au final simples et très lisibles, souvent en quelques cases, le but du Hackhaton a été au contraire de se colleter avec la technique.

Pour rappel, un Hackhaton est, initialement, un événement qui réunit des développeurs pour 48h de programmation informatique collaborative et de codage effrené dans une logique qui reproduit les principes de la conduite de projets, mais dans un temps très réduit. La plupart du temps, le hackhaton vise à se saisir d’un logiciel ou d’un format libre pour le triturer et démontrer son utilisabilité. Ici, c’était le format epub 3 qui était mis à l’honneur, un format peu utilisé dans la bande dessinée numérique qui lui préfère souvent le format flash ou simplement le html. La journée était organisée par Sequencity et le Labo de l’édition. On ne compte plus les partenaires : Hadopi, Livreshebdo, Mollat, la fonderie… Les réalisations ne sont pas directement visibles mais on peut avoir un aperçu de la journée sur ce tumblr. Elles réunissaient des développeurs et des auteurs de bande dessinée, d’où cette impression de l’irruption de la bd dans un univers d’informaticiens.

En l’état, il n’est pas évident de juger des réalisations, mais l’impression que j’en ai est, par rapport à PFC#3, par exemple, la recherche d’une certaine complexité, à la fois technique et dans les thèmes et contraintes choisies. L’idée des participants semble avant tout d’avoir cherché à créer des objets uniques, sans équivalents. On trouve par exemple Prophecy, un « comic trick » permettant de piéger un ami en lui faisant lire une bande dessinée dont il est le héros. Ou encore 7 jours pour survivre, sans doute le plus malin des projets, une bd temporalisée dont le contenu change en fonction de l’heure à laquelle on la lit. L’une des créations, par Claire Grimond, Hülya Guç, Jean-Sébastien Bordas et Sarah Pardon, Au-delà, (aussi appelée La suite) malheureusement seulement lisible à l’état d’ébauche http://au-dela.site50.net/, propose une idée que je trouve séduisante parce que son point de départ est narratif et non technique : des fantômes de Parisiens se promènent dans le métro. Le principe du scrolling horizontal fait défiler la rame pendant que nous faisons connaissance avec les voyageurs. Ce que je trouve intéressant ici, c’est qu’au-delà de la prousse technique, il y a la volonté de raconter une histoire et, en quelque sorte, de masquer la technique derrière une forme de lisibilité.

L’autre objectif de ce hackhaton était de promouvoir le format epub 3 dans la création de bandes dessinées, en partant du constat que la plupart des bandes dessinées numériques actuelles ne sont pas nomades et se lisent essentiellement sur des navigateurs web ou des applications. C’est donc aussi une expérience visant à faire prendre conscience aux développeurs des attentes potentielles d’une communauté créative.

Le Challenge Digital : la BD numérique à Angoulême

Dernier exemple en date, le Challenge Digital lancé dans le cadre de la section Jeunes Talents du FIBD 2015 en partenariat avec EspritBD, la plateforme d’hébergement de bandes dessinées numériques sponsorisée par la Caisse d’Epargne. Je passe ici rapidement sur ce constat qui m’attriste toujours un peu que la bande dessinée numérique à Angoulême soit cantonnée au Pavillon Jeunes Talents dont les efforts sont tout à fait utiles et louables, mais dont la position aussi contribue aussi à ne voir dans la création numérique qu’un champ pour les amateurs et les expérimentateurs. Bref.

Contrairement aux deux évènements précédemment commentés, le Challenge Digital a vu participer essentiellement des auteurs non-professionnels, qui est le public du Pavillon Jeunes Talents. Le niveau graphique des œuvres n’est donc pas toujours extraordinaire, mais il est toujours intéressant de constater comment de jeunes dessinateurs s’emparent de l’outil numérique.

Ce qu’on constate c’est que beaucoup en restent à l’exercice de style et qu’il semble que, dans le cadre de ce Challenge, le numérique ne vaut que s’il est visible, ce qui est toujours un peu dommage. J’ai aussi remarqué que le Turbomédia est un art difficile qui n’est pas toujours maîtrisé par ses utilisateurs. Ce qui pèche le plus souvent est le rythme, soit trop saccadé, donnant lieu à des créations trop longues où le clic devient fastidieux, soit trop impromptu, jouant trop sur des effets de surprise malvenus.

Mais pour revenir à des propos plus positifs, je dois dire aussi que certaines créations sont très stimulantes. Par exemple Night Shift de Pauline Lecerf qui fait appel à une musique en boucle et rappelle par moment Le portail que Thomas Mathieu avait publié dans Professeur Cyclope. Il s’agit d’un scrolling vertical qui nous plonge dans un univers curieux, en noir et blanc, au style un peu naïf, où les « interférences » se matérialisent en de curieuses vagues déformant l’image à la façon d’essaim d’insectes. C’est très élégant dans le style, très frais dans l’histoire qui ne paie pas de mine, et surtout, c’est une des rares fois où j’ai lu une bande dessinée numérique qui pose vraiment une ambiance, entre la musique, le dessin souple, l’impression constante de descente imposée par le scrolling et la progression bien gérée vers un psychédélisme qui parvient à se passer de couleurs et joue sur les nuances de gris et le mouvement sous-jacent. Tout concorde pour une bonne expérience de lecture.

Parmi les autres réalisations marquantes, on peut noter Invisible de Javi de Castro qui reprend en partie l’idée des fantômes du métro dans un faux diaporama à travers une rame et ses habitants, A WTF story d’Emrad qui utilise le principe de la toile infinie pour une bande dessinée à choix multiples, à la façon de McCloud et de Shiga mais dans un style bien différent ou encore Cactus Boy de Tandapants qui présente l’avantage de n’insérer des animations que ponctuellement, pour servir une histoire amusante et au dessin agréable.

Un petit bilan ?

Voilà pour les trois évènements les plus marquants de cette année 2014 en matière d’expérimentation. Ils m’inspirent quelques réflexions…

La première est que la grammaire visuelle numérique s’est étoffée même si certaines tendances dominent : le Turbomédia a conquis une place de choix, et le scrolling a toujours un bon succès. La toile infinie, l’utilisation de sons et de vidéos, l’interactivité, sont moins présentes. Mais quand même, on est loin des scans de planches faites à la main qui dominaient il y a une dizaine d’années la publication en ligne. Et cela y compris chez des auteurs amateurs qui font l’effort, pour la plupart, de s’interroger sur les spécificités de la diffusion numérique. Ces trois évènements prouvent qu’en dix ans, le langage de la bande dessinée numérique a essaimé et ses procédés ne sont plus seulement de l’ordre de l’exceptionnel et permettent vraiment de concevoir d’autres façons de raconter des histoires, pour reprendre un credo de Julien Falgas.

La seconde observation est la question de la technique. Elle est posée en particulier par le hackhaton, mais aussi indirectement par les deux auters évènements : quelle place donner aux questionnements purement techniques qui interviennent dans la réalisation d’une bande dessinée numérique ? Faut-il se concentrer sur des standards (epub 3, flash…), faut-il créer des outils spécifiques ? comment doit se passer le dialogue entre informaticiens et créateurs pour que la création suivent les évolutions de la technique et des usages ? Ce sont là de vraies questions, jamais vraiment résolues au vu des réalisations ci-dessus.

Une troisième observation est la formation d’un pool de « spécialistes » de la bande dessinée numérique, invités des différents évènements. Là où, il y a deux ou trois ans, peu nombreux étaient les créateurs pouvant parler en détail de la création numérique, ils semblent à présent légèrement plus nombreux. Ainsi, on retrouve dans ces différents événements, dans les jurys ou à la coordination, quelques têtes connues : Anthony Rageul, Olivier Jouvray, Fabien Velhmann, Joël « Klaim » Lamotte… Il est intéressant de voir s’étendre la communauté.

La dernière réflexion est que l’expérimentation numérique souffre toujours de la tension entre une tendance à se montrer et montrer ses effets, en cherchant des concepts originaux, des pitchs attractifs, et la volonté toute simple de raconter une histoire. On expérimente finalement plus sur la technique que sur la narration. C’est ce que je trouve de plus frappants dans certaines réalisations qui semblent chercher avant tout la prouesse, et les œuvres que j’ai mises en avant sot justement celles où ce qui compte avant tout est l’histoire racontée, les sentiments transmis au lecteur, plus que la volonté de l’épater. Ce qui n’empêche l’expérimentation pure d’avoir son importance : elle permet d’inventer de nouvelles techniques et a aussi son utilité… Le tout est de garder un équilibre utile entre le plaisir créatif de l’auteur et le plaisir du lecteur !

On trouve par exemple sur la plateforme EspritBD une production de Thomas Mathieu intitulée Mais oui, mais oui. Si on la décortique sur le plan de la narration, elle est complexe : on est face à une histoire à choix multiples qui se présente d’abord comme un jeu vidéo (on doit choisir un personnage au départ, ce qui revient à choisir une focalisation) et mêle ensuite un type de lecture proche du Turbomédia. Chaque personnage permet de découvrir les multiples pans de l’intrigue. Mais cette complexité est masquée pour le lecteur grâce à l’univers très fort de Thomas Mathieu (qui décidément assure dans ses réalisations numériques!), peuplé de zombies et inspiré par les films de série B qui allège le propos. C’est pour moi un bon exemple, simple mais efficace, de ce que permet maintenant la grammaire de la bande dessinée numérique.

Bouquet de bandes dessinées en ligne (2)

Depuis mon dernier article où je proposais à mon lectorat curieux et insatiable quelques trésors glanés ça et là sur la toile, le paysage de la bande dessinée numérique a quelque peu changé. Souvenez-vous, c’était il y a presque un an, en mars 2010. Izneo n’était pas encore arrivé avec ses gros sabots et ses bandes dessinées au kilo, la bédénovela Les autres gens venait tout juste de démarrer et Manolosanctis passait encore pour un petit éditeur.
L’idée d’un petit guide sélectif, tout subjectif soit-il, est on ne peut plus nécessaire dans le foisonnement actuel, certes encore bien maigre face au marché papier. Je vous propose donc un parcours à travers trois sites proposant des webcomics en lecture gratuite, à vous d’y trouver ce que vous cherchez. Et j’en profiterai pour signaler les quelques changements chez certains acteurs du domaine.

Les pionniers de Webcomics.fr toujours en lice (http://www.webcomics.fr/)
Le site Webcomics existe depuis 2007 (ce qui est déjà vieux à l’échelle de la bande dessinée numérique !), mais trouve ses origines dès 2002 avec Abdel-INN, un projet d’annuaires de bandes dessinées numériques lancé par Julien Falgas, qui sera donc à l’origine de Webcomics.fr, rejoint ensuite par Julien Portalier, Marc Lataste et Pierre Matterne. Il s’agit d’un portail d’hébergement de webcomics qui mise sur l’auto-édition. Pas de ligne éditoriale, donc, mais plutôt une liberté donné aux auteurs, aussi amateurs soit-il, puisque n’importe qui est libre d’y publier son travail, dès lors protégé par une licence Creative Commons. Le site sert souvent de plate-forme publique pour diffuser plus largement des webcomics à la diffusion confidentielle, sur blogs et autres supports privés. Il s’est affirmé, à l’instar de GrandPapier, du portail Lapin ou de 30joursdebd, comme l’une des plate-formes d’hébergement les plus dynamiques, incluant un forum et un système de commentaires.
Depuis sa création, quelques changements sont intervenus. Un partenariat a été mis en place avec TheBookEdition pour permettre aux auteurs du site d’auto-éditer, sur une collection dédiée, leur album papier (TheBookEdition étant un organisme d’auto-édition à la demande se chargeant de l’impression, de la vente en ligne et de la gestion des droits d’auteur). De plus, une refonte du site est prévue pour les mois à venir (une opération que je tâcherais de suivre avec attention !) pour lui ajouter des évolutions techniques. Un appel aux dons a été lancé il y a peu pour faciliter cette opération et permettre au site de continuer à aider la création en ligne.
Modèle économique du don, gratuité d’accès, liberté de diffusion, encouragement à l’auto-édition, Webcomics.fr se situe bien loin d’un modèle de diffusion standard et applique à la bande dessinée numérique certain codes éthiques et économiques de l’esprit du logiciel libre qui se développe au moins depuis la fin des années 1990. Système basé sur la libre circulation des idées, l’affranchissement partiel de la loi du marché et une interprétation très souple du droit d’auteur comme contrat de confiance entre le créateur et l’utilisateur, l’idéal du « libre » se distingue nettement des modes traditionnels de consommation de la culture. Webcomics.fr vient reconnaître et favoriser l’existence d’une pratique amateure de bande dessinée en ligne par un outil de publication simple à utiliser, parfois comme un premier pas vers une pratique professionnelle. Il ne se situe pas contre la pratique professionnelle ou l’édition papier, mais « à côté ».

Venons-en au vif du sujet : les bandes dessinées. Une petite sélection personnelle que je soumets à votre temps libre :
– Wayne, créateur très actif de bande dessinée numérique humoristique (ayant publié un album aux Editions Lapin), est l’auteur du strip Cadavre et cadavre. Un dialogue fort drôle entre deux macchabés frères jumeaux, qui fait suite à un autre strip du même auteur, Foetus et foetus. On ne dira jamais assez combien la bande dessinée numérique a encouragé le format du strip régulier. Pour lire encore plus de récits par Wayne, un détour par son blog, « Bière, BD et maladies mentales » est la meilleure des idées.
– Eusèbe est un auteur au trait virtuose, coutumier d’un réalisme du détail et amateur, parfois, d’un registre animalier hyperréaliste qui peut rappeler Blacksad ou De cape et de crocs. Outre la mise en ligne d’extraits de certains de ses albums papier, comme La Rose et l’Aigle, avec Bruno Césard au scénario, on s’arrêtera avec plaisir sur Hot Dog, un récit complet scénarisé par Frédéric Mercier dans un univers d’anticipation où des animaux doués d’intelligences traquent le « dernier homme ».
– Gedaye n’a publié qu’un seul webcomic sur le site, Company Victory, mais celui-ci détonne tant par son style que par son rythme narratif rapide et efficace. Un récit de guerre froide totale, élégamment violent et suffisamment original ; encore en cours de parution.
– Le prolixe Monsieur To, habitué de Webcomics.fr, mais aussi de Manolosanctis (voire plus bas) est l’auteur, entre autre chose, d’Etat des lieux, qui s’inscrit dans la tendance forte de l’autofiction de la dernière décennie, avec plus de nuances et de recherches que d’autres productions identiques que l’on trouve sur Internet (ou ailleurs), et un trait des plus élégants.
Le paradoxe de Fermi de Jean-Baptiste Crocodile vaut surtout par sa technique étonnante : l’auteur utilise un logiciel d’animation en images de synthèse qui lui autorise un hypperéalisme photographique vraiment surprenant, proche de l’esthétique des jeux vidéos. Proche aussi par son thème de certains jeux vidéos de ces dernières années, puisqu’il s’agit d’un récit post-apocalyptique qui réunit quatre femmes (à la plastique inévitablement avantageuse) luttant contre « une théocratie obscurantiste ». Ce n’est pas dénué de clichés et de retournements téléphonés, mais les fans du genre ne manqueront pas. Là aussi, un récit complet.

Agora, le nouveau projet de Manolosanctis

Ce qui passait, il y a un an, pour une petite maison d’édition en ligne à tendance communautaire est en train de prendre une ampleur nouvelle. Mon interprétation personnelle est que Manolosanctis s’écarte progressivement de la voie amateure jusque là largement majoritaire dans la création en ligne pour se donner une image résolument professionnelle et une solidité commerciale. Les albums papier se multiplient, et par conséquent la présence en librairie. Les éditeurs de Manolosanctis ont parfaitement compris la logique marketing qu’il y a à ne jamais cesser de faire des « coups » commerciaux pour entretenir la publicité et accroître sa visibilité. D’où, récemment, la mise en ligne d’une bande dessinée d’après le film True grit des frères Coen, avant même la sortie de ce dernier (et « en association avec Paramount », s’il vous plait) qui est déjà annoncé partout comme un succès en salles. Bon, l’essentiel est qu’on trouve encore sur Manolosanctis d’excellentes bandes dessinées et qu’elle continue de faire découvrir des auteurs de qualité, comme Thomas Gilbert qui en est au second volume de sa série Oklahoma Boy, ou encore Renart, autre habitué du site.
Le dernier grand projet de création lancé par Manolosanctis est Agora. Les éditeurs réitèrent ici le principe des « concours » avec parrainage qu’ils ont déjà expérimentés à deux reprises : à l’hiver 2009 avec Phantasmes, parrainés par Pénélope Jolicoeur et durant l’année 2010 avec 13m28, parrainé par Raphaël B. Signe des temps, ce n’est plus un blogueur bd qui prend le relais pour le troisième concours mais Thomas Cadène, créateur et scénariste de la bédénovela numérique Les autres gens. (Au passage, pour ceux qui ne le sauraient pas : Les autres gens a cédé à l’appel du papier et publie un recueil des premiers épisodes chez Dupuis prochainement.) Paradoxalement, cela signifie que Thomas Cadène a réussi son pari de rendre viable et intéressant financièrement un projet entièrement numérique payant. Bref.
Je rappelle ici le principe du concours Agora, qui est le même que pour 13m28. Thomas Cadène a dessiné seize pages d’une histoire alléchante où il exploite son goût pour le croisement du fantastique et du quotidien. Dans un futur proche, la planète Terre est recouverte à un cinquième de sa surface par une étrange et informe masse rouge qui semble vivante. Elle provoque chez les populations des paniques et change définitivement, quoiqu’imperceptiblement, la vie des êtres humains. 16 pages de Thomas Cadène, dont on connaît l’art d’invention de profils psychologiques de personnages variés, fixent les lignes principales d’une intrigue dont les auteurs de Manolosanctis et autres participants sont invités à s’emparer. La caractéristique de Manolosanctis est d’être un éditeur « communautaire », c’est-à-dire qui utilise les forces vives d’une communauté d’internautes, du dessinateur au lecteur en passant par le scénariste (tant au niveau de la création qu’au niveau de la ligne éditoriale). Le tout étant sous-tendu par un système de forum, d’activation des réseaux sociaux, et de commentaires. Plusieurs épisodes se sont donc mis à naître spontanément à partir de l’intrigue principale de Thomas Cadène, pour l’essentiel par des auteurs débutants. Il n’y a pas de règles fixes tant qu’un rapport est établi avec l’épisode-mère : les épisodes-filles peuvent se dérouler après ou avant, emprunter les personnages existant ou en inventer des nouveaux, et bien sûr, aucune contrainte stylistique n’existe véritablement. D’autre part, les auteurs sont encouragés à faire correspondre leurs épisodes (s’emprunter des personnages, des situations, etc.) pour obtenir, au final, une trame cohérente et un album prévu pour septembre 2011. La proposition de Thomas Cadène appelle toute sorte de scénarios, du contemplatif au plus aventuresque, voire à l’humoristique. Déjà, 13m28, qui utilisait les mêmes principes, avait démontré la variété des idées qui pouvait naître de ce type de projet collaboratif. Les projets individuels d’épisodes sont mis en ligne au fur et à mesure de leur réalisation et le lecteur a parfois accès à de délicieux étapes de croquis préparatoires, ainsi qu’aux discussions sur le scénario via le forum, par exemple.
Pour lire les épisodes du projet Agora : http://www.manolosanctis.com/contests/vivre-dessous
L’intérêt esthétique de ce concours est d’exploiter le potentiel créatif d’une communauté web dans son ensemble, afin d’exploser les possibilités scénaristiques et narratives de la bande dessinée. On en revient à la définition de « toile infinie » qui caractérise la bande dessinée numérique selon Scott McCloud. Internet démultiplierait les possibilités de la bande dessinée. Pas forcément individuellemment : la plupart des épisodes sont bons, mais sans trop d’originalités, mais plutôt sur la longueur. Agora concrétise et amplifie des principes scénaristiques jouant sur la gestion parallèles d’intrigues variées au sein d’une « série » aux ramifications potentiellement infinies, principes mis en oeuvre par exemple dans la série Donjon et ses multiples époques, ses multiples intrigues, ses multiples personnages. Internet devient alors une caisse de résonance très efficace. Le concours Agora, lancé lors du festival d’Angoulême, prend fin à la fin du mois de mars.

8comix, ou le plaisir du feuilleton

L’un des effets les plus généralisés de l’émergence du numérique sur la lecture de bande dessinée a été le grand retour d’un plaisir feuilletonnesque que la perte de vitesse des périodiques de bande dessinée avait quelque peu fait oublier dans les décennies précédentes. Je ne vais pas revenir là-dessus dans le détail, mais les années 1990 avaient été caractérisées par un net retournement de situation éditoriale, où le support de base pour lire de la bande dessinée n’était plus la revue mais l’album, et que, corrolairement, le rythme de lecture dominant n’étant plus la périodicité (avec ses suspens et ses aventures à suivre) mais le récit complet.
Que le numérique ait permis le retour de la lecture feuilletonnesque en bande dessinée est une évidence : tant les dessinateurs de webcomics que ceux de blogs bd ne livrent pas à leurs lecteurs un produit fini et entier, mais des épisodes à suivre, parfois sur le fil de l’improvisation, recréant ce lien particulier du « rendez-vous » de lecture qui avait fait le succès des périodiques de bande dessinée dès les années 1930. Déjà, début 2010, le projet de Thomas Cadène Les autres gens avait repris cette idée que la diffusion de contenus sur Internet fonctionnant selon le principe de la mise à jour (favorisé, entre autre, par la généralisation des flux RSS qui informent l’internaute des parutions au fur et à mesure), l’une des richesses que le numérique pouvait apporter à la bande dessinée était ce fameux retour à une pratique de lecture quelque peu oublié et qui avait pourtant fleuri dans les années 1950-1970 en France et dominait la narration des séries télé : l’épisode quotidien. 8comix se base sur une idée semblable. Contrairement à beaucoup d’expériences de lecture numérique, la proximité avec le papier a été nettement privilégiée par l’utilisation d’un format « blog » : une succession verticale de planches/épisodes sans logiciel de lecture case par case, sans clics de la part du lecteur comme on trouve chez Manolosanctis sus-cité, ou encore Les autres gens.
8comix est avant tout un projet d’auteurs professionnels « papier ». Il s’agit au départ de l’initiative de 8 auteurs (rejoint depuis par trois autres) ayant créé fin janvier une plate-forme de diffusion en ligne gratuitement accessible. Chacun des auteurs l’utilise comme bon lui semble. Certains s’en serve comme d’une plate-forme de pré ou post-publication pour des albums prévus pour le papier, déjà sortis ou encore à sortir. D’autres y menent des expériences de créations inédites.
– C’est le cas de Efix qui profite de 8comix pour livrer une histoire plus personnelle que ses albums papier puisqu’il se lance dans une auto-psychanalyse délirante intitulée Anarchie dans la colle. Si le propos reste relativement classique, parfois un peu trop décousu, on sent bien que le numérique a libéré l’auteur du format de la page et lui a permis de faire exploser quelques codes : enchaînements rapides et très libres, ajouts de photographies, mélange de dessin et de texte typographié… Reste à voir les méandres que va prendre ce récit personnel.
– C’est le cas aussi d’Alfred et Cyril Pedrosa qui travaillent sur un strip hebdomadaire, José, l’histoire d’un petit extraterrestre complétement débile qui a pour mission de diffuser l’amour sur Terre.
– Et donc je vous parlais d’auteurs qui utilisent 8comix pour pré ou post-publier leurs albums papier. Si j’étais d’abord sceptique face à cette idée, je l’ai testée avec L’île au cent milles morts de Fabien Vehlmann, dessiné par Jason (sorti ce mois-ci chez Glénat). Le résultat est tout à fait probant, en réalité. Outre l’argument financier (l’accès gratuit et illimité sur le site), lire cet album en ligne permet de revenir à ce plaisir feuilletonnesque que j’évoquais au début. C’est un nouvel épisode de six pages qui est publié chaque semaine, et le « rendez-vous » fonctionne.bien. Il faut dire qu l’histoire de Vehlmann s’y prête bien. Il nous propose une sorte de remake onirique de L’île au trésor de Stevenson : une jeune fille, Gweny, trouve un jour une bouteille contenant la carte menant à un trésor. Or, il s’agit de la même carte que son père a suivi il y a cinq ans ; il n’est jamais revenu. Gweny décide de faire appel à une bande de pirates pour atteindre l’île. Le scénario est plein de surprises, car on découvre bien vite que cette bouteille à la mer n’est qu’un piège fomenté par une étrange confrérie. Le feuilleton, évidemment, se nourrit très bien de l’aventure façon récit de pirate. Et le style de Jason, posé et méditatif, s’avère finalement être un très bon moteur à suspens, tout en amplifiant les côtés surréalistes du scénario.
– Dernière bonne pioche dans 8comix : Babel de Gess. Une histoire de tueur à gages de la Belle Epoque siècle avec une esthétique de gravure à l’ancienne et une belle densité littéraire. La publication n’est que bimensuelle, mais toutes les semaines est publié un « intermède » amusant aux allures de faits divers fantastique, ou de légende gothique, dans l’esprit de la série. Une façon de ne pas perdre le contact avec le lecteur, et de s’évader un peu hors de l’intrigue principale.
On suivra le blog d’8comix pour rester informé des nouveautés (http://blog.8comix.fr/). 8comix essaye ainsi, par la diffusion en ligne, de créer des rapports de lecture différents. On est plus ici dans une réflexion sur le potentiel de diffusion ouvert par Internet pour la bande dessinée que sur son potentiel de création. Mais, déjà, les mentalités changent, les idées progressent, les expériences se multiplient, et le numérique trouve sa place face, ou en complémentarité avec le papier.

Initiatives d’auteurs dans la bande dessinée numérique

Chers et fidèles lecteurs, bonne année à tous (et la santé, c’est important, la santé).

Pour commencer l’année 2011 avec retard, mais non sans éclat, un article sur les derniers soubresauts de la bande dessinée numérique. Une manière d’observatoire personnel qui fait suite à plusieurs autres articles sur le même sujet l’année passée : (Auto-)initiation à la bande dessinée numérique en janvier ; Notes pour une histoire de la bande dessinée numérique en février ; Bouquet de bande dessinée en ligne en mars ; Projets d’éditeurs dans la bande dessinée en ligne en mai ; Etat des lieux de l’édition numérique en novembre . (heureusement pour vous, il n’est pas nécessaire d’avoir lu tous ces longs et fastidieux articles avant d’attaquer celui-ci ! Mais malgré cela, je vais honteusement me servir de ce premier article de l’année pour vous suggérer de relire d’anciens articles de 2010.).

L’année 2010 était annoncée, il y a tout juste un an, comme celle du boum de la bande dessinée numérique. Le pari a en partie réussi. Mais au lieu de simplement constater le décollage d’un marché (que d’autres ont mieux analysé que moi), il me semble bien plus intéressant d’en étudier les marges : en d’autres termes, les phénomènes nouveaux qui font que l’apparition de la bande dessinée numérique est susceptible de modifier les rapports de force de l’édition de bande dessinée dans son ensemble.
L’importance prise par les initiatives d’auteur est peut-être l’un des faits les plus marquants en ce qu’il repose la question du rôle de l’éditeur ; non pas pour prétendre que l’éditeur est inutile, mais pour affirmer que le passage au numérique est propre à bouleverser les rapports auteur/éditeur, et que le métier d’éditeur est amené à changer, à s’interroger, à se trouver une place dans un univers de réseaux où l’auteur peut toucher directement son lectorat, ou contourner l’éditeur en passant par des structures moins denses comme des plates-formes de diffusion.

Les droits d’exploitation numérique, éternelle pomme de discorde ?

L’idée de cet article commence hors du seul domaine de la bande dessinée, puisqu’il vient de la littérature. Rien de plus normal : la bande dessinée s’intègre à l’économie plus générale du livre et les problèmes que rencontrent les auteurs de bande dessinée sont sensiblement les mêmes que ceux posés aux écrivains de la littérature non-graphique. Or, le 2 décembre (quand nous étions encore en 2010), cinq écrivains publient dans Le Monde une lettre ouverte aux éditeurs qui, non sans humour, met dans la balance la relation auteur/éditeur. Preuve en abyme de la puissance d’Internet, je prends connaissance de cette tribune par un article de l’excellent blog de Julien Falgas, Marre de la TV, qui lui-même renvoie au non moins excellent blog La feuille du Monde.fr (on se rapproche de la source initiale !) qui met en lien la lettre en question telle que publiée sur LeMonde.fr. Revenant dessus plus d’un mois après, j’ai suivi les suites de l’affaire en feuilletant virtuellement les pages du site Actualitté qui, plus récemment, publie, outre une tribune d’une éditrice qui souligne l’existence de petits éditeurs numériques qui construisent, de leur côté et en silence, des solutions (j’y reviendrais), un article présentant les débats qui se tiennent actuellement à l’Assemblée Nationale pour modifier la législation sur les contrats d’édition (il est question ici du Code de la propriété intellectuelle). Ce parcours rapide à la recherche de l’information, qui est le mien et que je vous relate, suffit peut-être à démontrer comment Internet en tant que réseau (et je fais de ce blog un nouveau maillon de la chaîne) donne à une simple lettre ouverte, publiée originellement dans la presse papier, une ampleur impressionnante, et donne de ce fait aux réclamations des auteurs une portée qu’elles n’auraient pas eu autrement.

Reprenons depuis le début de mon périple informationnel. Il y a donc cette lettre ouverte qui exprime les inquiétudes des auteurs (qui produisent des oeuvres) face à l’attitude des éditeurs (qui mettent en forme ces oeuvres pour les rendre accessibles au lecteur) ; non dans une logique d’affrontement, mais au contraire dans une logique d’alliance (les éditeurs devraient discuter avec les auteurs au lieu de préparer dans leur coin leur passage au numérique, au risque de perdre la confiance de leurs auteurs). Nous sommes début décembre. A la fin du mois, la question a atteint les bancs de l’Assemblée, comme l’explique Actualitté.
Par la bouche du député socialiste Albert Falcon, le Syndicat national des auteurs-compositeurs demande explicitement : « une mise à jour indispensable de la loi afin de redéfinir le rôle et la fonction de l’éditeur » (sous-entendu : face à l’arrivée d’un nouveau marché numérique sur lequel il est impossible de plaquer sans les modifier les principes du marché papier). Que les auteurs en appellent à l’Etat, qu’ils soient entendus à l’Assemblée, montre que l’arrivée de l’économie numérique a tendu la situation auteur/éditeur à un point tel que les changements ne peuvent plus intervenir qu’au niveau législatif, au plus haut échelon de l’organisation de la société. L’adoption de la loi Hadopi 2 en 2009 et les nombreux débats qui l’ont entourée avait déjà autorisé le même type de conclusions : Internet et le numérique viennent reposer et redéfinir la propriété intellectuelle et les droits d’auteur et d’exploitation, interrogeant des règles établies, pour certaines, depuis plusieurs siècles. Précisons par exemple que la loi DADVSI, adoptée en 2006, a déjà modifié le Code du Patrimoine pour intégrer les oeuvres numériques et les soumettre, entre autre chose, au dépôt légal (elles intégrent ainsi le patrimoine commun de la nation). Les évolutions induites par les lois DADVSI et Hadopi 2 répondaient encore à un ajustement de missions traditionnelles de l’Etat, remontant au moins au XVIIIe siècle : gestion du patrimoine culturel de la nation et protection des droits d’auteur. Dans le cas qui nous occupe, les auteurs souhaiteraient que l’Etat intervienne dans les règles qui organisent les contrats d’édition (la dernière loi importante en la matière date de 1957). Il n’est pas forcément évident que la loi ait à intervenir dans les rapports auteurs/éditeurs ; c’est du moins ce qu’a répondu le législateur qui, toujours selon Actualitté, estime que c’est d’abord aux pratiques contractuelles d’évoluer en appliquant les règles immuables du Code de la propriété intellectuelle. Aucune loi n’est donc prévu (alors même que l’Etat est déjà intervenu dans l’économique numérique de l’écrit, notamment par la loi sur le prix unique du livre numérique). Que ce soit avec ou sans l’arbitrage de l’Etat, auteurs et éditeurs vont devoir s’entendre.

Et la bande dessinée ? C’était dès le printemps 2010 que le Groupement des auteurs de bande dessinée s’était inquiété de l’évolution des droits d’exploitation numérique (ce que je présentais dans un article de mars 2010). Car c’est bien là que se trouve l’enjeu : dans ces « droits d’exploitation numériques », c’est-à-dire la manière dont est gérée commercialement, la diffusion en ligne d’albums numérisés. Des questions concrètes et nouvelles sont apparues. Quel pourcentage du prix de vente revient à l’auteur dans le cas d’une édition numérique ? Les droits d’exploitation appartiennent-ils à l’éditeur ou à l’auteur ? Concrètement, le GABD affiche principalement deux revendications : reconsidérer la répartition des recettes dans le mesure où, par l’édition numérique, l’éditeur se passe ou gère en interne une grande partie des charges (impression, diffusion) ; limiter dans le temps la cession des droits numériques pour que l’auteur puisse, au bout de cinq ou dix ans, gérer lui-même la diffusion de son album en ligne. Pour l’instant, les éditeurs refusent de céder du terrain et les auteurs dénoncent des contrats d’édition où ont leur impose une cession des droits numériques sur une très longue durée, ou un pourcentage encore plus faible que dans l’édition papier. Il va de soi que ces enjeux sont facilement transposables à l’édition traditionnelle.

Les auteurs s’engouffrent doucement dans la création originale en ligne
Il est apparu au terme de l’année 2010 que la question des droits numériques a permis de fédérer une profession qui avait la réputation d’être individualiste et peu encline à se regrouper dans des structures syndicales. Pour mémoire, et parce que le sujet m’intéresse, je préciserais que la première organisation d’un syndicat d’auteur de bande dessinée (le Syndicat des Dessinateurs de Journaux pour Enfants en 1946) avait été là aussi motivé par la perception d’une menace : la stabilité de la profession était mise à mal par l’arrivée massive de bandes dessinées étrangères. C’est bien sûr face au danger que l’on rassemble. Le GABD n’a pas été créé (en 2007) pour résoudre spécifiquement le problème des droits numériques mais la question, une fois soulevée il y a maintenant deux ans, a permis de lui donner un combat précis et nécessaire, avec derrière l’idée de développer de nouvelles relations auteurs/éditeurs. Soyons toutefois exacts : rien n’indique que l’ensemble des dessinateurs de bande dessinée soutienne le GABD et ses revendications. Et il existe une autre association professionnelle d’auteurs, l’ADBD (associative et non syndicale). Mais, à ma connaissance, aucune voix discordante ne s’est fait entendre sur le sujet des droits numériques.
Et puis le GABD provoque chez ses membres des initiatives intéressantes, justement comme une manière de réponse au refus des éditeurs de trouver un arrangement. Les contrats numériques proposés par les éditeurs sont actuellement insatisfaisants : quel meilleur moyen, pour les contourner, de créer leur propre plate-forme de diffusion directe auprès des lecteurs ? Après tout, avec Iznéo, les éditeurs ont eux aussi tenté d’éviter l’intermédiaire des diffuseurs. A l’origine se trouve Fabien Vehlmann, membre fondateur du GABD et rédacteur sur son blog, il y a quelques mois, d’un billet alarmant sur la précarisation des dessinateurs de BD. Il prend soit de préciser, lorsque la question lui est posée, que 8comix, la plate-forme de diffusion qui sera lancée le 17 janvier 2011, est une initiative indépendante du syndicat, même si l’on remarque assez vite que parmi les huit fondateurs du site se trouvent trois des fondateurs du GABD : Fabien Vehlmann lui-même, Cyril Pedrosa et David Chauvel. Vehlmann précise également que tous les membres du syndicat n’approuvent pas entièrement l’idée en raison de la gratuité. (son blog : http://vehlmann.blogspot.com/). Car l’idée de 8comix est la suivante : mettre en ligne des récits inédits consultables gratuitement. Elle n’est fondamentalement pas innovante : cela fait bien longtemps que les internautes peuvent lire gratuitement de la bande dessinée en ligne. Le changement vient de l’appropriation d’Internet comme espace de publication à long terme par des dessinateurs professionnels : la plupart des dessinateurs de bandes dessinées numériques gratuites étant plutôt des amateurs ou des dessinateurs débutants (exception faite de Lewis Trondheim et des Autres gens). Pour Vehlmann, 8comix pourra servir à faire découvrir un utilisé pour la prépublication ou la publication simultanée d’un album papier. Le choix appartient à chaque auteur qui participe à l’aventure : Vehlmann a choisi pour L’île aux milles morts la publication simultanée, en accord avec son éditeur Glénat : « En ce qui me concerne, j’ai ainsi signé un contrat « classique » avec Franck Marguin, chez Glénat, qui a de son côté accepté le principe d’une mise en ligne gratuite et permanente de l’album sur 8comix. Nous nous sommes simplement mis d’accord pour que la mise en ligne se fasse par épisode, et que l’album « papier » sorte presque au début de cette web-publication, et non après. ». Deux spécificités courantes de l’édition numérique sont ici employées en complémentarité de l’album papier pour offrir une autre expérience de lecture : la publication par épisodes et la gratuité.
On devine derrière le pari que fait 8comix avec la gratuité : c’est espérer que la consultation en ligne grauite (et légale) ait un impact sur la vente des albums des auteurs concernés. Tel que Vehlmann présente son projet, il ne s’agit pas à proprement parler de concurrencer les éditeurs mais plutôt d’offrir un espace de diffusion complémentaire, peut-être aussi plus libre, pour les auteurs : ils pourront y développer des projets personnels de BD numérique. Et même si le syndicat n’est pas directement à l’origine de 8comix, on devine aussi que les débats soulevés en son sein, et la résistance des auteurs face aux éditeurs ont encouragé sa naissance.

Alors bien sûr, mes plus fidèles lecteurs penseront de suite à une autre initiative d’auteur qui, elle, contourne franchement l’éditeur : la bédénovela Les autres gens. Au contraire de 8comix qui va se mettre en place au cours du mois de janvier, le projet Les autres gens lancé au printemps 2010 est payant, par un système d’abonnement. Résumé pour ceux qui ne seraient pas au courant (et n’auraient pas lu mes deux articles précédents sur le sujet : Les autres gens et le retour du feuilleton et Bilan de lecture) : Les autres gens est un feuilleton-BD paraissant au rythme d’un épisode par jour, chaque épisode étant dessiné par un dessinateur différent (ils sont à présent une quarantaine à tourner, certains plus présents que d’autres), mais toujours scénarisé par l’infatigable Thomas Cadène. Où en sont-ils, justement ?
Je passe rapidement sur mes impressions personnelles : après un été très intéressant (histoires parallèles, semaine spéciale pour un dessinateur, climax de l’intrigue…), la rentrée automnale m’avait paru un peu morne, les intrigues nouées au départ n’en finissant pas de se dénouer. Mais les mois de novembre et décembre on doucement permis un sympathique renouveau. Outre quelques rebondissements scénaristiques, avec l’apparition de nouveaux personnages, il y eut quelques autres bonnes surprises, comme la participation du dessinateur Rochette (un ancien de L’Echo des savanes et d’(A Suivre) le temps d’un épisode. Plus généralement, l’équipe de dessinateurs ne cesse de se renouveler tandis que des « anciens » présents dès les débuts, au trait joliment travaillé (Vincent Sorel, Alexandre Franc, Aseyn, Joseph Falzon, Sacha Goerg, Erwann Surcouf), profite de l’expérience pour varier un peu leur style le temps d’un épisode. A ce petit jeu, c’est encore Vincent Sorel que je ne cesse de remarquer.
Ce qui m’intéresse aussi, avec Les autres gens, ce sont les innovations scénaristiques, moteur du feuilleton. Elles ont été nombreuses ces deux derniers mois. En novembre, une semaine entière a été centrée autour du personnage d’Emmanuel, timide étudiant en droit qui découvre les joies et les aléas du sexe libre à New York ; scénarisée par Stéphane Melchior-Durand et dessinée par Benjamin Bachelier. Une sorte de récit parallèle bien adapté au concept initial de la série : suivre « d’autres gens » comme on tisse un réseau de destins parallèles. Le changement de scénario apporte de l’air à la série, un peu de nouveauté par un regard autre posé sur le petit monde imaginé par Thomas Cadène. En décembre, il a laissé la main à deux reprises : une semaine à Wandrille, co-fondateur des éditions Warum et impliqué dans la bande dessinée en ligne par le projet Donjon Pirate et le concours Révélation blog ; quant à la semaine de Noël, elle a été l’occasion d’une construction narrative complètement différente : chaque jour, un nouvel auteur scénarisait et dessinait une histoire indépendante racontant un Noël d’un des personnages. J’ai particulièrement apprécié le Noël 2005 de la rousse Camille par le nom moins roux Boulet, pour sa gestion des couleurs assez fantastiques ; quant au Noël 1980 d’Henri, en pleine crise existentielle communiste, est une merveille d’humour habile et mordant par Pochep. C’est aussi ce que j’apprécie dans le projet Les autres gens : il y a toujours de la place, derrière le scénario de Thomas Cadène, pour que les autres participants s’approprient les personnages, quitte parfois à les déformer et les moquer à leur sauce.

Et pendant ce temps-là, chez les éditeurs numériques…

Enfin, retour au début de l’article, quand j’évoquais la situation des écrivains. En réponse à leur tribune du Monde est paru dans Actualitté une autre tribune par la responsable d’une maison d’édition en ligne, et son propos souligne une situation qui est vrai aussi dans la bande dessinée. L’article est justement intitulé Remettre les éditeurs numériques au coeur du débat sur le livre numérique.
Anne-Laure Radas (éditions Chemin de Tr@verse) rappelle que le débat entre auteur et éditeur est un débat de l’édition papier, et qu’il soit repris dans la presse montre que le modèle dominant reste dans l’esprit de tous le modèle papier. Plutôt que de parler des angoisses liés à l’arrivée du numérique, pourquoi ne pas rappeler qu’il existe de nombreux éditeurs purement numériques qui ont depuis longtemps dépassé ces préoccupations ? Eux ne se sont pas arrêtés à la question du modèle économique et poussent aussi leur recherche du côté des nouvelles expériences de lecture induites par le livre numérique. Ainsi dit-elle : « Quand les réflexions des éditeurs papier sont centrées sur… le papier, celles des éditeurs numériques sont centrées sur le livre. C’est un changement total de perspective ! (…) Penser aujourd’hui le livre numérique en s’appuyant uniquement sur la vision qu’en a l’industrie du livre papier serait de même un non-sens. » Cette phrase éclaire sans doute que nous sommes en présence de deux univers peu perméables : le monde du papier (éditeurs et auteurs) qui voit d’abord dans le numérique les dangers qu’il entraîne et le monde du numérique qui en voit les opportunités. Les deux visions sont complémentaires, mais force est de constater que c’est la première qui est la plus visible et qui organise encore les politiques et les débats en la matière.
Ce qui m’amène à une transposition du côté de la bande dessinée (je connais trop peu l’édition littéraire pour m’avancer à des hypothèses). Il existe, au-delà des querelles entre auteurs et éditeurs papier, de nombreux éditeurs ou diffuseurs numériques (Manolosanctis, le portail Lapin, Foolstrip…). On voit chez eux peu d’auteurs ayant déjà une longue carrière dans l’édition papier : petites et jeunes structures, elles éditent surtout de jeunes auteurs débutants qui, pour la plupart, se sont faits connaître via un blog ou un webcomic sur Internet. Mais après tout, ces maisons d’éditions numériques existent et leur modèle économique est bien souvent mieux adapté à l’économie numérique que ce que proposent les éditeurs papiers. La démarche des auteurs du GABD est tout à fait légitime mais reste profondément ancrée dans le modèle papier, comme si le numérique était surtout un danger et non une opportunité. Certes, on m’objectera avec raison que 1. ce modèle est encore dominant et que 2. le débat entre auteurs et éditeurs sus-cité porte plus précisément sur les droits d’exploitation numérique d’albums papier et non sur l’édition numérique pure… Mais justement : si, au lieu de parler de la numérisation d’albums déjà existant, on s’intéressait à la création numérique inédite ? Le projet 8comix (dont il reste encore à attendre le lancement) semble osciller entre les deux attitudes : à la fois portail de prépublication et espace de publication inédit.

En ce sens, Les autres gens est comme une passerelle entre deux mondes, qui laisse espérer que les frontières ne sont pas si étanches et que les auteurs papier finiront par investir activement la création numérique (tout en respectant les acquis des courageux pionniers dans le domaine, dont on ne parle que trop peu). Celui qui en est à l’origine, Thomas Cadène, a déjà une solide carrière dans l’édition papier et a pourtant su intégrer les spécificités du numérique dans la diffusion de sa série. Parmi l’équipe d’auteurs se mêlent de jeunes auteurs, dont beaucoup ont, là encore, acquis un public sur Internet avant de publier (voire n’ont jamais publié ailleurs que sur Internet) et des auteurs plus installés. Il me semble d’ailleurs que certains d’entre eux, comme Boulet ou Bastien Vivès, se situent juste à la limite : ils étaient déjà très présents dans l’édition papier quand ils ont fait le choix d’investir aussi Internet et d’y trouver un public peut-etre différent que celui qu’ils avaient fédéré jusque là.
Je terminerai donc sur une question rhétorique qui n’amène pas forcément de réponse immédiate: quand les auteurs papier, mécontents de l’attitude de leurs éditeurs, viendront-ils se joindre aux jeunes structures d’édition numérique déjà existantes ? 8Comix est-il une préfiguration de cette situation où édition numérique (inédite, et non homothétique) et édition papier seront sur un pied d’égalité et qu’on admettra enfin qu’un livre est bien autre chose qu’une suite de mots imprimés sur des pages, mais une oeuvre, même si son support est immatériel ? A voir le 17 janvier, jour de lancement du site.