La tournée numérique de Phylacterium : mai 2018

Grave dilemme ce mois-ci : l’actualité des sorties du mois de mai comprenait deux réalisations numériques incontournables : d’un côté Elya Police investigation de Vidu, et de l’autre les trois premières œuvres de la Collection RVB chez Hécatombe… Comment choisir ? Hé bien, en ne choisissant pas, tout simplement, et en parlant, après une brève revue d’actualité, de mes deux chouchous du mois qui, chacun à leur manière, contribuent à l’évolution qualitative de la bande dessinée numérique de création.

La revue du mois : épaisseur, égérie et Eden

Les actualités du mois de mai nous amènent du côté de trois artistes plus ou moins connus de mes lecteurs : Manu Larcenet d’abord, François Coulon ensuite, et enfin Axendre. Commençons par le plus connu des trois pour les lecteurs de bande dessinée : Manu Larcenet, que les amateurs de bande dessinée numérique connaissent surtout pour son ancien blog Epais et Tordu et pour Critixman, un ouvrage sorti en 2007 chez Les Rêveurs qui épingle les pratiques de commentaires et réseaux sociaux du Web. Sa présence numérique s’est réduit ces dernières années, et ce n’est pas pour cela qu’il fait l’actualité, mais pour une déclaration reprise dans un article d’Acutalitté par laquelle il annonce ne plus utiliser que des outils numériques pour créer. L’article est intéressant à la fois pour les propos de Larcenet (« [l’informatique] ne modifie en rien le processus de création. Les règles de composition, de dessin et de mise en page restent inchangées. ») que pour le léger biais de la journaliste qui semble vivre cette déclaration comme une « trahison ». L’article effleure un certain nombre de questions, dont celles des originaux numériques. Son principal mérite est d’évoquer cette sorte de « tabou » de la bande dessinée qu’est le passage au dessin numérique, que plusieurs auteurs pratiquent pourtant depuis plus de vingt ans mais qui reste minoritaire et jamais vraiment discuté auprès du public, dans une vision un peu romantique du dessinateur avec son crayon et sa plume…

Quant à François Coulon, il s’agit d’abord d’un artiste connu dans le petit milieu de la fiction numérique. Je vous invite à consulter son site plein de création amusante mêlant texte, dessin et vidéo (http://www.francoiscoulon.com/). Si j’en parle aujourd’hui c’est qu’il « réédite », ou plutôt rediffuse une de ses premières œuvres, L’Egérie, que lui même décrit comme « une forme de roman graphique, analogique ou numérique ». Sorti en 1993 sur Amiga (ça ne nous rajeunit pas…), ce mix de jeu vidéo d’aventures et de fiction graphique interactive peut aussi être vu comme une des premières bandes dessinées numériques sous influence du jeu vidéo. Elle permet de voir combien, dans l’ère « multimédia » de l’informatique 90’s les frontières entre les genres de la création numérique étaient bien poreuses. La nouvelle mise en ligne permet de bien apprécier ce que pouvait être la lecture de cette œuvre en 1993 ; un petit plaisir rétro !

Je profite aussi de cette revue d’actualité pour vous parler d’une œuvre numérique dont j’ai très peu parlé jusqu’ici, Eden, la seconde aube de Axendre. Je dois bien avouer que les graphismes comme l’histoire, tous deux sortis d’un RPG japonais, m’attirent bien peu, et c’est pourquoi j’en avais peu parlé jusqu’à présent. Mais pourtant, il y a beaucoup à tirer de cette création discrète qui, sans faire de vagues, dure depuis plus de deux ans en auto-édition avec six épisodes réguliers, un financement participatif rempli à 170 %, et un album auto-édité. En revenant dessus en ce mois de mai, j’ai redécouvert une bande dessinée qui réussit avec succès à donner à la lecture numérique une dimension grandiose et lyrique, par des cadrages larges, des décors somptueux, une bande-son délicate et un rythme d’affichage contemplatif. Bref : à redécouvrir car assez inédit dans son genre, et un incontournable pour les fans de J-RPG poétique. Son actualité de mai est le lancement d’une sorte de concours de création auprès du public où l’auteur propose à ses lecteurs tout un tas de sprites, de décors et de phylactères prêt à l’emploi pour étendre eux-mêmes l’univers d’Eden, mais aussi une liste de logiciels de création numérique de bande dessinée à utiliser. Sans parler du fait qu’Axendre prévoit aussi la cession de ses droits numériques aux co-auteurs qui se lanceraient dans le concours pour la rediffusion des oeuvres. Un excellent exemple de démarche de création participative comme le permet le numérique où tout est pensé par l’auteur pour aider ses fans à s’approprier l’univers qu’il a créé.

 

L’enjeu du mois : une bande dessinée numérique alternative ? Hécatombe et la Collection RVB

hecatombe-rvbLors du FIBD 2018, les éditions Hécatombe avaient surpris leur monde en annonçant qu’elles se lançaient dans la bande dessinée numérique avec une collection spécialisée appelée « Collection RVB ». Mais avant d’en arriver là, connaissez-vous Hécatombe ? Il s’agit d’une petite maison d’édition suisse, localisée à Genève, et fondée par un groupe d’auteurs en 2004. On y trouve notamment Yannis La Macchia qui avait déjà oeuvré dans le numérique avec le curieux projet Racontars en 2014, mélange entre le webcomic procédural et la création participative. Le catalogue d’Hécatombe les situe très nettement du côté des expérimentateurs des frontières de la bande dessinée, avec des livres à la limite entre le livre d’artiste et la bande dessinée, flirtant souvent avec l’abstraction, et une démarche régulière de résidences d’auteurs, de débats et de recherche créative ; le tout pour un catalogue certes un peu hermétique au non-initié, mais assurément cohérent et plein de bonnes surprises. Surtout, Hécatombe a toujours défendu une place plutôt radicale dans la mouvance alternative, en défendant les principes d’auto-édition, d’absence de profit, de contrôle par l’auteur de toutes les étapes de la fabrication du livre, une vision politique de l’édition… C’est notamment chez Hécatombe qu’avait été édité le documentaire Undergronde de Francis Vadillo sur le fanzinat et la micro-édition européenne. Bref : un héritier intransigeant de l’édition alternative underground des dernières décennies du XXe siècle…

Or, au moins dans le cas francophone, l’édition alternative imprimée n’a jamais montré un intérêt immense pour le numérique, à l’exception très notable de L’Employé du moi, à l’origine de la plateforme Grandpapier.org dès 2007. Ni plus ni moins que l’édition commerciale en fait, voire même moins car les éditeurs alternatifs sont très peu présents dans les catalogues d’albums numérisés (mais peut-on le leur reprocher ?). Jusqu’à présent le mouvement allait plutôt dans l’autre sens, du numérique vers l’imprimé. La création sur le Web a toujours eu des similarités importantes avec les principes de l’alternative et du fanzinat en ce qu’elle joue un rôle assez semblable de laboratoire créatif pour l’ensemble de la profession : idéal d’auto-édition, pas de recherche de profit financier, contact direct avec les lecteurs, liberté créatrice exacerbée, goût pour l’expérimentation et le tâtonnement… Il a émergé ainsi du Web des groupes d’auteurs aux pratiques et aux principes proches de l’édition alternative imprimée, et cela a pu aboutir à la création de maisons d’édition, comme les éditions Lapin, ou à des rapprochements, comme les éditions Même pas mal ayant édité à leur début plusieurs auteurs bien connus sur le Web (Cha, Goupil Acnéique, Olivier Texier, Tanxxx…). En revanche, les maisons alternatives n’allaient pas d’elles-mêmes sur le terrain de la création numérique.

Pourtant il y a eu ces dernières années quelques frémissements : FLBLBL s’associant avec Mediapart pour diffuser en PDF certains de leurs albums, les québecois de La Pastèque proposant avec Télé-Quebec le feuilleton Tout Garni… Trop tôt pour dire s’il s’agit d’un mouvement de fond, mais les rapprochements entre l’édition alternative imprimée et la création numérique se dessinent peu à peu et reposent la question d’une édition numérique alternative.

 

La Collection RVB d’Hécatombe est une nouvelle étape, et une étape de taille, puisqu’il s’agit non seulement de financer des créations numériques inédites, mais en plus de les vendre, ce qui est un défi considérable. A son lancement au printemps 2018, la Collection RVB comprend trois œuvres hybrides : Sylvie pour la caisse 5 d’Oriane Lassus, Tribulations terriennes d’Antoine Fischer et Usini Comix de Buster Yanez. Toutes fonctionnent sur un même principe éditorial : un court livret (ou « carte de code ») contenant une première illustration est vendu 5 euros, et il délivre un code permettant d’accéder au contenu numérique, bien plus conséquent, sur le site dédié, https://collectionrvb.com.

Je vais parler un peu plus bas du contenu, mais ce qui m’intéresse est aussi le positionnement éditorial de la Collection RVB. Dès janvier 2018 avait paru un texte-manifeste d’Hécatombe assez passionnant que je vous invite à relire. Les premiers paragraphes reprennent un constat désormais répété depuis plusieurs années (notamment sur ce blog !) : un hiatus important demeure entre l’édition numérique la plus visible, qui se compose presque uniquement d’albums numérisés, et le dynamisme réel de la création numérique originale tenant compte du support et de ses spécificités. L’ambition de la Collection RVB est donc de proposer aux auteurs une structure de diffusion pour des œuvres numériques (et spécifiquement numériques) payantes, et donc rémunérées. Mais à ce constat « classique » Hécatombe vient ajouter ce qui fait aussi sa particularité en tant qu’éditeur alternatif : une attention accrue aux spécificités du support, la construction d’une collection cohérente dans ses thèmes et son graphisme (et non une seule oeuvre one-shot ou une grande plateforme tout azimut), une grande liberté donnée aux auteurs, une certaine décroissance éditoriale (la qualité sur la quantité). Hécatombe défend également l’idée que le numérique ne doit pas éliminer les interactions sociales de la bande dessinée, d’où une version « physique » qui peut être distribuée en librairie ou prêté. Pour le résumer en une formule, la Collection RVB est de l’édition numérique qui applique l’éthique de l’édition alternative.

 

Je pourrais encore parler des heures de la question de la création numérique alternative, mais ce sera pour une autre fois car vous avez certainement envie de connaître les contenus des trois œuvres ! Elles partagent un point commun important dans leur principe de lecture : à chaque fois il s’agit de découvrir, dans un panorama à faire défiler, des « histoires cachées » autour d’un thème ou d’un lieu central. Dans Sylvie… d’Oriane Lassus, le lecteur se promène dans un supermarché à la veille de grands bouleversements ; dans Usini Comix, Buster Yanez nous fait découvrir un lieu genevois de la culture alternative, l’Usine, centre culturel autogéré, et la faune qui le peuple ou l’entoure ; dans Tribulations terriennes, le voyage n’est pas géographique mais temporel puisque Antoine Fischer nous invite à suivre une drôle d’évolution des espèces depuis l’arrivée des premiers amphibiens sur la terre ferme jusqu’aux grands mammifères.

Des trois, et de mon humble point de vue, Oriane Lassus est celle qui s’en sort le mieux dans la gestion de l’espace et du temps que suppose la lecture numérique. Comment concilier la « promenade » à travers l’espace de l’écran et la succession des séquences dans le temps de l’histoire ? Sylvie… ne se limite pas à un effet de galerie : on y trouve, au fil des histoires cachées, une vraie narration à suivre et des personnages récurrents, le déplacement physique dans le magasin étant aussi un déplacement dans le temps. Et pour qui apprécie le sens de l’observation de la société contemporaine, ironique mais impliqué, qui est celui d’Oriane Lassus, c’est un plaisir de le retrouver ici.

Les choix d’Antoine Fischer et de Buster Yanez sont plus modestes : il n’y a pas de réelle continuité de lecture dans les histoires cachées, mais d’autres modalités qui, si elles m’ont moins touchées, n’en sont pas moins intéressantes. Dans Tribulations terriennes, le saisissement est d’abord visuel et poétique, dans la représentation détaillée de la faune et de la flore antédiluvienne et les échappées vers l’absurde. Dans Usini Comix, c’est sur l’accumulation que compte Buster Yanez, puisque les histoires cachées sont très nombreuses et les découvrir toutes dans une scène foisonnante devient un jeu à la « Où est Charlie ? » (et je n’ai pas reçu à toutes les trouver !).

J’espère que la Collection RVB ne s’arrêtera pas à ces trois œuvres qui sont, pour l’instant, plutôt modestes dans leur contenu, même si l’exploration formelle est bien au rendez-vous et que la technique suit avec une bonne fluidité (un petit temps de chargement avant chaque galerie, mais rien d’affolant). A voir aussi si le pari de la matérialité payante comme équilibre face au tout numérique sera une bonne piste… Bref : on suit ça avec attention et on vous invite à soutenir l’initiative en acquérant les jolies « cartes de code » qui feront très bien sur le dessus de votre bibliothèque où trônent déjà les petits formats de la collection Lymphe d’Atrabile, à côté des livres-objets de Polystyrène, au-dessus des exigeants livres noirs des éditions Adverse, et bien sûr sous le regard bienveillant du gros volume Comix 2000 de l’Association…

 

L’oeuvre du mois : Elya Police Investigation de Vidu

vidu-elya-2018Je dois bien avouer que si j’ai placé Elya Police Investigation dans l’oeuvre du mois et non la collection RVB, c’est que, malgré toute ma passion pour l’édition alternative, l’oeuvre de Vidu a très bien su attirer mon attention. Alors bien sûr on change complètement d’ambiance avec une œuvre uniquement diffusée via Facebook et plutôt destinée à une lecture sur tablette (même si ça marche aussi très bien sur ordinateur, je peux en témoigner). L’histoire est celle de l’héroïne éponyme, Elya, une policière tête brûlée dans une mégalopole du futur accompagnée de son robot C4VDV. Chargée d’enquêter sur un meurtre aux allures de rituel, elle va devoir plonger dans les bas-fonds de la ville. Un mélange classique SF/policier qui montre que Vidu, auteur de l’expérimental L’Immeuble primé à Angoulême, sait aussi construire un univers dense et inventif pour une histoire qui s’annonce plutôt longue (douze épisodes attendus).

Côté style, on retrouve le traitement tout en nuances de bleu caractéristique de Vidu qui, sans être virtuose ou visuellement saisissant, fait très bien passer l’histoire. J’ai été très agréablement surpris par la forme choisie : moi qui m’attendais à un diaporama un peu plan plan dans la lignée des Turbomédias de ces dernières années, j’ai apprécié le choix d’un défilement vertical très bien géré sur qui repose la plupart des effets de rythme. Le jeu sur la superposition des images permet d’avancer rapidement et sans rupture sur les scènes descriptives, tandis que d’autres moments s’attardent sur un bâtiment, un paysage ou un ciel nocturne pour faire « durer » la scène. Quant à l’idée de traiter la parole non avec la bulle mais avec un système de cartouches colorées rappelant l’affichage des SMS sur les smartphones, elle s’avère assez géniale en ce qu’elle permet de continuer à faire parler un personnage même s’il n’est plus visible à l’écran. Sans doute est-ce cela qui m’a plu dans Elya Police Investigation : la somme des petites solutions visuelles imaginées pour rendre la lecture numérique la plus fluide possible. Vidu participe ainsi à l’entreprise patiente de construction d’une « grammaire » de la bande dessinée à l’écran, ici dans sa variante « défilement vertical ». Et si l’histoire commence de façon assez classique, avec des personnages et des scènes un peu stéréotypées typiques d’un récit de genre comme celui-là, la qualité de la mise en forme et l’introduction des rebondissements sont suffisants pour relancer l’intérêt de la lecture. Seul regret : la difficulté à revenir rapidement à une scène antérieure sans avoir à tout rescroller et l’absence de « jauge » de défilement ; mais c’est vraiment un détail.

Avec tout ça je ne vous ai pas encore parlé de la principale caractéristique de l’oeuvre : l’interactivité participative. Car dès le départ, le projet de Vidu était de proposer une bande dessinée participative. Participative dans son budget, puisque le financement s’est fait, à hauteur de 4000 euros, via une campagne Ulule ; l’auteur lui-même a un compte Tipeee pour des versements réguliers. Une fois encore, nous avons là un projet qui interroge la façon de financer des bandes dessinées numériques de façon durable, par une stratégie d’auto-édition en contact direct avec le lectorat. Mais Elya… est surtout participative dans l’histoire elle-même, puisque la diffusion sur Facebook permet aux lecteurs de voter, chaque semaine, pour intervenir dans les choix de scénario : quel personnage l’héroïne va-t-elle arrêter ? Va-t-elle choisir de fuir ou de rester face au danger ? Plus encore, les lecteurs peuvent laisser des commentaires plus précis, et, à la fin du deuxième épisode, c’est une lectrice qui a proposé le contenu d’un message laissé par Elya. Ce choix du feuilleton participatif est plutôt nouveau dans la bande dessinée numérique (il y a eu quelques exemples dans les années 1990, mais rien depuis) ; et je dois dire que pour l’instant, à l’échelle des deux épisodes diffusées depuis la mi-mai, il aide à renforcer le suspens et n’est pas réduit à un simple « gadget ». Il n’est pas pour moi le principal intérêt de l’histoire (qui doit rester une « bonne histoire » avant d’être un jeu avec le public) mais contribue à faire d’Elya Police Investigation une bonne « expérience » de lecture, que je suis ravi de suivre en direct.

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