Dessiner l’indescriptible : Lovecraft et les auteurs de bande dessinée – Andreas

Parmi les dessinateurs contemporains de l’aire européenne, un de ceux chez qui l’influence de Lovecraft est la plus patente est assurément Andréas. Un détour par son oeuvre s’impose dans notre cycle consacré à l’influence de Howard Philips Lovecraft chez les dessinateurs de bande dessinée…

Lovecraft chez Andréas : une rencontre

Andréas est un dessinateur allemand ayant principalement travaillé en Belgique et en France ; à l’Institut de Saint-Luc de Bruxelles, il est notamment formé par Eddy Paape. Ses premiers travaux l’engagent dans la presse de bande dessinée de la fin des années 1970 et des années 1980, notamment dans (A suivre), Tintin et Métal Hurlant.

L’inspiration lovecraftienne est présente dès les débuts de l’oeuvre d’Andréas, qui se construit comme un univers cohérent. Ses récits s’inscrivent dans le genre fantastique, fondant ainsi une première filiation générique. Plusieurs commentateurs, à commencer par Philippe Sohet, auteur d’une monographie le concernant (1999, chez Mosquito), ont pointé l’influence lovecraftienne. Dans la transcription des entretiens recueillis par Sohet, Andreas admet lui-même l’importance du maître de l’horreur : la création de son premier personnage, Rork, coïnciderait avec un moment d’intense lecture de ses oeuvres. Le monde de Rork déploie bien des similitudes avec le fantastique lovecraftien, comme l’idée d’un monde menacé par une civilisation extraterrestre hors de la compréhension humaine et à l’intelligence supérieure. Mieux encore, il semble que c’est la découverte de Lovecraft qui engage Andreas vers le fantastique et le décide dans le choix de ses thèmes. L’influence est ici avouée, assumée, revendiquée.

Par ailleurs, Andreas a su transformer Lovecraft en personnage quand il dessine en 1978, sur un scénario de François Rivière, pour la revue (A suivre) (originellement pour le Métal Hurlant spécial Lovecraft), un récit biographique sur l’auteur de Providence (repris dans le recueil Révélations posthumes en 1980). Si l’idée initiale émane de Rivière, elle s’insère aisément dans l’univers d’Andreas. Ainsi le dessinateur est-il amener, plus qu’à donner forme graphique aux images de Lovecraft, à incarner l’auteur lui-même.

 

Et pourtant, la relation d’Andreas à Lovecraft a quelque chose de paradoxale. Comme le souligne Jan Baetens, dans le récit biographique de 1978, les choix, tant de scénarios que de dessins, ont quelque chose « d’antifantastique ». Il s’agit de raconter un épisode personnel de la vie de Lovecraft : sa relation avec Barlow, qui n’a bien sûr rien de fantastique. Les dessins d’Andreas imitent une forme de réalisme photographique qui, inquiétant par certains côtés, se situe plutôt du côté de la recherche de la vraisemblance. Pour Baetens, dans ce récit l’effet fantastique est souterrain, et non directement visible. Ce constat permet d’aborder avec une certaine distance le rapport d’Andreas à Lovecraft : c’est un rapport incontestablement fort, mais qui prétend aussi à une forme d’émancipation, de réinterprétation d’un auteur.

andreas_revelations-posthumes_1980

Andréas, Révélations posthumes, 1978 (scénario de François Rivière)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cromwell Stone : quelle intertextualité ?

Andreas n’a d’ailleurs jamais adapté Lovecraft, et on ne trouvera pas dans son oeuvre d’allusions directes aux noms de lieux et personnages du romancier américain : il en fait une clé de lecture parmi d’autres, une influence liminaire. C’est exactement sous cette forme qu’il apparaît dans Cromwell Stone, celle des séries d’Andreas où la présence de Lovecraft est la plus pregnante : le premier tome de la série, paru en 1984 chez Michel Deligne, commence par cette citation de Lovecraft : « The oldest and strongest emotion in mankind is fear ».

Avec cette citation, Andreas crée une forme de continuité avec le romancier, que vient confirmer la suite du récit qui emprunte plusieurs éléments avec les archétypes narratifs de l’américain. On retrouve ainsi un homme torturé et submergé par une malédiction qui lui échappe en partie, et dont l’origine se trouve dans l’existence d’une menace extraterrestre inévitable. Les costumes anciens des personnages, ainsi que la présence de quelques motifs (comme le principe de récits enchâssés, la narration à la première personne, ou l’omniprésence du décor côtier) accroissent ce sentiment de familiarité, de proximité. C’est de cette façon indirecte qu’Andreas tisse une forme d’intertextualité avec l’oeuvre de Lovecraft : Cromwell Stone pourrait se passer dans le monde du mythe de Cthulhu, il en a toutes les caractéristiques. Mais il ne l’admet pas pleinement et en reste au niveau de l’allusion, sans entrer au stade la référence directe ; exception faite du la citation liminaire : mais finalement Lovecraft reste en arrière-plan. Le mythe de Cthulhu prend ici réellement sa valeur de « mythe » capable d’inspirer d’autres oeuvres au-delà de la référence intertextuelle directe.

 

Il en va de même avec les images. Si on considère Cromwell Stone comme une mise en images d’un récit lovecraftien (ou pseudo-lovecraftien), on ne peut s’empêcher de remarquer que, alors que les dialogues sont omniprésents (y compris, dans la plus pure tradition de la bande dessinée franco-belge, lorsque le héros est seul et se parle à lui-même), les passages « muets » interviennent au moment du surgissement du fantastique. Dans un passage crucial du récit, le héros, cherchant à approcher un mystérieux édifice au fond d’un jardin, est comme submergé par une image pleine page révélant au lecteur la réalité cosmique de l’histoire : le voyage des extraterrestres dans l’espace. Une image d’ailleurs difficile à déchiffrer : sans le sous-texte lovecraftien, elle peut apparaître comme une simple hallucination cosmique, surréaliste. En un sens Andreas cherche à dépasser Lovecraft en traduisant en images explicites ce que l’auteur de Providence laisse implicite entre les mots de ses récits. La puissance de l’image lovecraftienne fait résonner les vieilles narrations franco-belge de sens et de sentiments inédits.

andreas_cromwell_1984-2

Andreas, Cromwell Stone, 1984 – une échappée de la narration vers l’espace lovecraftien

Les choix formels dans Cromwell Stone sont donc intéressants du point de vue du rapport à Lovecraft : lorsqu’il est amené à représenter des « créatures lovecraftiennes » (dans Cromwell Stone de mystérieux extraterrestres rampant ayant la forme de conques marines rayées), il fait ce même choix du surréalisme , de l’image impossible, mais représentée avec précision. Il le fait avec une certaine minutie, allant même jusqu’à représenter le squelette d’une des créatures. Contrairement à Breccia qui traduisait « l’indicible » en allant chercher d’autres techniques que la représentation graphique traditionnelle et envahit la page de texte citant Lovecraft, Andreas s’attache au sens de l’image, lieu plein du fantastique face à un texte dialogué plutôt pauvre et attendu. Comme si le dessin pouvait, à l’égal des mots, transmettre une même sensation de déséquilibre face à la visualisation de l’horreur.

andreas_cromwell_1984-1

Andreas, Crmwell Stone, 1984 – l’anatomie étrangement précise de monstres lovecraftiens

 

Andreas ou l’hystérisation de la perception

J’ai employé volontairement l’expression « d’hystérie » dans cet article car c’est un terme commun aux descriptions des styles de Lovecraft et d’Andreas. A propos du premier, c’est Denis Mellier qui emploie ce terme (voir « Le rhéteur et le pornographe » dans HP Lovecraft : fantastique, mythe et modernité, sous la direction de Gilles Ménégaldo et Jean Marigny, 2002), tandis que Thierry Groensteen voit dans le style d’Andreas une « hystérisation du médium » (voir « Le vertige infini », Les Cahiers de la bande dessinée, n°73, janvier-février 1987). Ce point commun dans la description des deux styles est intéressant et laisse entrevoir ce qu’Andreas doit à Lovecraft au-delà des thèmes, des images, et au-delà de Cromwell Stone.

Andreas respecte le style hyperbolique et parfois excessif, grandiloquent, de Lovecraft, par ses choix graphiques baroques. Nous sommes ici loin du réalisme photographique de la tentative biographique de 1978 : le trait d’Andreas (et ce sera le sien pour la suite de sa carrière), est plein de déformations, tant des personnages, des lieux, que des cases elles-mêmes. Il les fait culminer ici dans une forme d’étirement impossible du cadre, étiré à l’extrême pour des personnages prisonniers de leur destin. Chez Andreas (comme chez Breccia, quoique sous d’autres formes), le fantastique doit se traduire formellement par des impossibilités visuelles qui déstabilisent le lecteur. Cela prend souvent la forme de cases faussant les règles de la perspective. Un dessin d’Andreas se lit souvent plusieurs fois pour être pleinement déchiffré.

andreas_rork

Andreas, Rork : des images fantastiques et vertigineuses pour d’autres univers.

C’est peut-être de cette façon, dans cette volonté de transmettre en images les mêmes émotions que Lovecraft transmet en mots, qu’Andreas respecte le mieux ses lectures passées. Cela vaut aussi dans des séries comme Cyrrus-Mil où la dimension fantastique s’écarte un peu des thèmes lovecraftiens en s’intéressant aux univers parallèles et aux voyages dans le temps ; ou encore dans Capricorne qui regarde du côté des romans d’espionnage et du steampunk. Mais le style graphique reste le même, use des mêmes déformations de la perception du lecteur, de la même recherche d’exagération formelle.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *