Bande dessinée et science fiction pré-1945 : La Croisière fantastique de Calvo et la collection Cahiers d’Ulysse

À la suite de mon article paru dans le collectif Les dieux cachés de la science-fiction française et francophone, dirigé par Natacha Vas-Deyres, Patrick Bergeron, Patrick Guay, Florence Plet-Nicolas et Danièle André, je poursuis mon exploration de la bande dessinée de science-fiction française pré-1945. Aujourd’hui, il sera à la fois question d’un ouvrage peu connu de Calvo, La Croisière fantastique, et d’une collection de récits complets des années 1940 publiée par les éditions SEPIA, Les Cahiers d’Ulysse.

Calvo et sa Croisière Fantastique

C’est d’abord par l’intermédiaire d’Edmond-François Calvo que j’ai découvert cette manne de bandes dessinées populaires de science-fiction que sont les Cahiers d’Ulysse. Quand on évoque le nom de Calvo, on pense avant tout à Patamousse, à La bête est morte, à Moustache et Trotinette, bref, à une imagerie animalière et enfantine ambivalente qui oscille de mignonnes fantaisies champêtres à des paraboles politiques nettement moins innocentes. Le tropisme animalier de Calvo ne doit pas faire oublier que dans une première partie de sa carrière (il est né en 1892), il a commencé comme dessinateur de presse au Canard enchaîné. C’est surtout à partir de la fin des années 1930 que sa carrière au service du public enfantin se développe véritablement (surtout à la Société Parisienne d’Edition) et qu’il choisit, dans les années 1940 et 1950 ce style animalier qui l’a rendu célèbre.

Néanmoins, comme le note Gilles Ratier avec justesse, la part de l’oeuvre de Calvo hors du registre animalier n’est finalement pas si négligeable, et La Croisière fantastique en est un bon exemple. Il est aussi l’exemple unique d’une incursion de cet auteur dans le genre de science-fiction : Calvo préfère le plus souvent le moyen-âge comme terrain de prédilection du dépaysement aventuresque.

La Croisière Fantastique est un récit complet scénarisé par un certain « Alain Monjardin » et publié par les éditions SEPIA. Il raconte l’histoire de trois ingénieurs français, une femme et deux hommes, qui, au cours d’une expédition maritime qui tourne mal, vont découvrir l’Atlantide. Ce territoire sous-marin est divisé en deux camps, celui du roi Eric Kral, le « méchant » et celui de l’impératrice Sylvayne, la « gentille ». L’histoire est d’un manichéisme désolant (qui n’est pas sans rappeler La bête est morte, dessiné presque en même temps). D’abord séparés dans l’un et l’autre camp, les ingénieurs se retrouvent finalement auprès de l’impératrice bienveillante qu’ils vont aider à triompher du roi Eric Kral. Tout le récit est conçu sur un mode binaire : le roi Kral, conseillé par le savant Nodji, invente des machines pour combattre l’impératrice et récupérer l’ingénieur Maurice dont le savoir lui serait utile, et Maurice imagine des parades à chaque nouvelle invention jusqu’à réussir à détruire l’armée adverse et éliminer Kral et Nodji lors d’une ultime poursuite. Le mécanisme répétitif donne lieu à un récit court, plutôt dense, qui a peu à voir avec le reste de la production de Calvo.

Une couverture en couleurs où Calvo montre son goût pour le grotesque

Une couverture en couleurs où Calvo montre son goût pour le grotesque

En tant que récit de science-fiction, on remarque tout de suite, dans les thèmes, une double influence : d’un côté le scénariste Monjardin exploite le bon vieux principe du mélange science-fiction/fantasy venu des auteurs anglo-saxons ; de l’autre il se rattache bien à deux mythes de la littérature de science-fiction européenne, voire française : l’ingénieur-héros (qui s’oppose aux surhommes et soldats à l’américaine) et l’Atlantide. Cette référence à l’Atlantide mérite d’être examinée plus précisément. Ce mythe ancestral remontant à l’antiquité grecque est bien connu de la littérature française et donne toujours lieu, dans l’entre-deux-guerres, à plusieurs fictions (déjà chez Jules Verne dès 1869, puis avec L’Atlantide de Pierre Benoit en 1919), ou documentaires (l’abbé Théophile Moreux, vulgarisateur scientifique, avec L’Atlantide a-t-il existé ? en 1924). On peut donc supposer que ce thème résonne chez des lecteurs des années 1940 et n’a pas la saveur exotique des super-héros ou des rayons de la mort à l’américaine.

Toutefois, la référence à l’Atlantide n’est absolument pas explicitée (le monde est désigné comme telle dans les premières cases, mais le sujet de la civilisation perdue n’est jamais réellement interrogé). Il s’agit bien d’une évocation de la tradition européenne, mais sur un mode mineur, sans influence sur le récit lui-même.

Une science-fiction graphique entre réalisme et grotesque

Car pour le reste, et particulièrement sur le style graphique, il faut bien avouer que l’influence américaine est manifeste. Cette influence ne se voit pas tant dans le choix des règles du dessin académique classique (canons du réalisme anatomique dans la représentation humaine) qui, après tout, sont connus en Europe depuis longtemps, que dans le fait d’associer ce réalisme au genre de l’aventure scientifique. L’influence d’Alex Raymond ou Burne Hogarth est réelle et permet, par rapport aux normes de la bande dessinée « à la française » d’opérer quelques choix qui dynamisent le récit : variétés des cadrages, du gros plan au plan d’ensemble, canons esthétiques hollywoodiens dans la représentation des héros, alternance entre dialogues en bulles et récitatifs (en bas de case chez Calvo). Pour un dessinateur dont le style « classique » n’est pas le dessin réaliste, il s’agit d’aller piocher dans les normes des comics de science-fiction et de fantasy importés des Etats-Unis qui rencontrent un grand succès depuis 1936 dans des revues comme Robinson, Hurrah ! et L’Intrépide. L’intrigue elle-meme, qui raconte l’affrontement entre un méchant roi et une bienveillante impératrice par l’intermédiaire de visiteurs « terriens », est en partie un calque de l’intrigue de Flash Gordon. Nous sommes bien dans le cadre d’une guerre intergalactique, transposée artificiellement en Atlantide.

Cette alternance de style ne doit pas surprendre : elle est typique des années 1930-1940 et des mutations en cours de la bande dessinée pour la jeunesse. On la retrouve à la même période chez Pellos et chez Liquois (mais aussi plus tard chez Jijé). Pellos, dessinateur humoriste, opte pour un style réaliste dès qu’il s’attaque à des thématiques d’aventures, dans Durga Rani et plus encore dans Futuropolis en 1938-1940. Calvo s’est déjà essayé au style réaliste au service de récits d’aventure « à l’américaine » avec le western Tom Mix dans Les grandes aventures vers 1940.

Dans le même temps, Calvo reste Calvo, et il ne peut se détacher d’une certaine forme de fantaisie graphique « baroque », pour reprendre le terme de Thierry Groensteen. Cela se voit particulièrement dans la représentation des « méchants » : Kral et Nodji sont des « trognes » dans la plus pure tradition de la caricature grotesque, le roi Kral possédant des traits presque simiesques. La couverture, seul élément en couleur, est très réussie : elle mêle deux archétypes graphiques, celui de l’ogre pour Kral et celui du savant fou et malfaisant pour Nodji, et annonce d’emblée l’univers visuel et narratif qui sera celui de l’histoire, entre fantaisie médiévale et fantaisie scientifique. Cela se voit aussi dans la représentation des effets des inventions des deux camps, toujours plus inventifs les uns que les autres : toile d’araignée couvrant la ville, rayon maléfique, monstres antédiluviens jaillissant des eaux… Ici aussi Calvo peut, dans les limites d’un objet à l’impression plutôt médiocre et en noir et blanc, s’amuser à proposer des effets graphiques détonants.

Monstres antédiluviens et désordres climatiques : les excursions de Calvo vers son baroque habituel sont rares dans La Croisière Fantastique, mais existent.

Monstres antédiluviens et désordres climatiques : les excursions de Calvo vers son baroque habituel sont rares dans La Croisière Fantastique, mais existent.

En tant qu’inscrit dans une tradition de la science-fiction, La Croisière Fantastique est un objet impur : il fait référence à un mythe de la tradition science-fictionnelle européenne, mai sans véritablement l’approfondir, il mêle dans son graphisme influence réaliste américaine et tradition du grotesque littéraire européen… Ces imperfections sont, dans le fond, en parfaite adéquation avec sa nature éditoriale, populaire et bon marché, au sein de la collection des Cahiers d’Ulysse.

 

Les Cahiers d’Ulysse, collection de l’aventure graphique populaire

La collection Les Cahiers d’Ulysse de l’éditeur SEPIA est selon Pierre Guérin (cf biblio) « la meilleure série de récits complets sous l’Occupation ». Le « récit complet » est une catégorie éditoriale de la bande dessinée des années 1930 à 1950 qui se caractérise par la parution mensuelle, dans une collection dédiée, de fascicules contenant chacun une histoire unique et entière. Cela par opposition à d’autres formes éditoriales périodiques comme le petit format ou bien sûr la revue qui rassemblent plusieurs histoires, pour certaines diffusées en épisodes suivis d’une livraison à l’autre. Les Cahiers d’Ulysse s’inscrit pleinement dans une tradition née dans les années 1930 et diffuse des récits complets d’aventures populaires qui exploitent tous les sous-genres du récit d’aventure : western, science-fiction, récit de jungle, piraterie… En un sens, il s’agit de la version graphique des grandes collections de romans populaires pour adolescents et jeunes adultes présents chez des éditeurs comme Fayard ou Armand Colin.

On va donc trouver dans Les Cahiers d’Ulysse d’autres bandes dessinées de science-fiction, comme Saturne contre la Terre de Giovanni Scolari (déjà parue dans Le Journal de Toto en 1938) qui reprend le thème classique de l’invasion extraterrestre et, peut-être plus que Calvo, porte la marque des auteurs américains en se rapprochant du genre du space opera qui triomphera dans les années suivantes. Les deux récits sont assez proches l’un de l’autre dans leurs intrigues et leurs caractéristiques graphiques, même si Calvo reste davantage en retrait de la veine américaine.

Giovanni Scolari - Saturne contre la Terre :

Giovanni Scolari – Saturne contre la Terre : représentation fantaisiste de la guerre intergalactique

 

Calvo, Scolari, Pellos, Liquois, sont à l’avant-garde d’une évolution cruciale de la science-fiction graphique. Ces auteurs, sous l’influence d’éditeurs inspirés par les méthodes américaines, sont en train de s’acclimater, et d’acclimater le grand public avec eux, à l’idée que la science-fiction se dessine dans un style spécifique, avec des caractéristiques propres. Ils « normalisent », en accompagnant des évolutions éditoriales, un nouveau genre littéraire. « L’aventure réaliste » se précisera encore et évoluera comme un genre à succès de la bande dessinée de l’immédiat après-guerre. Curieusement Calvo ne participera pas au grand mouvement de « l’école française » vers le réalisme et préfèrera se concentrer sur son style animalier, sans doute plus personnel.

Car finalement, que nous montrent des oeuvres comme Saturne contre la Terre de Giovanni Scolari ou Croisière Fantastique de Calvo ? Elles nous renseignent sur une période de transition durant laquelle naît une nouvelle forme de science-fiction graphique française, sous influence américaine, mais pas seulement. Elles montrent surtout à quel point cette évolution est liée à l’apparition de nouvelles formes éditoriales. Production sérialisée imprimée sur du papier de mauvaise qualité, exploité à plusieurs reprises sur des supports différents… Il s’agit bien d’une oeuvre de la culture de masse, ou de la culture populaire. La science-fiction s’essaye comme genre dans la bande dessinée des années 1938-1945 à travers des formules éditoriales qui feront son large succès après-guerre :

  • diffusion dans des périodiques bon marché, des récits complets et des petits formats
  • adresse à l’enfant, à l’adolescent et au jeune adulte
  • emprunt aux codes éditoriaux de la littérature populaire

À travers le recours à des archétypes narratifs et visuels et à des choix esthétiques, le genre se construit, de façon encore incertaine en ces années pré-1945 :

  • références non-explicitées à des mythes connus qui rattachent d’emblée à la SF européenne (Atlantide, invasion extraterrestre, voyage spatial…), comme le recours à un imaginaire non-américain
  • traitement fantaisiste de la science
  • rattachement d’emblée et exclusive au roman d’aventures
  • choix graphique du réalisme anatomique académique, avec des visages qui semblent fortement influencés par le cinéma (nez droit, menton marqué)
  • personnages archétypaux : l’impératrice d’un monde perdu, bienveillante ou maléfique, le héros-ingénieur, savant fou maléfique
  • un mélange constant entre science et magie (l’impératrice ouvre magiquement un passage dans la montagne)
  • des monstres antédiluviens

Le virage de la science-fiction des années 1940 est bien dans son rattachement au récit d’aventures populaires qui provoque sa démultiplication sur des supports à large diffusion. Et la démultiplication fonde la reconnaissance immédiate du genre. Elle devient une littérature de pulp, ce qu’elle n’était pas avant les années 1930, Saint-Ogan étant un des derniers représentants d’une tendance de science-fiction « à l’ancienne » dans le cadre du merveilleux littéraire et de la fantaisie scientifique. C’est bien toute une grammaire qui se construit au fur et à mesure avec des oeuvres répétitives comme La Croisière fantastique ou Saturne contre la Terre où la sérialité et la répétition de motifs sont plus importantes que l’originalité propre à l’auteur. L’abandon par Calvo de son style personnel illustre bien les mécanismes éditoriaux de cette littérature, que nous décrivons ici, faut-il le préciser, sans jugement de valeur.

Ce sont bien ces codes répétitifs qui vont être remis en cause à la fin des années 1960 avec des séries comme Valérian et Barbarella dont une des caractéristiques est justement de casser certains éléments stéréotypiques, qu’ils soient graphiques ou éditoriaux. Mais ceci est une autre histoire

**

Je terminerai par un post-scriptum :

Ceux de mes lecteurs qui connaissent bien la période et auront remarqué la date de publication de 1942 pourront s’étonner que je n’évoque pas la question de l’Occupation et les enjeux idéologiques, politiques et éditoriaux de la bande dessinée entre 1940-1945. J’ai préféré mettre de coté cette problématique maintes fois traitées et, à mes yeux, souvent trop parasitaire, et la questionner dans un prochain article.

Références bibliographiques :

Pierre Guérin, Le collectionneur de bandes dessinées n°14-15, janvier 1979, p.15-16

Dossier Calvo sur Neuvième art 2.0 : http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?rubrique79

Un article de Gilles Ratier sur le style de Calvo sur bdzoom : http://bdzoom.com/8207/patrimoine/le-coin-du-patrimoine-bd-le-realisme-chez-calvo/

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