Novembre en numérique : la tournée mensuelle de Phylacterium

Un mois de novembre plutôt tranquille en actualités, mais finalement plein de création en cours et en perspective. Voilà ce qu’il fallait retenir de la bande dessinée numérique de ce mois passé.

La revue du mois : Google, McCloud et bibliothèques

Quand on parle de lecture numérique, on pense trop peu souvent aux bibliothèques : mais depuis plusieurs années, via des dispositifs d’abonnements couplés, les bibliothèques municipales investissent le terrain du livre numérique. Une actualité récente met en lumière la place de la bande dessinée dans ces dispositifs : l’arrivée d’Izneo dans « PNB », un service récemment mis en place pour permettre aux bibliothèques de lecture publique de proposer la consultation à distance de livres numériques.

Quelques mots d’explications s’imposent sur cette nouvelle. C’est d’abord l’occasion de rappeler que, si Izneo a certes su proposer très tôt une offre aux bibliothèques, cette offre m’a toujours paru terriblement limitée, ne permettant que des accès dans les murs pour des tarifs prohibitifs à payer au nombre d’accès simultanés. Un comble à l’époque du partage numérique, de la circulation des données numériques. L’intégration d’Izneo au service PNB représente donc une avancée notable puisqu’elle va permettre aux bibliothèques de proposer à leurs usagers inscrits un accès à distance aux bandes dessinées numérisées. La liste des bibliothèques municipales proposant ce service est en ligne sur le site de Dilicom, la société mandatée pour mener ce projet de négociations entre éditeurs et bibliothèques.

Mais rappelons aussi que PNB, un projet fortement soutenu par le ministère de la Culture, a été l’occasion de vifs débats dans la communauté des bibliothécaires, certains dénonçant un risque de monopole, la présence de DRM, et un système de « jetons » par lequel le prix de l’abonnement payé par la bibliothèque augmente avec le nombre d’emprunts. D’autres, en particulier les bibliothèques ayant testé l’offre, donnent des retours plutôt positifs et critiquent une polémique stérile. Une fois encore la question de l’accès aux oeuvres numériques n’en finit pas de faire polémique, opposant des éditeurs souhaitant conserver un contrôle strict de la diffusion de leurs produits et des médiateurs (bibliothèques et amateurs) revendiquant le droit à une diffusion la moins restreinte possible. La présence dans l’offre PNB d’Izneo, qui a toujours défendu une vision restrictive de la diffusion des oeuvres, se comprend alors ; mais c’est justement parce qu’elle est restreinte que l’offre attire les éditeurs et grandes plateformes de diffusion. PNB est une voie médiane essayant de concilier tous les points de vue (quoique le point de vue des auteurs n’apparaît finalement que bien peu dans ces débats…).

A l’autre bout de la chaîne, on trouve le projet des « bibliobox » : des mini-serveurs wi-fi installés en bibliothèques permettant de télécharger des oeuvres gratuites et libres de droit (domaine public ou licences libres). Un autre modèle, implanté dans quelques bibliothèques, et dans lequel on trouve aussi une forme de bande dessinée grâce à BDZMag. Une offre différente, bien sûr, plus amateur, moins attendue par le grand public, mais d’une certaine façon plus complémentaire avec les rayons bande dessinée des bibliothèques.

 

Le reste de l’actualité de ce mois de novembre est fortement teintée d’influence américaine. D’abord parce qu’il est question de la lecture de bandes dessinées dans l’offre de Google Play Livres : une mise à jour récente permet désormais un passage en « vue verticale » pour lire les bandes dessinées sur smartphone. Au passage, Google étoffe son catalogue de bande dessinée. Cette amélioration concerne les pays anglophones, pas encore la France, mais semble annoncer que, après Amazon./Comixology, un autre géant d’Internet se penche sur la diffusion de bandes dessinées en ligne.

Terminons avec une actualité étonnante que je ne suis pas certain d’avoir bien compris : la réédition par Delcourt de Réinventer la bande dessinée, le célèbre ouvrage de Scott McCloud, fondateur à bien des égards des conceptions sur la bande dessinée numérique, mais écrit en…2000. Et déjà sorti en France (en 2002) chez Rackham. La preview sur le site de l’éditeur ne suggère pas qu’il s’agit d’une édition mise à jour. Si ce n’est pas le cas, il y a de quoi s’interroger : McCloud lui-même a toujours mis en garde sur l’obsolescence rapide des propos qu’il a pu tenir il y a quinze ans, « à appliquer avec précaution ». Pour moi, cette réédition a surtout une valeur patrimoniale (l’édition de Rackham étant très difficile à trouver) en ce qu’elle permet de garder la mémoire de ce qu’était la pensée d’avant-garde sur la bande dessinée numérique il y a une quinzaine d’années.

 

L’enjeu du mois : quels prix pour la bande dessinée numérique ?

Durant ce mois de novembre ont été lancé les deux concours désormais traditionnels de la bande dessinée numérique française : le « Challenge Digital » (depuis 2014) et le concours « Révélation Blog » (depuis 2008), renommé RevélatiOnline. Ces deux concours, qui récompensent des oeuvres de bande dessinée numérique, ont en commun d’être organisés dans le cadre du Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême, le Challenge Digital étant un prix du FIBD tandis que l’ex-Révélation blog est né hors du festival dont il est devenu partenaire.

Un mot sur le changement de nom du concours Révélation Blog en « RévélatiOnline » : j’en parlais dans l’enjeu du mois d’octobre à propos de l’évolution du Festiblog en We Do BD ». La question lexicale revient sur le devant de la scène. Comme le dit à l’annonce de la nouvelle le toujours très bon Marc Dubuisson par un tweet fort à propos « Voilà, le blog est officiellement mort ». Et c’est ce qu’on ne peut pas s’empêcher dire en assistant à l’évolution des deux grandes institutions de l’âge d’or du blog bd qu’étaient le Festiblog et RevelatiOnline : le modèle de publication numérique qu’était le blog bd, s’il existe encore, a perdu de son influence. Les créations les plus originales et attractives ne sont font plus guère dans la blogosphère. Et le concours organisé par Wandrille Leroy, responsable des éditions Warum/Vraoum, n’a pas fait que changé de nom : il a aussi changé de contenu. L’article de présentation l’annonce : « on ne va pas récompenser des gens pour avoir un support, ce qui nous intéresse, c’est la publication en ligne, quel que soit le support ». Comme dans le changement Festiblog=> We Do BD, l’accent est mis sur la création. Les participants sont invités à « reprendre une page de bande dessinée avec votre style » ; une liste de planches étant fournies, piochées au sein de grandes oeuvres lauréates de prix angoumoisins : Gai-Luron, Isaac le pirate, Boule et Bill, etc… C’est aussi ce que je trouve intéressant dans la démarche de ce nouveau concours : l’innovation demandée n’est pas que technique, elle est surtout dans l’appropriation d’un créateur par un autre. Une démarche forcément un peu réflexive sur l’histoire de la bd, sur les rapports entre grands classiques et modernité. L’une des références cités pour le concours est l’excellent Bartkira, relecture collective d’Akira où les héros ont été transformés en personnage des Simpsons (et après tout, Otomo est Grand Prix cette année…). D’ailleurs au passage, si vous ne connaissez pas Bartkira foncez voir.

Le prix Challenge Digital, pour sa part, est surtout un nouvel embranchement des plus classiques prix « Jeunes Talents » du FIBD. Une fois encore, le maître mot est la création : mais c’est surtout l’innovation technique qui est récompensé et, explicitement « l’utilisation pertinente de l’outil numérique ». Le billet plutôt bien fichu listant les différentes modalités de création numérique laisse entrevoir que l’attente se situe vraiment dans la capacité à gérer l’outil numérique. Les oeuvres sont à déposer sur la plateforme Jeune Création, ex-EspritBD (dont l’ergonomie foireuse est légendaire).

 

J’ai déjà eu l’occasion de l’exprimer dans ces colonnes : d’un côté je suis ravi que des concours de bande dessinée numérique existent. C’est l’occasion de mettre à l’honneur cette modalité de création, de faire parler d’elle, de stimuler les créateurs. Le fait que Révélation Blog se soit départi du modèle du blog bd est plutôt une bonne chose (même si je reste persuadé que ce modèle de publication a des qualités propres et qu’on aurait tort de le jeter d’un coup). Mais d’un autre côté, le gros point noir de ces deux concours (par ailleurs complètement légitimes, quoique désormais un peu concurrents) est de se limiter à la « jeune création », à des débutants voire des amateurs. RevelatiOnline est effectivement exclusivement ouvert à des auteurs n’ayant jamais publié. Challenge Digital n’a pas cette clause, mais le prix étant remis dans le cadre du Pavillon Jeunes Talents du FIBD, les conditions de sa réception orientent forcément le contexte du concours. C’est une excellente idée de stimuler des créateurs débutants vers le numérique, d’encourager de jeunes auteurs, mais j’ai toujours le sentiment que ce type de concours tendent à déprofessionnaliser la bande dessinée numérique, à la maintenir dans une position inférieure, périphérique. Ce qui était encore légitime en 2008, quand la majorité de la production était amateur ou semi-pro, mais qui se justifie moins après Les Autres Gens et Professeur Cyclope. Imaginerait-on un « concours » de bande dessinée papier qui récompenserait des oeuvres créées spécifiquement pour le concours ? Non, les prix de la plupart des festivals sont remis à des oeuvres publiées au cours de l’année.

Voilà pour ma vision des choses : les deux concours Challenge Digital et RevelatiOnline vont globalement dans le bon sens, celui de l’expérimentation narrative et numérique, et je suis très curieux de voir les oeuvres qui vont en ressortir (et que je ne manquerais pas de commenter !). Mais à quand de vrais prix de la bande dessinée numérique comme les Digital Eisner Awards ? Ce ne sont pas les oeuvres qui manquent, comme le montrent mes présentations mensuelles…

La bd du mois : les fiches de l’Odieux Connard

L’actualité tragique de novembre m’a poussé à aller vers des créations numériques plus originales et inattendues, et ancrées dans l’actualité. D’où un détour par les « fiches de l’Odieux Connard », un genre de création que je suis depuis quelques années. Je vous en laisse en savourer le dernier lot en date.

Tout d’abord, pour ceux qui ne connaîtraient pas l’Odieux Connard, une petite présentation : ce blogueur anonyme tient (depuis 2009 si je ne m’abuse) un blog de très bonne tenue où il se livre à diverses satires, en particulier sur les films américains à gros budget, mais aussi ponctuellement sur la politique. Toujours avec mauvais esprit, mauvaise foi, et donc humour. J’apprécie chez lui sa capacité à manier les mots et les images avec dérision, tout juste sur la corde du bon goût, mais rarement à côté de la plaque. On est dans un humour noir, satirique, excessif. « L’Odieux Connard » est un véritable personnage (mégalomane, macho, caractériel) et il a acquis une bonne notoriété sur la blogosphère.

 

La très grande majorité des posts de l’Odieux Connard sont des textes, mais depuis 2014 il se livre parfois à quelques photomontages. Certains me diront qu’il ne s’agit pas vraiment de bande dessinée numérique, mais qu’importe : on a du dessin, du texte en bulles, une séquentialité verticale, alors pourquoi se priver ? Lorsque l’Odieux Connard a commencé à proposer ce type de strip, j’ai été épaté par la façon dont son humour, pourtant très littéraire et très écrit, s’adaptait très bien à une traduction visuelle. Il tord un peu sa satire textuelle habituelle, qui joue sur l’opposition entre raffinement et excès, pour s’emparer de la parodie visuelle et du détournement ab absurdo. Aller donc lire par exemple « What would De Gaulle do » sur la crise à l’UMP (2014) qui est très drôle.

Les caractéristiques de la plupart de ces billets graphiques sont toujours les mêmes : l’auteur va récupérer de vieilles images libre de droit, généralement des gravures du XIXe, et les assemble pour former des dialogues sur des sujets contemporains. Bien sûr, le sel de ces petites productions tient en partie au côté anachronique : les images archaïques ne font que renforcer le côté absurde des situations politiques dénoncées. À cet égard l’Odieux Connard, peut-être sans le vouloir (?) fait la jonction entre le détournement politique de bandes dessinées par l’Internationale Situationniste dans les années 1960 (quelques unes ici) et le renouveau du montage visuel et audiovisuel sur le Web. La pratique de l’appropriation de l’image, en particulier d’images anciennes est d’une richesse incroyable pour faire passer des messages satiriques efficaces et drôles, et c’est certainement là un aspect encore trop peu exploité de la bande dessinée numérique. Au vu de la quantité d’images libres de droit circulant sur le Web, les possibilités de création sont immenses… Qui pour s’en emparer ?

 

A lire aussi :

Hobo Lobo of Hamelin de Stevan Zivadinovic : BDZMag a la très bonne idée de ranimer le souvenir de cette oeuvre incontournable de la bande dessinée numérique inventive et belle, datée de 2011. Entre le strip, le théâtre de papier, le motion comic, l’auteur parvient à conjuguer modernité technique et écho littéraire du passé avec cette relecture du « Joueur de flûte de Hamelin »

 

Le dernier Professeur Cyclope, « Usine à gaz », est un cru de très bonne qualité, sur le thème de l’écologie. Mais je vous conseille particulièrement deux des oeuvres : Climat 3000 de Brüno et Vehlmann, qui ont tout compris au jeu sur la persistance rétinienne que suppose le diaporama, et surtout, surtout, le très poétique Les Jolis flots de Cyril Pedrosa, une petite merveille de promenade visuelle et sonore.

 

Fabien de Souza et son label « Arcady Records Novelty », mêlant musique et bande dessinée, et qui nous avait déjà livré Plombe il y a un an commence une série intitulée Seul un trait plutôt séduisant, de bonnes idées de narration diaporamesque, pour une vision sombre de l’humanité.

 

Et j’en parlais lors de mon dernier post : l’intégrale de la série Bloodi de Pierre Ouin, mort pendant ce mois de novembre, est librement et légalement téléchargeable, encore sur BDZ Mag.

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