Parmi les « monuments » du patrimoine de la bande dessinée, si tant est que cette expression ait un sens, on situe souvent La bête est morte, un album dessiné par Calvo, humble dessinateur pour enfants des années 1930-1940 qui, sans cette oeuvre, aurait sans doute sombré dans le même relatif oubli dans lequel se trouve d’autres dessinateurs de sa génération (l’école française avant l’essor de l’école belge dans les années 1950, donc) comme Marijac, Jean Trubert, Auguste Liquois, Le Rallic et Roger Lecureux. Alors pourquoi La bête est morte ? Une simple évocation de son contexte de création et de publication pourrait suffire à comprendre l’enthousiasme qui a pu l’entourer : dessiné pendant les derniers mois de l’Occupation allemande, sorti juste au moment de la Libération de 1944-1945, il évoque justement, sous la forme allégorique d’une fable animalière, les années 1939-1945. Sa célébrité est donc intimement liée à un statut d’objet historique, de la même manière que Tintin au Congo est étudié en tant que représentation du colonialisme européen des années 1930.
55 ans après sa première publication, j’ai envie de me pencher à nouveau sur La bête est morte en le considérant à la fois comme objet historique et comme simple album, avec ses qualités et ses défauts.
Calvo dessinateur dans la seconde guerre mondiale
Avant tout, court présentation du dessinateur, Edmond-François Calvo. Né en 1892, il commence sa carrière de dessinateur après la première guerre mondiale d’abord comme caricaturiste (dans Le Rire et Le Canard Enchaîné) puis comme dessinateur pour enfants dans une éphémère revue illustrée créée par le Parti communiste, Les Petits Bonshommes. Il faut attendre la fin des années 1930 pour que, cessant tout autre activité, il se consacre pleinement au dessin, particulièrement au service des publications de la maison d’édition des Offenstadt, la Société Parisienne d’Edition, spécialisée dans les illustrés et albums populaires de divertissement. Ainsi participe-t-il à plusieurs illustrés comme Fillette, L’Epatant, Junior ; c’est le début de sa spécialisation dans un genre dont il sera l’un des maîtres incontestés : la bande dessinée animalière. Il publie en 1943 l’album Patamousse à la SPE qui raconte les aventures d’un jeune lapin parti explorer l’espace dans son astronef.
Les années 1940 et 1950 le voit approfondir dans la même veine, toujours pour les enfants, chez des éditeurs variés : Sépia, G.P., Gautier-Languereau. Il oscille entre les très nombreux illustrés pour enfants de la Libération ( Coeurs Vaillants, Tintin, Zorro), des illustrations de contes pour enfants, et des albums sans prépublications (Croquemulot en 1943). En d’autres termes, Calvo envahit de ses personnages animaliers (il réalisera aussi quelques séries plus réalistes) l’édition pour enfants de ces deux décennies. Il meurt en 1957 sans achever sa dernière série, Moustache et Trotinette, l’histoire d’une souris, d’un chat et d’un chien visitant diverses époques de l’histoire.
Vous l’aurez compris à la lecture de cette courte biographie : la guerre n’interrompt pas les activités de Calvo, alors au plus haut de sa carrière. Beaucoup de ses albums paraissent durant l’Occupation (qui, contrairement à ce qu’on pourrait penser, n’est pas une période creuse pour la production de bandes dessinées en France ; bien au contraire, les dessinateurs français profitent de l’interdiction d’importation de bandes américaines pour affirmer leur originalité). Mais durant les derniers mois de la guerre, il s’attarde surtout à dessiner l’album La bête est morte, dans la clandestinité, naturellement. L’album paraît en deux fascicules chez l’éditeur Générale Publicité, spécialisé dans l’édition pour enfants. Calvo n’est pas le seul dessinateur à se consacrer au « dessin clandestin » : Marijac, dessinateur et scénariste de Coeurs Vaillants entré dans la Résistance dessine cette même année 1944 Les Trois mousquetaires du maquis, une aventure de résistants ridiculisant l’occupant allemand, qui connaîtra une célébrité moindre que celle de La bête est morte, mais liée aux mêmes raisons.
Revenons à La bête est morte : Calvo n’en est que le dessinateur. Le scénariste principal n’est autre que l’éditeur de G.P., Victor Dancette (aidé pour le premier fascicule de Jacques Zimmermann), qui est aussi à l’occasion écrivain pour la jeunesse, peu prolifique, certes, et principalement auto-publié. Calvo lui reste fidèle après la Libération car beaucoup de ses albums seront publiés chez G.P.
Si je signale le nom du scénariste, c’est que la part de texte est important dans La bête est morte, ce qui est rarement souligné. Les pages se composent de quelques grandes illustrations soutenues par d’épais pavés de textes qui raconte, transposée dans le monde des animaux, la seconde guerre mondiale. Le principe est assez simple : chaque pays est représenté par une espèce animale : les Français sont des lapins, les Allemands des loups (un antagonisme assez classique du règne animal), les Anglais des bulldogs, les Italiens des hyènes, les Américains des bisons, etc. La satire animale est un procédé relativement classique, particulièrement courus des illustrateurs. Sans avoir besoin de remonter jusqu’aux fabliaux médiévaux et aux fables de Lafontaine, l’oeuvre du XIXe siècle la plus connue utilisant ce procédé est le Scènes de la vie privée et publique des animaux, recueil de nouvelles satiriques illustrées par le graveur Grandville (Hetzel, 1840-1842 ; grands succès, nombreuses rééditions). On y trouve la même idée de faire correspondre à une espèce un caractère ou type humain (le lion est un prince africain, le policier est un chien, etc.). Calvo est un habitué du genre animalier et ce récit allégorique ne lui pose donc aucun problème.
Destin d’un album mythifié : succès, réédition et collection
Suivons à présent le destin de cet album, destin qui explique en partie son succès jusqu’à notre époque. Calvo est très tôt considéré comme un maître dessinateur, pour La bête est morte, mais aussi pour ses autres séries. Son image de « Disney français » y est sans doute pour quelque chose : il offre un contrepoids aux Studios Disney dont le succès en France est croissant depuis les années 1920, dans le dessin animé comme dans la bande dessinée.
Puis, sans qu’il ne soit complètement oublié, Calvo profite du mouvement nostalgique d’intérêt pour la bande dessinée dite de « l’âge d’or » (en gros les années 1930-1950). Mouvement qui conduit, de la fin des années 1960 aux années 1970, à une redécouverte des « trésors cachés » de ce qu’on commence à appeler le « neuvième art ». L’ambition est de mettre en avant, par des études ou des rééditions, la cohérence d’un art qui, dit-on, s’est alors développé principalement dans les illustrés pour enfants. La maison d’édition Futuropolis, fondée en 1972 par Florence Cestac et Etienne Robial, se spécialise dès le départ dans la réédition de vieilles bandes dessinées américaines et françaises, et tout particulièrement des albums de Calvo (Futuropolis réédite alors des auteurs comme Herrimann, Segar, Saint-Ogan, Raymond Poïvet…). La bête est morte, tout comme Moustache et Trotinette, fait partie de ces rééditions et un volume réunissant les deux fascicules sort en 1977. Il sera réédité en 1984. Plus récemment, c’est Gallimard (qui, ne l’oublions, possède le catalogue de Futuropolis depuis 1994) qui réédite à nouveau, en grand format, l’album mythique, en 1995. C’est cette édition que l’on trouve habituellement dans nos librairies.
Magie de la réédition ? Force de la nostalgie ? Calvo a bénéficié d’un fort soutien des amateurs de bandes dessinées et aussi des collectionneurs. La bête est morte fait alors office d’album de choix. Selon le BDM, les éditions originales de la Libération atteignent les sommes de 150/180 euros, et ce d’autant plus que, suite à une plainte de Disney pour plagiat, les truffes des loups ont été retouchées, ce qui rend l’édition originale de 1944 (sans truffes retouchées !) encore plus rare. Le marché de la bande dessinée ancienne, de moins en moins contrôlable depuis les années 1970 a fait le reste, mythifiant encore davantage l’album, non plus tant pour sa valeur historique que pour sa valeur matérielle. L’édition de luxe sortie en 1946 réunissant les deux volumes en un atteint 600 euros à l’argus.
Un album de propagande : le poids d’un contexte
Depuis notre regard contemporain, plus de cinquante ans après la guerre, la lecture de La bête est morte laisse une étrange impression. Il a toutes les apparences d’un album de propagande pour enfants au service de la Résistance, célébrant la Libération et la lutte, forcément unanime, contre l’occupant allemand, forcément unique coupable du malheur qui s’est abattu sur le paisible pays des lapins. Deux éléments frappent particulièrement : la lourdeur simpliste de certains propos et la réécriture de l’histoire, caractéristique de la période post-Libération.
Le propos est tout à fait transparent. La transposition du monde des hommes au monde des bêtes est sciemment partielle : les bisons portent des casques l’armée américaine, les loups arborent la croix gammée. Au-delà de ça, la scénario est assez peu subtil, rangeant d’un côté les peuples « gentils », alliés des lapins, et de l’autre les peuples « méchants », alliés des loups. Un manichéisme certes assez courant dans une publication pour enfant, mais qui conduit les auteurs à des simplifications voire à de véritables falsifications historiques. Quelques exemples qui ne résistent pas à la lumière des connaissances acquises sur la période de l’Occupation. L’épisode de Vichy est complètement ignoré, ainsi que le maréchal Pétain et la collaboration. Les lapins-français étaient naturellement tous unis derrière la « grande cigogne nationale ». Pire encore, le ton n’est pas du tout apaisé, mais tout à fait revanchard et patriotique. J’en veux pour preuve cette citation qui présente les loups-allemands comme irrémédiablement mauvais ; remplacer « loups » par « allemands », la Barbarie étant le nom donné au pays des Loups : « Mes chers petits enfants, n’oubliez jamais ceci : ces Loups qui ont accompli ces horreurs étaient des Loups normaux, je veux dire des Loups comme les autres. (…) Ne croyez pas ceux qui vous diront que c’étaient des Loups d’une secte spéciale. C’est faux ! Croyez-moi, mes enfants, je vous le répèterai jusqu’à mon dernier soupir, il n’y a pas de bons et de mauvais Loups, il y a la Barbarie qui est un tout, et ne comporte qu’une seule race, celle des monstres, des bourreaux, des sadiques, des tueurs. »
S’adressant aux enfants, la narration très didactique assurée par un grand-père écureuil, se rapproche paradoxalement de la fable, ce qui amplifie le passage des évènements de la guerre de la réalité historique à la fiction.
La bête est morte ne peut se lire qu’avec une bonne connaissance du contexte historique qui suit la Libération. Sinon, il paraît horriblement daté. Une telle oeuvre trouve tout à fait sa place dans une littérature de propagande à la fois patriotique et résistantialiste : la nécessité, en 1945, de réunir la nation française brisé par l’Occupation, autour d’un mythe, celui d’un peuple uni pour sa Libération a beaucoup pesé dans les actes et les écrits. Dans cette France de 1945, les notions de Bien et de Mal suffisent pour gérer le passage d’une société de guerre à une société en paix. Les « coupables » sont jugés lors de grands procès, l’Allemagne est écartelé entre l’Ouest et l’Est… Le mythe résistantialiste est une mémoire qui se construit après la guerre pour justifier la refondation du pays et légitimer le pouvoir qui s’installe alors, partagé entre gaullistes et communistes. Les traits principaux de ce phénomène, la mise à l’écart de l’importance de Vichy et la résistance comme mouvement nationale, se retrouvent exactement dans La bête est morte. Il faut attendre les années 1970 pour que l’idée que tous les Français n’étaient pas forcément unis fasse son chemin. En 1945, les Français avaient besoin de lire un ouvrage comme celui-ci, il est le produit d’un rapport complexe à la période de l’Occupation. Il est probable que l’engouement pour l’album soit lié à ce contexte historique, à la volonté de comprendre la période des années noires dont La bête est morte offre une vision flatteuse. La seconde guerre mondiale était et reste encore maintenant une période privilégiée pour la fiction en raison de la fascination qu’elle exerce dans les mémoires.
Ce qu’il reste : le style de Calvo
Alors pourquoi lire La bête est morte à notre époque ? Une raison semble pourtant s’imposer : l’album est un des plus réussis du dessinateur Calvo. Calvo est connu pour sa grande maîtrise du dessin. Il possède un sens du mouvement encore assez rare chez ses confrères qui donne un fort dynamisme à ses oeuvres ; Albert Uderzo est connu pour avoir été un de ses élèves et avoir transmis ce même sens du rythme. Il a perfectionné le dessin d’animaux humanisés en s’inspirant de Walt Disney dont les dessins animés triomphent en France dans les années 1920 et 1930. L’expressivité des personnages animalier rend le récit très vivant.
Les caractéristiques de l’art de Calvo se retrouvent dans La bête est morte et le thème grandiloquent leur donne une stature monumentale que d’autres oeuvres, tout aussi réussie mais aux thèmes plus anodins, ne contiennent pas forcément. Calvo peut donner libre cours à son goût pour les grandes compositions qui éclatent, bien avant les spectaculaires expériences des années 1970, l’organisation traditionnelle de la page. Dans ces vastes scènes d’ensemble, parfois monumentalisée dans des doubles pages (ici le plus souvent des scènes de bataille), il se concentre sur les détails où chaque attitude est individualisée et où de multiples scènes secondaires se cachent dans la page. Mais on trouve aussi chez lui un sens baroque de la composition en grappes humaines, avec des lignes de force très marquées qui orientent le regard. Je ne peux m’empêcher de voir dans ses scènes des rapprochements avec certains peintres de la Renaissance (je pense aux grands scènes de bataille de Paolo Ucello ou aux tableaux paysans de Bruegel, pleins de détails)… Calvo s’en-est-il inspiré ? La seule référence claire est la reprise qu’il offre de La liberté guidant le peuple de Delacroix (1830) pour symboliser la libération de Paris.
Dans d’autres planches, plus narratives, les cases sont complètement destructurées par une multiplication des inserts. Si cette autre manière d’aborder la page, non comme une grille de cases mais comme un ensemble, se lit déjà dans d’autres oeuvres comme dans Patamousse, La bête est morte multiplie le procédé.
Il reste donc de La bête est morte une mesure de ce dont Calvo a pu être capable dans un format qui, il faut bien l’avouer, se rapproche davantage de l’album illustré que de la bande dessinée. L’objectif était sûrement d’impressionner les jeunes lecteurs, de les émerveiller devant des compositions grandioses et de frapper leur imagination, tout en faisant passer un discours conventionnel et unanimiste sur la guerre qu’ils ont vécu.
Bibliographie :
Pour lire La bête est morte, le mieux est sans doute la dernière édition par Gallimard, datée de 1995, qui reprend les deux volumes en un grand volume 35×26 qui rend les grandes scènes de Calvo encore plus spectaculaires.
Le Collectionneur de bandes dessinées, n°60-61, 1989 (numéros spéciaux consacrés à Calvo)
Patrick Gaumer, Larousse de la BD, Larousse, 2004
Thierry Groensteen dir., Maîtres de la bande dessinée européenne, Bibliothèque nationale de France, 2001
BDM : argus bi-annuel des albums de bande dessinée
http://jeunesse.lille3.free.fr/article.php3?id_article=888
J ai en ma possession » La bete est morte »2eme fascicule quand la bete est terrassée de CALVO « conçu sous l ‘occupation et achevé d ‘imprimer en NOV 1945 avec l ‘espoir que la Bete est bien morte »
copyright 1945 Editions GP de Paris depot légal n° 53 :
je mets en vente ce livre, si quelqu’un veut l ‘acquérir ?
nicoleleclercq@yahoo.fr
Je tiens à signaler que CALVO a aussi été sculteur bois
et a réalisé de très belles oeuvres d’animaux.
Cordialement.
Claude
Merci pour cet article.
maintenant plus qu’a retrouver les 2 tomes en edition original pour faire plaisir a mon grand père
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