Mes années Warum/Vraoum : épisode 2 (2007-2008)

En cette année 2016, les éditions Warum/Vraoum ont fêté leur onze années d’existence. Et elles l’ont fêté dignement tout au long de l’année, à grand coup de rééditions-collectors, de soirée-expo sur une péniche parisienne, et d’un petit fascicule en édition limitée auquel j’ai eu l’honneur de participer. Sur Phylacterium, on va les aider à clore cette année de célébrations avec une série d’articles consacrée à « mes années Warum » : un parcours parmi nos albums Warum/Vraoum préférés, un album pour chaque année, deux albums (donc deux années) par article… Parce que sur Phylacterium, on apprécie le ton et la persévérance éditoriale, de Warum/Vraoum (pas si facile de lancer une nouvelle maison d’édition !) et on se dit qu’il y a là-dedans des pépites à conserver pour les siècles des siècles !

Après un premier épisode consacré aux deux premières années de la maison d’édition, voyons un peu comment, et à quel prix, les deux fondateurs vont passer le cap fatidique des trois ans, dans un contexte de création sans cesse changeant…

2007-2008 : un pas de côté bloguesque

Si les deux premières années d’existence de Warum ont permis à la maison d’édition d’affirmer une première identité au sein de la mouvance alternative, c’est peut-être bien davantage les deux années suivantes qui vont s’avérer décisives pour la poursuite de la maison d’édition, par ce qui peut s’apparenter à une crise d’identité.

Rappelons-le : dès 2005 les éditions Warum s’étaient fondé sur une sorte de dualité qui recouvrait en partie, mais pas seulement, l’image des deux fondateurs (voir le commentaire de Benoît Preteseille à mon précédent article) et se traduisait par deux collections bien nommée, Civilisation et Décadence. Cette dualité permettait d’explorer deux pistes de création : pousser au plus haut l’expérimentation graphique et culturelle avec Civilisation et s’amuser du quotidien contemporain avec légèreté mais pertinence avec Décadence. Ce programme tient encore pendant l’année 2007 et donne lieu à de beaux albums comme 12 rue des ablettes (Décadence), premier album d’un Benjamin Adam dont le graphisme ne s’est pas encore tout à fait fixé, et la réédition du très expérimental The Mousetrap (Civilisation) de John LMR. Preteseille poursuit avec goût sa promenade personnelle entre littérature populaire et avant-garde artistique avec Fantômas. Marshall Joe et Jack Dampremy, qui deviendront des réguliers de la maison, entrent en scène avec Dérapage comix.

L’équilibre entre la dérision contemporaine et le foisonnement culturel semble donc bien fonctionner et, bon an mal an, les deux collections s’équilibrent autour d’une douzaine de titres chacun à la fin de l’année 2008. Mais c’est qu’entre temps est apparu un nouveau protagoniste dans la galaxie Warum : Vraoum !. Curieux retournement typographique, avec ce point d’exclamation qui se propose comme une réponse au « pourquoi ? » initial ; léger dérapage onomastique où le W abandonne sa parure germanique pour un V plus neutre ; renversement des lettres et des sons à l’intérieur même du nom originel. Vraoum !, par son nom même, peut prendre plusieurs sens : réponse, renversement, glissement à partir des ambitions initiales. Il acquiert un nouveau symbole : une voiture rouge qui, comme pour forger déjà une mythologie éditoriale, devra figurer sur la couverture de chacun des albums (ce qui sera le cas avec plus ou moins d’inspiration de la part des différents auteurs).

Ni maison d’édition ni collection, Vraoum ! se présente comme un « label » de Warum dont le directeur est Wandrille Leroy, là où les deux collections initiales faisaient l’objet de choix communs. Mais il n’y a pas là que le souhait de développer son « propre » label. On raterait l’essentiel de la création de Vraoum ! si on occultait sa relation initiale à un phénomène important de la jeune création de bande dessinée de cette époque : le blog bd. Je ne ferais pas l’injure aux lecteurs réguliers de Phylacterium de leur réexpliquer ce qu’est un blog bd, mais pour le lecteur occasionnel perdu dans mes pages, disons en quelques mots : vers le milieu des années 2000 de jeunes dessinateurs, pour certains encore amateurs, investissent le format d’écriture blog (écriture chronologique non-régulière, à la façon d’un journal de bord en ligne) pour publier des dessins, avec toute une gamme d’intention, tantôt fictionnelle, tantôt personnelle (pour plus de détail, je vous renvoie vers l’article d’Elsa Caboche. Un nouveau genre graphico-numérique est né, et tout au long des années 2000 (moins maintenant) le blog constituera le meilleur moyen, pour un jeune auteur de se faire connaître et s’exercer.

Publier des blogs bd n’est pas quelque chose de nouveau : dès 2005, des maisons d’édition non négligeables comme Albin Michel et Delcourt se mettent à éditer des adaptations de blogs bd. Preuve que la tendance est tangente au sein même de Warum : Chef Magik de Guerrive est une adaptation de blog paru dans la collection Décadence dès 2007. Mais plusieurs choses diffèrent d’un simple opportuniste à la mode quand on regarde de près la démarche de Wandrille Leroy. Il y a d’abord le fait, incontestable, que lui-même vient du blog : sa série Seul comme les pierres, qu’il a publié chez Warum, est aussi un blog bd. Il est l’initiateur dans ces mêmes années du projet Donjon Pirate, blog de création de planches « pirates » de la série Donjon dessinées par des blogueurs fans. En deux mots : Wandrille connaît bien le milieu, il ne débarque pas. Ensuite il y a le caractère presque provocateur, pour un éditeur « alternatif » de se tourner vers le blog bd, la création numérique n’étant pas le fort des alternatifs historiques, ce terrain étant plutôt investi par des éditeurs commerciaux. Concilier exigence de l’alternatif et blog bd est un défi en soi. Enfin, il y a ces deux premiers choix de publication, plutôt intelligents : la seule collection de Vraoum ! s’appelle « AutoBLOGraphie » pour mieux tromper l’ennemi. Contrairement à ce que son nom indique, il ne s’agit pas (pour le moment) d’y publier des blogs dits « d’autofiction », variété la plus présente sur le Web, parfois intéressante mais souvent répétitive, mais plutôt de publier, certes des blogueurs bd (en l’occurrence Bastien Vivès, qui a déjà une petite carrière, mais surtout Monsieur Le Chien), mais pour des histoires inédites : Homme qui pleure et Walkyries du second et La boucherie du premier (voir ci-dessous). Les fans des blogs respectifs y trouveront de quoi alimenter leur manie, mais par ailleurs les albums se suffisent à eux-mêmes.

S’il semble parfois au lecteur un poil cynique que la naissance de Vraoum ! permet d’évacuer de Warum des œuvres trop triviales, trop ancrées dans la mode bloguesque d’une époque, elle permet surtout de surmonter une première crise identitaire et, par contraste, de réaffirmer l’identité de Warum, plus hors du temps, plus expérimental que son label second, ainsi mieux maintenu dans le tissu exigeant et parfois snob de l’édition alternative. On dit : bien joué, monsieur Wandrille.

Dès 2008, Wandrille prend l’initiative de « Révélation Blog », premier prix du blog bd remis à l’occasion du Festival d’Angoulême à un blogueur n’ayant jamais publié, et dont la récompense est justement une parution chez Vraoum. L’obsession de Wandrille pour les blogs bd est aussi le révélateur d’une autre tendance commune à Warum et Vraoum : celle de découvreur de talents. Depuis le début de mes deux chroniques j’ai cité un certain nombre de noms qui doivent résonner dans l’esprit de certains amateurs : Aude Picault, Benoît Preteseille, Benjamin Adam, Monsieur Le Chien, sont, chacun de leurs domaines très différents, devenus en 2016 des auteurs réguliers et reconnus. Et le cas de Bastien Vivès, qui en 2008 n’est pas encore le « petit prodige de la bande dessinée » qu’il deviendra grâce à Casterman, est lui aussi exemplaire. Ce sang neuf permet de garnir un catalogue de plus en plus touffu et diversifié, et à le renouveler au-delà du groupe initial des « amis ». Jeune maison d’édition faisant, aussi par nécessité, appel à de jeunes auteurs, des débutants, parfois pour leur premier album, Warum/Vraoum a joué certainement un rôle décisif pour les carrières de la génération qui s’affirmera dans les années 2010. Elle n’est certes pas la seule. Mais, à l’exception notable de L’employé du moi, elle est une des rares à aller, de façon intelligente, sur le terrain privilégié de la jeune création de ces années 2000 : le Web.

Les pages noires de Wandrille Leroy

wandrille-pages_noires-2007Je présente Les pages noires comme contre-exemple à ma présentation parfois trop schématique, comme la preuve que la divergence Civilisation/Décadence (devenant bientôt trivergence avec Vraoum!) n’est pas si hermétique, et que quelques passerelles existent. Car Les pages noires est un cas un peu particulier d’un album de Wandrille Leroy publié dans la collection Civilisation.

Jusqu’à présent, nous avions connu Wandrile comme un régulier de la collection Décadence, à travers sa série Seul comme les pierres, chronique désabusée des déboires amoureux et professionnels de la jeunesse contemporaine, où l’auteur se met en scène sous la forme schizophrène de deux bonhommes-patates, l’un cynique et l’autre candide. De l’autobiographie et du contemporain, donc, la parfaite recette de Décadence. Les pages noires constitue alors un passage de l’autre côté du miroir, en livrant une fiction à l’inspiration littéraire et expérimentale, la parfaite recette de Civilisation. Comme si Wandrille nous montrait (encore) un autre visage.

Les pages noires raconte l’histoire d’un jeune marin sous forme de récit initiatique dans un passé qui pourrait être le début du XXe siècle, comme sorti tout droit de roman d’aventures, à base de pirates et d’exotisme. La principale originalité de l’oeuvre, et qui fait toute sa force à la lecture, c’est l’emploi d’une technique graphique particulière, la bichromie en gravure sur bois, technique qui ancre elle aussi l’album dans un imaginaire de l’entre-deux-guerres (on pense au belge Frans Masereel que l’on redécouvre actuellement). Pour s’ancrer encore plus dans l’époque Wandrille livre un récit presque muet. Ces choix offre, en plus de l’effet rétro, de forts contrastes lumineux pour des histoires expressives. C’est bien le cas des Pages noires qui prend alors une dimension épique.

La gravure sur bois rapproche l’auteur, de façon inattendue, d’auteurs de bande dessinée comme Olivier Deprez (FREMOK). C’est la frange expérimentale de l’alternative, celle qui regarde dans les techniques du passé ou des autres arts. Ce qu’on retrouve de Wandrille, c’est le ton immanquablement ironique de l’histoire, le héros étant plutôt un anti-héros présenté comme amoral, et effectivement sans scrupules. C’est par cette dimension que Les pages noires se rapproche, métaphoriquement, de l’ambition de dessiner le monde contemporain tel que le voit l’auteur.

 

Une dernière précision utile : Les pages noires est une oeuvre de jeunesse, réalisée par Wandrille pendant son parcours à l’ENSAD et publié tardivement. Il n’en réalisera plus de pareilles. C’est un peu le dernier feu de la dimension « auto-publication » de Warum/Vraoum. A partir de 2008, Wandrille se fera moins présent au sein de sa propre maison (il se spécialisera dans le scénario avec la série poly-dessinateur Psychanalyse du Héros, issu d’un de ses albums à Pierre Papier Ciseaux). Même chose pour Benoît Preteseille qui devient un régulier de Cornélius, mais cesse de s’auto-éditer chez Warum. La maison d’édition fondée en 2005 dans la continuité de projets personnels devient véritablement un éditeur professionnel.

 

La boucherie de Bastien Vivès

vives-boucherie-2008C’est par La boucherie que j’ai d’abord connu Bastien Vivès, avant même d’être un amateur de son blog Comme quoi. Maintenant qu’il a un vingtaine d’albums à son actif et de multiples prix, maintenant que certaines de ses œuvres sont adaptées au cinéma (Polina) ou en jeu vidéo (Lastman), il est difficile d’imaginer une époque où Bastien Vivès n’était qu’un auteur débutant. La boucherie est son cinquième album et date d’une période particulière où le dessinateur se cherchait encore, stylistiquement et narrativement parlant. Ses premiers albums, Elle(s) et Hollywood Jan, sont de facture assez classique, et c’est surtout à partir du Goût du chlore (2008), d’Amitié Etroite et de Dans mes yeux (2009) qu’il essaie des techniques narratives (art de l’ellipse, choix de cadrage audacieux) et graphiques (trait fin qui occulte les regards, couleur directe…) nouvelles. Des audaces formelles qui le feront connaître dans les années à suivre. Les recherches chromatiques, on les retrouve d’ailleurs dans La boucherie, manifestement colorisé au crayon de couleur.

Si l’on s’en tient au thème, La boucherie est un album typique de la « phase romantique » de l’oeuvre de Bastien Vivès. L’album raconte une histoire d’amour entre un garçon et une fille vu du point de vue du garçon, de la rencontre à la rupture. Si on retire le decorum et quelques aléas, l’intrigue est la même que Le goût du chlore, que Amitié étroite, mais surtout que Dans mes yeux. En fait La boucherie essentialise des trames sentimentales devenues à l’époque la marque de fabrique de Bastien Vivès, réduites ici à un minimalisme extrême. Là où les autres albums évoquaient aussi des espaces (la bibliothèque, la piscine), ajoutaient des rebondissements (première rencontre, arrivée de « l’autre ») creusaient l’identité des personnages et leurs interrelations, le choix fait dans La boucherie est de donner le moins de contexte possible. Les deux protagonistes n’ont pas de noms, sont quasi seuls, et on ne sait rien de leur passé, ni même de leur rencontre. L’histoire d’amour est réduite à des phases mécaniques : le premier baiser, la complicité, le quotidien, le sexe, les malentendus, les larmes, le « il faut qu’on parle », la rupture définitive.

Alors qu’est-ce qui change vraiment ? Qu’est-ce qui rend La boucherie intéressant autrement que comme un brouillon de tous les autres albums ? En le relisant après plusieurs années, après une fréquentation assidue du blog et des albums à venir qui dévieront largement des premières préoccupations adolescentes de l’auteur, j’ai le sentiment qu’il constitue une synthèse entre le travail du blog et le travail des albums. Car finalement, ce traitement par séquences courtes, cette anonymisation des personnages qui donne un côté impersonnel, c’est aussi une caractéristique des billets du blog Comme quoi. Les séquences de La boucherie sont ponctuées de sorte d’intermèdes qui nous projettent dans la psyché du garçon, et la relation amoureuse est vécue métaphoriquement comme un champ de bataille, comme un dîner à deux, comme une partie de tennis de table, comme une bagarre de rue… Ces intermèdes, par leur traitement des personnages en silhouettes détachées de tout décor, sans yeux ni bouche, reprennent le style visuel du blog, en le colorisant. Difficile de croire qu’en ces pages, Vivès ne tire pas des leçons de ses essais bloguesques. On sera traversé du même sentiment quand il emploiera, cette fois à l’identique, le style graphique du blog dans la grande fresque intime qu’est Polina. Et on comprendra pourquoi Wandrille Leroy prend soin de rester à l’affût de ce qui se fait sur les blogs bd : c’est là la jeune création en train de se faire.

 

Certainement, La boucherie, dans le flot de la bibliographie de Bastien Vivès, est un album mineur, dont on peut se passer, surtout si on préfère ses dernières séries (Lastman, L’Empire). Mais il est à conseiller aux amateurs de ce dessinateur prolixe, à ceux qui savent goûter les joies discrètes du minimalisme.

Plusieurs années plus tard, en 2012, Comme quoi sera adapté en album par Delcourt, qui s’est fait une spécialité de ces adaptations quasi tel quel de blogs bd, à l’inverse de la démarche des débuts de Vraoum !. Si cette série (6 albums à ce jour) a le charme de la compilation, elle perd la qualité principale du blog : le jeu sur une lecture en défilement vertical, qui donne le sentiment de lire la bobine d’un film et ses changements d’images imperceptibles. En ce sens, La boucherie, même s’il explore d’autres thèmes et d’autres couleurs, est une meilleure adaptation du blog de Bastien Vivès que l’adaptation du blog de Bastien Vivès.

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