En 2016, les éditions Warum/Vraoum ont fêté leur onze années d’existence. Et elles l’ont fêté dignement tout au long de l’année, à grand coup de rééditions-collectors, de soirée-expo sur une péniche parisienne, et d’un petit fascicule en édition limitée auquel j’ai eu l’honneur de participer. Sur Phylacterium, on va les aider à clore cette année de célébrations avec une série d’articles consacrée à « mes années Warum » : un parcours parmi nos albums Warum/Vraoum préférés, un album pour chaque année, deux albums (donc deux années) par article… Parce que sur Phylacterium, on apprécie le ton et la persévérance éditoriale, de Warum/Vraoum (pas si facile de lancer une nouvelle maison d’édition !) et on se dit qu’il y a là-dedans des pépites à conserver pour les siècles des siècles !
Au tournant des années 2013-2014, Warum/Vraoum atteint comme une crise de croissance : un peu moins de livres, une consolidation des acquis, mais aussi des perspectives éditoriales nouvelles.
Episode 1 : 2005-2006, Warum aux premiers temps de l’alternative
Episode 2 : 2007-2008, un pas de côté bloguesque
Episode 3 : 2009-2010, aux frontières de l’humour
Episode 4 : 2011-2012, une tendance à l’expérimental
2013-2014 : consolidation d’une génération
Petite baisse régime pour Warum/Vraoum pendant les années 2013-2014 ? Crise de croissance ? Après un début de décennie sur les chapeaux de roue (la dizaine de nouveautés par an est dépassée depuis 2010), le rythme se ralentit dans les années 2013-2014 avec seulement une quinzaine de nouveautés sur la période, auxquelles s’ajoutent quelques rééditions et intégrales. Je me garderai bien d’émettre la moindre affirmation sur ce ralentissement ; mais au moins une hypothèse : 2013 est globalement une année de décélération (© rapport Ratier 2013 !) pour l’ensemble du secteur, comme si un nouvel équilibre se mettait en place. Plus important peut-être, c’est en 2014 que Warum/Vraoum est racheté par le groupe éditorial Steinkis, aussi propriétaire de l’éditeur Jungle… Un mariage inattendu (Jungle étant nettement plus axé grand public), mais qui s’explique peut-être par de nouveaux besoins en termes de gestion éditoriale. Là aussi, laissons parler Wandrille, désormais « seul à gérer Warum » qui, dans un entretien donné en 2015, juge sans langue de bois ce que ce partenariat lui apporte de bénéfices malgré « des craintes au départ » : « Concrètement, j’ai désormais un associé pro, qui me demande des comptes, qui m’apporte, en plus des facilités de trésorerie et d’une aide marketing et administrative, un gros soutien pour le travail avec les journalistes. (…) En revanche, aucun projet ne m’est imposé, je reste seul maître des choix éditoriaux. ».
En deux mots, l’éditeur au double label quitte, éditorialement parlant, la marge des éditeurs alternatifs indépendants pour professionnaliser son activité auprès d’investisseurs plus solides. Un tournant nécessaire pour continuer après presque dix ans d’activité ? Ou une trahison d’un idéal d’avant-garde originel ? Laissons les livres en juger…
Du côté des parutions, donc, un peu moins d’albums que d’habitude pour une période de transition, mais on sent que Warum/Vraoum en profite surtout pour se concentrer sur les valeurs sûres de sa politique éditoriale, sur ce qui, au mitan des années 2000, a permis à la maison de décoller. Beaucoup des albums parus sont des recueils : recueils de blogs (j’y reviendrais) ou recueils de dessins parus ailleurs dans la presse, comme le Adam et Eve de Bob et Davide Cali. Beaucoup de suites de gags courts ou de dessins en une page, sans doute moins ambitieux narrativement et graphiquement que certaines publications antérieures, mais qui n’empêchent pas Warum/Vraoum de faire ce qu’il sait faire de mieux : repérer de jeunes auteurs pour les accompagner dans leur premier album. Par exemple Mux, pour Monsieur Cheval, suite de gags en une page dont l’humour léger est profondément sympathique et plutôt maîtrisé pour une première production. D’autres auteurs sont des « habitués » de la maison d’édition qui reviennent pour un nouvel album : Martin Singer (Le mauvais côté de la tartine ), Sylvain Mazas (Ce livre devrait... volume 2) ou Anaële et Delphine Hermans (Avant d’oublier). On retrouve bien les genres habituellement présents : bande dessinée de témoignage, humour noir, expérimentation graphique, même, avec le fort original Quatre couleurs de Blaise Guinin, dessiné au stylo bille quatre-couleurs.
Mais ce qui apparaît peut-être le mieux dans les parutions des années 2013-2014, c’est l’importance du lien que Warum/Vraoum a su créer depuis plusieurs années avec le secteur de la création graphique en ligne. De fait, plusieurs des livres parus viennent poursuivre une politique entamée dès 2007 avec Chef Magik de Guerrive et renforcée avec la collection « AutoBLOGraphie » du label Vraoum !. On peut la juger opportuniste ou novatrice, mais l’édition de blogueurs bd et autres dessinateurs ayant su se forger un public sur le Web est aussi une façon de prendre acte de la place du réseau Internet comme espace de création et de découverte.
Dans le cas de Warum, cette politique est nettement réfléchie, loin d’un simple démarquage. Il y a d’abord l’investissement durable dans le concours « Révélation Blog » depuis 2008 ; il aura permis de faire découvrir de vrais talents, à l’image de Benjamin Renner, auteur sous le pseudonyme de Reineke de l’album Un bébé à livrer chez Vraoum !, puis du chouette long métrage Ernest et Celestine, avant d’être récompensé au FIBD 2016 pour l’album Le grand méchant renard (Delcourt, 2015). Mais, pour revenir aux années qui nous intéressent, la publication de recueils de dessins parus sur le Web vient nourrir le catalogue sans forcément sacrifier à la qualité : on y retrouve Pochep (Dress code), Pascal Reuzé alias Caloucalou (Les bonnes blagues de Pascal), Geoffroy Monde (Tout ou rien), mais aussi l’adaptation d’un tumblr-calendrier de Terreur Graphique sous le titre Make my day, punk. Pour ces deux derniers albums, l’éditeur (alors en quête de financement complémentaire) s’essaye même au financement participatif, via Ulule, avec succès. De même, l’album Love et Kick-Boxing, est d’abord publié sur la plateforme en ligne grandpapier.org. Dans ce contexte, est-ce le web qui aide l’édition papier, ou l’inverse ?
De toute cette politique qui revient alors en force, on retient que la nouvelle génération venue du Web se montre capable de revitaliser l’édition alternative. Beaucoup des jeunes auteurs des années 2010 sont de toute façon d’abord passés par un blog, un site, un webzine ; et Wandrille Leroy, désormais principal maître à bord du vaisseau Warum/Vraoum, s’y est toujours intéressé. Ce qui est sûr, c’est que la maison d’édition maintient son rôle de passerelle du Web vers le papier. A partir de cette période, la création web elle-même se fait de plus en plus sérieuse ; les blogs bd dessinés au coin du carnet font de la place pour des projets de plus grande ampleur. Le projet de Thomas Cadène, Les Autres Gens, par exemple, auquel Wandrille participe en tant que scénariste. Et cette dernière aventure graphique paraîtra elle aussi en albums.
Warum/Vraoum n’est pas la seule maison à se préoccuper de la transition générationnelle post-blog bd. Sur ce créneau se trouvent aussi les éditions Lapin (fondées en 2005 en appui du portail Lapin) ou encore les éditions Même pas mal (fondée 2009). Toutes les trois se rapprochent d’ailleurs début 2015, avec également Vide Cocagne (éditeur depuis 2010) et les plus vénérables éditions FLBLB (2002) et 6 pieds sous terre (1995) pour former un regroupement informel d’éditeurs, « Le Triangle des Bermudas », présents collectivement lors des festivals. Ils ont en commun d’être des éditeurs non-parisiens. Leur rapprochement va passer aussi par une certaine porosité des auteurs. Côté Warum/Vraoum des années 2013-2014, par exemple, la présence de Geoffroy Monde, surtout habitué des éditions Lapin, ou encore de Terreur Graphique, directeur de collection à Vide Cocagne et auteur chez Même pas mal et 6 pieds.
Bref… L’aventure Warum/Vraoum est le reflet d’un contexte plus général. La maison n’est pas seule sur son terrain de jeu, mais participe, avec d’autres, à la consolidation d’une seconde génération d’auteurs et d’éditeurs alternatifs dont le web aura constitué un des lieux d’échanges et de découvertes. Même racheté, Warum reste fidèle à certains des principes qui ont fait son succès dix ans auparavant.
Thomas Mathieu et Mirion Malle, Intinimitié amoureuse
L’album à quatre mains de Thomas Mathieu et Mirion Malle titré Intinimitié amoureuse est une bonne illustration de ce retour à des fondamentaux warumesques. Il raconte en une suite de saynètes en une page les différentes étapes de l’aventure amoureuse de Thomas Mathieu et Mirion Malle, tous deux dessinateurs, tous deux blogueurs bd.
C’est un de ces petits albums qui semble s’être échappé du temps pourtant révolu du fanzinat. Petit format (ah tiens, le même format que Moi je d’Aude Picault en 2005 !), petit prix (ah tiens, le même prix que Moi je), construction narrative désinvolte sur le mode de l’accumulation d’anecdotes (ah tiens, comme… vous avez compris). Alors bon, Intinimitié amoureuse n’est pas Moi je, mais il y a quelques points communs dans la démarche, et je trouve amusant de constater chez Warum comme un retour à l’autobiographie désinvolte via le blog bd, un peu comme si Moi je, sans le vouloir, avait influencé une partie des auteurs du Web, et qu’en ce sens la boucle était bouclée.
De ce point de vue là, difficile de ne pas dire que Intinimitié amoureuse est un livre qui s’adresse d’abord aux amateurs de blogs bd. Non pas tant parce qu’il raconte le fonctionnement de ladite « blogosphère » qui, en 2013, est déjà un gros microcosme multiforme, que parce qu’il créé une sorte d’intimité avec deux protagonistes d’abord connus à travers le dessin sur le Web. Ce n’est pas Thomas Mathieu et Mirion Malle qui sont mis en scène, mais « Toto » et « Mimi », deux avatars sortis d’Internet pour s’exhiber sur le papier ; et le lecteur prendra d’autant plus de plaisir qu’il sait qui se cache derrière ces deux personnages, s’il suit leurs blogs et leurs obsessions respectives avec attention et peut être intéressé par ce qui se passe de l’autre côté de l’écran. En ce sens ce livre incarne parfaitement ce lien que Warum/Vraoum a réussi à créer avec les dessinateurs du Web : à côté des « simples » recueils de notes de blog, il leur propose d’autres espaces d’expression qui, dans leur ton, changent en réalité assez peu de ce qu’on trouve sur les blogs. Ainsi Intinimitié amoureuse est une version papier d’un genre né sur le Web, le « blog à quatre mains », dont le Love Blog d’Obion et Gally est le principal exemple dans la génération précédant celle de nos Toto et Mimi du jour. Les deux aînés sont d’ailleurs cités en dédicace.
Parfois, pourtant, malgré son humilité et sa futilité initiales, l’album atteint d’autres cibles. Par exemple dans la fusion des styles. Mirion Malle n’a pas encore son style caractéristique (voir son dernier album Commando Culotte, chez Ankama) et Thomas Mathieu lui-même se cherche davantage que dans ses albums habituels. L’impression de fusion est alors très bien portée, rehaussée par la bichromie bleu/rouge, et il est souvent complexe de savoir lequel des deux tourtereaux a réalisé le dessin. L’absence de cohérence graphique a un vrai charme, offrant une surprise à chaque page et des jeux de variations qui tournent parfois à l’expérimental. On sort aussi du strict cadre du blog bd lors des scènes de sexe et d’intimité amoureuse, qui sont traitées comme de petits tableaux cherchant tantôt la dérision, tantôt la recherche formelle.
D’ailleurs, à côté du Love Blog, l’autre influence affirmée en tête est l’album à quatre mains de Robert Crumb et Aline Kominsky, Parle-moi d’amour, dont on sent parfois la présence dans la représentation de la complicité entre un homme égocentrique et lubrique et une femme gironde ayant du répondant. Ce genre, en apparence si lié au narcissisme contemporain, de l’album de couple viendrait-il en réalité de profondeurs plus enfouies de l’underground ? C’est aussi cela qui fait d’Intinimitié amoureuse un livre de fanzine, un retour aux racines primitives, insouciantes et en ce sens souterraines de Warum.
Dress Code de Pochep
J’aurais pu choisir un autre album pour éviter de revenir pour la énième fois sur un blog bd, mais que voulez-vous, on ne se refait pas… Choisir des coups de coeur personnels est le but du jeu, et mon lecteur indulgent me pardonnera. Alors oui, Dress Code n’est « que » un recueil de notes de blog, mais il m’est difficile de passer à côté tant il reprend le meilleur de Pochep.
Pour les non-initiés de la blogosphère, qui est Pochep ? Auteur du blog Politburo depuis 2007, ce qui est déjà une éternité à l’échelle du Web, Pochep s’est spécialisé dans la parodie habile de la culture occidentale du siècle dernier, avec un trait basé sur l’exagération physique comique bien plus souple et polyvalent qu’il n’y paraît de prime abord. Son monde est rempli de toute une imagerie camp traitée avec ironie, pleine d’homos refoulés, de transexuels hypersexués, de super-héros losers, de chorégraphies improbables sur des chansons ringardes et de fringues kitchissimes. Sur le blog, son sens de l’auto-dérision, ni trop ni trop peu, fait mouche. Hors du blog il a fini par percer, notamment à Fluide Glacial (il y publie l’hilarant New York 1979 en 2014), mais on le retrouve aussi dans La Revue Dessinée. Côté Vraoum, il y a déjà publié en 2011 l’excellent Traboule.
Dress Code est une bonne façon de découvrir Pochep. L’album se compose d’une suite d’histoires indépendantes parodiant à chaque fois une icône de la pop culture, de Terminator à Superman en passant par le western. L’érudition de Pochep en matière de culture rétro, jamais prise en défaut, est une mine d’inventivité et de décalage. Mais ce qui surprend davantage à lire ces histoires en apparence badines, c’est la présence discrète d’une vraie puissance satirique du monde contemporain. Transporter des icônes du XXe siècle dans la pensée du XXIe n’est qu’un leurre pour mieux nous amener sur le terrain des débats actuels sur l’ambiguïté des genres, ou du triomphe bureaucratique de nos sociétés modernes. C’est là que Pochep est malin et dépasse la dimension première de son blog lors d’une lecture plus profonde que permet le livre. Farouche militant des droits LGBT, il profite de ses anti-héros parodiques pour mettre son ironie au service de causes bien réelles.
Et puis « que » un recueil de notes de blog, c’est déjà quelque chose. Dans son dialogue avec les dessinateurs du Web, Warum/Vraoum a toujours eu deux stratégies : soit le livre imprimé est une façon de lancer un tout autre projet, inédit en ligne (comme les albums de Monsieur Le Chien), soit le livre est l’adaptation du blog bd (Laurel et Un crayon dans le coeur). Mais adaptation ne veut pas dire copier-coller. Celle-ci, en tout cas, a bien été pensé. D’abord parce qu’il y a sélection (on ne garde pas toutes les notes : ici on conserve ce qui peut faire matière à histoire cohérente) ; et ensuite parce qu’une couche (toujours parodique) d’éditorialisation est ajoutée au travers de fausses couvertures de mini-comics créant un vrai rythme de lecture qui mêle rythme du blog et rythme du livre. Dress Code est un bon exemple de ce qu’une adaptation de blog bd peut être simple et de qualité, et éviter de s’adresser juste aux amateurs du blog pour constituer un album à part entière.
Intinimitié amoureuse et Dress Code montrent qu’il n’y a pas qu’une seule façon d’assurer la transition entre le Web et le papier (et il y en a d’ailleurs plein d’autres). Ce ne sont peut-être pas des albums qui viennent révolutionner la bande dessinée, et Warum/Vraoum a publié ou publiera bien plus substantiel et bien plus ambitieux. Mais c’est là une façon habile de consolider la nouvelle génération de dessinateurs en attendant (et on l’espère) qu’ils produisent leur grand oeuvre…