Octobre en numérique : la tournée mensuelle de Phylacterium

Le gros évènement d’octobre était bien sûr WeDoBd. Mais au-delà de la grande fête des amateurs de bande dessinée numérique, quelle actualité ?

La revue du mois : challenge, papyrus et gravité

Octobre a surtout été l’occasion de nouvelles éparses touchant aussi bien à des questions de création, d’édition, de communauté web et de gros sous.

A tout seigneur tout honneur, commençons par la création. Via BDZMag m’est parvenue une nouveauté de prime abord trop curieuse, mais finalement pas si bête : le « livre gravitaire ». Il s’agit d’une initiative originale de trois créateurs : un architecte/scénographe (Raphaël Lerays), un auteur/traducteur (Alexis Chabanol) et un développeur (Laurent Malys). L’objectif est de créer une nouvelle forme de bande dessinée numérique qui exploite les modalités de lecture sur tablette : un « livre gravitaire » où l’inclinaison du support de la lecture numérique fait dérouler les cases. Le projet rappelle certaines expérimentations de McCloud, ou plus proche de nous Tony ou Thomas Mathieu, sur le scrolling et la toile infinie. Les trois auteurs (déjà à l’origine du blog Strip Tips) font appel aux internautes pour financer les développements informatiques et les dessins que demande cette oeuvre littéraire aux principes de lecture atypiques. Les soutenir, c’est aussi soutenir une forme de « R&D » de la bande dessinée numérique, donc je vous y encourage.

Et puisqu’on est sur le crowdfunding, il me semble inévitable de dire un mot de l’incroyable sort de la campagne de financement de la bande dessinée en ligne Comme convenu… de la blogueuse Laurel. Pour ceux qui auraient raté l’épisode, en voici un résumé : depuis plus d’un an Laurel publie sur son blog une bande dessinée intitulée Comme convenu dans laquelle elle raconte, de façon plus ou moins romancée, son expérience dans une start-up de jeux vidéo en Californie. Début octobre, l’histoire étant bien avancée et ayant reçu des retours positifs, elle décide d’en faire un livre auto-édité financé par une campagne de crowdfunding. L’objectif initial, certes modeste (10 000 euros) est atteint au bout d’une heure… A la fin de la première journée, le cap des 100 000 euros est atteint. Au final, le projet récoltera plus de 250 000 euros… Ce qu’il me semble utile de retenir est la façon dont l’environnement numérique parvient à s’autoalimenter : Laurel s’est fait connaître comme blogueuse bd ; et elle nous montre ici que la mobilisation d’une communauté de fans fédérée depuis plus de dix ans via les outils numériques peut permettre de financer un projet éditorial où le numérique est premier et, rappelons-le, disponible gratuitement. Car cela signifie que plus de 7500 lecteurs ayant accès gratuitement à un contenu ont accepté d’en financer l’édition papier, et donc d’une certaine façon de payer « a posteriori » pour exprimer leur satisfaction face à l’oeuvre et son auteur. L’autonomie du modèle économique numérique via le don n’est pas qu’une illusion. Alors on pourra toujours arguer que le cas de Laurel est une exception… Il n’empêche que ce genre d’exception montre une voie alternative à retenir.

Puisqu’il est question de gros sous, parlons gros sous… Du côté de la diffusion numérique d’albums papier, la sortie du dernier Astérix a fait quelques remous. Elle m’a permis d’apprendre, via Aldus, que la diffusion numérique est paradoxalement plus contrainte que la diffusion papier, puisque seules les « gros » libraires numériques le diffusent : Apple, Amazon, Google, Fnac, Izneo et Numilog. Pour Aldus, qui n’explicite toutefois pas les raisons de ce blocage (de qui vient-il ?), il est dommage de constater que les libraires numériques indépendants ne puissent pas profiter de cette grosse sortie.

Incontestablement la concentration et l’entente entre les « gros » est de mise dans ce secteur, comme le montre le lancement du projet « Europe comics » auquel participe le mastodonte éditorial Media-Participations (et à travers lui Izneo). L’objectif est de fédérer sur une seule plateforme la diffusion numérique d’oeuvres de bande dessinée européenne. On retrouve donc au côté de Media-Participation des éditeurs britanniques, espagnols, etc… Quand on regarde dans le détail on voit que ces éditeurs sont notamment les traducteurs locaux des grandes séries du groupe français. L’enjeu pour Media-Participations est donc bien de ne pas perdre la main sur la diffusion numérique des traductions de ses albums. La plateforme Europe Comics doit ouvrir le 10 novembre, donc sous peu… A suivre.

 

Et je terminerai cette revue par le lancement, pour la deuxième année consécutive, du « Challenge Digital » du Festival d’Angoulême. Et comme tous les ans je me fends de cette inévitable remarque : à quand un prix numérique dans un festival qui ne soit pas qu’un prix « révélation », comme si la création numérique ne pouvait pas atteindre le niveau des créations papier ? Mais ne soyons pas injuste : le Challenge Digital avait donné lieu à de belles créations l’année dernière et j’espère que la pêche sera bonne cette année aussi. J’ai apprécié cette sorte de synthèse des différentes méthodes de création de bande dessinée numérique proposé en guise de conseils par les organisateurs du festival : un bon résumé de ce qu’est la création numérique actuellement.

L’enjeu du mois : un peu de lexicographie numérico-festivalière

Or donc l’évènement du mois était le WeDoBd. J’en avais déjà parlé lors de ma dernière tournée. C’est sous un autre angle que je souhaite ici l’aborder : celui de ce fameux changement de nom. Le vénérable « Festiblog » (10 ans à l’échelle du Web, c’est déjà vieux) devient « We Do BD ». Comment l’interpréter ?

Comment l’interpréter quand d’autres signes vont dans le même sens ? Par exemple, à l’occasion du WeDoBD les organisateurs du concours « Révélation blog » annoncent que leur concours va devenir « RevelatiONline ». Pour tout dire je n’ai pas compris s’il s’agissait d’un fake pour ironiser sur le changement de nom du Festiblog, mais admettons que ce soit vrai [edit au 07/11 : le changement de nom est bien confirmé par Wandrille (voir en commentaires)]…

Il y a d’autres signes ! J’ai par exemple l’impression de revivre la frénésie des « nouvelles dénominations » qu’on a pu vivre dans les années 2000, avant que le terme « bande dessinée numérique » ne s’impose. Le Turbomedia fait partie des termes qui se sont imposés, mais plusieurs projets apparus cette année essaient de proposer leur propre dénomination : les sobres « digital comics » de Watch, le « stripop », « l’écran dessiné » de Nemo éditions, le « livre gravitaire » dont j’ai parlé. On peut penser aussi au festival « Cyberbulle » qui, avec son préfixe un peu rétro, cherche à affirmer sa singularité. On en revient bien à une effervescence sémantique qui est significative à plusieurs niveaux.

 

Tout d’abord, chacun essaie d’inventer (ou, dans certains cas, réinventer) des modalités d’appréhension originales de la bande dessinée numérique. Les porteurs des projets y arrivent plus ou moins bien. Prenez Nemo éditions par exemple, qui vient de sortir quatre de ses « écrans dessinés » : leur communication s’appuie sur l’idée que le lecteur est face à un objet inédit, en l’occurrence une bande dessinée entre le diaporama et la vidéo où le lecteur fait défiler l’image en maintenant appuyé la touche d’avance. Même si je suis très sceptique face à l’ergonomie de ce système, je dois avouer que le défi lancé est accompli : un nouveau nom pour une nouvelle forme. Même chose pour le « livre gravitaire » décrit ci-dessus.

Le terrain sémantique fait bien partie de cette lutte pour la survie dans la jungle des projets numériques : trouver un nom permet d’exister, et Nemo peut à bon droit affirmer qu’ils sont les premiers à proposer des « écrans dessinés » puisqu’ils ont inventé le terme. Le succès remporté par le Turbomedia sur le plan lexical (le terme s’est imposé en trois/quatre ans comme une sous-catégorie de bande dessinée numérique au-delà de ses créateurs initiaux) sert clairement de modèle.

Ensuite se trouve la stratégie inverse : celle du festiblog-WeDoBD, de Révélation Blog-RevelatiONline. Il s’agit cette fois, par la sémantique, d’élargir la focale, de viser l’universel. Il est clair que le terme « blog » est aujourd’hui daté : il ancre trop la manifestation dans les années 2000, avant l’explosion de 2009-2010. Alors on l’oublie et on cherche une expression moins excluante, de préférence en anglais pour se lier aussi à un phénomène mondial. C’est ce qu’ont bien compris les créateurs de Watch (dont on attend toujours le lancement) en optant pour le sous-titre archi-généraliste et anglo-saxon de « Digital Comics ». Au contraire des « écrans dessinés » et autre « stripop », on explique bien ici qu’on s’intéresse à toute la bande dessinée numérique, et non à une seule de ses manifestations.

 

Alors on pourrait dire, pour paraphraser Dalida, que ce ne sont que des mots, que l’essentiel est dans les contenus. Mais la bataille lexicale n’est pas à négliger : c’est la leçon que nous a donné ces dernières années le Turbomedia. Les formes de la bande dessinée numérique de création sont encore bien trop mouvantes pour que les termes qui la décrivent se soient réellement figées, et la communication sur ces objets passe aussi, souvent, sur une réflexion sémantique, que l’on cherche à faire valoir sa singularité ou au contraire à fédérer une diversité d’approche. Après tout les termes « bande dessinée » n’ont été employé de façon courante qu’à partir des années 1950, après les « histoires en images » et les « dessins d’humour » qui ne correspondaient qu’en partie à notre bande dessinée actuelle. Nommer, c’est aussi faire exister pour la postérité. Or, en matière de création numérique, l’avenir reste à définir…

La bd du mois : « Collection Automne-Hiver » de Pochep sur le blog Une année au lycée de Fabrice Erre

 

La bande dessinée du mois est de format court, voire très court puisqu’il s’agit d’un billet de blog. Mais, de fait, ce billet a vraiment été mon petit plaisir de lecture graphique numérique du mois ; je ne pouvais donc pas l’ignorer au prétexte qu’il ne s’agissait que d’une forme brève. Donc d’abord, allez lire le billet de Pochep invité sur le blog de Fabrice Erre, ça prend maximum une minute.

 

Qu’est-ce que j’aime dans ce billet ? Ce que j’appréciais déjà chez Pochep quand il réalisait les LAG MAG, suppléments parodiques diffusés en parallèle de la série Les Autres Gens à sa grande époque : la sobriété efficace dans son usage du numérique ; sa compréhension de ce qu’est la lecture numérique d’un dessin. Regardez ici : on voit d’abord M. Leburné, le professeur de mathématiques. Mais ce n’est qu’imperceptiblement, de façon inattendue (puisque Fabrice Erre n’est pas connu pour ça) que l’on se rend compte que le dessin est animé et que ce cher enseignant vapote. Alors sur le dessin suivant, on cherche l’animation, ultra-discrète : l’effervescence d’une aspirine. Et ainsi de suite à chaque dessin, mon préféré étant « l’élève frondeuse » et sa mèche rebelle. La lecture de ce court strip devient un vrai jeu de découverte, finalement très inventif dans sa simplicité, puisqu’il faut penser à animer précisément tel élément.

 

Cet art dans le traitement du détail, c’est bien là une qualité des grands dessinateurs satiriques : savoir capter l’objet, le geste, capable de caractériser un personnage instantanément ; puis s’arranger pour faire de ce détail le centre de l’attention du lecteur. Pochep transpose cette qualité dans une création numérique, il l’adapte au jeu itératif tout simple du gif animé (que décidément j’apprécie de plus en plus, pour sa simplicité justement). Il montre que minimalisme formel et création numérique peuvent s’accorder, si on leur donne un vrai contenu et un vrai sens pour le lecteur. Qui n’a pas joué, dans le cour du lycée, à repérer les tics gestuels de ses camarades et professeurs ? Pochep nous ramène à ce jeu d’observation puérile mais délicieux.

Le procédé fonctionne d’autant mieux que le style de l’auteur est très expressif et chaleureux, bien adapté à cette vision satirique de l’image. Et c’est un plaisir de constater que l’expressivité et l’outil numérique peuvent faire bon ménage, loin d’une image froide et technique.

 

A lire aussi :

WeDoBD a donné lieu à un Turbomedia complètement débridé à une quarantaine de mains intitulé La BD autour du monde. Comme tout cadavre exquis, c’est terriblement foutraque, voire franchement n’importe quoi, mais au final vraiment amusant.

 

L’atelier Mastodonte, célèbre faux atelier de bande dessinée créé par un groupe d’auteurs de chez Dupuis pour raconter le quotidien d’un atelier de dessinateur (3 albums), publie maintenant sur le Web, via son blog. On est toujours dans du cadavre exquis, dans du léger, dans de l’auto-référentiel et de la private joke pour connaisseurs, mais là aussi c’est bien amusant.

 

A ma grande surprise L.L. de Mars diffuse ses albums papier en version numérique via la plateforme de BDZMag. C’est donc l’occasion pour ceux qui ne connaissent pas ce très chouette auteur à l’approche expérimentale et poétique, de le découvrir.

 

Et malgré mes réserves sur l’outil de lecture, je vous conseille d’aller voir, au moins pour l’exercice, l’un des « écrans dessinés » des éditions Nemo, Un futur brillant (par contre impossible de trouver le nom de l’auteur sur le site). Derrière la curieuse modalité de lecture, il y a des idées de narration graphique très intéressantes.

2 réflexions au sujet de « Octobre en numérique : la tournée mensuelle de Phylacterium »

Répondre à Wandrille Annuler la réponse.

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *