Tendances numériques (1) : l’expérimentation

De retour sur les terres de la création graphique numérique, je vais m’intéresser à quelques tendances de la bande dessinée numérique la plus contemporaine. Aujourd’hui, les expérimentateurs, dits aussi les « savants fous » de la bande dessinée numérique. Catégorie plutôt rare, et donc par-là même précieuse, elle a vu arriver récemment deux nouveaux représentants : Martin Guillaumie et Victor Hussenot. Ils ont comme particularité de travailler le dessin dans sa dimension « méta », de penser la forme et la matérialité de l’oeuvre, que ce soit par le numérique ou par le papier. Où comment s’adonner au plaisir de lecture d’une diversion toute intellectuelle…

Qui sont les savants fous ?

Un petit rappel tout d’abord de cette catégorie des « savants fous ». J’emprunte l’expression à l’ouvrage de T Campbell A history of Webcomics qui qualifie ainsi (mad scientists en VO) un groupe d’auteurs davantage intéressé par l’expérimentation formelle de la bande dessinée numérique que par le récit et son contenu. Présents dès les débuts, ils se caractérisent par la volonté de tester toutes les potentialités de l’écriture graphique pour le web, de ne pas se limiter à une forme unique et de faire de leur oeuvre un « laboratoire de recherche ». Les premiers savants fous sont souvent, en même temps, des pionniers de la bande dessinée numérique. Rien d’étonnant à cela : l’exploration d’une nouvelle forme de création passe d’abord par l’exploration de ce en quoi elle diffère des autres modalités.

Le plus connu parmi eux est sans doute Scott McCloud, qui travaille le numérique depuis la fin des années 1990 et y a même consacré un ouvrage, Reinventing Comics (traduit en France en 2002 chez Vertige Graphic). Par ailleurs théoricien de la bande dessinée, parfois un peu surestimé, il a malgré tout forgé un certain nombre de concepts sur lesquels s’appuieront d’autres expérimentateurs, dont celui de la « toile infinie », cette idée selon laquelle, contrairement à la page, l’écran peut accueillir, par des jeux de défilement, des images aux dimensions infinies. Si Zot !, son principal webcomic, utilisant le principe du trail vertical est encore relativement traditionnel, certaines de ses réalisations poussent plus loin l’expérimentation, comme The Right Number, sur le principe du zoom et The Carl Stories, qui explorent des systèmes interactifs où le lecteur participe à la construction du récit.

Mais McCloud n’est certainement pas le seul « savant fou » des webcomics : on cite généralement le pionnier Demian5 et son When I am King, où il reconsidère le format du comic strip en un (très) long strip vertical, ou encore Tymothi Godek avec My life with Pets, un autre exemple d’application de la « toile infinie » où le récit d’une vie s’incarne à travers les animaux domestiques de l’auteur et des systèmes de pictogrammes.

Le propre des expérimentateurs est de jouer sur la forme de l’oeuvre, de rompre avec une narration conventionnelle au profit d’un système ostensiblement décalé voire, dans certains cas, casser les codes de lecture en montrant au lecteur les mécanismes d’écriture de l’oeuvre. Dans ces oeuvres, l’histoire en elle-même a souvent moins d’importance et le plaisir de lecture vient plutôt dans la rupture de conventions formelles.

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Du « tireur à la ligne » de Lecroart (1997) à…

 

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… Carl de Scott McCloud (1998) : un même principe d’expansion, deux outils différents.

Alors bien sûr il ne s’agit pas de crier à l’innovation numérique. L’expérimentation formelle n’a rien de neuf et vient d’une longue tradition de « savants fous ». Il suffit de se pencher sur l’OuBaPo (dont l’Oupus n°6 vient de sortir) pour constater que la tendance expérimentale préexiste naturellement aux nouvelles technologies. Un auteur comme Étienne Lecroart en a fait, avec brio, le principe directeur de son oeuvre. Et, justement, le comics de McCloud Carl reprend strictement le principe du « tireur à la ligne » que Lecroart développe dans l’Oupus 1: une histoire qui gonfle au fur et à mesure par l’ajout de nouvelles cases. L’expérimentation numérique est d’abord expérimentation dans son principe, le numérique n’étant qu’un outil nouveau pour un goût ancien. Mais Lecroart, à ma connaissance, ne s’est jamais promené sur le terrain du numérique, contrairement à un autre auteur qui partage avec lui un goût pour le méta : Marc-Antoine Mathieu. Dessinateur mais aussi scénographe, Mathieu est l’auteur de la série Julius-Corentin Acquefacques où l’expérimentation est reine. Rappelons brièvement quelques principes : pages à lire en 3D, livre commençant au milieu de l’aventure ou à lire dans les deux sens, anti-case… Chaque nouvel épisode est une occasion de tester un nouveau concept qui s’appuie sur la matérialité du livre. Lorsqu’il est amené à créer pour le numérique, Marc-Antoine Mathieu réalise le mémorable 3 secondes (aussi édité chez Delcourt sous forme d’un livre dont le seul intérêt était de permettre l’accès à l’oeuvre numérique), qui n’est autre qu’un zoom infini tout à fait spectaculaire et à partir duquel il parvient, malgré tout, à raconter une histoire.

 

Actualités de la folie expérimentale

L’histoire de la bande dessinée numérique française a aussi ses savants fous. Je ne ferais que citer quelques uns d’entre eux : Yacine, auteur de Duel à Pixville ; Tony, bien connu des lecteurs de ce blog, théoricien de la bande dessinée numérique et auteur, notamment, de Prise de tête ; Moon Armstrong, connu pour son « blog girly de Moon » ; Thomas Mathieu, qui a prouvé ses talents d’expérimentateurs sur la plateforme EspritBD. Je vous invite à aller lire ces oeuvres pour vous rendre compte de ce que signifie réellement l’expérimentation formelle : travail sur l’affichage et la manipulation des cases, interactions avec le lecteur, jeu sur ce que l’écran affiche et ce qu’il masque, dissection du format blog, etc… Tout est prétexte à pousser encore plus loin les limites de la bande dessinée numérique et surtout, surtout, surprendre le lecteur par une forme inattendue.

Deux nouveaux auteurs sont venus récemment intégrer le groupe très sélectif des savants fous. Ils ont comme point commun, à l’instar de Mathieu, de ne pas se limiter à l’expérimentation numérique mais de penser, parallèlement, le papier et le numérique.

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Vision d’ensemble de Une soirée de chien de Thomas Mathieu (2012), une image prête pour une lecture portion par portion.

 

Victor Hussenot fait l’actualité récemment puisqu’il vient de sortir, chez Nobrow, son dernier album, Les spectateurs. L’ouvrage est très beau et montre, s’il le fallait, que l’auteur sait aussi saisir les qualités formelles de l’imprimé par un jeu délicat sur les couleurs et la texture visuelle. Mais ce n’est pas de ce livre que je souhaite parler, plutôt de l’oeuvre numérique qu’il a réalisé en avril 2014 sur le portail grandpapier : Level 1.

Dans cette bande dessinée, l’adaptation de l’auteur au numérique commence par un passage par le pixel art, ou un genre de pixel art un peu déformé, aux couleurs chaudes et aux lignes minimalistes en escalier. Elle passe aussi par le choix du sujet : le jeu vidéo et, plus spécifiquement, de ce type d’intrigue maintes fois exploité dans différents médias : la collusion entre la réalité du joueur et la fiction du jeu. Ici, les protagonistes du jeu de combat auquel jouent les personnages au début de l’histoire prennent vie et vont envoyer nos héros de salon dans une réalité virtuelle d’où ils devront sortir avant que ce soit au tour des héros de fiction, bien reconnaissables par les amateurs de Street Fighter, de s’échapper de leur univers virtuel. Une mise en abyme plutôt classique dont Hussenot avait fait sa spécialité dans La Casa (Warum, 2011) où des personnages de bande dessinée manipulaient leur propre univers fait de cases, de pages et de vide intericonique. Là les protagonistes étaient capables de déplacer eux-mêmes leurs propres cases ; ici ils sont capables de faire sortir leurs poings de l’écran.

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Dans Level 1, « crever l’écran » a un sens.

D’une certaine façon le début de Level 1 m’a un peu déçu, de la même façon que les saynètes, amusantes, malines, mais aussi brèves, de La Casa m’avaient un peu déçu : le jeu fiction/réalité est bien fait, mais manquait de cohérence et m’avait laissé un peu sur ma fin, me laissant espérer plus qu’une suite de sketchs démonstratifs sur la plasticité du medium. Heureusement, l’auteur va plus loin dans Level 1. Pour cela, il utilise une astuce qui joue précisément sur la nature de la publication numérique par plateforme : à un moment donné de la lecture, le lecteur est invité à quitter grandpapier.org pour les plateformes blogspot, puis tumblr et enfin facebook. L’histoire se poursuit ainsi selon un principe d’embranchements qui renouvelle l’intérêt tout en continuant de jouer sur les spécificités de chaque lieu de publication. Il est amusant de constater que c’est justement quand a lieu cette incursion dans le coeur des réseaux sociaux que l’histoire décolle véritablement. Ce principe du « saut-de-réseaux-sociaux » avaient déjà fait le succès de Moon Armstrong déjà cité, mais aussi d’un excellent Turbomedia de Dave Donut que je vous invite à (re-)lire.

 

Le travail de Martin Guillaumie est un peu différent : il combine travail théorique et travail pratique. Il est notamment l’auteur d’un mémoire de DNSEP sur la bande dessinée numérique, mémoire sous forme d’une bande dessinée. Ce qui nous offre d’intéressants points d’accroches pour une réflexion sur l’expérimentation formelle.

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L’installation de « Et dans la salle suivante » : une machine pour générer soi-même sa bande dessinée.

Son oeuvre tient davantage de la performance graphique, de l’art numérique, et mélange généralement papier et informatique. Deux exemples. Le premier est Enterprise without equality II où on trouve un point commun avec Level 1 de Hussenot : c’est une référence au jeu vidéo, média numérique par excellence, qui crée le décalage formel. Plus précisément ici, le jeu vidéo vient « heurter » la littérature classique puisque l’oeuvre n’est autre qu’une adaptation en jeu de plateformes des Confessions de Jean-Jacques Rousseau. En tant qu’oeuvre, et pour reprendre les termes mêmes de l’auteur sur son site : « Enterprise without Equality II devient un livre abrégé, finissant sur une « page-jeu » incorporant un écran e-ink. L’encre passe du support de la page au support de l’écran. ». À la fois livre et jeu vidéo, jeu vidéo et livre.

Le deuxième exemple est plus directement lié à la bande dessinée puisqu’il s’agit de Et, dans la salle suivante, une bande dessinée auto-génératrice qui est en réalité une installation physique. Une machine informatique, actionnée par le lecteur-spectateur qui choisit lui-même le parcours du personnage principal, génère finalement un objet matériel à emporter : un rouleau de bande dessinée papier.

Si le graphisme des oeuvres obtenues me séduit peu, le principe même de l’installation est passionnant. Pourquoi ? Parce qu’il arrive à créer un mélange homogène et cohérent à partir de deux types de création généralement opposés : l’imprimé et le numérique. L’imaginaire du numérique est présent en ce que l’histoire est bien générée informatiquement, par une machine à algorithmes possédant une interface contrôlée par l’homme, et, dans sa première partie, Et dans la salle suivante est une sorte de jeu vidéo ; mais l’imaginaire de l’imprimé est bel et bien là, lui aussi : la machine « imprime » sous nos yeux l’oeuvre finale et, surtout, le spectateur repart avec un rouleau qui rappelle la forme la plus ancienne du livre, avant que le codex ne triomphe autour du Ier siècle de notre ère. Employée de nos jours, cette forme du rouleau constitue d’ailleurs un véritable pont entre le papier et le numérique puisqu’il est à la fois ce livre primitif venu du fonds des temps et la traduction visuelle d’un long scrolling vertical. Il nous rappelle aussi que la forme des livres n’est qu’une contingence, et n’a pas existé de toute éternité. J’ai en tête ici Une histoire de l’art de Philippe Dupuy qui avait lui aussi deux versions : papier, sous la forme d’un long rouleau exposé à la Ferme du Buisson lors d’une résidence, et numérique au sein de la revue Professeur Cyclope. J’ai en tête aussi les oeuvres du site de Joel Cimarron, dont Popeye Boy où les codes du Turbomedia, revendiqués, se traduisaient sous la forme imprimée d’un flip book. Là encore, la référence (elle aussi revendiquée) au cinéma primitif de type kinetoscope côtoyait l’imaginaire de l’innovation numérique. Ce dernier exemple, un peu ancien (2012) de Popeye Boy de Joel Cimarron est très intéressant : l’auteur présente sa réalisation comme un moyen de distribuer physiquement des Turbomedias, et ce alors même que le Turbomedia s’est créé comme une bande dessinée « authentiquement » numérique face aux bandes dessinées papier numérisées. Une façon intelligente de répondre au débat papier vs numérique.

 

La démarche de Martin Guillaumie fait figure de manifeste puisqu’il annonce en introduction de Et dans la salle suivante : « La Bande Dessinée numérique tend à s’éloigner du papier, qui a pu contraindre le neuvième art. Elle lui préfère l’espace numérique où elle peut se déployer dans des échelles inédites et enrichir la narration d’algorithmes complexes et d’interactions inattendues. ». Il semble donc, les auteurs m’arrêteront si je me trompe, que chez ces deux auteurs l’expérimentation numérique ne vaut pas que pour elle-même : elle est aussi un moyen d’imaginer de nouveaux types de bande dessinée imprimées et, un sens, de « libérer » la bande dessinée. Ce discours se retrouve un peu chez Hussenot quand il est interrogé sur la permanence du ludique dans ses oeuvres, qui viendrait d’un art numérique, le jeu vidéo : « Ayant été un grand joueur de jeux vidéo, j’ai dû assimiler pleins de codes provenant de là. Je pense que parfois, imaginer la narration bande dessinée avec les aptitudes visuelles d’un jeu vidéo (…) donne une liberté à la narration et permet de propulser la narration ailleurs. »

Les expérimentations de Victor Hussenot et Martin Guillaumie sont moins, comme chez McCloud ou Tony, des oeuvres pour interroger les potentialités de la création numérique que des oeuvres pour penser les potentialités d’un dialogue entre numérique et papier. En d’autres termes, la création numérique n’est qu’un moyen nouveau d’expérimenter autour d’un art global, la bande dessinée. Avis aux savants fous pour nous proposer de nouvelles élucubrations de ce type…

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