Et pendant ce temps à la Comic Con…

… on remet un Eisner Awards à la meilleure bande dessinée numérique. Un passage en revue des oeuvres sélectionnées, le nom du gagnant et un encouragement aux directeurs de festivals français pour faire de même !

Pour ceux d’entre vous qui l’ignoreraient, la Comic Con est la grand’messe des amateurs de bande dessinée outre-atlantique, en plus d’être un des plus vieux festivals dédiés à notre média préféré (1970… le festival de Lucques doit le battre de quelques années). Comme dans la plupart des manifestations de ce genre, on y remet des trophées, appelés Eisner Awards depuis 1990. Or il se trouve que c’est depuis 2005 (oui, 2005 !) qu’un prix de la meilleure bande dessinée numérique a été fondé (« Best Digital Comics »). On remarquera : 1. que le prix ne se limite a priori pas au webcomics ; 2. que le prix peut être remis à des auteurs étrangers : 3. ils sont traités à égalité des autres prix et donc remis par des professionnels (il y a même des bibliothécaires et des critiques/chercheurs, si j’ai bien compris !).

Et cette année ne fait pas exception… Cinq oeuvres ont été nommées et ce vendredi a été désignée le vainqueur. Quelques mots pour vous donner envie de lire les oeuvres sélectionnées et voir ce qui se fait outre-atlantique en matière de création graphique numérique, leur variété faisant honneur au comité de sélection. Je terminerais par l’heureux vainqueur.

Bandette, de Paul Tobin et Colleen Coover

Bandette_issue_3.inddBandette a déjà reçu le prix Eisner en 2013, je suis donc un peu surpris de ce choix, mais après tout la série continue depuis son lancement en 2012 sur la plateforme majeure de diffusion de la bande dessinée numérique américaine, Comixology. Elle est éditée par Monkeybrain Comics. Il s’agit donc d’une bande dessinée payante prenant la forme de parutions régulières format comic book. Bandette est une super-héroïne adolescente, fille improbable d’Arsène Lupin et d’Hypocrite qui s’est spécialisée dans le vol d’oeuvres d’art et aide occasionnellement la police.

Il y a quelque chose d’extrêmement charmant dans cette série. Peut-être est-ce dû à un parfum de vieux continent : l’héroïne fait penser à Fantômette, un des personnages s’appelle « Monsieur », un autre Belgique, un autre encore Matador, et l’ensemble semble se passer dans le milieu de l’art et de la pègre européen. Peut-être est-ce dû à l’esthétique un peu rétro, comme un personnage de la Belle Époque transposé au XXIe siècle. Peut-être est-ce dû aussi au caractère léger et enjoué de l’héroïne. Ou encore au style graphique, élégant, à la fois frais, sobre et coloré. Mise à part ça on retrouve les grands clichés du récit de super-héros : l’identité et la base secrète, le Nemesis qui s’avère être un allié, le flic bourru mais sympa, les twists imprévus mais prévisibles. Le scénario manque un peu d’originalité, mais c’est une relecture très sympathique du genre super-héroïques qui vaut surtout par ses références rétro et les commentaires piquants son héroïne.

En revanche, pas d’efforts particuliers sur le côté numérique de l’oeuvre, c’est peut-être le seul regret : on est vraiment dans de l’imitation stricte du format comic book (Bandette a d’ailleurs depuis été publié chez Dark Horse Comics). Mais enfin rien de grave non plus, la lecture au format pdf ou cbz s’avère très agréable (ah oui : sur Comixology on peut télécharger des bandes dessinées acquises en ligne en .pdf ou .cbz sans DRM ; oui : té-lé-char-ger ; oui : pour une consultation hors ligne)…

Failing Sky de Dax Tran-Caffee

Tran-Cafee_Failing-Sky_2015On change du tout au tout, cette fois : un récit sérieux, personnel, et dont la principale valeur tient à l’utilisation narrative de l’hypertexte. Elle est mise en ligne en Creative Commons et, pour le coup, ne saurait exister que sous sa forme numérique. Dans ce récit une jeune fille, Qiao, rentre dans son village côtier après une longue absence. Elle retrouve un ami d’enfance, inévitablement amoureux d’elle, et se replonge dans ses souvenirs. Elle semble dotée d’un curieux pouvoir qui fait que la vue d’un objet la ramène à des images lointaines, des réminiscences qui défilent devant les yeux du lecteur (mais, ce pouvoir, ne l’avons-nous pas tous ?)

Tout ici inspire le labyrinthe. La navigation, d’abord, qui suit les préceptes de la toile infinie et fonctionne par des scrollings tantôt à droite, tantôt à gauche, le tout créant des effets d’attente, des formes curieuses, et surtout, dès le départ, incite au cheminement, à l’errance, à l’exploration. Être un lecteur actif et attentif. Et cette sensation on en aura besoin, puisque le reste de la narration se fait par bonds de chapitres en chapitres (je n’ai pas trouvé d’ordre) en cliquant sur des objets : une montre, des bottes, un clou, un sécateur… Le côté ludique est de les trouver, ces objets, de s’interroger sur les liens entre les histoires. Là le pouvoir de Qiao prend sens. Chaque objet est lié à plusieurs histoires, à plusieurs personnages, à plusieurs styles graphiques. C’est un « récit choral » au sens plein du terme, très dense. L’histoire initiale, finalement assez classique et décevante s’il n’y avait que cela, n’est qu’un prétexte ; l’idée de Failing Sky est bien que les histoires engendrent des histoires à l’infini et relient les individus.

Le graphisme m’a d’abord dérouté : comme un crayon à papier noir très académique sur de larges plages unies aux couleurs, avec des effets d’inserts un peu mélodramatiques. Le jeu des scrollings aussi a, par moment quelque chose d’agaçant. Et pour tout dire la narration est parfois difficile à suivre, et oblige l’auteur à des flèches un peu artificielles. Mais tout change lorsqu’on saute d’une histoire à l’autre et que la transformation des styles accompagne le mouvement, montrant les palettes de l’auteur. Failing Sky se veut sans doute davantage une expérience narrative qu’un récit à proprement parler, et c’est un effort notable du côté de la bande dessinée hypertexte, une piste trop exploitée. De ce point de vue là, le récit de Dax Tran-Caffee déploie une formidable inventivité, si le lecteur accepte de se laisser porter.

The Last Mechanical Monster, by Brian Fies

Fies_last-mechanical-monster_2014On retrouve ici Brian Fies qui n’est pas n’importe qui puisqu’il a remporté en 2005 le premier « Best Digital Comic » avec Mom’s Cancer. Il revient cette fois avec… un blog ! Oui, The Last Mechanical Monster a été publiée sur Blogspot entre novembre 2013 et mai 2015, sans doute l’outil le plus économique pour publier de la bande dessinée en ligne. Et en un sens, j’ai été surpris par la fluidité de lecture qu’offre ce format, pour une oeuvre qui ne bouleverse pas la création numérique mais exploite de façon intelligente les outils du Web. L’oeuvre commence d’ailleurs de façon très futée, par une vidéo Youtube intégrée : un cartoon du Superman de Max Fleischer (1941 ; excellent au demeurant, et dans le domaine public !) qui sert de point de départ à l’histoire… Comme chez Bandette, le plaisir du rétro fait partie de l’ensemble.

The Last Mechanical Monster va voir de l’autre côté du super-héroïsme : son anti-héros est précisément le méchant du cartoon original, un savant fou à la tête d’une armée de robots. Après 64 années en prison, il est libéré et entreprend de se venger en reproduisant son plan machiavélique. L’histoire suit de près les efforts de ce vieillard vengeur, hargneux et patient si peu adapté à notre société moderne pour, en un sens, recréer 1941 dans son repaire secret.

J’ai beaucoup aimé le propos de cette oeuvre, à la fois plus clair que Failing Sky et plus élaboré que Bandette. Brian Fies mène une vraie réflexion sur la vieillesse et l’obsolescence (comme dit l’un des personnages par une ironie toute calculée : « Books are obsolete ») au moyen d’un personnage antipathique qu’il parvient à rendre attachant. D’autres vidéos anciennes et nouvelles viendront ponctuer l’ensemble pour en faire une ode à la façon dont le Web est aussi un carrefour des temps qui permet à chacun de se réapproprier les cultures du passé.

Et en plus, il y a une bibliothécaire.

Nimona, de Noelle Stevenson

Stevenson_nimona_2012Le webcomic Nimona, originellement publié sur le site web de l’auteur depuis 2012, est finalement paru au format papier en 2015 chez HarperCollins et seul les trois premiers chapitres ont été conservés sur le Web… Je ne commenterais donc que ce chapitre, en regrettant un peu, mais pas trop quand même.

Nimona raconte l’histoire d’une héroïne (vive les filles dans cette sélection !) d’un type bien particulier : super-vilaine en puissance, elle rêve de se faire engager comme sidekick du cruel Lord Ballister Blackheart et espère que son pouvoir spécial de changeforme l’y aidera. On retrouve ici à la fois un personnage féminin débordant d’enthousiasme, comme chez Tobin et Coover, et une histoire racontée du côté des « bad guys », comme chez Brian Fies. Mais cette fois la parodie est davantage assumée : Nimona est une terrible et puérile gaffeuse dont les méthodes brutales ne plaisent guère au seigneur Ballister, adepte de tactiques plus subtiles. Vous l’aurez compris : Noelle Stevenson dynamite le genre médiéval-fantastique au moyen d’un personnage hors norme et rajeunissant.

Pour tout dire, c’est l’oeuvre qui m’a le moins intéressée du lot. D’abord parce que le dessin est moins séduisant que les autres : il va chercher du côté d’un minimalisme intéressant en soi mais qui me parle moins, même s’il s’améliore au fur et à mesure des chapitres. L’histoire elle-même, de ce que j’ai vu des premiers chapitres, est plus une suite de gags qui se moquent un peu facilement des univers med-fan. Et le fait que, au final, la publication en ligne ait été retirée n’aide pas à attirer ma sympathie, même si je comprends le processus. D’autant plus que le côté numérique n’apporte pas grand chose, si ce n’est la diffusion périodique. Bon… Je vous invite à aller voir tout de même, et juger sur pièce.

Et on termine avec le gagnant de l’édition 2015 :

The Private Eye de Brian Vaughan et Marcos Martin

vaughan-martin_private-eye_2013The Private Eye est disponible en téléchargement (comme d’hab’ : pdf, cbz…) sur le site des auteurs, par ailleurs scénariste et dessinateur connus pour leurs comic books papier (Y : the last man pour Vaughan et plusieurs séries Marvel pour Martin). Le paiement est libre : chacun offre la somme qu’il veut. Le format italien permet de changer un peu, d’apporter une touche d’originalité à ce qui se rapproche fort d’un comic book dans la forme.

Une fois de plus, on assiste aux déboires d’un anti-héros dans un monde futuriste où tout le monde porte des masques et des identités alternatives, sorte de transposition dans le réel d’un monde virtuel rempli d’avatars. Il s’agit cette fois d’un détective privé chargé par une mystérieuse cliente d’enquêter sur elle-même… Bien sûr l’enquête ne sera pas de tout repos, d’autant plus que le héros a aussi ses propres failles à masquer.

Comme chez Brian Fies, on trouve une réflexion intelligente sur l’identité, et particulièrement sur l’identité virtuelle. Le jeu des masques ici équivaut à nos propres jeux d’identités multiples que nous prenons sur le Web, et les auteurs utilisent de façon fort originale cette corde par une transposition qui mêle références aux super-héros (eux aussi étant des « avatars » d’individus normaux) et au film noir (où la question des apparences est souvent cruciale). L’univers déployé est ambitieux : c’est un univers post-réseaux sociaux qui inverse le principe habituel des récits sur la réalité virtuelle, puisque dans ce monde Internet a disparu. Et bien évidemment, l’ironie est belle pour une oeuvre en ligne !

**

Mon petit bilan de cette sélection : je suis frappé par la diversité des choix, en particulier au niveau des systèmes de diffusion (payant/gratuit/licences libres) et des outils de création (blog/hyperliens/pdf à télécharger). Cet ensemble d’oeuvres montre bien ce que le numérique permet. Sur les contenus, c’est un peu moins varié : on est dans du comic plutôt classique (que de la fiction, beaucoup de références superhéroïques) et j’aurais peut-être souhaité ici ou là voir du documentaire, de l’autobio, bref, autre chose que du récit de genre. Mais enfin ce rattachement au passé du média est aussi, dans bien des cas, une thématique des récits, directe dans The Last Mechanical Monster et The Private Eye, indirecte dans Bandette et The Failing Sky. C’est finalement assez frappant, et peut-être significatif, de lire toutes ces oeuvres numériques dont l’un des sujets est le rapport au passé (passé des individus ou passé de la bande dessinée).

Failing Sky se démarque ici, aussi par le choix d’une vraie exploitation des technologies numériques que ne font pas du tout, ou marginalement, les autres oeuvres, clairement formatées sur des modèles venus de l’imprimé. Mais ça n’a rien de grave, évidemment, et pour tout dire j’ai l’impression que ce n’est pas vraiment un débat aux Etats-Unis, et que les oeuvres seront jugées sur leur qualité de contenu plus que sur leur caractère proprement numérique.

Et évidemment ma pensée va à l’absence totale de prix numériques officiels dans les festivals français autre que des prix « révélation », alors même que les oeuvres ne manquent pas. Entre Les Autres Gens, Professeur Cyclope, les Turbomédia, la multiplication des plateformes, il y a pourtant l’embarras du choix (et les Eisner Awards n’hésitent pas récompenser des oeuvres gratuites). Enfin… Peut-être dans quelques années ?

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *