Baruthon 9 : Les années Spoutnik, Casterman, 1999-2003

Un second Baruthon pour ce mois d’octobre. Après tout, il n’y en a pas eu en août et il me faut arriver en janvier, lorsque sonnera l’heure du festival d’Angoulême dont Baru est le président, à vous parler de son dernier album, Fais péter les basses Bruno paru en septembre dernier chez Futuropolis.
Mais pour l’instant, passons à la seule véritable excursion de Baru du côté de la sérialité (et encore, ce n’est pas si évident !…), Les Années Spoutnik, oeuvre prise entre les souvenirs de l’enfance et la réalité du monde adulte.

Baruthon 1 : Quéquette blues et La piscine de Micheville
Baruthon 2 : La communion du Mino et Vive la classe !
Baruthon 3 : Cours camarade
Baruthon 4 : Le chemin de l’Amérique
Baruthon 5 : promenades et albums collectifs
Baruthon 6 : L’autoroute du soleil
Baruthon 7 : Sur la route encore
Baruthon 8 : Bonne année et autres récits sociaux

Les Années Spoutnik : nouvelles normes éditoriales

Au regard de la carrière de Baru, Les Années Spoutnik a de quoi surprendre. Jusque là, notre dessinateur nous avait habitué à un parcours relativement atypique, évitant à la fois les normes éditoriales de la bande dessinée grand public et l’intransigeance extrêmiste de l’édition alternative. Depuis le milieu des années 1990, il travaille avec Casterman, profitant de leur politique en faveur des individualités et des « auteurs », politique née avec (A Suivre) et que la maison d’édition belge essaie, non sans compromis douteux, de maintenir avec la collection « Ecritures » au début des années 2000. Mais la publication des Années Spoutnik, qui s’étend, en quatre albums, de 1999 à 2003, prend des apparences traditionnelles : on n’attendait pas Baru dans le format de la « série », avec des albums fidèles à la norme industrielle et commerciale du « 48 CC » (A4, 48 pages couleurs). Cela ne lui était pas arrivé depuis son premier album, Quéquette blues, publié en 1984-1986 par Dargaud. Par la suite, Baru avait toujours trouvé chez ses éditeurs successifs (Albin Michel, Futuropolis, Casterman…) des éditeurs prêts à lui faire confiance sur d’autres formats et d’autres paginations.
Alors quid des Années Spoutnik ? Un renoncement de la part de Baru ? Une concession à la sérialisation, principe commercial qui régit une grande partie de la bande dessinée, encore dans les années 2000 ? Première remarque : Baru se montre conscient des limites des normes auxquelles il se plie, mais l’analyse qu’il en livre apporte la réponse à notre question. Ainsi déclare-t-il : « Jusqu’à présent, mes éditeurs successifs (à l’exception de Dargaud au début pour Quéquette blues) ont toujours adapté les formats aux récits que je leur proposais. Or, il me faut 250 à 300 pages pour épuiser le propos des Années Spoutnik. Aucun éditeur, à l’exception des japonais, aucun éditeur européen, donc, n’est en mesure, compte tenu de mon impact commercial, de supporter financière une entreprise pareille. ». Ce constat intervient après qu’un passage chez l’éditeur japonais Kodansha lui ait permis de publier la somme que représente L’autoroute du soleil, avec plus de 400 pages. Découper Les années Spoutnik est une manière de publier, malgré tout, une histoire longue complète d’environ 200 pages, si on additionne la pagination des quatre albums. Le troisième épisode, Bip Bip !, dépasse d’ailleurs discrètement les 48 pages. La concession de Baru est une forme d’adaptation aux règles de l’édition française, pour lui permettre de se consacrer à un récit au long cours. A ce titre, le découpage en quatre volumes est avant tout pratique, et Les Années Spoutnik n’est pas à proprement parler une « série ». Pas, du moins, au sens où la bande dessinée l’entend depuis les années 1950. Pas question pour Baru de donner une suite aux quatre albums, de sérialiser ses personnages jusqu’à ce que mort s’ensuive, de produire quantité de séries dérivées : une fois que tout a été dit, inutile de revenir dessus. La normalisation n’est donc qu’apparente, et même si chaque volume raconte une histoire complète, il n’est pas difficile de se rendre compte qu’il s’agit des fragments d’une seule grande histoire : une année dans la vie d’un fils d’ouvrier d’une dizaine d’années, dans la ville de Sainte-Claire en Lorraine.

Autour du monde de l’enfance

Une autre question pleine de préjugés traverse la série : est-ce une série pour enfants ? Là encore, à première vue, la réponse n’est pas évidente. Les héros et le narrateur sont des enfants. La couverture choisie par Casterman est colorée, avec une typographie fantaisiste. Suivant ces apparences, Raymond Perrin (spécialiste de la littérature dont les jugements sont, certes, loin d’être infaillibles) la cite comme exemple de bande dessinée pour enfants dans son Un siècle de fictions pour les 8-15 ans. Plusieurs bibliothèques municipales le classent aussi dans le rayon jeunesse. Pourtant, à la lecture, il s’avère que ranger les Années Spoutnik dans la catégorie de la littérature pour la jeunesse est une erreur. Mais attention : si Les Années Spoutnik n’est pas une série pour enfants, elle peut tout à fait être lue par des enfants qui n’auront aucun mal à se reconnaître dans les jeunes héros, leurs jeux et leurs préoccupations. De ses albums, il s’agit de celui qui est le mieux pensé pour être lu par différentes classes d’âge. On remarquera d’ailleurs que, dans la réédition que Casterman a fait en 2009, la couverture met en avant non pas les enfants, comme dans les couvertures précédentes, mais une scène d’affrontement entre un ouvrier et un CRS, les enfants étant relégués au second plan. Doit-on en conclure qu’après avoir lancé la série dans un format volontairement ambigu (pour n’exclure aucun public), l’éditeur a ensuite réctifié le tir en se rendant compte que, finalement, le public adulte s’est davantage intéressé à la série que les enfants ?

Là est tout le talent de Baru dans Les Années Spoutnik : porter un double regard sur une époque (la fin des années 1950) et un univers (la classe ouvrière) à travers des yeux d’enfants. Derrière les jeux, les joies et les bagarres incessantes d’Igor et ses amis se dessinent des enjeux beaucoup plus importants. Baru nous avait déjà habitué à partir de l’anecdote pour parler de choses graves, mais ici, le principe est poussé au maximum par la complémentarité des regards enfants/adultes. Ainsi du héros, Igor, dans l’album Bip Bip !, qui a surtout retenu de sa participation à une grande fête du parti communiste la honte d’avoir « pleuré comme une fille ». En observant dans le détail, le jeu entre la trame enfantine et les enjeux adultes en toile de fond est extrêmement complexe, sans pour autant que l’un n’empiète sur l’autre, sauf peut-être lorsque les enfants viennent aider leurs parents lors d’une charge de CRS, scène finale de la série.
Utiliser l’enfance pour témoigner d’une époque et faire passer des messages « adultes » est une démarche déjà présente dans la littérature, le cinéma, et la bande dessinée. En littérature, on retiendra par exemple Poil de carotte de Jules Renard (1894), La guerre des boutons de Louis Pergaud (1912), et les Souvenirs d’enfance de Marcel Pagnol (1957-1960). Les deux premiers se démarquent du dernier puisqu’ils ne s’affirment justement pas comme des « souvenirs » propres à l’auteur, mais plus comme des fictions. Comme dans le cas de l’oeuvre de Baru, ils se destinent autant à l’enfance qu’à un public adulte. Dans un autre registre, on pourrait citer Sa majesté des mouches de William Golding (1954), qui partage avec Les Années Spoutnik et La guerre des boutons, outre une représentation sans concession de l’enfance qui n’ignore pas la violence des relations, un procédé narratif : le filtre de l’enfance comme outil pour parler de la société des adultes. Un propos grave se cache derrière les jeux enfantins pour qui sait lire entre les cases.
Dans une interview, Baru est amené à comparer sa propre série avec La guerre des boutons, et l’analyse qu’il dresse nous renseigne sur ses intentions. Il interprète le succès du livre dans les années 1950-1960, suite au film d’Yves Robert (1962), comme une nostalgie à l’égard d’un monde rural en train de disparaître. En ce sens, Les Années Spoutnik est un hommage au monde ouvrier et à sa culture désormais en voie de disparition, dont Baru est originaire.

Autofiction et discours sur la société

Les enfants de Sainte-Claire s'essayent au lancement de leur propre fusée (vol.3, Bip Bip !)


En bande dessinée, d’autres auteurs se sont essayés à l’évocation de souvenirs d’enfance sous la forme de fictions (on dirait maintenant d’autofictions). Le plus connu, et sans doute le plus proche de la démarche de Baru, est l’espagnol Carlos Gimenez et son Paracuellos, publié en France par Fluide Glacial entre 1977 et 1982. Dans cette fresque, Gimenez s’inspire de sa propre enfance pour raconter la vie quotidienne de quelques enfants dans un pensionnat de l’Espagne franquiste des années 1950. Le propos est sombre, et prend valeur de témoignage sur une époque difficile de l’histoire du pays (en 1975, quand Gimenez commence la publication de Paracuellos, la mort de Franco met fin à la dictature militaire). Comme dans le cas de Baru, l’enfance se lit comme un moment fondateur de son oeuvre et Gimenez continuera à évoquer la guerre civile espagnole et le franquisme dans d’autres albums, tout comme Baru poursuivra dans l’évocation du monde ouvrier. Signalons aussi Christian Binet qui publie en 1981 L’institution, souvenir des années passées dans un pensionnat catholique, sur un ton toutefois plus léger que Gimenez.
On aurait pourtant tort de voir dans Les Années Spoutnik une oeuvre à proprement parler autobiographique, et à vrai dire, la même ambiguïté existe dans Paracuellos : Baru et Gimenez s’inspirent de leur enfance, mais l’intrigue, les évènements, les rebondissements sont imaginaires. La part de vérité et de fiction a bien peu d’importance, en réalité : ce qui compte pour Baru, c’est de décrire une époque. Il se défend vigoureusement de raconter son enfance, ou plutôt précise que là n’est pas le but de son récit : « Bon, les années Spoutnik, c’est une fiction, une invention, un produit de mon imagination. C’est une construction, un truc que j’ai bricolé pour qu’il parle à tout le monde, avec des lieux communs, des images qui soient assez communes à tout le monde pour que tout le monde s’y reconnaisse.
Je parle de NOTRE enfance, et pas seulement de la mienne, pour essayer de vous dire autre chose que des histoires de castagne à la récré.
(…)
Autrement dit un peu plus sèchement : l’enfance en soi ne m’intéresse pas, comme mon enfance ne PEUT PAS vous intéresser. C’est juste un moyen que j’ai choisi pour vous parler d’autre chose. »
Cet autre chose, vous l’aurez compris, c’est le destin du monde ouvrier. Baru est toujours poursuivi, lorsque des journalistes parlent de son oeuvre, par l’obsession qu’elle serait autobiographique, et cela dès Quéquette blues. Lui-même soutient le contraire. Ce malentendu est sans doute dû au fait que les sujets qu’ils traitent lui tiennent à coeur, et sont élaborés à partir de son ressenti personnel face au monde contemporain.

On connaît l’importance de « l’effet de réel » chez Baru, toujours attentif à user d’un réalisme très fort dans ses scénarios, qui immerge immédiatement le lecteur. Ici, le village choisi pour l’action (Sainte-Claire) existe, et est même voisin du village natal de l’auteur, Thil. Baru en dessine les rues, les maisons, l’intérieur des cuisines, avec le soin qu’on lui connait. L’ambiance quotidienne de l’époque est renforcée par autant d’indices : les enfants lisent Vaillant et Tintin (avec insertion de vraies planches) et le titre évoque le lancement du satellite soviétique Spoutnik en octobre 1957. Dans le cours du récit, Baru n’hésite pas à parler des enjeux que représente ce satellite, premier à être lancé dans l’espace, dans le contexte de guerre froide qui oppose le bloc occidental et le bloc soviétique.
Dans Les Années Spoutnik, le monde de l’enfance, d’Igor, de Robert, de Jacky, de Jeannot, est confronté aux contradictions du monde adulte. Alors bien sûr est-il question de bagarres à la récré pour savoir qui est le chef, de parties de football, de punitions et de jeudis passés avec les copains. Bien sûr y a-t-il chez Baru une forme de tendresse nostalgique lorsqu’il évoque la dégustation collective de la polenta ou l’incroyable technique footballistique de ces gosses. Mais dans cette société enfantine, Baru met l’accent sur la violence et la « guerre » qui, même pour rire, est d’autant plus révélatrice qu’elle est prise au sérieux par les enfants comme une imitation de ce qui se passe, là-haut, dans le monde des adultes. Guerres contre « ceux d’en-bas » ou contre les enfants du village voisin ; les parties de football sont aussi, à leur façon, des manières de régler un conflit. Même si les grandes bagarres s’arrêtent dès que le sang se met à trop couler et que les flèches n’ont pas de pointe en leur bout, le monde des enfants de Sainte-Claire reflète les tensions des années 1950. La guerre d’Algérie est loin d’être terminé et marquera longtemps la société française. Quant à la guerre froide, elle en est encore à ses débuts et l’empire soviétique est toujours une force soutenue par les différents partis communistes du bloc occidental. Sur le communisme, Baru précise : « Si je traite du communisme dans Les Années Spoutnik, ce n’est pas parce que je le suis ou l’ai été moi-même, c’est parce que l’idéal communiste a été une colossale machine à fabriquer de la solidarité… Et de la dignité. Et c’est pour ça qu’il m’intéresse. Le reste, Staline; le goulag et toutes les saloperies, il regarde l’Histoire – celle avec un grand H – et je ne suis pas historien. ». N’oublions pas, enfin, une autre guerre, interne et plus diffuse, entre la classe ouvrière et le patronat.
Ces craquements du monde, les enfants de Sainte-Claire les subissent aussi, à leur niveau. Ainsi sont-ils contraints de repeindre la fusée miniature construite pour fêter le lancement du Spoutnik parce qu’ils l’ont dessiné sur le modèle de la fusée de Tintin, suppot du capitalisme. Le communisme n’est rien de plus pour eux que la lutte des indiens contre les cow-boys, mais la métaphore employée ici a du bon. Sans compter que la guerre d’Algérie, qui fait rage depuis 1954, n’est pas sans repercussion dans les relations entre les différentes communautés qui cohabitent dans le petit village ouvrier. Italiens, Maghrébins, Polonais, Ukrainiens, composent la population du village. Une manière de rappeler, s’il le faut encore, que l’immigration a toujours fourni à la France une grande partie de sa force de travail.

Conclusion : un style et un rythme

Pour le thème, Baru opère un retour à ses premiers albums, ceux qui évoquaient des adolescences dans les années 1960 au moyen de petites anecdotes du quotidien (Quéquette blues, La piscine de Micheville, La communion du Mino, Vive la classe !, Cours camarade). Tout son art consistait déjà à faire apparaître des enjeux d’un autre ordre, plus graves, plus adultes. Mais entre ces albums des années 1980 et ceux des années 2000 peuvent se lire les progrès effectués par le dessinateur sur le plan de la narration.
On retrouve certains tics d’écriture qui permettent de reconnaître sans se tromper le style de Baru : la narration à la première personne (ici par la voix d’un enfant), la prise à partie complice du lecteur, l’expressivité des visages allant jusqu’à la déformation, l’emploi d’une langue familière qui renforce l’impression de réalisme… Plus que dans ses albums précédents, sans doute à cause du format et du large public auquel la série est destiné, Baru apprend à se tenir à une intrigue précise, à un découpage plus net de l’histoire, à un rythme de l’action plus posé. Il n’y a donc pas dans Les Années Spoutnik ni la force expressive de Quéquette blues, ni l’ampleur narrative de L’autoroute du Soleil. Les enjeux politiques et sociaux sont davantage masqués que dans Le chemin de l’Amérique et Bonne année. Cette série, avec laquelle notre dessinateur entre dans le XXIe siècle, est peut-être celle qui est la plus apte à séduire un public étendu et à faire découvrir Baru a des lecteurs qui ne se seraient pas intéressés d’emblée à cet auteur.

Pour en savoir plus :
Les années Spoutnik, Casterman, 1999-2003 (4 tomes). Réédition en intégrale en 2009, chez Casterman.
Les citations sont tirées d’une interview qui est restée longtemps sur la toile, sur le site officiel de Baru désormais disparu. Elle provient à l’origine du numéro 36 de PLG (Hiver 2000-2001). J’avais conservé l’interview avant sa disparition fortuite d’Internet. Dommage, d’ailleurs, car le site était bien fait.

Archi et BD 2 : les Cités Obscures de Schuiten et Peeters, une encyclopédie de l’architecture

L’exposition Archi et BD, actuellement à la Cité de l’architecture et du patrimoine, se termine à la fin du mois de novembre. J’en avais fait une critique au début de l’été et il m’était apparu qu’elle comportait bien trop de lacunes pour apporter un regard pertinent sur son sujet. Qu’à cela ne tienne ! Comme on est jamais aussi bien servi que par soi-même, voici, d’ici la fin de l’exposition, une série d’articles pour démontrer qu’il était possible de faire une exposition intelligente, en ciblant davantage les thèmes, avec de belles images et peu de moyens (heureusement sans planches originales et malheureusement sans affiche de Nicolas de Crécy !).

Archi et BD 1 : Villes rêvées de l’an 2000

Il me semble difficile de parler d’architecture et de bande dessinée sans évoquer la figure de François Schuiten, et l’oeuvre qu’il développe, en collaboration avec Benoît Peeters, dans le cycle dit des Cités obscures, édité par Casterman depuis 1982. Les Cités obscures, qui compte actuellement une douzaine d’albums de bande dessinée et de multiples livres dérivés, emprunte au principe de série pour mieux le détourner. Pas de récits à suivre, pas de personnage récurrent ; le point commun entre tous les albums de la série, outre l’ambiance d’inspiration fantastique (un fantastique de l’étrangeté à la Dino Buzzati, ou à la José Luis Borges), est l’univers dans lequel ils se déroulent. Le monde des Cités Obscures est un monde parallèle au nôtre, avec lequel il entretient de nombreux points communs, mais dôté d’unsystème socio-politique de cités-états, chaque cité (les « cités obscure ») ayant un caractère propre et unique. Les architectes, ou plutôt les « urbatectes » y sont donc des personnages importants capables de changer par leurs idées la vie de toute une population.

Regard encyclopédique sur un art monumental

Le rapport qu’entretient la série des Cités Obscures, et plus spécifiquement son dessinateur François Schuiten, avec l’architecture s’opère d’abord sur le mode encyclopédique. Les années 1980 ont vu se développer une forte tradition de la bande dessinée historique « réaliste » (Bourgeon, Convard, Juillard…) qui, fidèle aux principes de maîtres comme Hergé ou Jacobs, s’appuie sur une documentation extrêmement touffue pour représenter au mieux des architectures ayant existée à l’époque donnée. Schuiten s’inscrit dans ce mouvement : ses albums fourmillent de références, explicite ou implicite, à l’histoire de l’architecture occidentale ; à cette différence près que le monde des Cités Obscures est un monde de fantaisie, et que la réalité architecturale historique est susceptible d’y être transformée. Elle est une source d’inspiration, un fondement essentiel pour permettre ensuite des rêveries architecturales qu’on pourrait d’ailleurs facilement relier à la tradition des utopies architecturales présentées il y a peu. Schuiten emprunte à ce genre graphique et littéraire un vocabulaire : la démesure urbaine, les voitures volantes… Il emprunte également son principe graphique qui consiste non pas à imaginer une cité utopique de toutes pièces, mais à l’assembler en fonction d’éléments existants utilisés sur le mode de la « citation » (c’est-à-dire référençables et identifiables). Mais à l’inverse de Robida, G.Ri et Saint-Ogan, l’objectif de Schuiten est d’abord de faire rêver, non de faire rire. Son style même est une alliance entre une forte précision graphique et des sujets surréalistes et fantaisistes, par leur taille, leur exubérance, ou leur incongruité. Il appartient à une génération d’illustrateurs de mondes imaginaires (science-fiction, fantasy) qui font le choix d’un académisme graphique fort pour rendre encore plus réelle leur imaginaire.
Ce mélange réalisme/fantaisie peut s’interpréter en fonction des débuts de la carrière même de François Schuiten, né en 1956. Son père, Robert, est architecte et peintre et transmet à ses enfants le goût du « grand Art », alors que dans le même temps, eux se passionnent pour la bande dessinée de Tintin, Spirou, Pilote puis de Métal Hurlant (le frère de François, Luc, aura également une brève carrière d’auteur de bande dessinée ; une retrospective de l’oeuvre de Robert Schuiten a eu lieu en 2002 à Bruxelles, co-organisé par les deux frères). En 1975, il entre à l’Institut Saint-Luc de Bruxelles, dans la section bande dessinée alors dirigée par Claude Renard. C’est auprès de lui qu’il apprend à raconter des histoires au moyen d’images et dès 1977, il publie dans Métal Hurlant une première histoire, sur un scénario de son frère Luc, Carapaces. En 1982, il commence dans (A Suivre) le premier récit de la série des Cités Obscures, Les Murailles de Samaris, s’associant à un ami d’enfance, Benoît Peeters.

Pour être plus précis sur les rapports entre l’architecture réelle et l’architecture rêvée dans cette série, il faut comprendre que le monde des Cités Obscures, que nous décrivent Schuiten et Peeters, est très proche du nôtre. Cette proximité autorise et même justifie, scénaristiquement, des « emprunts » de différentes formes. Dans certains cas, un bâtiment existe à la fois dans le monde réel et dans le monde des Cités Obscures, tel l’impressionnant Palais de Justice de Bruxelles de Joseph Poelaert (1817-1879), achevé en 1883, qui devient le Palais des Trois Pouvoirs de Brüsel, construit par le même Poelaert. Un autre architecte belge, Victor Horta (1861-1947), est connu dans le monde des Cités Obscures, et même vénéré. Horta est un des principaux architectes de l’Art Nouveau belge, actif au début du XXe siècle (il construit en 1896 à Bruxelles une « Maison du Peuple », aujourd’hui rasée, et sa maison, excellent exemple de son art, est actuellement un musée qui lui est dédié). Les principes architecturaux de l’Art Nouveau, qui viennent rompre avec la solennité du néo-classicisme en introduisant des formes organiques, le goût du contraste et de l’ornement, la couleur, et en privilégiant la sculpture métallique souple à la pierre de taille, sert d’inspiration à Schuiten pour plusieurs de ses cités. De fait, dans le « monde réel », l’Art Nouveau, goût architectural qui se déploie entre 1890 et 1920, n’a donné lieu qu’à des édifices isolés et jamais à des cités entières. Schuiten relève le défi : dans le « monde obscur », il imagine, dès le premier album, la ville de Xhystos, faite d’entrelacs métalliques, bâtie selon les principes imaginés par Victor Horta. Signe que l’inspiration de l’architecture réelle est présente très tôt dans la série.
Autre emprunt important à l’histoire de l’art : l’ouvrage Urformen der Kunst, du photographe Karl Blossfeldt (Les formes originelles de l’art, 1928), regroupant des clichés de végétaux. Suivant, là encore, un des principes de l’Art Nouveau (utilisation de formes organiques et végétales), Schuiten imagine une cité fasciné par ce photographe, Blossfeldtstad, dont les immeubles reproduisent les formes et la complexité des images de Blossfeldt.
Dans d’autres cas, Schuiten sait aussi regarder plus en arrière, ou emprunter à d’autres aires géographiques, même si l’Europe de la Belle Epoque semble nettement avoir sa préférence. Le voyage de La route d’Armilia permet d’admirer les tours démesurées de Kobenhavn, et les gratte-ciel très new-yorkais de Muhka. Au contraire, dans La Tour, l’inspiration vient de la Renaissance italienne, à la fois dans le thème de la « Tour de Babel » qui sous-tend l’oeuvre et dans les décors choisis. Chacune des cités de l’univers de Schuiten et Peeters possède un « équivalent » dans notre monde, parfois transparent dans son nom même (Brüsel = Bruxelles, Pahry = Paris), parfois lié à des détails purement architecturaux. La cité lacustre d’Alaxis, entièrement consacrée à l’amusement et au luxe, renvoie directement à Venise.

Palais de Justice de Bruxelles par Joseph Poelaert, 1866-1883


Son interprétation par Schuiten dans la ville imaginaire de Brüsel

D’autres styles architecturaux apparaissent, l’espace d’une ou deux images, dans des albums moins narratifs et plus « illustratifs » comme L’archiviste ou L’Echo des cités. L’occasion nous est donnée alors d’admirer Genova ou Mylos.
Le jeu de Schuiten et Peeters est dans la confusion constante entre la réalité et la fiction. Dans de nombreux cas, le dessinateur s’amuse à rendre possible des architectures utopiques, impossibles à réaliser chez nous pour des raisons financières ou matérielles, mais devenant possibles sur le papier. Que l’on pense par exemple à la cité de Calvani, entièrement composée de serres-immeubles abritant des plantes exotiques variées : un rêve de botaniste devenu réalité.
La ville de référence de François Schuiten reste Bruxelles, sa ville natale. Ainsi affirme-t-il : « Bruxelles, la ville que j’habite depuis toujours, reste un extraordinaire lieu d’observation des utopies urbaines, des plus beaux projets Art Nouveau aux pires visions bureaucratiques. ». Qui a déjà visité Bruxelles sait en effet combien cette ville est un patchwork architectural qui voit cohabiter, sur un espace réduit, plusieurs visions de la ville, du vieux quartier des Marolles aux quartiers ultramodernes des institutions européennes, en passant par l’hôtel de ville XVIIIe et le palais royal. Il reproduit très largement cette ville pour l’album Brüsel.

L’architecture comme sujet et comme personnage

Photographie extraite d'Urformen der Kunst de Karl Blossfeldt, 1928


... qui sert d'inspiration à François Schuiten pour la ville de Blossfeldstad


Au-delà de cet aspect encyclopédique qui permet à un esprit un peu curieux d’en apprendre beaucoup sur l’histoire de l’architecture simplement en feuilletant les albums des Cités Obscures, l’architecture n’est pas qu’un décor, elle est aussi un personnage, ou du moins un élément essentiel de l’intrigue. Cette inspiration est évidente dans les premiers albums. Dans Les Murailles de Samaris, le héros, Franz Bauer, est chargé par les autorités de Xhystos de se rendre dans la mystérieuse cité perdue de Samaris. Une fois sur place, il se perd dans une ville labyrinthique dont les murs et les maisons changent constamment de place. La Fièvre d’Urbicande a pour décor la ville éponyme que l’urbatecte Eugen Robick est chargé de réorganiser, jusqu’à ce qu’apparaisse au coeur de la cité un « réseau » grandissant de jour en jour qui perturbe ses projets architecturaux. La Tour décrit le voyage de Giovanni Battista à travers « la Tour », des fondations jusqu’au sommet de cette construction mystérieuse dont on ignore la véritable nature, mais qui constitue un monde à part entière.

Comme dans Les Murailles de Samaris, le thème de l’architecture « mouvante » revient à plusieurs reprises, renforçant l’idée que, à l’égal de personnages humains, les cités peuvent aussi changer d’humeur et d’aspect. Cette mise en relation du destin d’un homme et de celui d’une cité est au centre de L’ombre d’un homme. L’histoire se déroule à Brentano. Max Newman, génial marchand d’assurances, est atteint par une étrange maladie qui fait que son ombre, de noir, devient colorée ; maladie qui l’entraîne progressivement en marge de la société jusqu’à ce qu’il s’en serve pour devenir artiste de cabaret. A l’étrange déchéance du héros correspond la modernisation de la ville qui change de nom (de Brentano à Blossfeldtstad) et d’architecture. Des immeubles gigantesques en forme de fleurs poussent là où se trouvaient de petites demeures ouvrières et rurales. Le mal dont est atteint le héros, en le contraignant à la pauvreté et à la vie de bohème, loin des richesses et des fastes de son ancienne vie, devient finalement le symbole d’une « résistance » face à la froide modernité architecturale. Dans La Fièvre d’Urbicande, l’apparition du « réseau » en plein milieu de la ville vient rompre la régularité souhaitée par l’urbatecte Eugen Robick, et modifie en profondeur l’aspect de la ville.
Que dire du presque kafkaïen Brüsel, pour moi un des albums les plus réussis de la série. Constant Abeels, inventeur des fleurs en plastique, s’empètre dans des méandres bureaucratiques en même temps que la modernisation accelérée de la ville, voulue par les édiles, provoque une catastrophe naturelle qui détruit la ville de Brüsel. Dans cet album, les déboires administratifs du héros répondent aux déboires architecturaux de la municipalité, sur un ton inhabituellement comique pour cette série d’ordinaire très sérieuse. Sans doute, ici, Schuiten et Peeters ont aussi voulu rire de leur ville natale et de son architecture si hétéroclite.


L’invasion architecturale

La station Arts et Métiers à Paris, une réalisation de Schuiten


Et pour conclure cet article consacré à l’architecture dans Les Cités Obscures, je me sens obligé de parler d’une « invasion » architecturale qui dépasse le seule cadre matériel de la fiction et de la série éditée par Casterman.
Au début, l’architecture est une source d’inspiration essentielle pour les deux auteurs, mais ils en viennent progressivement à assumer et même mettre en scène l’influence que l’histoire de l’architecture exerce sur leur oeuvre au fil des albums. Les rééditions les plus récentes se sont vues ajouter des introductions présentant brièvement quelques aspects de l’histoire de la discipline, en lien avec le récit.
En 2002 paraît un ouvrage intitulé Le guide des cités. Sorte « d’appendice » à la série des Cités Obscures, il inaugure un sous-genre de la bande dessinée que l’on pourrait appeler « encyclopédies des mondes imaginaires ». L’idée est reprise pour de nombreuses autres séries de la décennie, comme Lanfeust de Troy ou Sillage : il s’agit d’ouvrages décrivant, avec le plus de détail possible, le monde d’une série. Ils imitent généralement le format et la mise en page de véritables encyclopédies ou guide de voyage, et tout est fait, dans leur conception, pour donner un « effet de réel » saisissant, comme si leurs univers existaient véritablement. Le ou les auteurs peuvent alors s’en donner à coeur joie et se servir des myriades d’idées qui ne verront jamais le jour sous forme d’albums. Le guide des cités est donc un faux guide touristique du monde des Cités Obscures, et il décrit tout particulièrement chacune des villes qui composent ce monde, développant des idées simplement esquissées dans les albums. Indirectement, Le guide des cités a aussi une valeur « d’instrument de travail » sur l’univers de Schuiten et Peeters : il permet de mesurer certaines de leurs influences et de mettre en avant des aspects que la trame narrative laisse parfois de côté. Les développements sur l’architecture y sont nombreux et permettent aussi d’avoir une idée des rapports que les deux auteurs entretiennent avec cet art dans leur processus créatif. Le goût de Schuiten pour le dessin d’architecture ressort tout particulièrement, puisque chaque ville est caractérisée par des données urbanistiques, qu’elle s’inspire de tel ou tel architecte.

C’est aussi quand il devient décorateur et scénographe que Schuiten renoue indirectement avec l’architecture. Le monde des Cités Obscures connaît une rapide et importante exportation vers d’autres modes d’expression, et en particulier dans le domaine muséographique. L’exemple le plus célèbre est l’exposition-spectacle Le musée Desombres, conçue par les deux auteurs en 1990 lors de l’inauguration du CNBDI d’Angoulême, puis repris à Sierre, Bruxelles et Paris. La scénographie veut donner aux visiteurs l’impression d’entrer à l’intérieur de la série des Cités Obscures, par des décors grandioses directement issus des dessins de Schuiten. Ce style d’exposition de bande dessinée cherchant à reproduire une « expérience » de lecteur connaît un grand succès et sera reprise pour d’autres univers de bande dessinée. Schuiten est par la suite sollicité pour d’autres scénographies, plus ou moins liées à la bande dessinée, soit pour des expositions, soit pour des spectacles ou des films. En 2000, l’ouvrage Voyage en utopie regroupe quelques uns de ses travaux dans lesquels la ville et l’architecture restent des éléments essentiels.
En 1993 et 1994, Schuiten a l’occasion de rendre réelles les rêveries architecturales des Cités Obscures. Il conçoit deux stations de métro, l’une dans Bruxelles (Porte de Hal) et l’autre dans Paris (Arts et Métiers), là encore comme une référence directe à ses albums. Par ces projets étonnants, on retrouve l’obsession d’un « effet de réel » qui chercherait à abolir les liens entre la fiction et la réalité.


Pour en savoir plus :

Benoît Peeters et François Schuiten, Les Cités Obscures, (13 albums, plus quelques hors-série) 1982-
Benoît Peeters et François Schuiten, Le guide des cités, Casterman, 2002
Benoît Peeters, Le livre de Schuiten, Casterman, 2004
Site officiel des Cités Obscures : www.urbicande.be

Retour à Saint-Malo

Comme tous les ans, fidèle à ce qu’on pourrait difficilement appeler autrement qu’un rituel, j’étais à Saint-Malo le week-end du 9-10 octobre pour le festival Quai des Bulles, l’un des plus importants (en terme de taille) après le salon d’Angoulême. J’avais déjà eu l’occasion d’y consacrer un article il y a de cela un an. A chaque festival m’interpelle un peu plus ce que j’avais pointé alors : l’importance prise par la dimension commerciale (« promotionnelle »). Et à chaque festival, j’ai parfois le sentiment, en me frayant un chemin au milieu des grappes humaines qui attendent une dédicace sur le stand Soleil ou tentent d’approcher un auteur Glénat, que ce type de manifestations ne correspond pas à ma pratique de la bande dessinée. Bon, s’y je reviens malgré tout, c’est que d’autres raisons m’y entraînent. Pour ce second article sur le même sujet, je quitte un court instant le ton docte habituel de ce blog pour me risquer à des impressions moins impersonnelles.

Remparts

Vue de la plage de Saint-Malo


La principale raison, si ce n’est la première, qui me donne envie d’aller à Quai des Bulles, est sans aucun doute Saint-Malo. Le pretexte est tout trouvé pour quitter mon brouillard parisien quotidien et lier connaissance une nouvelle fois avec un petit port breton connu pour ses corsaires et ses remparts. La bande dessinée a de ce point de vue là de la chance : Saint-Malo comme Angoulême sont des villes au milieu desquelles il est agréable de flaner, de découvrir des chemins et des ruelles, de trouver, loin des tentes encombrées, un petit coin tranquille pour lire l’album que l’on vient d’acheter dans la grande tente encombrée. Toutes deux sont des cités anciennes, doucement endormies, qui semblent retrouver une manière de grouillement pendant quelques jours, parce que quelques milliers de passionnés s’y sont donnés rendez-vous. Saint-Malo s’en sort encore mieux qu’Angoulême. La ville accueille Etonnants Voyageurs au printemps, la Route du Rock à l’été et Quai des Bulles à l’automne. Trois festivals fort différents qui teintent la ville et la font vivre. Je ne sais guère ce qui se passe à l’intérieur et à l’extérieur des remparts en dehors de ces évènements. Sans doute une forme de tourisme paisible, des promenades le long des remparts, des courses entre les rochers et jusqu’au fort Vauban qui reste accroché, tantôt flottant sur la mer, tantôt se confondant avec la crinière de rochers qui orne la plage, à marée basse.
Saint-Malo m’a toujours donné l’impression d’un temps à la fois ancien et calme. A la mer se joint toujours le sentiment de l’attente. M’y rendre avec à l’esprit une de mes principales passions, la bande dessinée, est le moyen le plus efficace que j’ai pu trouver pour être « ailleurs » (je veux dire : « là où tout va bien »). Est-ce que notre inconscient crée, lorsqu’il lui plaît, des failles dans l’espace-temps qui nous font croire que tel jour, à tel endroit, n’a jamais existé que pour notre propre plaisir. Je me rejouis, cette année 2010, d’avoir eu l’idée de m’y rendre suffisamment tôt, un peu avant l’ouverture de festival à 9h30, pour apprécier le plaisir d’un matin dans une ville bretonne, la mer grosse se retirant en hésitant sans cesse, les créneaux désormais pacifiques, souhaitant la bienvenue au voyageur, qu’il vienne de la terre, ou qu’il ait l’étrange courage d’aborder par la mer.

Un monde de « fans »

Oserais-je une comparaison entre le silence du temps muré dans les remparts de Saint-Malo, et l’impossible mutation du discours et des pratiques faniques que révèle un festival comme Quai des Bulles ? Il existe, nous dit-on pour cette édition-anniversaire, depuis 30 ans (guère d’efforts n’ont d’ailleurs été faits pour fêter ces trente ans), et comble encore suffisamment bien les attentes d’une partie du fandom de la bande dessinée pour qui un festival est avant tout une manière de « fêter » la bande dessinée, comme l’étymologie du mot semble l’indiquer. Je ne m’avancerais pas trop à affirmer que le monde des amateurs de bande dessinée a ou non changé en trente ans, pour la simple raison que je n’en fait partie que depuis une dizaine d’années, et que les études sur le sujet ne sont pas très nombreuses. Pourtant, il me semble que les pratiques associées au fandom de la bande dessinée sont encore les mêmes qu’il y a trente ans, c’est-à-dire : dédicaces (pseudo-rencontre avec l’auteur), collection (besoin, plus qu’envie, de posséder les albums « parce qu’il faut avoir toute la série ») et auto-célébration. Par ce dernier point, j’entends l’idée que tout discours critique, ou un tant soit peu intellectuel, est lissé, gommé, éludé, au profit d’une célébration constante où les auteurs présentés ou exposés sont forcément « formidables » et ont systématiquement « révolutionné la bande dessinée », et d’ailleurs, « inutile de les présenter ». Si, j’ai peut-être une intuition sur ce qui a pu changé : le « fan » est désormais de mieux en mieux intégré au circuit commercial de la bande dessinée qui s’est adapté pour entretenir non seulement la passion du fan pour une série, un auteur, mais aussi son besoin d’en avoir toujours plus. Je ne comprendrais jamais la nature de la nécessité qui pousse des êtres sans doute à peu près normaux à poser un tabouret pliant au bout d’une file et d’attendre une heure, deux heures, parfois plus, pour obtenir un dessin original de l’auteur, réalisé en direct. Je ne le comprends pas, mais, enfin, dans le fond, je n’ai pas lieu de juger le comportement mes semblables s’il leur procure une satisfaction suffisante. Lors des rares dédicaces que j’ai pu solliciter, ce qui me plaît n’est pas de l’avoir, mais de la voir faire, et j’aime tout autant regarder le dessinateur réaliser une dédicace à un autre lecteur. Seulement, le système des files d’attente ne permet pas vraiment d’assister aux dédicaces des autres ; il faut attendre la sienne. Bref : voilà une pratique que j’ai du mal à comprendre, mais aussi du mal à juger. En revanche, la manière dont les éditeurs profitent de la dépendance des fans est incroyable. Ils les noient sous les tirages limités sans réelle motivation, multiplient les ex-libris, les produits dérivés, les statuettes hors de prix, et obligent à l’achat pour pouvoir obtenir la sacro-sainte dédicace. Et je ne parle pas du prix atteint par certaines planches originales : lors d’une vente aux enchères, le 9 octobre dernier, une planche originale du Sceptre d’Ottokar a été adjugée à près de 300 000 euros, et une édition de Coke en stock de 1958 est partie à 27 000 euros. Qu’est-ce qui peut bien se cacher derrière ces chiffres ? Ma perplexité ne connaît plus de limites.
Je me sens difficilement plus étranger à l’ambiance du festival que dans les allées de « l’espace Duguay-Trouin », sorte de librairie monstrueuse et affolante. Et puis les éditeurs de l’édition dite « alternative » se font rares, peut-être d’ailleurs car le principe du festival s’accorde mal avec leur éthique de la bande dessinée : Cornélius, Warum étaient présents, mais pas de stand pour l’Association, pour Ego comme X, Atrabile… Difficile de précher la parole de la bande dessinée non-commerciale dans le temple des infidèles ! Quelques uns d’entre eux étaient représentés par des libraires et des diffuseurs, si je ne me trompe pas. Le principal intérêt que je trouve à « l’espace Duguay-Trouin » est de permettre de dénicher des albums plus rares en librairie. J’ai par exemple pu trouver le dernier album d’Ultimex de Gad, paru aux éditions Lapin (Warum avait, semble-t-il, aimablement permis au dessinateur de ramener ses albums édités ailleurs que chez eux ; verrait-on des albums Dupuis sur le stand Dargaud ?).

Expositions

Caricature de Gérard Depardieu par Jean Mulatier


Alors, allez-vous me demander, que fais-je à Saint-Malo, si je ne me sens pas concerné par l’essentiel de la manifestation (les dédicaces et la vente d’albums). Heureusement les organisateurs des festivals de bande dessinée considèrent à présent d’autres évènements que la dédicace et la vente d’albums : les expositions, encore un contenu très classique des festivals, et plus rarement des conférences (ou des « rencontres » avec des auteurs), des ateliers, et des spectacles que le milieu de la bande dessinée a su s’approprier, comme le théâtre d’improvisation et la musique. Je ne parle pas des rencontres pro-amateurs qui concernent une frange précise du public des festivals. En ce sens, d’ailleurs, Angoulême a su montrer l’exemple par sa taille, et a souvent accueilli des initiatives nouvelles qui empêchent au FIBD de se figer dans une formule immuable : des colloques scientifiques, des spectacles en bd, des espaces où l’on peut simplement lire des albums. A Saint-Malo, j’apprécie par exemple de pouvoir aller me poser devant un film au cours d’une journée passée à circuler d’un espace à l’autre. Cette année, la programmation cinématographique était plutôt intéressante, avec, pour une fois, un lien avec la bande dessinée, puisqu’il s’agissait d’adaptations d’albums ou de personnages, ou encore de films réalisés par des auteurs de bande dessinée. D’où une programmation suffisamment hétéroclite : de Tintin et le mystère de la Toison d’or de Jean-Jacques Vierne à Hellboy de Guillermo del Toro, en passant par le récent Les petits ruisseaux, auto-adaptation de Pascal Rabaté. Pour ma part, j’ai vu Ghost World de Terry Zwigoff, adapté par Daniel Clowes lui-même en 2001, qui, sans être dépourvu d’attrait propre (la prestation des trois acteurs principaux, Thora Birch, Scarlett Johannsson et l’admirable Steve Buscemi, est convaincante), m’a surtout donné envie de relire la bande dessinée originelle. Des conférences intéressantes, sans être passionnantes : le plateau du samedi après-midi réunissait Baru, Etienne Davodeau, Bastien Vives et René Pétillon, ici sur le thème si journalistique de « la BD comme nouveau mode de représentation de la société ». Comme souvent, trop court et trop allusif, mais il est toujours agréable d’entendre parler des auteurs de bande dessinée, surtout quand ils sont aussi pédagogues et cohérents que Baru et Davodeau.
Du côté des expositions, j’ai pu constater que Quai des Bulles n’a toujours pas envie de dépasser le discours fanique que j’ai toujours perçu dans ce festival. On y trouve généralement deux types d’expositions : les expositions « retrospectives », s’intéressant à un auteur faisant partie du patrimoine de la bande dessinée pour retracer sa carrière, et les expositions « promotionnelles » qui présentent un auteur, ou un album dans l’actualité, généralement avec des planches originales et une présentation de ses travaux. Je distingue les deux car l’enjeu n’est pas le même : dans le second cas, il s’agit vraiment de mettre en lumière un auteur encore très actif (cette année, Matthieu Bonhomme et J-D Pendanx), alors qu’on peut attendre du premier une approche plus objective et réflexive. Cette année, l’exposition sur la bande dessinée chinoise cassait un peu cette distinction.
Prenons donc les trois expositions « retrospectives » : Reiser, Lorenzo Mattoti et Jean Mulatier. Elles vont me permettre de revenir sur quelques unes de mes obsessions concernant les expositions de bande dessinée. Il y a d’abord la question de la pertinence matérielle des objets exposés : des planches et des dessins originaux, dans certains cas (pour Mulatier et Mattoti, en particulier) des reproductions grand format. Le sentiment qui en ressort est que tous les dessinateurs ne se prêtent pas forcément à l’exercice. Dans le cas de Mattoti et Mulatier, le type de graphisme des deux auteurs convient parfaitement à une exposition. Mattoti est connu pour son graphisme très recherché, pour ses couleurs flamboyantes et son sens de la composition qui rapproche son travail d’une démarche pictural, autant que graphique, à la manière d’Enki Bilal. Pas de problème, donc. Mulatier est, avant que d’être auteur de bande dessinée, un caricaturiste virtuose spécialiste de « caricatures hyperréalistes », et ce depuis les années 1970, notamment dans le Pilote de la grande époque. Il travaille notamment sur des « grosses têtes » qui, là encore, rendent un résultat tout à fait impressionant quand elles sont exposées seules. Pour ce qui est de Reiser, ça se corse un peu. Reiser a réalisé, dans sa carrière, des dessins uniques, mais aussi beaucoup de dessins en séquences (de bandes dessinées). Une exposition de son oeuvre revient très vite à une suite de planches. Lire des planches debout, au milieu de la foule ne permet pas vraiment d’apprécier le travail de cet auteur (je rejoins en ce sens le dernier article de mon camarade Antoine Torrens sur l’exposition Moebius !) , ce d’autant plus que les planches présentées ne sont pas réellement remises en contexte, même si Hara-Kiri et Charlie Hebdo sont présentées en quelques lignes. Il y a bien quelques albums disseminés par-ci par-là (des rééditions Glénat récentes), mais pas vraiment de bonnes conditions pour les lire et s’y attarder. Je me demande toujours ce qu’un visiteur qui ne connaîtrait pas Reiser apprend sur l’auteur dans ce type d’exposition qui met l’accent sur « l’ambiance » (en l’occurence, pour Reiser, la plage et les vacances, avec cris de mouettes dans les enceintes). Le problème, surtout, est lié à la nature des pièces exposées : le trait de Reiser n’est pas un trait d’artiste virtuose, c’est un trait efficace et expressif de dessinateur de presse. Il n’est pas fait pour être « vu », il est fait pour être « lu », contrairement aux caricatures de Mulatier. Transformer une planche originale en tableau (car ces planches sont exposées selon les mêmes modalités qu’un tableau dans un musée, et là est l’erreur) a assez peu de sens. Je reste persuadé que la meilleure manière de présenter certains auteurs dans une exposition est de laisser au moins une partie de leurs albums à la disposition du public. Ou bien de présenter d’eux des oeuvres autres que de bande dessinée : c’est le choix qui avait été fait dans l’exposition consacrée à Blutch au FIBD 2010, qui proposait des dessins et des peintures originales.
Après, il y a le problème des commentaires, mais là, je préche sûrement dans le vide : les expositions des festivals de bande dessinée sont destinées à n’être que de brèves présentations laudatives du sujet concerné, et témoignent d’un travail en amont relativement réduit. Bon, je nuance un peu tout ça. J’ai déjà vu à Quai des Bulles des expositions « documentaires » s’essayant à un vrai travail didactique : l’année dernière, l’exposition sur Glénat, quoique honteusement dithyrambique, permettait d’en apprendre un peu plus (tiens, d’ailleurs où est l’exposition pour les 20 ans de l’Association ?!). Cette année, l’exposition sur les trente ans de Quai de Bulles se limitait à des « impressions » laissées par des festivaliers et des auteurs, des photographies, des dessins originaux dédicacés (Graal suprême du collectionneur !) et des anciennes affiches. Dommage : j’aurais bien aimé savoir comment avait été fondé le festival, par qui, s’il avait rencontré des difficultés, quelle vision de la bande dessinée il défendait, comment il expliquait ses choix, etc. Pour les 40 ans, peut-être ? Seule l’exposition Mulatier tirait élégamment son épingle du jeu. Dans un documentaire vidéo à l’étage, le dessinateur explique sa technique. Dans les autres pièces, l’exposition de son oeuvre s’accompagne de courts textes qui la remettent en contexte, soit en ce qui concerne la caricature et sa technique, soit sur des éléments plus généraux autour des personnalités croquées par Mulatier. Certains choix d’expositions sont plutôt bien trouvés et permettent d’aller au-delà du simple catalogue : comparaison entre des portraits hyperréalistes et des caricatures « déformées » d’une même personnalité, portrait « jeune » puis « vieux », etc. On en venait vraiment à comprendre l’oeuvre de ce caricaturiste comme un gigantesque portrait collectif de la seconde moitié du XXe siècle, réunissant autant d’artistes et de personnalités politiques marquantes.
A propos des commentaires, deux détails amusants. La première phrase de l’exposition Mattoti explique, sans la moindre honte, que, dans les années 1980, la bande dessinée « devient adulte ». Cette affirmation est affichée à quelques pas de l’exposition Reiser qui démontre l’exact contraire : l’exposition est « interdite au moins de 18 ans », ce qui permet de rappeler que, bien qu’ayant commencé dans les années 1970, Reiser est un auteur « adulte » (si tant est que cette expression veuille dire quelque chose). L’interdiction de l’exposition Reiser au moins de 18 ans m’a tout aussi amusé ; je ne peux pas m’empêcher de la mettre en parallèle avec les nombreuses interdictions d’affichage dont furent frappés Hara-Kiri puis Charlie, sous le prétexte de la protection de l’enfance. Avec le temps, et une fois morts, les provocateurs sont priés de respecter les règles de la bonne morale.

Je critique, je critique, mais, enfin, je retourne à Saint-Malo tous les ans. On appellera ça l’appel du large…

10 réflexions sur l’exposition Mœbius à la Fondation Cartier

L’exposition Moebius Transe-Forme à la Fondation Cartier commence aujourd’hui, mardi 12 octobre 2010. Le vernissage avait lieu avant-hier et il nous a inspiré quelques réflexions, moins sur l’auteur et son œuvre que sur le cadre de l’exposition, dans la lignée de la réflexion engagée avec Mr Petch sur les manières d’exposer la bande dessinée.

1. Comme souvent, exposer un auteur de bande dessinée pose le problème de l’équilibre entre l’image et le texte, entre le graphisme et la narration, entre l’auteur et l’artiste. On a ici tenté de concilier les deux aspects tout en les séparant dans l’espace d’exposition : le rez-de-chaussée contient la partie narrative et présente une série de planches dans une sorte de vitrine-serpent, tandis que le sous-sol abrite le côté plus artistique, tout en couleurs et en effets visuels. Clairement, c’est cette seconde partie qui est la plus réussie.

2. L’exposition des planches au rez-de-chaussée est, une fois de plus, complètement ratée. Il s’agit, au fond, de faire la queue pour lire une bande dessinée répartie sur la longueur d’une vitrine. N’aurait-il pas été plus simple et plus pertinent de mettre simplement des bandes dessinées de l’auteur à la disposition des visiteurs ?

3. Mœbius fait partie de ces auteurs de bande dessinée qui sont reconnus comme artistes depuis longtemps1, un peu à la manière de Bilal ; il était donc aisé de mettre l’accent sur l’aspect graphique de son œuvre. On peut même ajouter que l’artisation de son œuvre a été intelligemment menée, notamment grâce à la société que dirige sa femme Isabelle Giraud (Stardom -Mœbius Production). Cet élément a sans doute aidé à ce que Jean Giraud soit connu par un plus vaste public. On a parfois l’impression que les œuvres sont créées en vue d’un format commercial dès le départ, mais cela n’est pas un défaut : la série La faune de Mars, qui semble faite pour le format carte postale, est une des œuvres les plus belles et les plus émouvantes de l’exposition.

Mœbius Transe-Forme à la Fondation Cartier

 

4. La grande réussite de l’exposition est de parvenir à ne pas lasser le regard : la diversité des formes, des tailles, des techniques, des teintes et des supports permet d’éviter l’écueil de la monotonie. A ce choix judicieux s’ajoute une disposition originale : les modes d’accrochages sont nombreux et souvent assez originaux. Par exemple, sur le mur consacré au thème du désert, les tableaux ne sont pas accrochés de manière purement horizontale mais avec un léger décalage vertical, ce qui permet de rompre habilement la linéarité sans pour autant gêner le regard. Sur le mur opposé, des planches monochromes en très grand format donnent une profondeur à la pièce. Au milieu de la salle, des colonnes lumineuses présentent des œuvres en petit format. Il est manifeste que la Fondation Cartier s’est donné les moyens de travailler la présentation avec minutie. Rien que le carton d’invitation au vernissage, reprise en relief de l’affiche de l’exposition, était un ravissement visuel et tactile.

5. Certains des objets dérivés que l’on peut trouver dans la boutique sont extrêmement bien faits, en particulier le cahier de coloriage pour les enfants : refaire la colorisation de L’Incal, c’était un vieux fantasme.

6. Les thèmes de l’exposition sont assez bien mis en valeur par la diversité d’accrochage : le mur du désert se distingue assez bien de celui des monstres, qui est clairement différencié de l’espace des rêves, etc. Bref, l’articulation thématique est claire sans que l’on ait eu besoin de surcharger les murs d’indications.

7. Le thème général de l’exposition (la métamorphose) a, paraît-il, été voulu par l’auteur. Il n’est pas franchement présent et il semble qu’il permette surtout de mettre l’accent sur la période la partie la plus graphique et la plus onirique de l’œuvre de Mœbius : on a beaucoup d’images du Monde d’Edena, de L’Incal, et presque rien des Aventures du lieutenant Blueberry.

8. On ne peut pas dire qu’il y ait un véritable propos dans cette exposition. Cela ne ressemble pas à une exposition-recherche (la chronologie est d’ailleurs totalement ignorée), mais cela n’a rien à voir non plus avec une simple exposition de planches. On a visiblement préféré éviter de saturer les murs de texte et on a réservé la réflexion pour le catalogue. C’était plus ou moins le choix qui avait été fait par l’exposition Astérix au Musée de Cluny : peut-être, après-tout, est-ce pertinent à long terme, mais c’est frustrant pour le visiteur.

9. Le court-métrage en 3D qui est présenté dans l’exposition est plutôt convaincant. Le scénario est assez fidèle à l’esprit de Mœbius puisqu’il reprend des motifs du Monde d’Edena. Du point de vue graphique, on aurait sans doute préféré quelque chose de plus granuleux, mais certaines séquences sont tout de même très réussies et réellement enthousiasmants.

10. Au milieu de la salle d’exposition du sous-sol se trouve un grand cristal de quartz, un vrai. C’est un motif récurrent dans les œuvres de science-fiction de Mœbius et l’effet est très réussi. Tout aurait été parfait s’il y avait eu également un lapin géant, un major, une paterne et quelques autres gadgets de ce genre.

Antoine Torrens

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Archi et BD, on refait l’expo 1 : les villes rêvées de l’an 2000

L’exposition Archi et BD, actuellement à la Cité de l’architecture et du patrimoine, se termine à la fin du mois de novembre. J’en avais fait une critique au début de l’été et il m’était apparu qu’elle comportait bien trop de lacunes pour apporter un regard pertinent sur son sujet. Qu’à cela ne tienne ! Comme on est jamais aussi bien servi que par soi-même, voici, d’ici la fin de l’exposition, une série d’articles pour démontrer qu’il était possible de faire une exposition intelligente, en ciblant davantage les thèmes, avec de belles images et peu de moyens (heureusement sans planches originales et malheureusement sans affiche de Nicolas de Crécy !).
Pour inaugurer la série, je reprendrais l’une des images données à voir au début de l’exposition : New York et la ville rêvée au début du XXe siècle. Comment imagine-t-on la ville de l’an 2000 autour de 1900 et, surtout, comment cette vision est-elle exploitée par les dessinateurs de l’époque ? Transition en douceur après ma série sur la science-fiction. Une grande partie des réflexions que je mène dans cet article m’ont été inspirées par un ouvrage de Christophe Canto et Odile Faliu, Le futur antérieur, souvenirs de l’an 2000, publié chez Flammarion en 1993. Un beau livre richement illustré qui donne la mesure des représentations graphiques de l’an 2000 au début du siècle dernier, thématique plus courante qu’on ne pourrait l’imaginer. Les commentaires s’avèrent tout à fait intéressants et évitent souvent le simple « catalogue ». Un ouvrage à recommander, même s’il n’a malheureusement pas été réédité.

Origines et déploiement de l’utopie urbaine entre les XIXe et XXe siècles


Deux petites mises au points liminaires, d’abord : 1. la science-fiction existe en France bien avant 1950, et fait même partie. 2. Jules Verne est loin d’être le seul auteur ; il est d’ailleurs à l’époque avant tout un auteur pour la jeunesse. Les noms de J.H. Rosny aîné, Maurice Renard et René Barjavel sont ceux de grands spécialistes du genre, un genre auquel se consacre occasionnellement d’autres écrivains, comme Villiers de l’Isle-Adam ou André Maurois. Enfin, H.G. Wells est alors l’auteur de référence et la littérature populaire qui paraît en feuilleton dans la presse, ou en fascicules bon marché se nourrit bien souvent de thématiques de ce qu’on appelle l’anticipation. Parmi les thèmes envisagés se trouve celui de la « vie au XXIe siècle », plutôt fréquent de 1880 à 1940. Les auteurs aiment à détailler un quotidien fictif en s’appuyant sur la science de leur temps, soit sur le mode comique, soit sur le ton le plus sérieux, à la façon d’un reportage. A titre d’exemple, Verne écrit en 1889 La Journée d’un journaliste américain en 2889, publié en France à titre posthume en 1910 et Wells est l’auteur d’Une utopie moderne, traduit en France dès 1905. Ce thème rejoint à juste titre un autre thème, celui de l’utopie, et je ne peux passer sous silence le roman de Louis Sébastien-Mercier, L’An 2440, rêve s’il en fut jamais, qui, publié en 1771, ne préfigure pas la science-fiction moderne mais s’intègre à son époque au genre didactique de l’utopie, qui, en dressant un miroir à la société contemporaine, en déforme les défauts. Il a été réédité en 1999 par La Découverte, mais on peut le télécharger gratuitement dans une édition de 1786, malheureusement médiocrement numérisée, sur Gallica. Le terme « d’anticipation scientifique » trouve dans ce thème son sens le plus entier (le mot « science-fiction » n’arrive en France que dans les années 1950, depuis les Etats-Unis). Inutile de préciser que les dessinateurs de l’époque, que ce soit pour illustrer les romans d’anticipation, ou pour leur propre amusement, s’empare d’un thème riche en potentialités graphiques.
Qu’est-ce que l’architecture a à voir là-dedans ? Imaginer la ville future, c’est imaginer l’architecture et l’urbanisme du futur. Le rôle de l’illustrateur est ici essentiel pour traduire en image la ville rêvée, et, comme on peut s’y attendre, les dessinateurs s’inspirent avant tout de l’architecture de leur temps. La ville symbole de la modernité architecturale est New York. Entre 1890 et 1930 sont construits un grand nombre de gratte-ciel, immeubles dépassant les 100 mètres de hauteur avec une structure en acier sur laquelle repose tout l’édifice. Dans les années 1920, le style Art Déco vient moderniser l’aspect extérieur de ces édifices en leur donnant une silhouette caractéristique et très « graphique » (Chrysler Building en 1930, Empire State Building en 1931). L’image du gratte-ciel portant la ville dans les airs et imposant à la cité une géométrisation minimaliste marque les esprits. Les visions de villes futures sont souvent dépendantes du paysage nouveaux des lignes de gratte-ciel, mais aussi de l’architecture métallique qui met en avant les ossatures d’acier, comme sur le Crystal Palace de Joseph Paxton (1851) ou la Tour de Gustave Eiffel (1889).

Les thèmes traités par les écrivains et les dessinateurs peintres du XXIe siècle traduisent souvent les questionnements contemporains sur le développement de la ville, toujours avec New York en ligne de mire. Parmi les caractéristiques les plus récurrentes de la ville du XXIe siècle, que trouve-t-on ? Le XXIe siècle est forcément technophile et la science a fait de grandes avancées, pense-t-on à une époque où le progrès scientifique est encore triomphant et signe de modernité. Il a donc permis de résoudre les problèmes de l’urbanisation à outrance et de l’exode rural massif. La circulation des piétons est régulée par des trottoirs roulants fonctionnant à l’électricité (panacée des années 1900), tandis que la circulation se fait sur plusieurs étages, au moyen de voitures volantes et de petits avions privés aux formes les plus variés. Des ponts suspendus gigantesques ont d’ailleurs été dressés entre les immeubles pour permettre le passage de l’un à l’autre sans passer par la terre ferme (le pont suspendu est un ouvrage d’art qui connaît un fort développement au XIXe siècle). D’une façon générale, la ville moderne est marquée par le gigantisme : à la fin du XIXe siècle, l’exode rural est un phénomène qui prend de plus d’ampleur et s’accentue même jusque vers 1950. Rien d’étonnant à ce que la ville de l’an 2000 soit imaginée comme une mégalopole. L’affiche du film Metropolis de Fritz Lang (1927), avec ses gratte-ciel stylisés, offre une vision oppressante de la ville future.

Les dessinateurs s’y mettent

Albert Robida, La ville au XXe siècle, 1890 : voitures volantes et mégalopole, dans un style Art Nouveau


L’un des dessinateurs les plus originaux et les plus prolifiques dans cette veine est Albert Robida. Entre 1883 et 1890, il réalise une tétralogie de romans abondamment illustrés, Le Vingtième Siècle, La Guerre au vingtième siècle, Voyage de fiançailles au XXe siècle, La vie électrique (le premier est téléchargeable sur Gallica, lui aussi). Robida s’intéresse particulièrement au quotidien, et c’est sur le mode comique qu’il traite l’anticipation. A côté des costumes fantaisistes, il dessine des demeures bâties dans les airs et multiplie les variations sur le thème des véhicules volants, du plus petit, pour une seule personne, au palace volant. Son génie d’humoriste est de saisir les détails les plus savoureux de son anticipation, comme la gendarmerie atmosphérique ou la téléphonoscope, projecteur capable de retransmettre l’image à toute heure du jour ou de la nuit. Il est en cela fidèle à la tradition à laquelle il se rattache, celle du dessin de moeurs, même si sa veine fantaisiste le singularise parmi ses collègues. L’imagerie conçue par Robida autour de 1890 (voitures volantes, villes aériennes, architecture métallique) va fortement influencer les dessinateurs qui, à sa suite, s’attaqueront à ce thème.

Quelques grandes séries de la bande dessinée pour enfants des années 1930 exploitent le thème de la ville future : Félix le chat d’Otto Mesmer et Patt Sullivan et Zig et Puce d’Alain Saint-Ogan (1936). Mais avant cela, ne pas oublier le dessinateur trop méconnu G.Ri qui, entre 1905 et 1913, dessine plusieurs histoires en images d’anticipation comique, à la manière de Robida, dans les revues pour enfants Les Belles Images et La Jeunesse Illustrée, dont des histoires de villes d’anticipation. Inspirateur de Saint-Ogan, il tient ici un rôle de passeur entre le monde de la caricature et celui des histoires en images pour enfants.

Zig et Puce en l'an 2000 : remarquer les véhicules volants et l'architecture géométrisée


Alain Saint-Ogan est un des principaux auteurs français de bande dessinée de l’entre-deux-guerres. Sa principale série, Zig et Puce, démarre en 1925 dans la page des enfants de l’hebdomadaire familial Dimanche-Illustré. S’il ne s’agit au début que de raconter les péripéties rocambolesques de deux gamins de Paris essayant d’atteindre New York, les intrigues se complexifient progressivement. En 1933, il commence une histoire longue intitulée Zig et Puce au XXIe siècle qui emprunte à de nombreux thèmes de science-fiction, dont celui de la ville future. Saint-Ogan s’intéresse à la science-fiction dans ses oeuvres pour enfants dès 1929 et ses références en la matière viennent de Verne et Wells. Quelques uns de ses dessins de presse s’inspire aussi de la veine humoristique de « la vie en l’an 2000 ». Ici, Zig et Puce se retrouvent projetés en l’an 2000 suite à un voyage stratosphérique. La première partie (avant qu’ils ne deviennent millionnaires et partent sur Vénus) est justement consacrée à la découverte de ce siècle nouveau et plein de surprises. En ce qui concerne l’imagerie de la ville future, on reconnaît facilement l’inspiration, directe ou indirecte, de Robida et des motifs de l’époque : il sacrifie donc aux fameux trottoirs roulants, à la locomotion aérienne la plus fantaisiste (ballons individuels, voitures volantes, transatlantique aérien…). Du point de vue de l’architecture, et sans qu’il n’ait vraiment le temps de développer ce point, l’image marquante est toujours celle des gratte-ciel, stylisés comme sur l’affiche de Metropolis. Saint-Ogan imagine également une île artificielle flottante au milieu de l’Atlantique dont je ne saurais retrouver la source d’inspiration.

Saint-Ogan imagine une île artificielle flottante pour Zig et Puce au XXIe siècle


Plus anecdotique est l’exemple de Félix le chat. Félix est d’abord un personnage du dessin animé américain, créé en 1919, puis est diffusé sous forme de comic strip à partir de 1923. L’univers de Félix est un monde de fantaisie (bien plus que dans Mickey, par exemple), et la science-fiction y trouve sa place (il va par exemple sur Mars en 1928). En France, il est connu par des albums publiés pour les enfants par Hachette dans les années 1930 (et avant cela diffusé sporadiquement dans la presse quotidienne). Les comic strips sont retravaillés puisqu’ont fait passer le dialogue des bulles à des textes sous l’image, selon les conceptions de l’époque. Parmi ces albums, l’un d’eux (1933) s’intitule Félix en l’an 2000. Il reprend les principes de l’imagerie de la ville moderne, dans son gigantisme, mais sur un mode à la fois plus sombre et plus poétique, Félix devant affronter les dangers de la modernité. Impossible de savoir si la parution de cet album, simultanée au début de Zig et Puce au XXIe siècle, a pu inspirer à Saint-Ogan une nouvelle histoire. Après tout, au début de Zig et Puce au XXIe siècle, les deux héros s’ennuient et tentent désespérement de trouver une nouvelle aventure à vivre : peut-être est-ce là la traduction des propres questionnements de leur auteur, à la recherche de nouvelles idées !

Et les architectes ?

Un gigantesque immeuble-pont par Hugh Ferriss dans The Metropolis of Tomorrow (1929)


Les architectes de profession ne sont pas en reste pour imaginer des villes futures utopiques. L’utopie architecturale est un genre à part entière, fort répandu, au moins depuis le XVIe siècle : imaginer sur le papier des projets de villes idéales, parfois utopiques, souvent irréalisables dans la réalité pour des questions de budget ou de place. Ville utopique et ville future ne sont pas nécessairement équivalente, mais à l’époque qui nous intéresse, c’est bien la question de la modernité urbanistique qui fait réfléchir les architectes. A partir du début du XXe siècle, l’architecte urbaniste doit prendre acte de la croissance démesurée de la ville et de résoudre les problèmes nouvellement posés. Eux aussi se prennent à rêver de villes monumentales, inspirés par la croissance des villes américaines. Prenons par exemple Hugh Ferriss, dessinateur-architecte américain spécialisé dans les vues en perspective de gratte-ciel. Dans les années 1920, il participe à la conception des immeubles new-yorkais et réfléchit aux conséquences futures de cette « invasion ». Il regroupera les dessins réalisés à cette occasion en 1929 dans The Metropolis of Tomorrow. Il théorise également dans un autre livre, tout à fait sérieusement, l’idée de circulation aérienne par des rues en hauteur traversant les gratte-ciel. Son travail graphique inspire aussi bien des architectes que des artistes.

Maquette pour la Ville contemporaine de trois millions d'habitants imaginée par Le Corbusier en 1922.


L’une des données de la ville utopique moderne est la zonage par fonctions, chaque quartier ayant une fonction précise, et l’articulation des quartiers doit optimiser la circulation des habitants. Le Corbusier est un des partisans de cette théorie « rationnaliste » qu’il expose entre autres dans La Charte d’Athènes en 1943. L’architecte tentera de concrétiser sa vision de la ville moderne en participant à l’érection ex-nihilo de la métropole indienne de Chandigarh en 1950. Avant ces dates, il met en oeuvre sa conception de la ville utopique idéale dans le « Plan voisin » pour le centre de Paris en 1925, inspiré par un autre de ces plans de la ville utopique, la « ville contemporaine de trois millions d’habitants » (1922). Le Plan Voisin est un projet de refonte du centre de Paris selon les principes rationnels. Le Corbusier n’est finalement pas si éloigné des auteurs de fiction, car sa ville future est bien sûr composée de gratte-ciel et obéit à une géométrisation monumentale. Il intègre le principe de circulation superposée (sous-sol, chaussée, ponts suspendus). La folie urbanistique de Le Corbusier se retrouve dans le personnage d’Eugen Robick dans la La fièvre d’Urbicande de Schuiten et Peeters, que je chroniquais il y a peu. Mais il n’est pas encore temps d’évoquer Les Cités obscures…

Le point commun entre les villes du futur imaginées par les écrivains, les dessinateurs et les architectes est qu’elles traduisent une période où la ville est vue comme l’avenir de la vie humaine, là où toutes les innovations techniques et architecturales vont se concentrer. Le rythme effrené du progrès, qui semble ne jamais devoir s’arrêter, est traitée tantôt scientifiquement, tantôt sur le mode comique, tantôt sur le mode tragique. René Barjavel, dans Ravage en 1943, utilise ce même modèle de la ville future, mais dans un sens nettement plus pessimiste, car la catastrophe qui touche la planète conduit à l’anéantissement d’un futur dominé par l’utopie urbaine. Dès lors, le retour à la campagne apparaît comme inévitable et, en contrepied de l’exode rural de son époque, Barjavel se prend à rêver d’un « exode urbain » massif.

Quelques lectures pour en savoir plus :

Christophe Canto et Odile Faliu, Le futur antérieur, souvenirs de l’an 2000, Flammarion, 1993
Albert Robida, Le vingtième siècle, réédition par Tallandier en 2005
Alain Saint-Ogan, Zig et Puce au XXIe siècle, réédition par Glénat en 1997
L’intégrale de Félix le chat a été publié chez Horay (1979-1983) et Vents d’Ouest (1996). On y retrouve toutefois pas l’album dont il a été question dans cet article. Si possible, préférer les intégrales d’Horay, mieux documentées.
Site sur G.Ri (en anglais)
Site sur Albert Robida
La BnF a proposé cet été sur son site une bibliographie sur les utopies architecturales
Un blog consacré aux utopies architecturales, bien illustré et plutôt bien documenté