Golothon 3 : La variante du dragon (scénario de Frank), Casterman, 1989

La collaboration entre Frank et Golo décrite dans l’article précédent culmine (et s’achève) avec La variant du dragon, comme une façon d’achever la première partie de la carrière de Golo, ces années 1980 qui l’ont vu débuter dans la nouvelle presse de bande dessinée.

Polar tortueux et littéraire où une partie d’échec devient la métaphore filée d’une guerre de clans meurtrière dans le milieu de la pègre parisienne, La variante du dragon est un curieux album, ni vraiment raté ni vraiment réussi, qui en vient à interroger les limites de cette tendance à singer le littéraire qui caractérise la bande dessinée de la fin des années 1980.

Episode 1 : Ballades pour un voyou (avec Frank), 1979

Episode 2 : les années Frank ; de L’Echo des savanes à Futuropolis (1981-1987)

Frank, Golo, dernier tour de piste

golo-variante_dragon-1989Mon précédent article revenait dans le détail sur la collaboration entre Frank (scénariste) et Golo (dessinateur) dès 1978 et tout au long des années 1980. Le duo fécond donne naissance à une dizaine de récits graphiques courts, tous portés par deux sources d’inspiration culturelle : la contre-culture urbaine et la tradition littéraire du polar. Ils trouvent un accueil favorable dans la nouvelle presse de l’époque : L’Echo des Savanes, Charlie Mensuel, et bien sûr (A suivre).

En apparence La variante du dragon s’inscrit bien dans cette continuité : l’histoire commence à paraître en feuilleton dans (A suivre) au numéro 123 d’avril 1988, jusqu’en octobre de la même année. Mais elle constitue aussi le moment d’un net changement. Jusqu’à présent, Golo et Frank n’étaient pour (A suivre) que des intermittents : quelques récits complets courts de quelques pages, mais rien de vraiment durable. L’essentiel de leur activité se déroulait dans une presse plus underground, plus marginale que l’ambitieuse revue de Casterman. Et quand il s’agissait de publier des albums, leur meilleur choix demeurait l’éditeur expérimental Futuropolis. Quand ils commencent La variante du dragon dans (A suivre), c’est, depuis Ballades pour un voyou en 1978, leur première tentative de récit long et construit. Ils entrent définitivement dans la grande famille des auteurs « (A suivre)« , et La variante du dragon fera d’ailleurs l’objet d’un album chez Casterman en 1989, le plus considérable du duo avec ses 132 pages en noir et blanc.

C’est que nos deux auteurs arrivent au bon moment dans l’histoire de l’éditeur tournaisien. Un petit rappel des épisodes précédents s’impose : éditeur catholique pour la jeunesse prudent, principalement porteur des séries à succès Tintin de Hergé et Martine de Marcel Marlier, Casterman décide au début des années 1970 de diversifier largement son catalogue de bandes dessinées en direction d’un lectorat adulte. Sous l’impulsion de Louis Gérard et Didier Platteau, une stratégie en deux temps est mise en place : d’abord la parution d’albums (dont les séries Corto Maltese d’Hugo Pratt en 1975 et Les aventures d’Adèle Blanc-Sec de Jacques Tardi en 1976 constituent deux piliers essentiels), puis la création d’une revue, (A suivre), pour pré-publier les récits en question. Casterman se positionne alors comme le porteur de « l’irruption sauvage de la bande dessinée dans la littérature ». La collection « Romans (A suivre) » est créée en 1979, avec Ici même de Tardi et Forest comme titre-phare, et c’est en son sein que La variante du dragon paraît, naturellement. Avant tout éditeur d’albums, Casterman a vu le vent tourner : les périodiques de bande dessinée s’épuisent, l’avenir est à l’album pour adultes et au récit long, dense et littéraire que l’on savoure en une seule fois. Dernier-né de la vague de la nouvelle presse (1978), (A Suivre) a d’ailleurs survécu à la plupart de ses concurrents, rachetés ou disparus au début des années 1980 (à l’exception notable de Fluide Glacial).

Grâce à sa revue et à sa politique qui consiste moins à faire démarrer de jeunes auteurs qu’à aller chercher des auteurs reconnus pour les inviter sur le terrain du romanesque, Casterman attire une partie des auteurs de la nouvelle presse adulte des années 1970 qui viennent étoffer le catalogue initial : c’est le cas de Moebius , fondateur de Métal Hurlant, Rochette, ancien de L’Echo des savanes, Jacques Lob, habitué de Fluide Glacial, F’Murrr, passé par Pilote et Métal Hurlant, ou encore Ted Benoit, Chantal Montellier, Francis Masse… Golo et Frank suivent ici un mouvement général de la presse à l’album, de la marge à l’édition respectable et à grand tirage. En 1988 (A Suivre) n’est pas forcément au mieux de sa forme (les ventes baissent depuis 1986), mais la revue est encore debout et le catalogue d’albums toujours aussi bien fourni.

 

Dans le même temps, si La variante du dragon constitue le sommet d’une collaboration, il en est aussi le dernier souffle. Si Golo poursuit son travail de dessinateur, Frank cesse d’être scénariste de bande dessinée, que ce soit avec Golo ou avec Baudoin, avec qui il travaille régulièrement depuis le milieu des années 1980 (voir notamment La croisée, Casterman, 1988). Il n’en quitte pas pour autant le milieu littéraire et sa carrière, très active, prend le chemin de la traduction, pour la bande dessinée (Krazy Kat pour Futuropolis, Calvin et Hobbes pour Hors Collection, Hellboy pour Delcourt), et, plus encore, pour le roman policier et fantastique sous son vrai nom de Frank Reichert. Depuis 1988, il a traduit plus de 200 romans, dont ceux de Glen Cook (La compagnie noire) et Jack Campbell pour L’Atalante, mais aussi pour les éditions du Masque et Rivages.

En un sens, éditorialement parlant, La variante du dragon a un petit parfum de fin de cycle, pris dans les dernières remous de la grande période d’(A Suivre), et album d’adieux à la bande dessinée de la part de son scénariste.

La tentation savante du polar

golo-variante_dragon2-1989J’en viens donc au récit lui-même. La variante du dragon raconte la lutte entre deux clans des bas-fonds parisiens : les « méchants » d’un côté, rassemblement de trafiquants de drogues et de flics corrompus menés par le mystérieux parrain créole Sainte-Croix, impotent mais puissant ; les « gentils » de l’autre côté, voleurs de voleurs, travestis, drogués, blacks et beurs, dont Evariste Puig, sorte d’aventurier anarchiste revenu d’Extrême-Orient, devient le champion involontaire. Les noirs d’un côté, les blancs de l’autre. L’astuce romanesque est que, une fois les présentations faites dans une première partie, le récit se propose comme une partie d’échec entre Puig et Sainte-Croix dont les membres de chaque petite bande sont les pions vivants. Une vraie « bataille » donc, avec ses retournements de situation, ses morts de part et d’autre (la « prise » d’un pion valant meurtre, volontaire ou non), et son échiquier grand comme Paris.

Utiliser la métaphore d’une partie d’échecs dans un récit d’ampleur est un procédé déjà employé par d’autres auteurs. On pense bien sûr tout de suite au classique de Stefan Zweig, Le joueurs d’échecs (1943) où la lutte entre deux joueurs d’échecs sur un paquebot devient une parabole de l’Europe marquée par le nazisme. Mais plus certainement, c’est le roman de John Brunner La ville est un échiquier (1965) et celui de Dan Simmons L’échiquier du mal (1989) dont se rapproche le plus La variante du dragon.

Comment résister au plaisir de diffuser cette couverture si 60's du roman de Brunner ?

Comment résister au plaisir de diffuser cette couverture si 60’s du roman de Brunner ?

Dans les trois cas la structure narrative est élaborée en fonction d’une partie d’échecs : pour Brunner, la partie (réelle) disputée entre Wilhelm Steinitz and Mikhail Chigorin en 1892, pour Simmons la partie (réelle) du championnat du monde de 1972 entre Bobby Fischer et Boris Spassky, pour Frank/Golo la partie (légendaire) entre le maître italien Paolo Boï et une jeune femme que l’on dit être le diable. Cette dernière fait l’objet d’un célèbre « problème » d’échecs, bien connu des amateurs d’énigme (voir cette description). Frank a-t-il lu un de ces romans et s’en est-il inspiré ? Le roman de Simmons comporte plein de points communs : une description pessimiste de la société des années 1980, un héros revenu de prison, des schémas de l’échiquier… Mais L’échiquier du mal paraît en février 1989, soit quelques mois après la fin de la parution dans (A Suivre) et il ne pourrait s’agir que d’une coïncidence, ou d’une source commune (Brunner ?). Même si ce n’était pas le cas, on comprend assez bien ce qui fait d’une partie d’échecs un cadre séduisant pour un roman policier : il y a dans les deux cas l’affrontement entre deux groupes aux intérêts opposés, et bien sûr une « énigme » à casser.

Par rapport à Ballades pour un voyou, l’autre récit long du duo, un cap très net a été franchi pour renforcer l’ambition narrative de l’ensemble. Il y a toujours les références culturelles récurrentes à coup de citations et de commentaires, mais elles sont concentrées ici sur le seul thème des échecs. Du précédent album on retrouve en revanche l’inscription profonde dans la tradition littéraire du roman noir, dans sa variante urbaine et pessimiste. Il n’y a pas grand monde à sauver dans le microcosme décrit par les auteurs ; le héros lui-même Evariste Puig, est plutôt un anti-héros relativement passif et perdu, et le clan des « gentils » fait preuve du même goût pour la violence que le groupe adverse. Il y a aussi toute cette galerie de personnages archétypaux du genre : le héros-enquêteur désabusé, le parrain de la pègre cruel, la femme fatale, le flic pourri, le tueur à gages flegmatique, le duo de policiers débonnaires, le travesti au grand coeur… A ça tient l’originalité de l’album : cette façon de faire rentrer une structure narrative savante dans un genre canonique. Toute l’histoire n’est fondamentalement qu’un vaste règlement de comptes de rue en rue et d’appartement en appartement dans Paris, une suite de meurtres et de fuites jusqu’à la mort d’un des deux « rois ». Le plaisir du récit vient surtout de cette histoire policière habilement pensée rappelant le meilleur (au sens de « le plus glauque ») du roman noir.

De fait, c’est bien un impératif scénaristique qui dirige le récit : ce calque d’une partie d’échec qui définit que tel personnage se déplace à tel endroit, que tel autre tue tel autre, etc… Le scénario précis détermine la structure générale en plus de sa thématique principale. Chacun des « coups » devient tête de chapitre et est précisément écrit selon les codes du jeu (Fou en e2, etc…). Comme pour faire comprendre au lecteur cette captivité de l’histoire dans les limites d’une partie, régulièrement s’intercalent les images subliminales de plans de Paris en noir et blanc ou en blanc et noir, superposant le quadrillage d’une carte à la grille d’un échiquier. En ce sens, La variante du dragon est un album plus scénarisé que réellement dessiné, ou du moins une bande dessinée où l’intrigue prend le contrôle des images.

Echec au littéraire (?)

Le "Sainte-Croix" de Golo, aux allures sartriennes.

Le « Sainte-Croix » de Golo, comme une caricature sartrienne.

Je vais quitter ici un instant la description objective de l’album pour en venir à mon avis personnel. On peut considérer La variante du dragon comme le point culminant de la collaboration Golo/Frank, comme le passage de la nouvelle de quelques planches au « roman graphique » de plus de cent pages. Et d’ailleurs, les amateurs du Golo dessinateur de Ballades pour un voyou et Rampeau ! seront ravis de le voir au mieux de sa forme. La structure de l’histoire, qui fait de chaque pion d’échec un personnage, suppose une galerie de portraits innombrable, et Golo s’en donne à coeur joie pour nous livrer des « trognes » plus expressive les unes que les autres. Mention spéciale à Sainte-Croix, curieux clone de Jean-Paul Sartre en fauteuil roulant, très réussi dans son inquiétante étrangeté. Golo est aussi excellent dans la peinture de la marge, avec des drogués plus vrais que nature vomissant tripes et boyaux. L’expressivité de la violence, rehaussée par le noir et blanc, est poussée au maximum, parfois jusqu’au dégoût. Enfin il y a la présence de la ville, de Paris, peut-être plus discrète qu’ailleurs, mais que l’on parcourt à travers ses panneaux, ses quais de Seine, ses ambiances de bistrots.

Mais en même temps arrive un moment où les ambitions du scénariste dépassent les possibilités de l’histoire, et au final La variante du dragon m’apparaît comme un récit confus dont la structure censément cloisonnée cache mal une maîtrise plutôt défaillante des différents éléments de l’intrigue. Faisons le compte : il y a l’histoire policière d’une lutte de gangs pour le contrôle de la drogue, il y a la description ambiancée du Paris interlope, il y a l’intrigue propre à Evariste Puig qui veut, pêle-mêle, retrouver une vie normale après ses aventures orientales, s’enrichir grâce aux échecs et conquérir le coeur de la mystérieuse « reine » noire dont il est tombé amoureux, là-dessus se superpose la fameuse partie d’échecs-course-poursuite dans Paris, l’histoire en filigrane de Paolo Boï contre le diable, et naturellement chacun des trente personnages a sa propre intrigue, sa propre histoire, sur laquelle le scénario prend parfois le temps de s’arrêter au risque de nous faire oublier les enjeux principaux. Au bout du compte, pour un récit en images, trop d’intrigues tuent l’intrigue, les personnages meurent trop vite pour nous permettre de s’y attacher vraiment alors même qu’il nous faut les retenir tous, et les auteurs n’arrivent pas à choisir entre un récit linéaire et une suite de vignettes urbaines. L’introduction des personnages principaux est (trop ?) longue et l’ensemble est souvent trop allusif.

Au final, ce qui devait un jeu de pistes amusant, presque minimaliste dans sa contrainte initiale autour d’une partie d’échecs, se transforme en un méli-mélo dont on ne sait plus trop s’il faut suivre strictement la partie, ou les multiples sous-intrigues. Ce n’est là que mon avis, bien sûr, et l’album semble avoir séduit certains lecteurs qui se sont pris au « jeu » que constitue l’histoire. Mais par rapport à d’autres bandes dessinées de Golo, anciennes ou à venir, même par rapport à Ballades pour un voyou, La variante du dragon m’apparaît plutôt comme un constat, justement, d’échec.

 

Mais échec de qui, ou de quoi ? De Frank, peut-être, dans la mesure où il ne suit pas toujours ses propres règles : toutes les pièces d’échecs ne sont pas représentées en personnages, les « meurtres » se limitent parfois à de simples captures ou accidents, et dans certains cas le calque sur les mouvements de la partie amènent des incohérences de scénarios, ou des digressions. De Golo aussi car son action se limite trop souvent à une fonction d’illustration de personnages pré-écrits, même si on sent un vrai goût du portrait.

Il y a aussi échec de la formule littéraire de cette bande dessinée des années 1980 qui veut à tout prix égaler le mouvement romanesque. La variante du dragon respecte le cahier des charges de (A Suivre) : un scénario riche, des références culturelles savantes, une inscription dans un genre littéraire balisé, une ambition intellectuelle. Il en ressort une bande dessinée très écrite et très bavarde, avec des textes extrêmement denses, tantôt dialogues tantôt récitatifs d’un narrateur dont on ignore tout. Pour faire comprendre le fil des meurtres et la ribambelle des personnages et de leurs interrelations, il faut expliquer beaucoup, et finalement la bande dessinée n’est pas le meilleur medium pour faire passer des informations aussi complexes. Sans doute aurait-il fallu plus de 130 pages pour cela. La multitude des références culturelles semblent parfois « plaquées » artificiellement. La densité narrative a pu être considérée comme une force dans certains albums de Pratt, Tardi ou Benoit : Corto Maltese, Adèle Blanc-Sec et Ray Banana sont pleins de sous-intrigues et d’enjambées scénaristiques que les auteurs parviennent à masquer dans le plaisir de lecture. Elle peut aussi être une faiblesse quand l’ambition est trop grande.

On l’a assez répété : l’arrivée de Golo et Frank dans (A suivre) confirme, éditorialement, leur inscription dans un mouvement plus large où la bande dessinée cherche des cautions du côté de la littérature romanesque, dont elle s’inspire désormais plus largement. Indirectement, le récit qu’ils proposent dans La variante du dragon démontre que singer la littérature à grands renforts de scénarios très écrits est une formule qui peut rencontrer ses limites. Il n’empêche que, si on fait abstraction de ces défauts, cet album reste une lecture plaisante et surprenante, une vraie curiosité comme seules les années 1980 ont su en produire.

Les éléments sur (A Suivre) viennent de deux sources :

Nicolas Finet, (À suivre) 1978-1997, une aventure en bande dessinée, Casterman, 2004.

Le dossier sur « Les années (A suivre) sur Neuvième art 2.0, juin 2014, [en ligne], url : http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?rubrique111.

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