Mes années Warum/Vraoum : épisode 4 (2011-2012)

En 2016, les éditions Warum/Vraoum ont fêté leur onze années d’existence. Et elles l’ont fêté dignement tout au long de l’année, à grand coup de rééditions-collectors, de soirée-expo sur une péniche parisienne, et d’un petit fascicule en édition limitée auquel j’ai eu l’honneur de participer. Sur Phylacterium, on va les aider à clore cette année de célébrations avec une série d’articles consacrée à « mes années Warum » : un parcours parmi nos albums Warum/Vraoum préférés, un album pour chaque année, deux albums (donc deux années) par article… Parce que sur Phylacterium, on apprécie le ton et la persévérance éditoriale, de Warum/Vraoum (pas si facile de lancer une nouvelle maison d’édition !) et on se dit qu’il y a là-dedans des pépites à conserver pour les siècles des siècles !

Après avoir évoqué le temps des excès à la toute fin des années 2000, continuer d’explorer le catalogue de Warum/Vraoum, cette fois pour nous pencher sur la tendance à l’expérimentation et sur un temps d’assagissement et de renouvellement.

Episode 1 : 2005-2006, Warum aux premiers temps de l’alternative

Episode 2 : 2007-2008, un pas de côté bloguesque

Episode 3 : 2009-2010, aux frontières de l’humour

2011-2012 : une tendance à l’expérimental

J’aurais bien envie de dire, paraphrasant une mauvaise dissertation lycéenne, que « de tout temps Warum/Vraoum a affirmé une certaine tendance à l’expérimental ». On pourrait se souvenir de certains des premiers albums de la collection Civilisation, ceux des premiers temps (William Hessel, François Henninger), ou plus simplement les albums du fondateur Benoît Préteseille, pour rappeler que repousser les limites formelles de la bande dessinée a toujours fait partie de l’arsenal de la maison. Héritage classique de l’alternatif des années 1990 : l’idée que la contrainte formelle éditoriale est forcément mauvaise conseillère, source de répétition, d’ennui ou, pire, de normalisme… L’expérimental est le pendant formel de la liberté de ton humoristique décrite dans l’épisode précédent.

Certes, sur ce plan, Warum/Vraoum n’est pas un Frémok, par exemple. Il ne s’agit pas tant d’exploser les limites de la bande dessinée que de tester plusieurs possibles au sein du cadre « bande dessinée ». Il n’y a pas de systématisme de l’expérimentation, pas d’auteurs-phares en la matière, mais une sorte d’esprit qui se poursuit, encore, au début des années 2010. Le meilleur exemple en est peut-être La bande pas dessinée de Navo, qui tente la bande dessinée avec uniquement des bulles, mais il y a en d’autres.

Cette poursuite elle-même est d’ailleurs intéressante car, en un sens, mais ça je l’ai déjà dit, le premier porteur de la tendance expérimentale a été Benoît Préteseille qui, à l’époque dont je vous parle, n’est plus aux commandes du navire Warum. Il a quitté la structure un peu avant 2010 et a fondé (ou refondé car ION est déjà le fanzine de Préteseille aux Arts Déco) les éditions ION. Pour le coup, ION pousse encore plus loin l’approfondissement d’une recherche graphique sans limites de genre. Même si cette série d’articles parle d’abord de Warum/Vraoum, j’ai envie de faire un petit détour par ION puisque, dans un sens, le premier est (à la fois) une poursuite et une anticipation du second. Chez ION, on trouvera des livres qu’on ne saurait qualifier de bande dessinée, mais pas parce qu’ils sont bizarres, plutôt parce qu’en les lisant, on se dit que donner des étiquettes à des oeuvres n’est pas toujours productif. On est souvent plus proche de l’illustration, on explose les cadres. Et pourtant on y retrouve des auteurs de Warum, et par exemple en 2011 Guerrive avec Marines, un incroyable album-tableau plein de détails passionnants.

Mais cet article parle de Warum/Vraoum, donc je quitte la parenthèse ION, tout en vous incitant fortement à aller voir du côté de cette parenthèse ouverte sur une autre bande dessinée.

Alors mettons que ION nous montre jusqu’où Warum ne va pas côté expérimentation. Il y a quand même de chouettes exemples. Je pense par exemple à Ca va derrière d’Oriane Lassus, un premier album comme Warum sait nous en faire découvrir. Alors oui, l’album ne révolutionne pas le genre de l’autobiographie anecdotale, mais il traduit bien cet appel à la liberté graphique porté par la maison d’édition. C’est aussi la poursuite de La bande pas dessinée de Navo, c’est aussi le poétique et muet Points de chute de Mr Clément, ou les panels strips plein d’humour noir de Coco et Maitwesse de Martin Singer, ou les fourchelangues en une image de Laurence Soulez dans Lapsus. Bref, à regarder le catalogue Warum/Vraoum en ces années 2011-2012, on se dit que beaucoup de directions sont prises sur le plan formel. D’ailleurs, il suffit de regarder les formats bigarrés des livres Warum/Vraoum pour se convaincre que cette liberté de création a toujours été le maître mot. Au sein d’une même collection, différentes tailles, différentes finitions ; une liberté que même les premiers alternatifs des premiers temps n’auraient pas tenté. De cette façon peut-être l’esprit de Benoît Préteseille continue de s’insuffler dans les choix opérés.

Une autre expérimentation, de taille, agite l’éditeur durant ces années : la relocalisation de son activité à Berlin où Wandrille Leroy, devenu maître d’oeuvre à plein temps des deux labels, est désormais installé. Je n’ai pas la moindre idée de ce qui a précisément guidé ce choix de l’Allemagne (« Le désir de connaître autre chose que la Ville Lumière me paraissait une opportunité de confronter à la réalité des choses la supériorité que tout Parisien affiche quant au reste du monde, persuadé qu’il est de vivre dans la ville la plus intéressante de la planète. »), mais il a le mérite de l’étrangeté. L’Allemagne n’est que rarement un pays placé sur la carte de la bande dessinée, et pourtant la bande dessinée allemande (de langue allemande) existe (Strapazin, par exemple, qui certes est suisse). On la retrouvera au hasard de certaines publications de Warum/Vraoum, mais éditer des auteurs allemands ne semble pas être la raison principale de cette expatriation. L’envie d’aller voir ailleurs est sans doute la meilleure des raisons.

Et dans le même temps, à côté de cette expérimentation, ces années 2011-2012 sont aussi pour Warum/Vraoum celles des valeurs sûres, de la consolidation de ce qui est désormais un patrimoine à l’heure où les jeunes auteurs édités dans les années 2000 commence à devenir des auteurs installés des années 2010. On réédite des albums, comme La Boucherie de Bastien Vivès et Cent mètres carrés de François Henninger. On poursuit des séries, comme Seuls comme les pierres, Ultimex, La psychanalyse de… On continue d’inviter certains auteurs qui deviennent des habitués, comme Monsieur Le Chien (La Fontaine de médiocrité), Martin Singer, Gad (Fol Argent)… On invite des guests un peu plus connus le temps d’un album, comme Simon Hureau avec Filandreux. Bref… La routine d’une maison d’édition désormais bien installée dans le paysage.

La Casa de Victor Hussenot

Ici dans la réédition de 2016.

Ici dans la réédition de 2016.

Ceux qui connaissent le catalogue Warum ont compris depuis le début où je voulais en venir avec mon histoire d’expérimentation. 2011 est l’année de sortie de La Casa de Hussenot et il me semble que cet album marque une évolution de la maison de l’édition. Pour cela, examinons un peu cet étrange album.

Comme beaucoup de livres publiés chez Warum/Vraoum, La Casa est un premier album, celui de Victor Hussenot. Hussenot avait déjà été repéré lors du concours Jeunes Talents du FIBD d’Angoulême en 2009 et 2010. Comme d’habitude, donc, on retrouve l’éditeur dans son rôle de découvreur de talents, ce qui est un peu un lieu commun mais est bon d’être rappelé tant ce n’est pas le cas de tous les éditeurs.

Hussenot, donc, nous arrive des Beaux-Arts de Nancy avec un album « méta ». La « Casa », c’est bien sûr la « case », domicile évident et premier de tout personnage de bande dessinée, demeure dont l’auteur va exploiter tout le potentiel graphique avec inventivité. Dans La Casa, la case est malmenée : elle s’envole d’un seul coup de vent, se déchire, chute, est transportée d’une page à l’autre, retournée dans tous les sens, devient rideau, miroir, terrain d’obstacles, piscine olympique… S’il est arrivé que certains albums de bande dessinée contiennent des effets de mise en abyme où les codes de la bande dessinée sont détournées (je pense bien sûr à Fred et aux célèbres planches de Philemon), La Casa est comme un catalogue d’effets formels autour de la case. Dans ce théâtre curieux, où les personnages sont de simples pantins filiformes secoués par un auteur-démiurge malicieux, pas vraiment de récit suivi, mais plutôt une succession de saynètes, comme autour de tours de magie enchaînés en une savante démonstration.

Warum n’avait jamais vraiment exploré, du moins pas avec autant d’intensité, cette tendance à la fois formaliste et facétieuse qui est aussi l’héritage d’une partie de l’édition alternative 90’s et qui s’incarne à merveille dans l’OuBaPo. Car bien sûr, on ne peut que penser à l’OuBaPo quand on lit La Casa et ses jeux sur les codes narratifs de la bande dessinée. On se dit qu’on a déjà vu ces silhouettes filiformes un peu anonymes quelque part. Hussenot, dans cet album, se présente comme un héritier d’Etienne Lecroart et de François Ayroles, sans doute les deux auteurs les plus investis dans l’exploration expérimentale oubapienne.

C’est d’ailleurs un peu ce qui m’a dérangé de prime abord à la lecture de La Casa. Car pour tout vous dire, ce premier album ne m’a forcément pas enthousiasmé à sa sortie en 2011. A mon goût, il était encore trop plein d’influences, trop peu construit, ne parvenant pas à décoller du simple exercice de style. En fait, La Casa est, je trouve, un album intéressant a posteriori, et en ce sens sa réédition en 2016 par Warum est une excellente idée. Car depuis 2011, Hussenot a fait du chemin : il a poursuivi son exploration formaliste aussi sur le Web, avec Level, ou au contraire en exploitant la matérialité de l’album avec Polychromies, un album à calques colorés ; il est allé voir du côté du dessin pour la jeunesse avec le très élégant Au pays des lignes, il s’est essayé à la publication en revue avec Papier ou La Revue Dessinée. Surtout, il a publié chez Nobrow en 2015 Les spectateurs, un album assez extraordinaire dans lequel il parvient enfin à exploiter son goût des effets formels dans un récit composé et mélancolique sur la solitude urbaine. Bref, en à peine quatre ans, Hussenot a réussi à digérer ses influences en diversifiant ses approches pour enfin trouver son ton propre, son identité visuelle.

En ce sens, je trouve passionnant de relire La Casa cinq ans après. L’album traduit à merveille la façon dont l’édition dite « alternative », présentée comme une avant-garde dans les années 1990, a influencé une nouvelle génération de dessinateurs (ceux des années 2010) sans en faire de simples épigones dénués de personnalités. Hussenot n’est pas le seul dans ce cas, à tirer le meilleur d’un héritage graphique ambitieux tout en s’affirmant comme auteur. Et il me semble que Warum a joué (avec d’autres maisons), un important rôle de passeur en permettant à de jeunes auteurs de se faire la main sur l’héritage de l’alternatif avant d’inventer autre chose, d’autres façons de voir et de dessiner le monde.

Ce livre devrait me permettre de résoudre le conflit au Proche-Orient, d’avoir mon diplôme et de trouver une femme de Sylvain Mazas

Adobe Photoshop PDFOn pourrait dire un peu la même chose avec Ce livre devrait… de Sylvain Mazas. Même si ce dernier n’a pas poursuivi une carrière aussi aboutie que Hussenot par la suite, il frappe fort dès le départ avec un album au titre hors norme qui rejoint La Casa en termes d’inventivité.

Sylvain Mazas, Warum/Vraoum est allé le chercher à Berlin, nouveau fief de la maison d’édition aux deux labels. Ce livre devrait… est même la traduction française d’un album (Dieses Buch sollte mir gestatten den Konflikt in Nah-Ost zu lösen, mein Diplom zu kriegen und eine Frau zu finden) paru en 2007 aux éditions Mückenschwein, sise quelque part en Poméranie orientale. Et l’exotisme n’est pas la moindre des qualités d’un album qui raconte le séjour de son auteur au Liban, au service de l’ONG Offrejoie. En quelques mots (mais qui ne suffisent pas à épuiser le livre, donc je développe après), Ce livre devrait… est le récit d’un voyage ayant permis au jeune français plein de fougue qu’est Sylvain Mazas de nourrir une complexe réflexion sur la géopolitique, la paix entre les peuples, et la quête du bonheur.

Je pourrais tenir sur Ce livre devrait… le même type de raisonnement qu’avec La Casa. Lui aussi vient de l’héritage de l’alternatif pour suivre son propre chemin. De prime abord, on pense beaucoup à Guy Delisle, dont les chroniques de voyage sortent au tout début des années 2000 à L’Association. Même style graphique dépouillé, même mélange d’autobiographie et de récits de voyage, même ton faussement innocent et complice pour faire découvrir une réalité exotique aux métropolitains que nous sommes, même tendance à tirer le fil de raisonnements à partir d’anecdotes d’abord insignifiantes. Mais l’album de Mazas, s’il tire aussi de cette expérience et de cette tendance nouvelle du récit de voyage, n’est pas que cela.

En un certain sens, l’exotisme du voyage est secondaire chez Mazas. Ce n’est qu’un prétexte à un livre qui est d’abord une réflexion personnelle, à voix haute (ou plutôt « à crayon haut »), sur la façon dont des problèmes géopolitiques complexes, comme la guerre au Proche-Orient, concernent aussi directement notre quête personnel du bonheur à l’européenne. En quinze chapitres faussement désinvoltes, Sylvain Mazas aborde de façon claire des sujets complexes comme les sources de l’incompréhension entre les peuples, la façon dont le contexte culturel oriente notre vision du monde, les désastres causés par la simplification des discours et des situations… A la première lecture, c’est assez surprenant de se dire qu’autant de réflexions puissent être contenues en si peu de mots et d’images. Qu’on soit d’accord ou non avec lui, qu’on le juge ou non superficiel, l’auteur n’en est pas moins un as de la synthèse graphique.

Ce livre devrait… est un essai autant qu’une bande dessinée, et d’ailleurs il innove aussi sur le plan graphique. Car à y bien regarder, il y a bien plus de texte (certes manuscrit) que d’image dans Ce livre devrait…. De ce point de vue là c’est un OVNI, une sorte « d’essai dessiné » ; et sans doute la meilleure illustration que je connais de l’intérêt du schéma comme mode d’explication visuel. Comme nous vivons actuellement le plein temps de la bande dessinée documentaire, ce mode d’expression paraît désormais banal, mais la maîtrise que Sylvain Mazas a du schéma est assez bluffante. Le livre est d’ailleurs accompagné d’une vaste carte à déplier intitulée « schéma du bonheur », et par lequel l’auteur explique étape par étape comment il compte accomplir son but dans la vie, être heureux.

Du côté de Warum, en plus d’illustrer la richesse que peut apporter un nouveau tropisme germanique, Ce livre devrait… me semble marquer une sorte d’apaisement. Non pas dire que la récréation est finie (Ultimex reste une valeur sûre de la maison !), mais montrer que l’éditeur de la provocation et du cynisme sait aussi faire autre chose, des livres plus frais, moins auto-centrés. C’est aussi un trait que l’on retrouve dans La Casa : ce sont deux albums optimistes, insouciants, presque naïfs par leurs maladresses graphiques et intellectuelles ; modestes aussi, mais prometteurs. Ils permettent d’empêcher Warum/Vraoum de s’engluer dans la répétition d’un milieu arty et nombriliste, d’un humour noir nihiliste que l’on pouvait craindre après les cinq premières années. L’explication de Wandrille sur l’installation à Berlin prend ici son sens : on sort d’un microcosme parisien pour explorer (expérimenter) encore et toujours, et d’une façon peut-être plus constructive.

Si j’osais, je me risquerais à dire que ce sont les « ‘albums de la maturité ».

Un extrait du "schéma du bonheur" de Sylvain Mazas.

Un extrait du « schéma du bonheur » de Sylvain Mazas.

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