« Charlie » et la bande dessinée des années 1970

Comme cela fait maintenant cinq semaines que je vous arrose de bande dessinée numérique, on va revenir un peu au patrimoine imprimé… Aujourd’hui, poussé par l’actualité de 2015, je me penche sur Charlie Hebdo. Pas l’actuel, non, mais l’ancien, celui des années 1970. Et je me pose cette question : n’a-t-on pas sous-estimé l’importance du premier Charlie Hebdo pour l’histoire de la bande dessinée ?

Bulle de liberté

Une mise en contexte s’impose pour vous dire « d’où » je parle. Je n’ai jamais été un lecteur ni de Charlie Hebdo, ni de la presse satirique en général. Mon éducation graphique s’est faite par d’autres chemins, et ce n’est que tardivement que je me suis intéressé à Hara Kiri et Charlie. Mes pensées après l’attentat de janvier m’ont amené à creuser davantage dans cette direction, à me demander ce qu’était l’héritage de ces deux titres. Il y eut d’autres sollicitations en cette année 2015 : j’ai vu pour la première fois L’An 01 de Jacques Doillon, d’après la bande dessinée de Gébé que j’ai enfin lu dans sa réédition à l’Association (la réédition récente de 2014 comprend le DVD du film : à se procurer absolument !) ; j’ai vu le passionnant documentaire sur Cavanna de Denis Robert, sorti tout récemment ; je me mets à lire Siné Hebdo dans le train… Et il me reste encore du chemin avant de comprendre ce qui s’est passé rue des Trois Portes à cette époque, et surtout ce qu’il en reste à présent. Reste à lire l’autobiographie de Cavanna, à dénicher d’autres albums de Gébé, de vieux numéros de Charlie Mensuel, ou à voir le documentaire Choron dernière de Pierre Carles.

Ma dernière découverte en date est la lecture de Bête, méchant et hebdomadaire : une histoire de Charlie Hebdo (1969-1982), un ouvrage passionnant de Stéphane Mazurier, en réalité publication grand public d’une thèse de doctorat. Un ouvrage qui date de quelques années (2009, chez Buchet Chastel), mais que certaines librairies ont eu la bonne idée de ressortir à la suite du tragique coup de projecteur récent sur la revue. Au-delà de ce qui me préoccupe en tant qu’historien de la bande dessinée, je pense qu’il faut aussi le lire pour comprendre les différences entre le Charlie d’alors et le Charlie d’aujourd’hui.

mazurier_charlie-hebdo_2009Mais je reviens à mon sujet… La lecture (fort agréable, bien documentée et pleine de l’utile prudence de l’historien) de la monographie de Mazurier nous plonge donc dans l’ambiance des années 1960-1970. Comme à chaque fois que je me penche sur le cas du Charlie de l’époque Cavanna-Bernier, j’en ressors avec la même incrédulité face au potentiel de transgression ouvert par l’équipe du groupe de presse du Square (qui comprend, outre Hara-Kiri et Charlie Hebdo, Charlie Mensuel, La Gueule ouverte, et d’autres publications…). Je ne me livrerais pas à une comparaison avec notre époque, mais malgré tout je suis épaté par la folie à la fois régressive et, pour reprendre un terme contemporain, « trash« , qui se dégage à la fois des publications en question et de l’aventure éditoriale. Mise en page artisanale, expérimentation formelle tous azimut, de la bande dessinée à la nouvelle en passant par le roman-photo, gestion financière hasardeuse et opaque, coups d’essai sans lendemain… Incroyable de constater ce qu’on osait faire à l’époque. Encore plus incroyable quand on regarde les chiffres de vente à l’apogée de Charlie Hebdo : 120 000 exemplaires. La transgression et l’avant-garde savait aussi rencontrer du succès, et c’est tant mieux.

Ce qui me plaît encore plus, c’est le côté polémique de ces publications. J’ai tendance à considérer que la polémique et le désaccord, tant qu’ils ne dépassent pas un certain degré de violence et d’injustice, tant qu’ils restent intelligents, sont précieux, parce qu’ils nous poussent à penser autrement. Alors en lisant l’histoire de Charlie, il y a des tas de choses qui me heurtent, qui me forcent dans les limites de ma pensée, m’indignent par la mauvaise foi des auteurs ou le fait qu’ils soient définitivement allé trop loin juste pour s’amuser. Mais c’est précisément ce que je trouve utile, encore aujourd’hui, que cette possibilité d’aller jusqu’aux limites de l’expression. C’est aussi ce qui fonde la tradition française du dessin et l’idéal libertaire porté par des générations d’artistes.

Je dérive encore… Revenons-en à la bande dessinée. L’impression qui ressort de le Bête, méchant et hebdomadaire, c’est que le « moment » Charlie a été celui d’une bulle de liberté. Une bulle de liberté certainement kamikaze et dépassant les bornes à de nombreuses occasions, mais une bulle de liberté ayant aussi permis à la société et à la culture d’avancer, d’expérimenter d’autres choses. Rien ne l’illustre mieux que L’An 01 de Gébé, cette utopie d’une vie sans autorité, sans travail, qui est, précisément, une expérimentation imaginaire venant interroger nos préconceptions. Ce statut de bulle de liberté, Charlie l’a eu sur de nombreux sujets, sans doute. Dont la bande dessinée.

 

Impact éditorial

La vision « classique » de l’histoire de la bande dessinée suit un cheminement bien connu : américanisation à partir de l’entre-deux-guerres, âge d’or franco-belge dans les années 1950, essor de Pilote qui permet un « passage à l’âge adulte » dans les années 1960, et débouche sur les revues adultes des années 1970 (Fluide Glacial, Métal Hurlant, etc…). Le problème de cette vision est qu’elle repose sur d’innombrables points aveugles volontairement éludés puisqu’ils viennent remettre en cause cette généalogie idéale ; Charlie Hebdo et, plus largement, la politique éditoriale de l’équipe du Square, est un de ces points aveugles.

L'Hebdo Hara-Kiri est renommé Charlie Hebdo après son interdiction de diffusion par le pouvoir gaulliste en 1970.

L’Hebdo Hara-Kiri est renommé Charlie Hebdo après son interdiction de diffusion par le pouvoir gaulliste en 1970.

En effet, les éditions de Square font preuve d’un esprit pionnier en matière d’édition bande dessinée sur bien des points. Côté revue, deux revues entièrement consacrées à la bande dessinée pour adultes sont lancées : Charlie Mensuel en 1969, fortement inspiré par le Linus italien (1965), qui survit jusqu’en 1981, et BD, l’hebdo de la BD, à l’existence plus éphémère (1977-1978) mais qui a le temps de voir les débuts de Jack Palmer de Pétillon et le génial Griffu de Manchette et Tardi. Côté albums, c’est dès 1965 que les « éditions Hara-Kiri » (prédécesseur des éditions du Square) publient des albums de bande dessinée, dont Berck de Gébé. Dans les années 1970, les éditions du Square mènent une politique plutôt active de publications d’albums, dix titres par an environ, et pas seulement par des auteurs maison : on va y retrouver Copi, dont La femme assise est un pilier de Charlie Mensuel, Buzzelli, Crepax, Munoz et Sampayo, Hugot, Golo, Varenne… Le catalogue apparaît, bien avant l’essor définitif de l’album dans les années 1980, comme une mine, qui accompagne l’effort des éditions Losfeld (Barbarella, Pravda la Survireuse), à la même époque.

L’équipe du Square apparaît donc à la fois dans le rang des premiers éditeurs de revues de bande dessinée pour adultes et dans celui des premières collections d’albums de bande dessinée pour adultes. S’ajoute à ça le fait que de nombreuses pages de Charlie Hebdo sont consacrées à la bande dessinée, à égalité avec un rédactionnel très présent.

 

L’ouvrage de Mazurier permet de mieux comprendre la place de Charlie Mensuel/Charlie Hebdo dans l’euphorie éditoriale de la bande dessinée des années 1970. Tout particulièrement un chapitre instructif (p.204-211) est consacré aux rapports entre l’équipe du Square et Pilote, sous la direction de René Goscinny. Il semble que les deux groupes se livrent à une forme de concurrence féroce, mais aussi stimulante. D’abord parce qu’ils se partagent quelques dessinateurs : Cabu, Gébé et Reiser entre 1962-1972 travaillent régulièrement pour l’un et l’autre, jusqu’à ce que Gébé partent de lui-même pour Charlie Hebdo et que Cavanna pousse Cabu et Reiser à devenir collaborateurs exclusifs du groupe du Square. Par ailleurs, Fred, présent aux débuts d’Hara-Kiri, est lui aussi un pilier de Pilote. Ensuite leur évolution est parallèle et la description proposée par Mazurier permet de reconstituer la chronologie suivante : 1 : Pilote est créé en 1959 comme journal pour enfants ; 2 : tout au long des années 1960, le journal s’oriente vers un public plus adolescent, notamment sous l’impulsion des auteurs venus du groupe du Square ; 3 : en 1969 est créé Hara-Kiri Hebdo, premier titre de Charlie Hebdo et, pour Mazurier, un de ses modèles (non-avoués cependant) est le Pilote de l’époque ; 4 : en 1970 Pilote devient « le journal qui s’amuse à réfléchir » et infléchit encore davantage son orientation plus adulte. Ainsi, entre 1970 et 1974 (date à laquelle Pilote devient mensuel), les deux hebdomadaires se font concurrence, l’un plus policé par son héritage de la presse pour enfants ; l’autre violemment anti-conformiste et plus expérimental. Cavanna et Delfeil de Ton attaquent régulièrement Pilote, l’accusant d’adopter un ton plus provocateur et adulte par opportunisme mais d’être en réalité un journal de boy-scouts.

Mais derrière la « guerre » entre les deux journaux, le contexte éditorial est bien celui d’une stimulation mutuelle. Il me vient alors une hypothèse : l’historiographie traditionnelle attribue à Pilote le mérite du « passage à l’âge adulte ». Ne peut-on pas plutôt se dire que l’évolution de la bande dessinée au début des années 1970 est le fait, non d’un seul journal, mais des échanges mutuels (parfois conflictuels) entre deux journaux, Pilote et Charlie Hebdo ? L’hypothèse est d’autant plus intéressante que chacun d’eux prolongent une des deux branches historiques de la bande dessinée : Pilote est issu de la tradition de la presse pour enfants tandis que Charlie est plus proche du monde du dessin de presse pour adultes. Ainsi, à tous les deux, ils proposent des oeuvres de bande dessinée qui parcourent tout le spectre des arts graphiques de l’époque, de la satire sociale à la Reiser aux récits de genre traditionnels qu’affectionnent Charlier ou Moebius, en passant par l’art de la caricature que pratique Cabu, ou par l’humour bon enfant d‘Astérix et Iznogoud (et sans oublier la SF psychédélique de Druillet et l’humour sans limites de Gotlib).

 

Impact graphique

En fait, quand on lit le Charlie Hebdo des années 1970, il n’est simplement plus possible de penser avec nos catégories pré-construites des arts graphiques. L’opposition dessin de presse/bande dessinée n’a plus vraiment de sens. Je reviens ici à l’ouvrage de Stéphane Mazurier, lorsqu’il décrit la bande de Charlie comme des « artistes », et non des journalistes (p.153-161). L’influence graphique des dessinateurs du journal va plutôt du côté du dessin de presse : Cavanna adore Bosc, Maurice Henry et Chaval ; Wolinski, Cabu et Fournier se disent influencés par Dubout ; Gébé et Willem admirent les américains Saul Steinberg et Chas Addams. Il n’en demeure pas moins que, contrairement à leurs modèles, les auteurs de Charlie Hebdo ne se limitent pas à ce que Mazurier appelle le « dessin-gag » : le dessin unique et humoristique souvent légendé. Citant Cavanna, il décrit le style narratif des auteurs de l’hebdomadaire comme une « écriture dessinée », qui emprunte aux codes de la bande dessinée, mais s’affranchit aussi des cases, des bulles, etc… C’est particulièrement visible dans les travaux de Reiser, Gébé et Cabu qui n’hésitent pas intégrer de longs récitatifs manuscrits, ignorent le gaufrier traditionnel pour une mise en page plus libre ; Cabu se livre à des reportages dessinés entre le carnet de croquis et l’article manuscrit illustré.

L'incroyable liberté graphique d'un Gébé, ici pour l'An 01 (1970-1974).

L’incroyable liberté graphique d’un Gébé, ici pour l’An 01 (1970-1974).

Sur le plan esthétique, la complémentarité Pilote / Charlie me semble fonctionner aussi. Ainsi, pendant que les dessinateurs de Pilote font évoluer l’art de la narration en partant de la bande dessinée traditionnelle pour enfants, ceux de Charlie (parfois les mêmes), le font évoluer en mêlant acquis du dessin de presse, de la bande dessinée, et esprit d’expérimentation. Les uns conservent les codes de la bande dessinée pour mieux les détourner, les autres ignorent ces codes pour injecter la liberté d’une écriture dessinée.
On saisit ici tout ce que ces premières années de la décennie 1970 ont pu avoir de novateur pour la bande dessinée. Pour moi l’innovation n’est pas dans le changement de public : probablement les adultes lisaient déjà des bandes dessinées durant les décennies précédentes, que ce soit tous les jours dans France-Soir ou, pour les esthètes, dans les albums d’art de Losfeld. L’innovation est plutôt dans la réconciliation entre deux traditions de la bande dessinée qui se rejoignent pour faire éclater les catégories éditoriales existantes, et ainsi diversifier les caractéristiques du média, et expérimenter au maximum. Y compris pour créer des oeuvres qui encore de nos jours paraîtraient à la pointe de l’avant-garde graphique.

 

Un site passionnant sur l’histoire d’Hara-Kiri, Charlie Hebdo et les éditions du Square : http://www.harakiri-choron.com

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