Rattrapage numérique : mars-octobre 2017, une revue de la bande dessinée numérique

Comment rattraper l’actualité de près de dix mois de bande dessinée numérique ? C’est le défi que je me propose de relever après ce long silence, pour enfin récompenser votre patience…

On va donc passer en revue les faits marquants du printemps, de l’été, et de ce début d’automne en matière de bande dessinée numérique, ainsi que les principales œuvres qui en ont découlé.

Nouvelles stratégies pour la bande dessinée numérisée ?

On commence avec le secteur de la bande dessinée numérisée. Les déclarations de presse sont toujours difficiles à interpréter, car toujours résolument optimistes. On se doutait depuis quelques années que le secteur ne décolle pas vraiment, que la vente d’albums numérisés ne représente rien sur l’ensemble du marché de la bande dessinée. C’est ce que vient confirmer le rapport du SNE (qu’on prendra soin de lire avec un regard critique) sur la lecture, ou plutôt la vente, de bandes dessinées. On y notera d’abord que la majeure partie des calculs sont effectués sur les « livres physiques », signe que la bande dessinée est d’abord et avant tout une industrie culturelle de l’imprimé. Et aussi que le seul chiffre concernant la bande dessinée numérique est celui donné en page 7 : 2 % des acheteurs de bande dessinée le font au format numérique. Un chiffre qui corrobore celui déjà connu que le marché numérique représenterait 1 à 2 % du marché total de la bande dessinée. Cette fois, ce sont les éditeurs eux-mêmes qui posent ce constat implacable : le numérique ne participe pas à l’essor économique actuel d’un secteur de la bande dessinée.

 

Les deux « leaders » du marché français, du moins les plateformes les plus actives et visibles, sont certainement Izneo et Sequencity. On sent bien à quelques frémissements que ces deux acteurs continuent leur cheminement et essayent d’évoluer et trouver de nouvelles formules pour attirer les lecteurs. Parmi ces tentatives, rappelons qu’en mars 2017 Izneo lançait une nouvelle « fonctionnalité », EazyComics, pour améliorer l’ergonomie de lecture en offrant la possibilité d’une lecture case à case, contre la navigation dans la planche présente jusqu’ici. Il semble bien qu’après plus de cinq ans d’existence, Izneo n’ait toujours pas résolu le problème (probablement insoluble) du passage de l’album papier à la lecture numérique et du découpage des planches pour l’écran. Ce choix technique marque en tout cas l’ancrage profond de la plateforme Izneo dans une vision de la bande dessinée numérique comme canal de diffusion et de commercialisation de l’imprimé, et pas comme espace de création… Et pourtant en août, dans une interview pour Actualitté, Luc Bourcier indiquait qu’Izneo veut s’ouvrir à la création nativement numérique (enfin!), et le promet d’ici la fin 2017. Il leur reste donc un mois pour respecter cette promesse.

Mais ce qui frappe peut-être le plus dans le monde de la bande dessinée numérisée, c’est la multiplication des partenariats et des rachats. Depuis octobre 2017, l’offre d’Izneo est ainsi intégrée aux contenus offerts par le fournisseur d’accès Internet Orange, pour un accès illimité au catalogue jusqu’en avril 2018. Du côté de Sequencity, les signaux sont complexes à interpréter, avec l’annonce en octobre 2017 de la transformation de Sequencity en « Sequencity x E.Leclerc » : simple partenariat, fusion ou rachat ? En attendant, le logo Leclerc a envahi la plateforme et laisse à penser qu’on serait plus dans le dernier cas.

Difficile à dire si c’est le signe d’une bonne ou d’une mauvaise santé : en un sens, de gros opérateurs de la diffusion de contenus culturels s’intéressent à la bande dessinée et y voient un domaine où investir, ce qui est bien. L’association de Leclerc avec Sequencity s’inscrit dans une stratégie de l’enseigne de distribution d’aller vers la diffusion de contenus numériques dans un domaine, la bande dessinée, dont elle est un des plus gros distributeurs, quantitativement, pour l’imprimé. En même temps, cela signifie également que les acteurs les plus dynamiques de la bande dessinée numérisée ne peuvent se passer de l’appui de plus grosses structures pour survivre (on se souvient du rachat de Comixology par Amazon aux États-Unis) et, après plusieurs années de développement, ne sont pas réellement autonomes. A moins que cela signifie que ces acteurs voient la diffusion de bandes dessinées numériques comme un simple investissement financier plus que comme une façon d’encourager la création, mais ne soyons pas trop médisant…

 

Quelques voies tout azimut pour la création

Quittons le monde du business pour celui de la création, et on y sera sans doute mieux. Avant d’en arriver à parler de mes trois bandes dessinées numériques les plus marquantes de l’année, un petit passage en revue d’une multitude d’expériences ayant eu lieu au cours de ces derniers mois.

Un signe de bonne santé de la création numérique est sans doute la continuité de plusieurs projets et plateformes existantes depuis plus d’un an : le webzine Attaque surprise, les plateformes Grandpapier, Projetsbd. Ces deux dernières se montrent encore capables de faire émerger de belles réussites : je retiens particulièrement le très chouette 200 mille ans de Sarrell, sorte de récit d’exploration illustré dans un monde de fantasy pirate, et surtout l’inattendu Teeny Fantasy de Bathroom Quest, graphiquement impeccable, qui rafraîchit le genre de la fantaisie médiévale en trouvant le point d’équilibre entre émerveillement, humour et aventure. C’est un peu plus tranquille du côté du webzine Spunch Comics, et des plateformes Turbointeractive et Watchcomics dont le rythme de publication a ralenti depuis l’été. Mais attendons un peu…

En matière de projets éditoriaux, l’aboutissement le plus visible est la création de Allskreen comme structure commerciale venant soutenir l’expérience menée depuis 2015 par Hervé Creac’h et Frédéric Detez autour de la plateforme Les auteurs numériques, par ailleurs régulièrement alimentée en nouveautés. Le savoir-faire acquis par les deux fondateurs en matière de création et diffusion de bande dessinée numérique, avec une stratégie tant graphique que technique, est un bon exemple de la formation d’un écosystème de création que l’on espère durable.

 

A côté des plateformes et expériences collectives, plusieurs auteurs continuent de faire vivre la création numérique. Je pense d’abord à Fabien de Souza, du label graphico-musical Arcady Records Novelty, dont le compte Instagram nous a apporté toute l’année de délicates illustrations de chansons de rap, assurément là où il est le meilleur. Ou encore à la récente sortie de Protanopia, la surprenante bande dessinée d’André Bergs sur le débarquement de juin 1944, conçu pour tablettes avec d’étonnants principes d’animation 2D/3D visant à amplifier l’immersion. Enfin, on attend avec impatience ce qui sortira du travail entrepris par Johanna Schipper et Emmanuel Espinasse depuis l’été 2017 pour la création de Au Paradigme, une bande dessinée numérique qui semble à mi-chemin entre la bande dessinée, l’art digital, et l’installation numérique.

Tout récemment a été lancé le Challenge Digital pour le FIBD 2018. En attendant les créations, on peut relire l’interview des lauréats de l’édition 2017 qui montre comment une nouvelle génération de créateurs graphiques appréhendent le numérique comme une façon de penser de nouvelles expériences de lecture, et non une simple vitrine.

On le voit, l’année 2017 a poursuivi les efforts entrepris en 2016 dans le sens de l’expérimentation narrative numérique. La Labo de l’édition, structure d’incubation de projets éditoriaux originaux initié par la Ville de Paris, a lancé en septembre un « BD Lab » pour encourager la création numérique en bande dessinée. On attend d’en connaître les lauréats…

 

Les œuvres des mois : mes trois coups de coeur pour mars-octobre 2017

Et pour terminer, je tenais à mettre en avant trois œuvres numériques des mois de mars-octobre 2017 qui constituent, selon moi, les réussites les plus marquantes. Je n’en dirais que quelques mots ici mais ne m’interdit pas de développer à loisir dans d’autres articles…

L’évènement de l’été 2017 était bien sûr… Été (https://www.instagram.com/ete_arte/), une création collective rassemblant le gratin de la création numérique de ces dernières années (Camille Duvelleroy et Thomas Cadène à la manœuvre, Joseph Safieddine au scénario, Erwann Surcouf au dessin) pour raconter l’histoire d’Abel et Olivia, un couple en plein doute qui décide de se séparer le temps le temps d’un été pour vivre en solitaire des expériences inédites, sans interdits, et peut-être mieux se retrouver ensuite. La particularité principale d’Été, diffusé au rythme d’un épisode par jour durant les mois de juillet et août, tenait à l’utilisation d’Instagram comme plateforme de diffusion. Plutôt que de créer un site web propre, autant utiliser des espaces existants où peuvent en plus s’exprimer plus facilement les lecteurs via les commentaires et like. L’expérience a rencontré une couverture médiatique assez importante et un bon succès puisque plus de 60 000 abonnés se sont inscrits sur la plateforme. L’album adapté est sorti chez Delcourt cet automne.

L’autre expérience feuilletonnesque de l’année nous venait des québecois des éditions La Pastèque avec Tout Garni (http://toutgarni.telequebec.tv). On y suit (depuis février 2017), les aventures d’Arthur, un livreur de pizza perdu dans un immeuble à la recherche de son client. Chaque épisode hebdomadaire, dessiné par un auteur différent, relate l’exploration d’un appartement, avec ses locataires souvent étranges et loufoques. A chaque fois un dispositif de lecture différent est mise en place, en musique et en jeu, dans une création pleinement multimédia. Les choix des auteurs, systématiquement différents, explorent des chemins venus du jeu vidéo ou des réseaux sociaux pour faire de chaque épisode une nouvelle expérience de lecture.

Et je termine avec ce qui reste pour moi la bande dessinée numérique majeure de ces dernières années, que l’on voit se poursuivre pour une seconde année : Le secret des cailloux qui brillent (http://www.lesecretdescaillouxquibrillent.com). Un récit de fantasy réalisé à plusieurs mains qui devient de plus en plus palpitant avec cette nouvelle saison. Foisonnement de personnages, intrigues et sous-intrigues, histoires d’amour et de guerre, souffle épique et magie à foison… Rien ne manque dans cette œuvre où, malgré la diversité des auteurs, les qualités chromatique et narrative apportent une vraie cohérence et un plaisir de lecture. L’utilisation du numérique est réduite au minimum mais sert à souligner certains passages par des effets d’animation, de scrolling ou de transition, parfois de façon décisive, comme lorsqu’il faut cliquer pour activer les pouvoirs d’Hilde, parfois de façon gratuite, pour faire scintiller des étoiles ou une flamme. Ajoutez à cela la bonne ergonomie de lecture et le modèle économique « vertueux » par Patreon, et vous avez là un des meilleurs modèles de bande dessinée numérique contemporaine.

 

Ces trois créations permettent de mettre le doigt sur plusieurs tendances durables de la bande dessinée numérique originale de ces cinq dernières années. En réalité leurs auteurs sont, à bien des égards, les héritiers d’expériences menées au début de la décennie 2010, en premier lieu Les Autres Gens et Professeur Cyclope. Cela se voit dans plusieurs de leurs caractéristiques.

Le fait le plus important pour la bande dessinée numérique elle-même est la confirmation de nouvelles modèles économiques, et particulièrement la place désormais indispensable des opérateurs audiovisuels publics pour la création de bande dessinée numérique. Que ce soit Arte pour Eté ou Télé-Québec pour Tout Garni, on continue à assister l’implication de ce nouveau type d’acteurs dès qu’il s’agit de professionnaliser la création par le financement, comme si le modèle de la production audiovisuelle publique de contenus diffusés sans paiement supplémentaire s’appliquait bien à la bande dessinée numérique. La différence avec les projets antérieurs est que désormais les éditeurs imprimés traditionnels reviennent dans la boucle en tant que co-éditeur, dans un cas avec Delcourt et dans l’autre avec La Pastèque, réalisant sans doute qu’un marché est en train de se construire sans eux…

Passées ces considérations éditoriales, la caractéristique commune des trois œuvres est leur choix d’une narration feuilletonnesque : à chaque fois, un rythme régulier (quotidien ou hebdomadaire) permet une fidélisation du public. A ce titre, les auteurs ont retenu la leçon des blogs bd : la meilleure façon d’attirer le public sur le Web est de proposer un contenu renouvelé et, surtout, régulier. En plus d’encourager la lecture, le feuilleton s’avère être un bon moyen de densifier une œuvre au fur et à mesure, et ainsi de proposer un récit certes morcelé, mais qui s’inscrit finalement dans une vraie durée de lecture. Si on ajoute à cela le fait que les modes de lecture du web permettent facilement de passer de la lecture périodique à la lecture ou relecture massive des archives de l’oeuvre, on voit combien le feuilleton graphique peut revivre grâce au Web.

Une autre continuité est dans l’impulsion donnée à la création collective. De fait, lorsqu’elle se veut ambitieuse, la bande dessinée numérique est d’abord une œuvre de collaboration. Il y a collaboration quand Eté mêle des talents différents (scénario, dessin, découpage multimédia). Mais surtout, dans la lignée des Autres Gens, Tout Garni et Le secret… vont jusqu’à affirmer visuellement, par la diversité des propositions graphiques, la collaboration entre plusieurs dessinateurs. La lecture devient alors aussi un plaisir de reconnaissance de différents talents, de comparaison, d’attente satisfaite lorsque notre dessinateur.trice préféré.e revient dans le manège. Et puis surtout, comme l’a montré Professeur Cyclope, la bande dessinée numérique se nourrit de la diversité des auteurs et de leur approche du numérique, y compris au sein d’un même ensemble.

Un dernier point, peut-être plus subjectif, mais enfin… Ce que j’apprécie le plus dans ses œuvres est la façon dont elles ont cherché (et trouvé, souvent) l’équilibre entre l’expérimentation numérique et la simplicité narrative de la bande dessinée. Ainsi, aucune d’entre elles n’est vraiment « expérimentale » et leur intérêt dépasse celui de l’exercice de style. Elles offrent des dispositifs de lecture globalement simples (notamment le diaporama). L’emploi d’animation, de sons, et d’effets d’interactivité y est relativement minimal. Et malgré cela, elles ne pourraient être simplement reproduites telles quelles au format imprimé, et s’affirment bien comme des œuvres pleinement numériques, pensées pour ce support, et non sur un simple, principe de scan ou d’adaptation de l’imprimé au numérique (à cet égard j’attends de lire l’album d’Eté avec circonspection). Chacune de ces œuvres « ose » des effets, parfois très efficaces, parfois déstabilisants, mais toujours inventifs.

 

Mon lecteur notera enfin que ces trois œuvres ont comme point commun d’être en accès libre sur le Web, avec des modèles de financement indirects (production audiovisuelle, financement participatif). De fait, il semble bien que le (court) moment d’euphorie autour des modèles payants des Autres Gens et de Professeur Cyclope, dans la première moitié de la décennie, est oublié, et que l’on voit un retour de la diffusion libre et gratuite sur le Web telle qu’elle se pratiquait dans les années 2000.

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