Tendances numériques (4) : pixel art et bande dessinée

De retour sur les terres de la création graphique numérique, je vais m’intéresser à quelques tendances de la bande dessinée numérique la plus contemporaine. Aujourd’hui mon regard va se porter sur un courant minoritaire de la bande dessinée numérique française et qui, peut-être pour cette raison, mérite qu’on s’y attarde : le pixel art.

Pixel art : entre nostalgie et minimalisme

L’envie de parler de pixel art m’est venue à la lecture du dernier numéro de T!nd (revue que je découvre à ce numéro) consacré conjointement au pixel art et à la bande dessinée numérique. Associer ces deux mouvements dans une même livraison me semblait étrange tant les liens entre les deux, dans le contexte français, sont très limités. Et puis je me suis dit que cela en faisait justement un sujet intéressant. Donc d’abord, quelques mots sur le pixel art avant de revenir à la bande dessinée. Les références à l’article de Pierre-Yann Lallaizon dans T!nd, « Le pixel est mort, vive le pixel ! » sont signalées par la mention [T!nd].

 

Le pixel art est une tendance des arts graphiques apparue avec les premiers logiciels d’infographie et dont l’esthétique dominante se déploie dans les premiers jeux vidéos des années 1980-1990. Comme son nom l’indique, l’usage du pixel comme unité visuelle et visible est la contrainte créatrice principale du pixel art. Dans un premier temps, le mouvement est directement lié aux limites graphiques des premières machines : les premiers affichages ont un nombre de couleurs limité, crénelage important… Mais quand, à partir du milieu des années 1990, l’infographie « mainstream » s’engage dans un mouvement continu à la recherche d’un réalisme cinématographique, le pixel art devient une démarche artistique volontaire plutôt qu’une contrainte. Le pixel art n’est pas seulement un art utilisant le pixel (toute infographie l’est) : c’est un art utilisant le pixel et sa position dans l’espace. Pour Olivier Huard, cité dans l’article [T!nd], c’est un art du « placement optimal » : il s’agit de figurer des objets et des personnages de la façon la plus synthétique possible tout en restant expressif et lisible.

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Représentation de Zurich par les eboy.

Dans les années 2010, probablement en raison d’un effet générationnel, le pixel art connaît un regain de notoriété en tant que style « rétro » dans un ensemble de jeux vidéos indépendants (Minecraft, Broforce, Super Meat Boy), ou chez des graphistes comme les eBoy qui le pratiquent depuis 1997 [T!nd]. Il s’enrichit alors d’une valeur référentielle forte, puisque rendre visible le pixel renvoie aux canons des débuts de l’infographie, mais aussi à tout un ensemble de motifs de la culture populaire : des personnages comme Mario, des figures comme l’alien de Space invaders, etc… Dans le même temps, il s’enrichit également pour devenir un mouvement artistique inscrit dans l’histoire de l’art : les auteurs cités dans l’article de T!nd font référence à des mouvements antérieurs des arts figuratifs comme l’art de la mosaïque, le pointillisme, le minimalisme années 30, le pop art, le street art… Nous nous trouvons bien face à une nouvelle façon de dessiner le monde en s’appuyant sur, voire en « donnant à voir », les logiques de la représentation numérique.

Enfin, pour être tout à fait exact, j’ai le sentiment que si le pixel art est présenté comme un mouvement global qui trouve son unité dans des méthodes de composition, il fait en réalité apparaître une grande diversité de création. Ainsi, entre les compositions foisonnantes et baroques en vue isométrique des eboy et l’artiste urbain Invader qui « pirate » des lieux physiques avec ses aliens pixelisés, la démarche est très différente.

 

Une tendance américaine

Pour ce qui est de la bande dessinée numérique, le pixel art a très largement essaimé de l’autre côté de l’Atlantique. Au début des années 2000, les webcomics inspirés de cette tendance des arts visuels sont nombreux. Un exemple parmi d’autres : Diesel Sweeties de Richard Stevens III, créé en 2000, strip humoristique se passant dans un futur où robots et humains cohabitent, et plus si affinités. L’engouement pour le pixel art dans les webcomics de « l’âge d’or » répond à une tendance générale de l’infographie et des jeux vidéos, mais aussi à l’influence de la culture des gamers dans cette première bande dessinée numérique nord-américaine. Là le côté référentiel du pixel art joue à plein : un webcomic en pixel art n’est pas seulement un choix graphique (ou une facilité) d’auteur, c’est aussi le véhicule de toute une culture vidéo-ludique populaire. La « forme » répond au « fond » dans des strips évoquant le plus souvent des thèmes dans lesquels les geeks se reconnaissent. Enfin, dernière observation sur le succès de cette formule : le newspaper strip américain a toujours été un art de la concision et du schématisme visuel (aussi pour des contraintes d’impressions). Les pixel comics s’inscrivent dans cette généalogie plus ancienne, l’unité « pixel » remplaçant simplement le « trait ».

T Campbell signale dans son History of Webcomics (2004) que le pixel art a même donné naissance à une catégorie bien spécifique de webcomics, les sprite comics. Le terme sprite, en infographie, désigne un objet autonome fait de pixels et conçu pour se déplacer à l’écran et changer de forme (par opposition à l’arrière-plan fixe, par exemple). Les jeux vidéos ont générés un grand nombre de sprites, à commencer par les personnages, un sprite pouvant s’animer par le déplacement des pixels qui le composent. Les sprites comics sont donc, logiquement, des webcomics utilisant le principe des sprites voire, dans certains cas, réutilisant des sprites existant. C’est le cas du Neglected Mario Character de Jay Resop (1998 – je reprends les exemples de Campbell) qui parodie la licence Super Mario en utilisant des sprites du jeu, ou encore 8-bit theater de Brian Clevinger qui reprend des sprites des premiers Final Fantasy. Dans ces exemples, les sprites comics ont à voir avec la logique de recyclage d’images et de mashup propres à la création Web.

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A modest destiny par Sean Howard, un webcomic qui lorgne vers l’épopée heroïc-fantasy (ici, première page de la troisième partie).

L’un des webcomics en pixel art les plus connus est sans doute la série au long cours de Sean Howard, A modest destiny et ses suites ou séries dérivées. Commencé en 2003, véritable feuilleton épique inspiré par les classiques de l’heroïc-fantasy, A modest destiny utilise le pixel art au-delà de son seul intérêt parodique et référentiel : certes, et particulièrement au début, les aventures de Maxim, « élu » destiné à sauver le monde de multiples fois, sont pleines d’allusions à l’univers des RPG et se veut essentiellement parodique. Puis il évolue vers une narration plus dense, plus complexe, et finalement passionnante hors de son cadre référentiel. Il développe tout un univers, se lance dans une encyclopédie, etc… Comme le rappelle Campbell, Howard est un des rares webcartonnists adeptes du pixel art à revendiquer une véritable démarche artistique, quitte à heurter certains de ses fans par une attention appuyée sur le copyright de ses sprites (qu’il a lui-même créés et non empruntés à un jeu).

Si A modest destiny m’est connu, c’est aussi que, à côté de sa notoriété nord-américaine, le webcomic de Sean Howard a été traduit en français sur le portail Lapin par Phiip (puis Kotl). Il a donc franchi l’Atlantique, et aurait pu inspirer des auteurs chez nous. Toutefois, le pixel art me semble extrêmement minoritaire chez les créateurs français…

 

Les « frenchies » de la bande dessinée en pixel art

On peut difficile évoquer les pixel art comics français sans parler d’un projet atypique mais qui a eu son heure de gloire : la plateforme gnomz.com. Créée en 2004 par Nicolas Dève, ce site web collaboratif propose aux internautes de concevoir leur propre bande dessinée en pixel art à partir d’une galerie d’avatars à dessiner soi-même. Son principe est avant tout communautaire : les créateurs amateurs sont invités à mettre leurs bandes dessinées en ligne, à commenter celles des autres, voire à interagir avec les avatars des membres. À mi-chemin entre le réseau social et le forum de création amateur, gnomz.com s’arrête en 2010. Il connaît néanmoins un succès non-négligeable, même s’il reste un peu à part dans le monde de la bande dessinée numérique.

Toujours dans une dimension « amateur », le portail Lapin a proposé un temps une série proche du pixel art, Une vie de yahourt de Yourt (2004). Fidèle à l’esprit potache et absurde de la plateforme Lapin, Une vie de yahourt met en scène Michel, le yahourt de l’espace, et ses aventures, le tout dans un dessin à l’ordinateur très pixellisé. Je n’ai jamais bien si ce choix graphique était volontaire ou le simple effet de la paresse de l’auteur, mais après tout ce type de création désinvolte a parfaitement sa place au sein du portail Lapin.

Dans la bande dessinée numérique française, le pixel art semble donc d’abord être un choix de création amateur, moins en tout cas qu’une démarche artistique pour des oeuvres élaborées comme dans le cas de Sean Howard.

 

Mais des graphistes plus professionnels se sont aussi intéressés au pixel art. Certains blogueurs bd vont s’y adonner ponctuellement : je pense à la célèbre note « Le long voyage » de Boulet, lent scrolling vertical à l’admirable gestion des couleurs, ou encore à Basse Def de Jibé, aventure-hommage au retro gaming contemporain. Mais deux auteurs me semblent avoir poussé le pixel art au-delà de l’expérience ponctuelle : Yassine au début des années 2000 et, beaucoup plus récemment, Emmanuel Espinasse.

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Une des couvertures de @Fluidz par Yassine : un univers peuplé de petites créatures de pixels.

Yassine participe à la fin des années 1990 à l’expérience @Fluidz, la version numérique épatante d’inventivité de la vénérable revue Fluide Glacial, émanation du site web administré par les frères Solé. Selon les principes de @Fluidz, chaque auteur dispose d’un espace ; celui de Yassine s’appelle « Le pop-up à Yassine : Lo-Tech Enterprise » et rassemble différents travaux de ce graphiste polyvalent qui, pour le webzine, s’est spécialisé dans le pixel art. Des travaux qui ne se limitent pas à la bande dessinée, là encore dans la droite ligne du contenu hétéroclite de @Fluidz : « Pixpro », faux logiciel d’infographie, propose une interactivité qui regarde du côté du jeu vidéo tandis que le « Museum of Modern Pixel Art » est une galerie parodique. Sa page est un hommage foisonnant au pixel, incarné sous l’apparence de personnages carrés aux couleurs chatoyantes. Ce qui se rapproche le plus d’une bande dessinée est Duel à Pixville, western expérimental en pixel qui jaillit sous la forme d’une trentaine de fenêtres pop-up. La composante la plus intéressante du travail de Yassine est sans doute d’associer à cette esthétique un humour, omniprésent, souvent potache et ludique, qui donne une personnalité à ces assemblages de bonhommes-pixels minimalistes.

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Super pixel quest d’Emmanuel Espinasse : quand le donjon se dévoile petit à petit.

C’est grâce au numéro de T!nd que j’ai découvert Emmanuel Espinasse, récemment diplômé de l’EESI d’Angoulême et auteur de Super pixel quest. Le pixel art est un des domaine de travail de ce jeune auteur, mais pas le seul : son mémoire de DNSEP, intitulé Conquérir l’espace, était plutôt consacré à la question de la mise en espace de la bande dessinée, en particulier sur le plan muséographique. Super pixel quest, créée en 2014, est donc son incursion dans la bande dessinée numérique. Elle raconte l’exploration aventureuse d’un personnage dans un donjon aux multiples surprises, le tout en pixels noir et blanc et avec juste ce qu’il faut d’animations pour que l’oeuvre reste lisible et élégante. C’est peut-être cette fluidité de lecture qui m’a le plus épaté et qui révèle un travail bien plus complexe qu’il n’y paraît de prime abord, et qui sait géré les attentes et les temporalités de navigation du lecteur. Le double jeu sur le noir et blanc et l’affichage stroboscopique à base de gif animés est à ce titre admirable, avec des échos expressionnistes dans certaines scènes « nocturnes ».

 

Chez Yassine comme chez Emmanuel Espinasse, le choix du pixel art est associé à une production référentielle. Dans « Le pop-up à Yassine », c’est toute une culture du pixel qui est mise en scène ; le nom même « lo-tech enterprise » renvoie à une conception de la culture numérique qui n’a pas de scrupules à opérer des retours en arrière technologiques pour chercher la simplicité de moyens. Super pixel quest est une référence plus directe à de vieux jeux vidéos de type dungeon crawler où un personnage doit explorer un donjon pièce par pièce avant d’arriver à son but. C’est exactement cette linéarité du jeu vidéo primitif que suit Emmanuel Espinasse, et il lui emprunte quelques principes visuels, dont le principal est l’idée que c’est le mouvement du personnage qui permet l’affichage successif des pièces. Viennent s’y ajouter des « épreuves » auquel le héros est confronté qui, là encore, rappellent les actions de ce type de jeux : déplacer des briques, sauter, franchir des portes, actionner des leviers… Tous deux élaborent un « univers » du pixel réveillant un imaginaire propre à cette esthétique.

Mais les deux auteurs vont aussi au-delà de l’usage purement esthétique du pixel art, d’une simple concordance entre la forme et la fond, entre le choix du graphisme numérique primitif est d’un hommage aux outils et aux contenus de ce même graphisme. Contrairement aux oeuvres américaines déjà citées, c’est moins la construction soit d’une parodie, soit d’un feuilleton au long cours et aux échos rpg-esque qui les intéresse, mais plutôt l’expérimentation autour d’une forme, la bande dessinée. Et là le choix du thème de mémoire d’Emmanuel Espinasse ne me paraît pas anodin : c’est bien de mise en espace de la bande dessinée qu’il est question : quelle spatialité pour la bande dessinée dans un environnement numérique ?

Ils apportent deux réponses distinctes mais qui, finalement, se rejoignent dans l’idée que la création numérique offre l’occasion d’une autre mise en espace dont l’unité de base serait le pixel et l’interface de référence l’écran. Dans Duel à Pixville, Yassine se fait profondément inventif puisque l’oeuvre se présente comme une suite de pop-up animés, chacun correspondant à une case, et c’est au lecteur, envahi dans son écran d’ordinateur par ce foisonnement de cases de bande dessinée, de reconstruire l’histoire, de réassembler les pièces du puzzle. Super Pixel Quest propose en quelque sorte un dispositif inverse : une seule fenêtre, une image unique, mais qui apparaît au fur et à mesure de la progression du personnage. L’aspect final de l’oeuvre, qui nous dévoile le donjon dans sa totalité, m’a rappelé ces soluces de jeu vidéo qui nous présentaient l’ensemble de la carte : voilà qui me fait dire que cette gestion de l’espace vient précisément du jeu vidéo d’aventure, et de ses donjons aux dédales interminables et aux portes magiquement reliées les unes aux autres. Les deux auteurs imaginent une bande dessinée comme un labyrinthe que le lecteur doit reconstruire, et cette construction dans l’espace fait partie de l’expérience de lecture.

Ce qui est intéressant dans ces expériences françaises du pixel art en bande dessinée, c’est que ce choix graphique associe l’expérimentation formelle à l’expérimentation narrative, ce qui n’est pas le cas de A modest destiny où les références aux jeux vidéos et à la culture geek n’interfèrent pas avec la linéarité et le caractère classique du scénario. Victor Hussenot, déjà cité sur ce blog, avait opéré un choix proche dans Level 1, même s’il ne s’agit pas chez lui de pixel art au sens strict. Sommes-nous face à une tendance spécifique à la création numérique française ? Dans tous les cas il s’agit d’une direction à creuser : l’idée que le pixel change à la fois notre façon de voir les images et de raconter des histoires.

Si vous connaissez des productions françaises que je n’aurais pas repéré, n’hésitez pas à me le signaler pour que j’édite l’article !

edit au 01/08 : Le blog de Tybo Eymar offre pas mal de créations en pixel art, du jeu vidéo à la bande dessinée. Ces dernières sont le plus souvent des parodies de jeux vidéos.

Pour un site très complet sur le pixel art (en français) : http://pixel-art-carre.blogspot.fr/

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