Septembre en numérique : la tournée mensuelle de Phylacterium

Personne n’échappe à la rentrée, pas même la bande dessinée numérique… Quelles sont les actualités de ce mois de septembre pour notre chère narration graphico-digitale ? Comme tous les mois sur Phylacterium se déroulent successivement « la revue », « l’enjeu » et la « bd » d’une nouvelle tournée numérique.

La revue du mois : loi numérique et livre glissant

Sans nouvelles de la plateforme Watch Digital Comics qui devait pourtant voir le jour en ce mois de septembre, je vais me concentrer sur d’autres actualités qui nous ramènent, une fois de plus, à des questions de gros sous, de droits et de commercialisation de la bande dessinée…

 

Pendant le mois de septembre a de nouveau émergé l’inquiétant fantôme du droit d’auteur à l’ère d’Internet. Vous résumer ça en quelques phrases est une gageure, mais je vais tout de même m’y essayer. Ces derniers mois le Parlement Européen d’un côté, et le ministère de la Culture de l’autre, ont travaillé dur autour de réformes législatives visant à adapter le droit d’auteur aux nouvelles pratiques et outils numériques ; le premier via le rapport de Julia Reda, le second via la future « loi numérique ». Les deux documents vont dans le même sens : assouplir le droit d’auteur en renforçant les exceptions pour permettre un certain nombre d’usages des oeuvres (recherche scientifique, pédagogie, création amateur…). Les réformes annoncées raniment les tensions entre d’un côté les tenants de la « culture libre » qui voient dans le partage des oeuvres le meilleur moyen de renforcer la créativité artistique, et de l’autre côté les défenseurs d’une culture qui découlant des producteurs (auteurs et éditeurs), permet de rémunérer les artistes et les acteurs des industries culturelles qui se trouvent derrière.  Les éditeurs (le SNE en réalité, via Richard Malka) ont par exemple exprimé leur désaccord frontal par un pamphlet subtilement intitulé La gratuité c’est le vol.

Si je parle régulièrement de ces débats dans le cadre d’une chronique sur la bande dessinée numérique, c’est pour quatre raisons qu’il faut bien avoir en tête, même s’ils semblent lointains.

1. Ces débats sur le droit d’auteur sont directement liés à l’adaptation du droit d’auteur « analogique » à la culture numérique, et plus encore à une culture du Web où les pratiques de partage non-marchand, de libre création et re-création, sont dominantes. C’est la logique du logiciel libre adaptée à la création artistique où l’oeuvre, une fois créée, est destinée à être appropriée et diffusée par les lecteurs et « n’appartient » plus vraiment à son auteur. Une large part de la bande dessinée numérique avant les années 2010 a été créée sur ce principe : la protection intellectuelle ne doit pas freiner la diffusion. Mais ce principe peut-il et doit-il être maintenu ?

2. Des auteurs de bande dessinée sont intervenus dans le débat. Benoit Peeters (à la fois auteur et éditeur, et promoteur des Etats Généraux de la bande dessinée) s’est prononcé contre le rapport Reda. Le SNAC-GABD se montre lui aussi très prudent face aux lois annoncées, mais aussi face à la réaction des éditeurs. La place des auteurs de bande dessinée est ici essentielle pour une raison très simple : contrairement aux auteurs « textuels », ils n’ont pas abandonné l’idée de vivre de leur art. Et c’est bien pour cela qu’ils se mobilisent.

3. Sur le long terme, la confrontation de deux logiques prépare le cadre de la création numérique à venir. Les débats actuels portent surtout sur la diffusion et la réutilisation numérique d’oeuvres « analogiques ». Mais il ne faut pas oublier qu’ils préparent le contexte juridique et économique de l’écosystème de création numérique qui sera celui des décennies à venir, lorsque l’enjeu papier vs numérique ne sera plus une question pertinente (soit par épuisement du premier, soit parce qu’une complémentarité aura été trouvée). Le droit d’auteur qui se prépare maintenant conditionne alors assez largement les usages numériques, dans un sens restrictif ou libéral.

 

Et ce modèle économique, alors ? Quel est-t-il ? Comment interpréter la venue d’un nouvel acteur dans la diffusion de bande dessinée (les intermédiaires ! toujours les intermédiaires !) en ce mois de septembre 2015 ? SlidyBook, une application lancée par un studio de jeux vidéo, Beemoov, tente d’exploiter un marché de niche : la bande dessinée pour adolescentes. Beaucoup de rose en perspective, et des partenariats avec des collections spécialisées comme Miss Jungle (label de Jungle). Côté modalités de lecture, on est toujours sur du case par case, mais avec l’ajout inattendu de sons pour une lecture « enrichie ». Côté modèle économique, c’est toujours le marché des applications qui domine, avec achat à la pièce (3,99 euros l’album).

La naissance de SlidyBook montre que nous ne sommes pas encore sortis de la vague des plateformes et entreprises de diffusion de bandes dessinées numériques sur mobile qui a démarré en trombe en 2009 avant de ralentir progressivement. C’est toujours ce paradigme de la lecture mobile comme levier d’une nouvelle économie qui prévaut. Certes, nous sommes en queue de comète du phénomène : il n’apparaît plus qu’un nouvel acteur par trimestre et non plus deux par mois comme en 2009. Mais tout de même : le marché de la diffusion d’albums numérisés conserve un pouvoir d’attraction, et ce malgré la présence de « gros » acteurs internationaux (Comixology) ou nationaux (Numilog, Izneo). C’est ce qu’a pu montrer l’alliance récente entre Les Humanoïdes Associés et BDBuzz. Reste à savoir si de petits acteurs émergents comme SlidyBook, par des stratégies de niche visant un public spécifique peuvent tirer leur épingle du jeu.

En revanche, ce qui est toujours un peu triste, c’est évidemment la pauvreté des choix de création : SlidyBook essaie de se démarquer avec l’ajout de sons, ce qui est louable, mais la nature même de son catalogue, typé dans cet infâme catégorie marketing qu’est la bande dessinée « girly » laisse peu d’espoir quant à l’innovation narrative. On est loin du temps où Ave!Comics inventait de nouvelles narrations numériques avec Bludzee et Séoul District.

L’enjeu du mois : Festiblog devient WedoBd, ou « times, they’re a’changin’« 

Au tout début du mois de septembre était annoncé officiellement la mutation du Festiblog (fondé en 2005 par Yannick Lejeune et Mike Cesneau) en festival « We Do BD ». La première édition de ce nouveau festival aura lieu les 10 et 11 octobre au Carreau du Temple, dans le 3e arrondissement de Paris. Pour l’occasion, le site web a été entièrement refondu. Fini les interviews annuelles, les actualités façon billets de blog ; le Festiblog, en devenant We Do BD, entend se moderniser et se professionnaliser, ou du moins en donner l’image. Et sans pour autant perdre ce qui fait son originalité sur le terrain des festivals de bande dessinée. Certains principes sont conservés, en particulier la présence d’un parrain et d’une marraine, la convivialité, la gratuité d’accès et, bien sûr, l’ancrage fort dans le versant numérique de la création.

Sur le site web, les organisateurs s’expliquent sur la transformation du Festiblog : « En 2015, il nous semble que l’ère des « blogueurs » est un peu révolue. Avoir un blog aujourd’hui ne constitue pas un statut comme cela pouvait être le cas dans certains médias, il y a 10 ans. (…) Et puis, entre temps, il faut dire que la BD numérique est devenue plurielle : Webcomics, turbomedia, crossmedia, réseaux sociaux, liseuses, smartphones… les expérimentations se sont révélées nombreuses et nous avons essayé de les refléter au mieux. ». De fait, ces changements de la bande dessinée numérique, le Festiblog les avait déjà en partie intégrés : en devenant « Festival des blogs bd et du webcomics » lors de sa quatrième édition (2008), en proposant des stands pour quelques éditeurs fortement liés à la production numérique (Lapin, Makaka, Warum), enfin en invitant les stars du Turbomédia ces dernières années. On ne peut reprocher au Festiblog de ne pas avoir su évoluer. Mais avec sa mutation en We Do BD, le changement n’est plus seulement cosmétique. Le festival cherche à sortir du seul cadre de la bande dessinée numérique ou plutôt à entretenir des liens avec la bande dessinée traditionnelle. L’identité des deux parrains joue ici un rôle symbolique important : d’un côté l’incontournable Balak, qu’on ne présente plus, de l’autre Marguerite Sauvage, jeune française qui a en commun avec le parrain d’avoir percé aux Etats-Unis, comme dessinatrice chez DC, Dark Horse, Marvel. Amusant de retrouver ici la « french connection » des firmes américaines.

La mutation du Festiblog est significative d’un nouveau statut pour la bande dessinée numérique : que des acteurs ayant joué un rôle crucial dans la médiatisation du phénomène cherchent à la promouvoir au-delà des amateurs lecteurs de blog, dans un évènement qui se veut plus large que la simple rencontre IRL qu’était au départ le Festiblog, est le signe d’une place croissante du numérique dans la culture des lecteurs de bande dessinée. Est-ce un effet générationnel ? Peut-être, et de ce point de vue la particularité du Festiblog a toujours été de promouvoir de jeunes auteurs plutôt que de chercher des « têtes d’affiche ».

En élargissant un peu la focale, on se rend compte que la re-fondation de We Do BD s’inscrit dans d’importantes mutations des festivals de bande dessinée. Le modèle traditionnel des années 1970-1980, du grand rendez-vous oecuménique avec dédicaces, librairies, expos et conférences, semble marquer le pas face à des rencontres de niches qui prennent acte de la diversité de la bédéphilie. Formula Bula propose des évènements décalés autour de la bd alternative, SOBD se spécialise dans la littérature sur la bande dessinée et le fanzinat, Central Vapeur à Strasbourg fait éclater les frontières entre bande dessinée et illustration, Regard 9 met l’accent sur des performances théâtrales et des rencontres en librairie… Le monde des festivals de bd a très nettement évolué en quelques années.

Il me semble pourtant que, avec sa mutation, le Festiblog cherche aussi à mettre à distance (sans l’occulter) sa spécificité numérique pour mettre l’accent sur sa seconde spécificité : la convivialité. Là où le très récent festival La Cyberbulle se positionnait sur des enjeux de création plus techniques, avec une vraie technophilie revendiquée, le Festiblog est surtout un festival de rencontres (la rencontre IRL était sa raison d’être première), d’où la gratuité d’accès. Des blogs bd au Turbomédia, il s’est toujours positionné sur des objets capables de faire de la bande dessinée numérique un loisir populaire, en mettant aussi l’accent sur la création amateur, par le public lui-même. We Do BD partage alors avec d’autres festivals de bande dessinée plus traditionnels un apparent oecuménisme (en revendiquant intégrer « Toute la BD »). J’ai toujours naturellement tendance à méfier du consensuel de façade : au vu de la programmation, il ne semble pas que « We Do BD » s’intéresse aux expérimentations formelles poussées ou encore que soit évoquées, comme c’était le cas lors de la Cyberbulle, les enjeux économiques du secteur en émergence… Et pourquoi pas : comme l’explique le site web, le « DO » du festival vaut pour une manifestation qui entend s’intéresser à ceux qui « font » la bande dessinée numérique plutôt qu’à « ceux qui en parlent ». Simplement je m’interroge sur la valeur réelle de l’oecuménisme affiché qui est aussi celui d’Izneo qui diffuse, comme le dit son slogan et comme chacun le sait, « toute la bande dessinée numérique ». Je trouve que la tendance à la spécialisation de certains festivals est en un sens plus saine, ou du moins plus franche. On ne peut fédérer toute une communauté quand elle est devenue aussi large, c’est normal, et mieux vaut l’assumer.

Enfin : ne gâchons pas la fête… Ces petites réserves mises à part, et même s’il n’y est que peu question des sujets qui m’intéressent à titre personnel, le Festiblog/We Do BD est un évènement important dans la promotion de la bande dessinée numérique, et il vaut ne serait-ce que par la présence d’auteurs importants de la discipline. Les masterclass sont des moments essentiels dans la transmission de ce qu’est la création numérique, et il y en aura cette année. Je lui souhaite une longue vie dans sa nouvelle formule !

La bd du mois : Oscar Langevin, Moontain, via Atelier Capsule (ou : « le gif, c’est chic »)

L’Atelier Capsule, intéressant collectif travaillant à faire évoluer la narration graphique numérique, remet à l’honneur en ce mois de septembre une réalisation d’Oscar Langevin, premier lauréat du Challenge Digital du dernier Festival d’Angoulême 2015 : Moontain, délicieuse rêverie au pays du gif animé que l’on peut lire sur le tumblr de l’auteur.

L’histoire, en quatre courtes parties, raconte la quête onirico-érotique de deux amis, Lou et Alex, de l’océan jusqu’à la lune. Le tout dans un noir et blanc un peu granuleux, joliment stylisé par moment, voire, dans certaines scènes, tendant vers un schématisme presque primitif. Le style s’accorde très bien avec un récit qui se lit comme un rêve chamanique où, littéralement, et par la magie de l’animation, le Ciel et la Terre se rejoigne, comme le veut le jeu de mots du titre. On peut s’y transformer en animal, grimper des montagne d’eau à la rame, et la mort n’est pas réellement une fin. Derrière un conte un peu simpliste, on peut ainsi retrouver des échos de croyances animistes nord-américaines où les animaux sont des esprits reliant l’homme à la Terre et à toute une cosmologie extraordinaire. Je regrette plus que l’histoire ne fasse que quatre parties, car il y a du potentiel dans la simplicité déployé en quelques cases.

Au primitivisme du thème et du dessin répond, en un sens, le primitivisme de la technologie numérique employée : le gif animé. Le gif animé… Ce format d’image numérique très ancien à l’aune de l’informatique (1987 !) connaît un regain d’intérêt certain chez quelques auteurs de bande dessinée numérique, peut-être dans la continuité de sa vogue dans le monde des mèmes Internet ; ou plus simplement dans la phase actuelle de « retro design ». Je pense à Monsieur To (cf plus bas) qui se risque avec talent aux diaporamas en gif, ou encore à Stephane Vuillemin et Pierre Ferrero dans Professeur Cyclope. Le gif est parfois moqué puisqu’il ne permet de réaliser qu’une forme très limitée d’animation : la boucle. Mais cette technique s’avère bien payante dans certains récits. Et ici, dans le Moontain d’Oscar Langevin, l’usage du gif se transforme en porte d’entrée vers l’onirisme. Le clignement incessant m’a rappelé, dans l’environnement d’un récit peuplé d’humains-animaux et de formes simplifiées, le feu intermittent éclairant les parois d’une grotte ou un dessinateur des temps anciens auraient gravés un des multiples mythes de sa tribu. Ou le rythme d’une pensée sobre marqué par l’alternance entre ordre et chaos, jour et nuit… Autant d’idées que l’on retrouve aussi dans l’histoire. J’ai vu ça dans l’usage du gif chez Oscar Langevin : la fascination de l’humain pour la boucle, pour le cycle, qui transforme chaque case de l’histoire en une mini-histoire qui pétille… et donne de très beaux mouvements graphiques lorsqu’elle est exploitée, comme ici, avec inventivité.

 

L’Atelier Capsule fait sans doute bien de se spécialiser dans cette science du gif au service du récit : on en retrouve plein dans les histoires diffusées sur leur site en ce mois de septembre. De quoi redorer le blason du gif dans le monde de la bande dessinée numérique qui l’a souvent boudé, lui préférant des rythmes mieux contrôlés et plus amples… Espérons que les expériences de l’Atelier Capsule prouvent que ce rejet était un tort.

 

A lire aussi :

Parmi la nouvelle fournée de Professeur Cyclope, j’ai particulièrement aimé Kurt is dead de Hugo Piette. Une histoire amusante et touchante, une utilisation intelligente de l’espace et du temps dans le diaporama, et un hommage discret à la bédéphilie.

 

Sans être un grand fan de Console Girl, la série en diaporama gentiment geek et sexy de Nikoneda et Raf, je dois dire que l’épisode « Summer special » ne manque pas d’un certain charme avec ses emprunts aux mécanismes de dialogue des JRPG et autres dating sims japonais.

 

Les as de la vulgarisation en bande dessinée de l’Ecole Estienne et de l’université Paris-Sud nous proposent cette fois des Récits de physique pour fabriquer l’univers, des histoires sur la matière et l’univers en bande dessinée, mêlant différentes techniques (dessin, collage, animation…). Par Margaux Khalil et Claire Thibon au dessin, avec l’aide de Julien Bobroff et Roland Lehoucq pour les explications scientifiques.

Et puisqu’on parle de gif animé, je vous recommande le très beau Intempéries de Monsieur To, un des pionniers méconnu du Turbomedia qui s’est spécialisé dans l’utilisation intelligente des gif dans le cadre d’une narration en diaporama. Et franchement il y a de quoi apprendre dans cette immersion météorologique.

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