Martha Jane Cannary, Matthieu Blanchin et Christian Perrissin, Futuropolis, 2008-2009

La réécriture des grands mythes en Bd et la tentation documentaire

Les deux séries que je souhaite vous faire découvrir aujourd’hui sont plutôt récentes, et donc facilement trouvables dans le commerce ou en médiathèque. Il s’agit de la série Martha Jane Cannary de Christian Perrissin (scénario) et Matthieu Blanchin (dessin), dont le second opus est sorti en octobre dernier chez Futuropolis, et Arthur, une épopée celtique de Jérôme Lereculey (dessin), David Chauvel (scénario) et Jean-Luc Simon (couleurs), que Delcourt a édité de 1999 à 2006. Cet article fait en quelque sorte suite au précédent article sur Jules Verne dans la BD, puisqu’il s’agit là aussi de deux adaptations littéraires, mais dont la particularité est de tenter de revenir aux sources de deux grands mythes, la légende arthurienne et Calamity Jane, une des nombreuses figures de l’épopée du grand Ouest américain. Pour cela, les auteurs ont eu recours à de la documentation, procédé certes courant chez les auteurs de BD, et en particulier de BD historique, mais à une documentation rare et peu connue. Une manière pour eux de relire à la fois le mythe dont ils traitent, mais aussi les codes graphiques et littéraires des deux genres dans lesquels ils se sont engouffrés : le western d’un côté et l’heroic-fantasy de l’autre.

La face cachée de l’Ouest américain


Le beau projet de Christian Perrissin et Matthieu Blanchin chez Futuropolis a connu une bonne reconnaissance critique qui lui a assuré une certaine publicité et a très vite affirmé Martha Jane Cannary comme un album marquant. Christian Perrissin, le scénariste, a depuis plusieurs années un projet d’adaptation de Lettres de Calamity Jane à sa fille, un ouvrage publié et traduit en français par Payot et Rivages en 1997. C’est avec le dessinateur Matthieu Blanchin qu’il va le mettre sur pied. En janvier 2008 paraît le premier tome de la série et le projet est alors dévoilé dans toute son ambition : trois tomes d’environ 120 pages chacun, au catalogue de Futuropolis. Ce premier tome, Les années 1852-1869, reçoit le prix Ouest-France – Quai des Bulles au festival de Saint-Malo à l’octobre 2008. En 2009, il est dans la sélection officielle du Festival d’Angoulême et est recompensé d’un « prix Essentiel ». Le parcours idéal de la série ne s’arrête pas là, puisque, au festival de Saint-Malo 2009, une exposition entière lui est consacrée pour présenter le travail des deux auteurs, au moment même où une autre exposition a lieu dans une librairie parisienne… D’où un deuxième tome évidemment très attendu.
On comprend la démarche des auteurs : imaginer la vie de Calamity Jane, de son vrai nom Martha Jane Cannary, en s’appuyant sur des sources précises, et en particulier les Lettres qu’elle aurait écrites à sa fille. Rappelons rapidement que Calamity Jane, née en 1852 et morte en 1903, fait partie des légendes de l’Ouest américain, ces personnages héroïques dont la vie est à la lisière de la fiction et la réalité et dont, finalement, on sait très peu de choses. Elle aurait laissé deux écrits autobiographiques (dont les Lettres connues aux Etats-Unis depuis 1941), mais leur authenticité est contesté par certains historiens, notamment à cause de la dimension mythomane du personnage qui enjolivait elle-même sa vie. Le temps a renforcé l’aura du personnage et sa vie a été surtout pris une allure de légende, diffusée par colportage dans des brochures bon marché, puis au XXe siècle dans des films, romans, séries…
L’album de Perrissin et Blanchin est donc un objet peu courant dans la BD contemporaine, à mi-chemin entre la reconstitution historico-légendaire (les auteurs disent bien « imaginer » et non reconstruire la vie de Calamity Jane) et la fiction d’aventure. Quand au scénario, il s’écarte volontairement d’une vision héroïque et cherche tout au contraire à se rapprocher de la réalité de la vie d’une femme américaine à la fin du XIXe siècle. Nous sommes bien loin de la vision traditionnelle de l’Ouest diffusé par les westerns…

Aux origines du mythe arthurien


Il y a loin, me direz-vous, de Calamity Jane au roi Arthur… Pas tant que ça, vous répondrai-je, car Arthur fait également partie de ces figures héroïques dont l’historicité est douteuse mais dont la légende a connu une importante diffusion. Certes, l’historicité de Calamity Jane n’est pas contesté mais, comme chez Arthur, la fiction prend une place considérable dans sa vie, et on peut parler de personnages légendaires dont la vie est devenu un roman. J’en profite d’ailleurs pour conseiller aux Parisiens de se rendre l’exposition La légende du roi Arthur qui se tient actuellement à la Bibliothèque nationale de France, sur le site François Mitterrand. Elle est consacrée à la diffusion de la légende arthurienne depuis le Moyen Age et en raconte l’origine, les grands héros et les évolutions au moyen de la très belle collection de manuscrits de la BnF. Ne soyez pas effrayés par les vieux papiers, vous en apprendrez beaucoup sur un des mythes les plus importants du monde occidental. Et le site internet de l’exposition est très bien fait ( http://expositions.bnf.fr/arthur/ ).
Mais je m’égare, car c’est de la série Arthur de Jérôme Lereculey et David Chauvel que je souhaitais vous parler. Série commencée en 1999 chez Delcourt (dont je saluais dans cet article l’ambition de renouveler la fantasy), elle s’est achevée en 2007. Les deux auteurs, tous deux bretons, avaient déjà travaillés ensemble sur une série policière intitulée Nuit noire parue chez Delcourt de 1996 à 1997. Avec Arthur, ils changent de registre pour se plonger dans le récit d’aventure épique fait de batailles, d’amours impossibles, et de magie. En neuf albums, chacun consacré à un héros et à ses aventures, ils tissent ainsi un aspect peu connu de la légende arthurienne : sa dimension païenne et primitive telle qu’elle apparaît dans des legendes galloises avant la réécriture du mythe arthurien au XIIe siècle par Chrétien de Troyes. La série commence avec la naissance du curieux Myrddin (Merlin) et s’achève avec la trahison de Medrawt (Mordred).

Vers les nouvelles sources du mythe
Dans Arthur comme dans Martha Jane, l’enjeu est de s’attaquer à un mythe connu et de le renouveler en cherchant d’autres sources que celles traditionnellement utilisées et connues. Ces deux grands mythes occidentaux, la légende arthurienne et la conquête de l’Ouest américain se sont retrouvés durant tout le XXe siècle, au gré de romans, de films, de BD, figées dans des images et des récits qui, parce qu’ils sont connus de tous, ont valeur de mythe. Les auteurs des deux albums ont cherché à créer de nouvelles images à plaquer sur ces mêmes noms. De fait, on ne reconnaîtra pas la légende arthurienne classique dans la série éditée par Delcourt. A l’exception d’Arthur, qui a gardé son nom, les autres héros ont leurs noms gallois ; pas de table ronde, de quête du Graal ni d’épée dans le rocher dans cette légende païenne. Si les structures de base des récits tels qu’on les connaît sont là, ce ne sont pas les mêmes héros, et ils n’ont pas la familiarité que peuvent avoir les Lancelot, Guenièvre, Perceval et Galaad d’oeuvres contemporaines comme les films Excalibur, Sacré graal ou la série Kaamelott. Notre perception de ce mythe est en fait conditionnée par la compilation qu’en a fait Thomas Malory au Xve siècle, principale source pour les relectures ultérieures jusqu’à nos jours (http://expositions.bnf.fr/arthur/expo/salle3/08.htm ). Quant à Calamity Jane, notre vision est forcément orientée sur la grande époque du western qui, dès les années 1930 et jusqu’aux années 1960 a figé une vision du grand Ouest américain fait de cow-boys, d’indiens, de duels d’honneur et de fusillades incessantes. Ce n’est pas du tout ce que les auteurs de Martha ont voulu dépeindre ; ils se sont concentrés sur les aspects plus quotidiens de la vie dans l’Ouest : les travaux de la ferme, les parcours longs et périlleux des convois, la condition des femmes. Il n’y a pas de beau cow-boy ténébreux, de princesses de saloon, de gangsters impénitents. Calamity Jane elle-même est une jeune femme débrouillarde mais néanmoins fragile, bien loin de l’image que les fans de Lucky Luke peuvent en avoir.
On l’aura compris, c’est en allant chercher d’autres sources que nos auteurs ont pu proposer cette vision alternative de grands mythes. Ce qui est d’autant plus intéressant, c’est qu’ils assument parfaitement cette démarche documentariste et ne la cachent pas derrière le récit. Dans les deux cas, une voix narrative s’élevant au-dessus des cases vient rappeler qu’il s’agit d’un conte. Employer un narrateur tantôt pour raconter les trous de l’histoire, tantôt pour expliciter une scène ou une situation n’est pas très courant dans la BD contemporaine (exception faite de l’autobiographie). Cela témoigne de la mise en avant de la pratique de l’auteur, comme s’il désossait sont récit et en montrait la structure. La figure du conteur est d’ailleurs présente dans les deux séries, soit par les nombreuses légendes parallèles racontées par Merlin dans Arthur, soit par les exploits que s’invente Martha Jane Cannary elle-même. La sincérité de l’auteur-documentariste est poussée jusqu’au bout puisque les deux séries commencent par un avertissement des auteurs quant à leur démarche : « Cet album est le premier d’une série ayant pour ambition de retranscrire le cycle arthurien dit primitif (…) il s’appuie en grande partie sur des textes et légendes galloises (…) Les auteurs ayant pour souci de ne pas se faire passer pour les créateurs originaux de ces histoires… » et « Pour imaginer ce qu’a pu être la vie de Martha Jane Cannary en essayant d’inventer le moins possible… ». Dans cette optique, l’auteur est un passeur dont le but est de revenir à une authenticité des faits ou de la légende. Une bibliographie (assez longue et spécialisée dans le cas d’Arthur) annonce au public les sources utilisées pour le travail de reconstitution. Le fait de travailler à partir de la documentation n’est pas rare chez les auteurs de BD. En revanche, il n’est pas courant de présenter son oeuvre comme directement issue de cette étude préalable. C’est en cela que, à mon sens, la démarche des auteurs d’Arthur et de Martha Jane sont tout aussi proches de celle d’un documentariste et historien que de celle d’un auteur de BD.

Relire des mythes masque un autre enjeu : se mesurer au poids de la tradition graphique de trois grands genres très codifiés du neuvième art, le western, l’heroic-fantasy et la BD historique. Les deux albums témoignent de deux attitudes opposées : là où les auteurs d’Arthur se confrontent directement aux codes de la fantasy et de la BD historique, ceux de Martha Jane affirment par un graphisme et une narration originales leur spécificité face au western graphique. On sait que Jérôme Lereculey a appris la BD auprès de Patrice Pellerin, auteur des 7 vies de l’épervier, un classique de la BD historique. Son empreinte se ressent derrière le traitement réaliste des personnages d’Arthur qui, au fil des albums, va vers un dessin velouté, propre et très bien maîtrisé. Cette maîtrise qui se ressent par exemple dans les scènes de combat qui deviennent de grandioses illustrations ; il y a asurément chez Lereculey un fort classicisme, un goût du Beau, qui plait ou non, mais qui, pour ma part m’attire l’oeil. J’y trouve encore d’autres traces d’une beauté classique : une gestion dynamique des cadrages, un rythme permettant d’équilibrer scènes de paysage, combats, portraits rapprochés, des couleurs contrastées posées au bon endroit… Et bien sûr, le goût pour la reconstitution historique des armes, armures, habitats, avec, par moment (voir les couvertures, mais pas seulement), une tentative de faire allusion à l’art ornemental et figuratif celtique, ou du moins à ce qu’on en connaît. Arthur sublime ainsi la BD historique et emprunte à l’heroic-fantasy le rythme épique.
Tout au contraire, Blanchin et Perrissin ont voulu s’éloigner des codes traditionnels du western graphique tel qu’il s’exprime dans des séries sérieuses (Jerry Spring, Blueberry, Buddy Longway) ou comiques (Lucky Luke, Les tuniques bleues, Chick Bill). Il y a d’abord cette voix narrative revenant au début de chaque chapitre, s’écartant parfois face à l’action, revenant à l’improviste pour faire progresser l’histoire, qui fait de Martha Jane un album au rythme plus littéraire où le texte prend parfois le pas sur l’image. Mais surtout il y a le dessin si particulier de Matthieu Blanchin qui ne ressemble à rien de connu jusque là dans le western graphique : ni réalisme forcé, ni style humoristique franco-belge. Le dessin varie en fonction des plans, se faisant tantôt plus soigné, tantôt plus synthétique. L’emploi du lavis renforce encore la singularité de ce dessin, et, pour reprendre les termes de Loleck sur le site Du9 : « Dans ses lavis et ses clair-obscurs, il parvient même à évoquer le sépia des vieilles photos de l’Ouest. Une sorte de brume flotte autour de ses dessins, comme si chaque planche émergeait du passé, comme si chaque dessin nous laissait jeter un regard sur la jeunesse de l’Amérique. » . Je pense alors à une autre série relisant le western, Gus de Christophe Blain. Mais dans Gus, il s’agit davantage d’une parodie sur les codes traditionnels, alors qu’ici, ces codes sont complètement ignorés. L’aventure de Calamity Jane se fait alors moins romanesque mais plus intime, et tout aussi captivante.

Pour en savoir plus :
Sur Martha Jane Cannary et la légende Calamity Jane

http://www.matthieublanchin.net/
Un article intéressant sur les Lettres de Calamity Jane : http://clio.revues.org/index269.html
Et quelques critiques sur la série : http://du9.org/Martha-Jane-Cannary-les-annees et http://www.actuabd.com/Martha-Jane-Cannary-Les-annees
Sur Arthur, une épopée celtique et la légende arthurienne :
Une interview de Jérôme Lereculey : http://www.auracan.com/Interviews/Lereculey/Lereculey.html
Le site de l’exposition de la BnF : http://expositions.bnf.fr/arthur/

L’affaire du blog de Franquin et la gestion de l’héritage franco-belge, partie 2

Pour compléter ma réflexion précédente sur le blog de Franquin et les polémiques liées à la gestion des droits sur les héros de l’âge d’or franco-belges, voici un aperçu des différentes séries qui, dans les années 1950 et 1960, firent le succès des revues Spirou, Tintin et Pilote.
Cette question est importante dans la mesure où la bande dessinée franco-belge a acquis, de fait, un statut de patrimoine culturel incontournable. Or, la plupart des auteurs qui l’ont animé (Hergé, E.P. Jacobs, Franquin, Morris, Roba, Peyo, Goscinny…) sont décédés sans pour autant que le temps ait fait tomber leur oeuvre dans le domaine public (il faut pour cela en France attendre 70 ans après la mort de l’auteur). Les séries orphelines se situent donc dans une étape intermédiaire de leur vie, où elles restent des produits culturels mais avec un statut presque iconique de valeur sûres de la bd. Elles oscillent donc entre la poursuite d’une exploitation commerciale et quelques tentatives de relecture audacieuses par des repreneurs.
C’est dans les années 1980 et 1990 que le sort de ces héros de papier se jouent et que des forces d’inertie se mettent en place pour les figer au rang d’icônes d’une BD de qualité au service de l’enfance (et des grands enfants nostalgiques !).

On peut repérer des constantes dans la gestion des droits relatifs aux héros franco-belges. Les morts de Goscinny en 1977 et de Hergé en 1983 commencent à alerter, dès les années 1980, les auteurs vivants sur l’avenir de leur héros, avec deux modèles : celui de la poursuite d’Astérix par Uderzo et celui de la seule exploitation commerciale pour Tintin. Ce sont là les deux principales problématiques qui se posent aux auteurs : Comment préparer la poursuite d’une série après la mort de son créateur ? Comment exploiter les droits relatifs à un héros dans toute sa déclinaison de produits dérivés, et perpétuer ainsi son potentiel commercial ? Une solution souvent choisie, et pour laquelle Albert Uderzo ouvre la voie dès 1979, est la création d’une maison d’édition indépendante, pour se détacher de l’influence des grandes maisons d’édition franco-belges de l’époque, Casterman, Dupuis (journal Spirou), Le Lombard (journal Tintin), Dargaud (journal Pilote à partir de 1960). Ce modèle de l’éditeur autonome fondé autour d’un héros permet aussi, selon une tradition belge déjà mise en place par Jijé et Hergé, de créer des studios de dessinateurs où un maître reconnu forme des apprentis à la BD. La formule offre la possibilité aux créateurs des années 1950 d’assurer la sauvegarde de leur héritage et la poursuite de leur travail. Elle se fonde sur la force de l’idée de « paternité » d’un héros de BD et forge, sans doute pour longtemps, la préséance du droit d’exploitation du créateur et de ses ayants droit face aux maisons d’édition et à la communauté de fans.
C’est la qu’intervient la notion « d’esprit » d’une série. Cette notion, qui n’a aucun caractère officiel, pousse les éventuels repreneurs à suivre l’exemple du créateur et de ne pas martyriser la série par une déformation trop profonde de son état originel. D’où l’avantage du studio et de l’édition autonome qui permet de surveiller la production générée autour d’un héros. C’est là une des raisons d’être du droits d’exploitation : empêcher l’infidélité à cet « esprit » d’origine. Les Blake et Mortimer de Van Hamme et Ted Benoît furent ainsi salués par leur fidélité à l’esprit de Jacobs. Le héros devient une marque de fabrique assurant l’authenticité.
L’autre facette des droits d’exploitation tient à l’exploitation commerciale par des produits dérivés de la série. La plupart des auteurs n’ont pas attendu les années 1980 : des dessins animés Tintin, Astérix et Schroumpfs, existent très tôt, dans une version tv ou cinéma. Mais les années 1980 voient un approfondissement de l’exploitation commerciale avec de nouveaux types de produits (films, parcs à thèmes, jeux vidéos). L’autre nouveauté est de se fonder sur les nostalgiques, la génération ayant lu toutes ces séries dans son enfance et à présent en âge de dépenser de l’argent. La sincérité des hommages (perpétuer un souvenir) et les questions commerciales se mélangent ici. Outre la réédition d’inédits, de vieux albums, de tirages limités, la société Leblon-Delienne est créée en 1983. Elle devient vite une référence en matière de création de figurines de collection issues des séries de l’âge d’or franco-belge, à commencer par Tintin, puis Spirou, les Schroumpfs, Blake et Mortimer, Boule et Bill, Astérix, Michel Vaillant… Cette mode dynamise l’exploitation commerciale au service des ayants droits.
Remarquons enfin que se joue durant les années 1980 une redistribution éditoriale des séries. Fini le temps où un héros s’identifiait à un éditeur : les cartes sont redistribuées entre Dupuis, le Lombard et Dargaud au moment où ces fameuses petites structures autonomes sont finalement rachetées par les grandes ou transformées en filiale. Lucky Luke et Blake et Mortimer reviennent à Dargaud, les Schroumpfs au Lombard, Astérix à Hachette… Un curieux jeu de chaises musicales qui a pour principal effet de piller Dupuis qui, paradoxalement, se voit contraint de renouveler ses séries pour enfants pour poursuivre le magazine Spirou qui, l’air de rien, a fêté l’année dernière ses 70 ans d’existence.

Spirou : Je commence volontairement par le contre-exemple, puisque Spirou n’appartient pas à ses créateurs. Son créateur officiel est Rob Vel en 1938 qui le cède aux éditions Dupuis en 1943. Pas de contrainte d’auteur réclamant son dû, l’éditeur est libre de faire ce qu’il souhaite du personnage dont le sort est scellé : Spirou connaîtra un renouvellement constant de ses dessinateur et scénariste. Les reprises par Jijé, Franquin, Fournier, Cauvin et Broca, Tome et Janry, Morvan et Munuera, ont comme avantage de moderniser la série en fonction des évolutions du monde de la BD. Cela permet notamment à Tome et Janry de créer Le Petit Spirou et de proposer des albums plus novateurs dans leur thème et leur ambiance comme Machine qui rêve en 1998, dont l’accueil a d’ailleurs été plutôt froid par les fans surpris. Spirou est donc une exception dans ce monde de la BD franco-belge, puisque le personnage connaît à la fois une stabilité éditoriale et une forte évolution graphique et scénaristique qui, à mon sens, le sauve de la rigidité de ses congénères.

Blake et Mortimer
: Jacobs meurt en 1987 en laissant son dernier album, Les 3 formules du professeur Sato inachevé, mais en ayant fondé un studio, les éditions Blake et Mortimer, qui se veut indépendant du Lombard, l’éditeur d’origine. Bob de Moor, élève d’Hergé et de Jacobs, s’attache à le terminer en 1990 en suivant à la lettre le style originel (il meurt malheureusement en 1992). La série s’arrête là et, de la même manière que Tintin, se fige dans sa gloire passée. Puis elle devient une filiale de Dargaud qui réactive la parution de nouveaux albums en 1996, avec l’idée de choisir des « héritiers » de Jacobs, le dessinateur au style proche, Ted Benoît, et le scénariste Jean Van Hamme. C’est le début du retour en force de la série qui voit se succéder deux équipes, Van Hamme/Benoît et Yves Sente/André Juillard. Le dessin dit « ligne claire » qui caractérise Jacobs est conservé, de même que le goût pour l’aventure musclée et les longues explications scientifiques. Blake et Mortimer est l’exemple type de la série continuant « dans l’esprit de », dans le respect d’une solide tradition qui a fait école. Les références aux vieux albums de Jacobs sont souvent très présents. A mon sens, la série n’est pas à l’abri d’un certain essoufflement, en particulier pour le duo Sente/Juillard. Il n’est innocent de noter que la prépublication de la nouvelle série se fait dans la presse adulte, Télérama et Le Figaro magazine en France, Le Temps en Suisse, preuve que le public visé est bien un public de nostalgique, et qu’il ne s’agit pas de retrouver un public dans la jeunesse.

Astérix : La vie de la série Astérix le gaulois se résume en deux temps : avant et après la mort de René Goscinny en 1977. Astérix chez les belges est le dernier album scénarisé par Goscinny et édité par Dargaud en 1979. Cette même année, Albert Uderzo, en conflit avec Dargaud, crée les éditions Albert René pour gérer seul les droits de la série et la poursuivre, seul aussi. Les albums sortis dans les années 1980 ont été assez peu épargné par la critique, en particulier depuis les années 2000. En 2009, le groupe Hachette devient majoritaire dans cette maison d’édition et il semblerait que la série continue à la mort d’Uderzo.
Comme beaucoup d’autres succès franco-belge des années 1950-1960, Astérix a connu très tôt une exploitation de ses droits en produits dérivés. Des dessins animés, d’abord sous le contrôle des deux créateurs (Astérix le Gaulois en 1967 est le premier et les studios Idéfix sont crées en 1974) puis moins à partir des années 1980. Trois films plutôt inégaux, seul celui d’Alain Chabat, Astérix Mission Cléopatre ayant reçu un bon accueil critique (en 1999, 2002 et 2008). A noter aussi un parc à thème crée en 1989 dans l’Oise. La survie de la série est beaucoup assurée par des livres d’or, des inédits, des jeux vidéos. 50 ans après sa création, le petit gaulois est la principale valeur sûre de l’âge d’or franco-belge avec Tintin, d’un point de vue commercial, s’entend.

Lucky Luke : Pendant longtemps série de Morris et Goscinny, éditée par Dupuis puis Dargaud à partir de 1968, le premier remou qu’elle connaît est la mort de Goscinny en 1974. La série continue alors avec plusieurs scénaristes, dont le duo Xavier Fauche/Jean Léturgie, tandis que Morris reste au dessin. Variations autour de nouveaux thèmes et approfondissement de l’aspect « archéologique » et documentaire de la série. Un studio Morris se met en place pour assurer la formation de dessinateurs sur son modèle. Soudain, Morris décide de quitter Dargaud et fonde Lucky Productions en 1991. Mais cet éloignement est de courte durée puisque dès 2000, Dargaud se lie avec Lucky Productions pour fonder Lucky Comics ; et Morris meurt en 2001. Parallèlement, la série a connu des développements au cinéma, sur le modèle d’Astérix, et ce dès 1970.
Etrangement, c’est un moment de rupture pour la série qui connaît alors un étrange dédoublement de personnalité qui suivent les deux grands axes de la série : les albums BD et le dessin animé. D’un côté le respect de la tradition, de l’autre une tentative de renouvellement. Pour la série, le duo Achdé/Laurent Gerra prend le relais (et non les dessinateurs et scénaristes formés par Morris). L’idée est de garder « l’esprit » de la série en conservant un dessin proche de Morris et en donnant le scénario à un humoriste célèbre susceptible de faire venir un nouveau public (et sans se soucier du fait que scénariser un album de BD n’est pas un métier qui s’improvise), avec l’alibi de l’hommage. A côté de ça, un producteur de dessin animé, Marc du Pontavice, rachète en 1999 les droits d’animation de la série et livre en 2001 pour la télévision Les Nouvelles aventures de Lucky Luke, série d’animation qui modernise véritablement Lucky Luke par un graphisme original et très dynamique où la couleur et les cadrages explosent.

Les Schroumpfs : Heureusement pour les petits lutins bleus, leur père de papier, Peyo, avait pris soin d’eux. Il crée très tôt ses propres studios où il forme toute une génération de dessinateurs qui travailleront plus tard dans Spirou. Puis, dans les années 1980, il met au point, soutenu par sa famille, une solide organisation commerciale (la société IMPS) chargée de gérer les dessins animés diffusés aux Etats-Unis, les figurines en plastique, le mensuel Schroumpf, le parc à thème en Lorraine… Il existe également de 1990 à 1992 les éditions Cartoon Création pour l’édition des nouveaux albums et la gestion des droits, mais le Lombard en prend finalement le contrôle.
Depuis sa mort en 1992, c’est son fils, Thierry Culliford, qui a repris le scénario de la série, éditée, donc, par Le Lombard, tandis que le dessin est assuré par différents dessinateurs des studios Peyo. Là aussi, la continuité se fait sans heurts : même esprit gentil, dessin parfaitement identique. La série s’ancre définitivement auprès d’un public enfantin. Les scénarios sont un peu plus complexes que ceux de Peyo, mettant en jeu plus frontalement des questions actuelles de morale, de Bien et de Mal, de vie en société (la finance, le journalisme, les jeux d’argent, les OGM…). Le monde des Schroumpfs s’ouvre davantage à celui des humains, changement de taille par rapport à la série d’origine. Surtout, les très nombreux produits dérivés, existant presque dès l’origine de la série, rencontrent toujours beaucoup de succès.
Deux autres séries appartiennent à la même catégorie des séries perpetuées dans la tradition par des épigones du créateur : Boule et Bill de Jean Roba, poursuivi à sa mort depuis 2003 par Laurent Verron et Alix que Jacques Martin confie progressivement depuis 1998 à ses nombreux assistants pour assurer l’avenir de la série après sa mort. Des cas qui s’accordent bien avec le fonctionnement en studios indépendants de dessinateurs qui est celui de la tradition franco-belge depuis les années 1940.

Gaston Lagaffe
et Le Marsupilami : La série Spirou et Fantasio fait, dans les années 1950-1960 le succès d’André Franquin mais ne lui appartient pas, contrairement aux nombreux autres héros franco-belges. Il l’arrête en 1970 pour se consacrer pleinement à Gaston, toujours au sein de Dupuis. Puis, pour se détacher de l’influence de Dupuis, Franquin, convaincu par Jean-François Moyersoen, crée Marsu Productions en 1986, en se basant sur ses droits sur le Marsupilami, personnage qu’il a crée au sein de Spirou et Fantasio (on remarquera la complexité de la juridiction en matière de création de personnages). Ainsi naît la série Le Marsupilami en 1987, sur un scénario de Franquin et avec un dessin de Batem. En 1992 viennent s’ajouter les droits de la série Gaston que Marsu Productions rachète à Franquin, mais celui-ci meurt en 1997 et seul un album paraît. Dès lors, Marsu Production se préoccupe surtout de rééditer de vieux albums de Gaston, de poursuivre Le Marsupilami par Batem. Cette maison édite également d’autres séries d’anciens dessinateurs de Spirou : Natacha et Le P’tit bout de chique de Walthéry, Chaminou de Raymond Macherot.
La structure Marsu Productions, originellement crée autour de l’univers d’André Franquin s’affirme finalement comme la gardienne d’un certain « esprit Dupuis » en republiant des séries plus ou moins connues mais symboliques du journal Spirou. Elle se charge aussi d’éditer des albums-souvenirs autour de Franquin, comme Les monstres de Franquin dans les années 2000, regroupant des créations inédites du dessinateur. Si Gaston s’est arrêté avec la mort de Franquin, les auteurs présents au catalogue de Marsu Productions sont soit des auteurs de l’âge d’or franco-belge (André Franquin, Raymon Macherot, lui-même mort en 2008) soit des élèves de ces grands auteurs qui en poursuivent l’héritage (Walthéry, Gos, Wasterlain, Batem…). Noter que pour toutes ses séries, les droits ne doivent pas être très clairs puisque Dupuis et Marsu Productions publient tour à tour leur propre rééditions.

J’ai tendance à penser que la meilleure chose qui puissent arriver à toute ses séries et d’être réinterprétées par des créateurs talentueux, et non d’être repris à l’identique. Et encore moins d’être figé dans une posture commerciale. L’exemple d’Astérix est celui d’une reprise dans le même esprit qu’avant, profondément sincère mais complètement inadaptée au renouvellement de la BD française (souvenons nous de la polémique sur Le ciel lui tombe sur la tête rendant hommage à Walt Disney en fustigeant les mangas à une époque où le manga n’est plus aussi critiqué et où Disney prend l’eau). Pour cette raison, le blog de Franquin me semblait une heureuse initiative gachée par une malheureuse maladresse…

L’affaire du blog de Franquin et la gestion de l’héritage franco-belge, partie 1

Depuis quelques semaines, un micro-évènement secoue la blogosphère bd et fait parler sur internet : l’affaire du blog de Franquin. Blog lancé il y a plus d’un an par Turalo et Piak, les deux blogueurs y mettaient en scène le célèbre dessinateur belge André Franquin, sous la forme d’un squelette, évidemment, imaginant la vie d’un auteur de bd mort au paradis des auteurs de bd, en compagnie de Roba, Yvan Delporte, Morris, et bien sûr son rival Hergé. Un blog drôle et inattendu mêlant réinterprétation du format blog et hommage au mythique dessinateur de Spirou, Gaston et des Idées noires. L’idée de départ de Turalo était que si Franquin était toujours vivant, il aurait sûrement ouvert un blog ! Or, alors que le blog de Franquin vient d’être édité à la fois par Foolstrip sur internet et par Glénat en format papier, les éditions Marsu Productions demande le retrait de l’album, et l’obtient, pour utilisation non autorisée du nom de Franquin.
Si cette affaire, grâce à la bonne volonté des deux parties, se tasse doucement, elle est symptomatique de quelques problèmes récents de la gestion de l’héritage franco-belge. Les grands auteurs des années 1950-1960, âge d’or de Spirou, Tintin et du premier Pilote, s’éteignent doucement et leurs oeuvres qui ont acquis en cinquante ans le rang de symbole et de mythe culturel, connaissent des sorts partagés, voire même parfois rencontrent la justice. D’un côté une communauté de fans s’appropriant ces mythes, de l’autre des ayants droits voulant contrôler l’exploitation commerciale dont ils sont les héritiers… Les situations sont diverses selon les titres, mais la problématique inédite pour un monde de la bande dessinée jusque là habitué à plus de calme et de consensus.

Vie et mort du blog de Franquin

Commençons par cette affaire, la plus récente, pour rappeler les faits et lui redonner toute sa mesure. Elle a déjà été commentée de nombreuses fois, notamment au comptoir de la bd : http://lecomptoirdelabd.blog.lemonde.fr/2009/11/04/le-blog-de-franquin-bientot-retire-de-la-vente/ et sur le site de Livres hebdo : http://www.livreshebdo.fr/edition/actualites/%E2%80%9Cle-blog-de-franquin%E2%80%9D-va-etre-retire-de-la-vente/3673.aspx . Je vais donc reprendre ici ce que mes confrères ont déjà dit sur le sujet. Au vu du succès du blog de Franquin qu’ils ont lancé, les deux auteurs, Turalo et Piak, entreprennent de le publier, comme cela se fait parfois sur la blogosphère bd. Foolstrip prend en charge l’édition via internet et Glénat accepte d’insérer l’album dans sa collection Drugstore, spécialisée dans l’humour décalée. Les choses ne se passent pas comme prévu puisque Marsu Productions, maison d’édition gérant les droits d’André Franquin, demande le retrait de la vente des ouvrages, avec comme motif officiel « l’utilisation non autorisée de la marque Franquin » (et moi d’apprendre que Franquin est une marque déposée). Jean-François Moyersoen, directeur de Marsu Productions, ne cache pas sur le site de Livres hebdo que ce qui le gêne le plus, est que la publication d’un tel blog n’est pas en accord avec la pudeur de l’auteur qui ne parlait jamais de sa vie privée. Turalo annonce donc le retrait de l’album des librairies, ce qui suscite de nombreuses réactions, mais les commentateurs se mettent d’accord sur un point : les torts sont tout à fait partagés et l’affaire n’oppose pas la liberté d’expression d’un auteur au protectionnisme des ayants droits, mais met en jeu des questions bien plus complexes.
Il est souvent relevé, par exemple, que ni les auteurs, ni Foolstrip, ni l’éditeur, ne sont allés demander l’autorisation à Marsu Productions pour l’utilisation du nom de Franquin. Une maladresse certaine, car, comme le rappelle Sébastien Naeco du comptoir de la bd, « c’est aux éditeurs de s’enquérir des modalités légales d’utilisation d’un nom ou d’une marque, de faire en somme le premier pas, et non au propriétaire de ladite marque qui à juste titre a le droit de réagir si précisément il n’a pas été sollicité auparavant. ». Les deux parties ne souhaitent pas attiser la polémique et, pour calmer le jeu, Turalo publie sur le site du festiblog un appel au calme (http://www.festival-blogs-bd.com/2009/11/appel-au-calme-des-auteurs-dans-laffaire-du-blog-de-franquin.html ) dans lequel il explique les raisons de cette maladresse : « On savait que l’on flirtait avec le risque de réactions de la part des ayant-droits d’André Franquin, mais nous comptions sur le contenu de notre travail pour jouer en notre faveur et nous affranchir de tout soupçon sur nos intentions avant la moindre sanction. ». L’affaire semble se terminer dans le calme, même si le constat est amer pour les auteurs qui espéraient mettre en valeur leur travail sur la durée, et pour le jeune éditeur Foolstrip qui a retiré lui aussi de son catalogue le blog. (http://www.foolstrip.com/index.php?id=16&serie=10 )

Deux choses me semblent à retenir de ce malentendu. Un premier cas d’école se trouve posé sur la différence entre la liberté dont un créateur peut disposer sur internet et les réalités, judiciaires et économiques, de l’édition papier, où les notions de droits d’auteur sont beaucoup moins floues. C’est bel et bien le passage du blog à l’album qui fait problème pour Marsu Productions. Mais ce qui m’intéresse plus particulièrement ici est la confrontation entre l’appropriation d’un héritage par les fans et les réalités du droit d’auteur et du dépôt de marque dans le secteur de l’industrie culturelle.

La bande dessinée et ses démêlés judiciaires

En prenant connaissance de cette affaire, je me suis souvenu de deux autres affaires judiciaires, d’ampleur tout à fait différentes, touchant à l’héritage de la bd franco-belge. Avec le blog de Franquin, les choses se sont calmées assez vite grâce à la bonne volonté des deux parties ne voulant pas lancer une polémique. Mais ce n’est pas toujours le cas…
La première affaire concerne le sort de la série Astérix, representée par les éditions Albert-René. En décembre 2008, Albert Uderzo (dessinateur de la série, âgé de 81 ans) et Anne Goscinny (fille de René Goscinny, le scénariste de la série), ont vendu leur part au groupe Hachette qui détient ainsi 60% de la maison, soit la majorité qui autorise le groupe à prendre des décisions. Les 40% restant sont detenus par Sylvie Uderzo, la fille d’Albert Uderzo qui s’était plainte de la trahison de son père qui cédait, selon elle, la série aux « envahisseurs », les grandes maisons d’édition. La polémique enfle et le père et la fille se brouillent en cette année anniversaire où se fêtent les 50 ans de la série. Difficile, dans cette affaire rendue publique sur le net, de faire la part des choses entre les enjeux personnels et les ambitions commerciales. La question cruciale étant bien sûr : que va-t-il advenir de la série à la mort d’Uderzo, puisque ce dernier a accepté qu’Astérix lui survive ?
(http://eco.rue89.com/2009/01/28/guerre-pour-le-controle-dasterix-ils-sont-fous-ces-uderzo )
L’autre affaire est plus connue, puisqu’il s’agit d’un énième rebondissement opposant les tintinophiles à Nick Rodwell, époux de la veuve d’Hergé qui s’est donné pour mission de gérer l’héritage d’Hergé. Nombreux sont les amateurs de Tintin qui se sont heurtés à l’incompréhension de Moulinsart S.A. (un livre résume les enjeux de l’héritage d’Hergé : Tintin et les héritiers de Hugues Dayez, http://www.bdparadisio.com/dossiers/heritier/ ). La volonté de Nick Rodwell est de protéger au maximum l’utilisation de l’image de Tintin en contrôlant tout usage public issu de la série, sous la forme de reproduction illicite de cases, ou de pastiches d’albums. Les critiques à l’égard de Nick Rodwell sont souvent très médiatisées et il se montre lui-même généralement assez agressif envers les journalistes. Son arme favorite est le procès et dernièrement, un nouveau tintinophile en fait les frais, Bob Garcia. Ce dernier, auteur de polar, a publié cinq ouvrages documentaires sur Tintin dont les couvertures s’inspirent en partie de certains albums. Suite au procès en septembre dernier, Bob Garcia a été accusé de contrefaçon et condamné à 40 000 euros de dommages et intérêts à verser à Moulinsart SA et à Fanny Rodwell. Comme le souligne Didier Pasamonik dans cet article, http://www.actuabd.com/Bob-Garcia-perd-la-bataille-face-a « Il est vrai que cette affaire ouvre la possibilité aux ayants droit, quels qu’ils soient –auteurs ou héritiers « abusifs »- d’interdire l’usage d’une image à tout commentateur de l’œuvre qui ne recevrait pas leur imprimatur. ».
La question de Nick Rodwell et de sa gestion de l’héritage de Tintin est une sorte de cas d’école où les enjeux seraient poussés à l’extrême : d’un côté la communauté de fans et de spécialistes de Tintin qui se voient bridés dans leur passion et de l’autre un homme d’affaires très soucieux du respect à la lettre du droit d’auteur et des droits dérivés (exploitation commerciale de l’image de Tintin). Car c’est bien là ce que dénonce Pierre Assouline sur son blog, en publiant la tribune de Bob Garcia (http://passouline.blog.lemonde.fr/2009/10/27/moulinsart-la-tue-presque/ ): le problème n’est pas tant que Moulinsart SA contrôle l’image de Tintin (c’est sa mission, en tant que propriétaire des droits d’auteurs de la série). Ce que critiquent les tintinophiles, c’est que Nick Rodwell abuse de son pouvoir et profite d’un droit sur les produits dérivés pour transformer Tintin en un produit commercial au détriment de sa valeur culturelle et patrimoniale. L’ouverture d’un musée Hergé à Louvain en mai 2009 a sûrement pour but d’atténuer les polémiques en montrant une ouverture davantage culturelle (même si, là encore, l’interdiction faite aux journalistes de prendre des photos lors de l’inauguration, au nom de ce même droit à l’image, a encore fait polémique).

Un héritage franco-belge problématique

Avec Tintin et Moulinsart SA, nous sommes dans une situation extrême. Steven Spielberg, qui détient depuis près de trente ans les droits d’exploitation au cinéma de l’oeuvre d’Hergé, tourne actuellement avec Peter Jackson sa version du Secret de la licorne, qui sortira en 2011. La sortie du film dira si le choix des ayants droits a été judicieux ou non : ils avaient refusés en 2002 de céder les droits à Jean-Pierre Jeunet, lui préférant le célèbre réalisateur nord-américain.
Les trois affaires citées précédemment montrent la complexité des enjeux autour de la gestion de l’héritage de l’âge d’or franco-belge. Le problème, on l’aura compris, est que toutes les séries qui en sont issues (et en particulier les mythes que sont Tintin et Astérix) ont l’avantage d’être extrêmement populaire et, à cet égard, de bénéficier de l’indulgence de leur public. Ce sont les valeurs sûres de la BD francophone, des titres et des marques qui feront toujours vendre. Pour cette raison, le dernier album d’Astérix, Le ciel lui est tombé sur la tête, s’est vendu dans les deux mois suivants sa sortie à plus de 2 millions d’exemplaires. Dit plus crument, un homme d’affaires habile peut sans peine se faire beaucoup d’argent autour du seul nom d’Astérix et de Tintin (ce qui n’est toutefois pas le cas d’Uderzo qui, selon moi, reste tout à fait sincère). Juridiquement, les personnages sont devenus des marques déposées, de même que le nom de Franquin. Ils ont définitivement quitté le domaine culturel pour le domaine commercial. Or, je suis toujours attristé de voir des héros de papier transformés en produits vendus comme symbole de la culture française ou belges. Ce n’est pas parce qu’ils sont devenus des symboles que l’on ne peut pas opposer un regard critique à l’égard des produits dérivés. A contrario, l’exemple de Spirou, qui n’a jamais appartenu à ses créateurs mais à la maison d’édition Dupuis, montre que lorsque l’héritage est pris en charge non par des individus mais par une structure éditoriale, il n’y a pas de problèmes juridiques. C’est là le choix d’Uderzo qui, en remettant le destin d’Astérix entre les mains d’Hachette, espère que la série pourra continuer sans trop de problèmes. Mais est-il seulement possible qu’une des séries franco-belges à succès ait droit à un sort digne en étant reprise et interprétées par de véritables créateurs et non par des commerciaux ?
Une dure réalité a donc rattrapé la BD franco-belge des années 1950 : la BD est avant tout une industrie, régie par des questions plus commerciales qu’artistiques. Ce qui ne serait pas trop grave si la popularité des toutes ces séries n’avaient pas générée une cohorte de fans qui, de leur côté, s’approprient l’héritage du mieux qu’ils peuvent, en essayant de passer entre les gouttes judiciaires. Tintin et Astérix sont les séries ayant derrière elles la plus grande littérature, des commentateurs de toute sorte s’étant attaqué à ces mythes. Il y a forcément conflit entre les ayants droits et la communauté de fans estimant que les héros lui appartiennent en partie, car, juridiquement, un personnage de BD appartient à son créateur et à ses héritiers. Dans certains cas, comme celui du blog de Franquin, l’affaire s’arrange entre des parties de bonne foi. Dans d’autres cas, comme celui de Bob Garcia, la justice se montre moins indulgente.

Dans un article à venir, je détaillerai comment a été géré l’héritage franco-belge à partir des années 1980…

Linda Medley, Château l’attente, Ça et là, 2007

Le renouvellement de la fantasy : regards franco-américains
Une récente chronique de Makuchu, de nos chers voisins du Culture’s pub m’a poussé à lire cet album vieux de deux ans pour sa traduction française, mais commencé par la dessinatrice américaine Linda Medley depuis 1996, sous le titre Castle Waiting (publié à partir de 2006 chez Fantagraphics Books, et en France par le petit éditeur Ça et là). Et alors il m’a fallu non seulement rédiger à mon tour un article sur cet album atypique, mais en plus poursuivre dans la foulée avec une analyse sur l’évolution de la fantasy dans la Bd de ses deux dernières décennies… L’occasion pour moi de vous inciter à lire trois excellentes séries publiées chez Delcourt.

L’heroïc-fantasy sur le marché de la BD

Un bref rappel, avant tout, du destin de ce genre littéraire bien spécifique dans l’univers de la BD. N’étant pas spécialiste de la littérature, je ne vais pas m’aventurer à une définition précise de la fantasy (donc si vous avez des précisions, n’hésitez pas). Il s’agit, pour aller vite, d’un genre littéraire dont la caractéristique principale est l’univers dans lequel il se déroule : un univers fictionnel où la magie et le surnaturel ne sont pas étrangers (ce qui le distingue du fantastique), et faisant généralement appel à des thèmes et personnages issus de la littérature ancienne (médiévale, mais pas seulement) et à plus spécifiquement à l’univers des contes : chevaliers, princesses, êtres magiques variés, monstres et dragons… A la suite du succès rencontré à la fin des années 1960 par l’oeuvre de J.R.R. Tolkien The Lord of the rings, le genre connaît un succès croissant dans la seconde moitié du XXe siècle comme littérature populaire, avec des déclinaisons variés et de grands auteurs. Il devient un véritable phénomène culturel dans les années 1970-1980 avec le jeu de rôle Dungeons and dragons, symbole d’une communauté dynamique de fans du genre.
L’insertion et le succès de la fantasy dans le monde de la BD se fait principalement dans une des déclinaisons du genre : l’heroic-fantasy, ou « sword and sorcery » qui, comme son nom l’indique, se distingue par sa dimension épique et met généralement en scène un groupe de héros luttant contre le Mal avec, donc, de la magie et des épées (tout cela est, certes, très caricaturé…). Je vais aller vite sur les Etats-Unis que je connais moins bien, mais le genre s’introduit non pas à travers Tolkien mais à travers la série de romans de Robert H. Howard Conan the barbarian inspirant à Marvel un héros éponyme à partir de 1970. Le succès de ce héros musclé de l’âge Hyborien, symbole de cet heroic-fantasy dessinée, ne cesse pas jusqu’à nos jours.

En France, c’est également l’heroic-fantasy qui va prévaloir à partir des années 1980. La série Thorgal de Jean Van Hamme et Gregor Rosinski prélude à ce succès dès la fin des années 1970, avec l’insertion de magie dans une série à fond historique réaliste (les Vikings). Mais c’est surtout La Quête de l’oiseau du temps de Serge le Tendre et Régis Loisel qui, à partir de 1983, va fonder le succès et les codes du genre pour la BD française.
L’arrivée de l’heroic-fantasy dans les années 1980 n’est pas le fruit du hasard. Cette décennie correspond, pour la BD française, à un retour à une certaine tradition de la BD d’aventure, souvenir des succès de la bd belge des années 1950 dont les principes sont repris au service d’un genre nouveau qui, surtout, dispose de sa communauté de fans. On retrouve ainsi dans la série de Le Tendre et Loisel le principe de la série, l’alliance de l’aventure exotique et de l’humour ; elle va aussi formuler des codes du genre qui seront réutilisés par la suite dans d’autres séries : l’accorte héroïne, de mystérieux monstres humanoïdes, l’exotisme des décors et d’un univers totalement inconnu du lecteur. Le succès de la série lance sur le marché d’autres titres plus ou moins réussi. Je citerais tout de même Les chroniques de la lune noire de Froideval et Ledroit qui, tout en restant dans une sword and sorcery classique, est parvenu à la fin des années 1980 à proposer une oeuvre originale, sorte de space opera appliqué à la fantasy, avec ses étourdissantes scènes de bataille.
La dernière étape de cette assise de l’heroic-fantasy en France tient à l’irruption sur le marché français de Soleil productions de Mourad Boudjellal, d’abord en 1982 pour rééditer d’anciens titres. Mais c’est le succès de la série Lanfeust de Troy à partir de 1994 (Christophe Arleston et Didier Tarquin) qui crée l’identité de l’éditeur et le pousse à creuser la piste de l’heroic-fantasy à destination des adolescents. Depuis cette date, Soleil a contribué à figer le genre selon les codes énoncés plus haut, utilisant le plus souvent Arleston, leur scenariste maison. Un héros en plein quête initiatique, de la magie, des combats épiques, de l’humour, des filles plantureuses, sont les topos de l’heroic-fantasy à la française, reprenant là encore certains principes de la bonne vieille Bd belge, notamment dans la multiplication de séries bâties sur des principes communs en terme de narration et de dessin.

Les voies nouvelles de la fantasy française

Il y a sans doute quelque chose d’amer dans ce constat. D’abord parce que Soleil fige les formes que peut prendre la fantasy dans un produit commercial visant un public spécifique, et ne participe donc pas à un projet de renouvellement des formes. C’est chez un autre éditeur que va se développer ce renouvellement : Delcourt. Tandis que Soleil commence à éditer Lanfeust, il y a chez Delcourt une convergence de séries relevant dans une certaine mesure du genre de la fantasy, mais se dégageant des codes canoniques de l’heroic-fantasy. Turf commence sa Nef des fous en 1993, tandis qu’Alain Ayroles débute simultanément en 1995 Garulfo avec Bruno Maïorana et De cape et de crocs avec Jean-Luc Masbou. On pourrait y ajouter encore d’autres séries (Horologiom de Fabrice Lebeault en 1994-2000, Algernon Woodcock de Gallié et Sorel en 2002-2007 et surtout la saga Donjon à partir de 1998) qui montrent l’opposition entre deux stratégies commerciales : la variation autour de mêmes codes et univers chez Soleil et la mise en avant de la singularité des auteurs et des univers chez Delcourt.
La principale caractéristique de ces séries est de renouveller leur références littéraires : pas de héros musclés, de quête initiatique, de lutte cosmique entre le Bien et le Mal… Ces séries lorgnent davantage vers des univers littéraires variés :
Garulfo est, de façon explicite, une parodie de conte de fées. Ayroles mélange les clichés du genre (princesse à délivrer, prince charmant, dragons, joutes, ogres, sorcières) mais opère un retournement bien souvent efficace, dont le principal est que le héros, Garulfo, est une grenouille qui, une fois transformé en prince charmant, continue d’agir comme un batracien. D’autres surprises de ce type attendent le lecteur qui se délècte du mauvais traitement infligé aux contes de fées.
Dans De cape et de crocs, les références littéraires ne sont pas le moteur de l’action mais plutôt un décor qui permet de faire évoluer les deux héros, le renard Armand de Maupertuis et le loup Don Lope dans un seizième siècle mythifié autour des grands symboles culturels qui le caractérisent, mais avec un intervention de la magie. Ainsi retrouve-t-on les jeux de la Commedia della Arte, la figure héroïque de Cyrano de Bergerac, les rebondissements d’un récit de cape et d’épée, avec un débordement sur le dix-huitième et ses récits de pirates, d’île au trésor, et de bon sauvage. Les auteurs recherchent cet esprit lettré du seizième en agrémentant leur album de poèmes, de pièces de théâtre et de cartes du monde qui donnent une cohérence à l’univers ainsi crée.
La série de Turf, La nef des fous, est de loin la plus mystérieuse et la plus difficile à cerner. Le titre fait référence à l’ouvrage de l’allemand Sébastien Brant, daté de 1494. Mais l’univers de Turf est beaucoup plus ample, mêlant les contes de fées (rois, princesses…) et l’esthétique steampunk avec l’omniprésence des automates et des robots, mais aussi des personnages proches de L’oiseau du temps (monstres, créatures humanoïdes aux montures étranges). Toute une juxtaposition de références créant, au final, un univers tout à fait cohérent.

Ces quatre auteurs ont été mis en rapport lors du dernier festival d’Angoulême dans une même exposition. En effet, tous quatre sont nés dans les années 1960 et sont passés par l’Ecole des Beaux-Arts d’Angoulême. Leur univers, mêlant féérie et aventure, sont assez proches. Le point commun des trois séries tient sans doute à la singularité du dessin dans chacun d’elle : les styles respectifs de Masbou, Turf et Maïorana sont suffisamment différents pour dépeindre des mondes uniques. A chaque fois, une attention toute particulière est portée aux couleurs, souvent très vives et puissantes. Le coloriste de Garulfo est Thierry Leprévost, un autre ancien élève des Beaux-Arts. Je signalerai enfin, pour les fans qui ne le sauraient pas encore, que le dernier tome de De cape et de crocs sort dans deux semaines !

La fantasy féérique outre-atlantique : Castle Waiting
Cette longue introduction pour en venir au sujet de l’article, le comics Castle Waiting, récemment traduit en France, par la dessinatrice américaine Linda Medley. J’ai voulu le rapprocher des trois séries françaises dans la mesure où on y trouve la même volonté de renouveler l’univers de la fantasy par l’apport de sources nouvelles. Linda Medley, née en 1964, est d’abord illustratrice free-lance avant d’entamer chez DC une carrière dans le monde du comics dans les années 1990. Castle Waiting est sa première véritable oeuvre, dont la publication s’échelonne entre 1997 (auto-édition) et 2006 (par Fantagraphics).
C’est au monde de la féérie et du conte que Medley fait appel. Les premiers chapitres reprennent ainsi le conte de Perrault (1697), repris par les frères Grimm (1812) La belle au bois dormant en le modernisant dans une narration dynamique et en posant la question : que se passe-t-il après ? On retrouve ici l’idée de parodie de conte de fées de Garulfo. Puis, l’intrigue se complexifie et s’autonomise de ses références qui deviennent surtout un décor, celui d’un Moyen Age où règne la magie et où certains habitants sont des chevaux, des échassiers, et des halflings ; et bien sûr, fées, sorcières, esprits, existent. La narration est souvent menée sur le mode de la fable ou du conte moral.

Il y a donc une relecture complexe de ce que peut être la fantasy. Pas de quête, bien au contraire, le « château l’attente » est un refuge tranquille pour les héros fatigués. L’aventure n’est présente que lorsqu’elle est racontée par les protagonistes. L’auteur explore une autre facette du genre popularisé par Tolkien, où se voit un goût pour la représentation érudite des époques anciennes et à ses littératures. Des éléments présents chez Tolkien, lui-même grand spécialiste de la littérature médiéval, mais en partie mis de côté par le courant de l’heroic-fantasy. Le conte de fées, qui s’était réfugié depuis le XIXe siècle dans l’espace réservé de la littérature pour enfants, ressort ici dans une littérature pour adulte. Ici sont révélées ses potentialités pour la bande dessinée.
Tous ces exemples, de part et d’autre de l’Atlantique, sont-ils des expériences isolées où sont-ils destinés à engendrer un véritable renouvellement du genre de la fantasy dessinée ? La domination commerciale de Soleil est forte, sans aucun doute, mais le succès des séries De cape et de crocs et Donjon montre que le public est prêt à accueillir autre chose.

Pour en savoir plus :
Sur les séries de Delcourt :

Turf, La nef des fous, Delcourt, 1993-2009
http://www.turfstory.com/
Bruno Maïorana et Alain Ayroles, Garulfo, 1995-2002
Jean-Luc Masbou et Alain Ayroles, De cape de crocs, Delcourt, 1995-2009
Sur Linda Medley :
Linda Medley, Castle Waiting, Fantagraphics Books, 2006 (en France : Ça et là, 2007)
http://www.chateaulattente.com/index.htm

Pourquoi lire Frederik Peeters ?

Alors que sort son dernier album chez Gallimard, Pachyderme, j’ai eu envie de vous parler de l’auteur de bande dessinée suisse Frederik Peeters. Ce sera peut-être pour certains l’occasion de le découvrir, tandis que d’autres le connaissent peut-être déjà, notamment à travers des albums ayant eu un bon succès comme Pilules bleues et la série Lupus, tous deux édités chez Atrabile, un éditeur suisse. Il fait partie de cette génération d’auteurs ayant commencé leur carrière dans la BD indépendante à la fin des années 1990 et au début des années 2000. Tout en conservant une certaine exigeance dans leur travail, ils ne sont plus, comme les auteurs du début des années 1990 (chez l’Association, Ego comme X, , des défricheurs offensifs à la recherche d’une nouvelle manière de dessiner, mais plutôt, ayant intégré les innovations de leurs prédecesseurs (notamment en matière d’autobiographie, d’utilisation du noir et blanc, d’expérimentation dans les cadrages…), ils les développent selon leur style propre et d’une façon peut-être moins radicale et plus apaisée.

Les débuts chez Atrabile : un bon tremplin pour un jeune auteur suisse
Frederik Peeters commence sa carrière d’auteur de BD au sein de la structure Atrabile (http://www.atrabile.org/ )site en construction). Ce petit groupe d’amateurs de BD suisses est alors une simple revue, Bile Noire, avant de devenir une maison d’édition à partir de 1997. Peeters, genevois, fait partie des premiers auteurs de leur catalogue (il y publie ses premiers albums Brendon Ballard et Fromage et confiture en cette année 1997), avec Tom Tirabosco (Cabinet de curiosité en 1999). Atrabile, qui s’était donné pour objectif de faire connaître de jeunes auteurs genevois, acquiert progressivement une bonne visibilité, d’abord en Suisse en remportant successivement les prix Töppfer décernés par la ville de Genève, en 2000 pour Frankenstein, encore et toujours de Alex Baladi et en 2001 pour Pilules bleues de Frederik Peeters. C’est à travers cette structure véritablement importante de la BD indépendante suisse que Peeters parvient à se faire plus largement connaître dans l’espace francophone. Il lui reste fidèle en y publiant Lupus, une de ses séries phares de 2003 à 2006, et en participant régulièrement à la revue Bile Noire. En 2008, il y publie Ruminations, un recueil d’histoires courtes parues dans diverses revues.
Les deux derniers titres cités, Pilules bleues et Lupus sont sans doute ceux qui le font connaître à une plus large audience. Le premier est nommé à Angoulême pour le prix du meilleur album, et de 2004 à 2006, Peeters participe régulièrement à cette compétition, jusqu’à recevoir en 2007 le prix Essentiels d’Angoulême pour Lupus et en 2008 pour une autre de ses séries, RG (prix décerné par le jury qui sélectionne cinq albums sur une cinquantaine de compétiteur. Pilules bleues est un récit autobiographique dans lequel il raconte sa relation avec sa compagne séropositive, avec une justesse de ton et une pudeur rafraichissante. Salué par la critique et le public, il donne l’impulsion nécessaire à la carrière de Peeters.
Frederik Peeters - Pilules bleues - 2001

A la conquête du marché français

Car entre temps, Peeters a fait ses premiers pas dans le marché français, chez des éditeurs indépendants ou dans de plus grandes maisons d’édition. Ainsi, si sa présence active au sein de l’Association que ce soit pour le recueil de bandes muettes Comix 2000 en 2000, pour l’album Constellation en 2002, pour L’Oubapo 4 en 2005, ou en 2006 pour le collectif L’Association en Inde, n’est pas surprenante et marque son entrée dans l’univers de la BD indépendante française par la « grande porte » que constitue l’Association, il est aussi amené à publier aux Humanoïdes Associés et chez Gallimard. Il s’agit cette fois de travaux pus calibrés, et dont il n’est pas scénariste. Il réalise d’abord Koma de 2003 à 2007 avec Pierre Wazem (un autre auteur suisse lié à Atrabile), une série fantastique restant encore proche de son univers. Puis viennent les deux tomes de RG en 2007-2008 chez Gallimard dans la collection Bayou de Joann Sfar ; la série lui a été proposé par Sfar, justement, et est coscénarisée par Pierre Dragon, travaillant aux Renseignements Généraux. Elle est plus réaliste et documentaire que les précédents travaux de Peeters. Il explique ainsi, en parlant de Koma en 2003 pour le site sceneario son passage de l’édition indépendante aux grandes maisons : « Je le prends comme un exercice de style. Rien à voir avec Lupus par exemple. Koma, c’est un voyage organisé d’une semaine en Grèce. Lupus, c’est le Népal sac au dos, pendant six mois, seul et sans guide de voyage. ».

Pachyderme vient poursuivre la paisible expansion de la carrière de Frederik Peeters. Publié chez Gallimard, hors de toute logique de sérialisation et sans scénariste, c’est un album plus personnel où l’on peut reconnaître les obsessions graphiques propres à l’auteur dans ses albums chez Atrabile. Enfin, il a été l’invité d’honneur du festival BD-Fil à Lausanne en septembre dernier où ont été présenté de nombreux originaux, dont les aquarelles de son blog Portraits as living deads. Une étrange expérience, typique des travaux polymorphes d’un auteur qui revendique une liberté de choix dans son travail.
Ce qui frappe sans doute dans cette rapide évocation de la carrière de Peeters, c’est la variété thématique des projets. Il se montre tout aussi à l’aise dans une évocation autobiographique (Pilules bleues) que dans un polar réaliste proche du documentaire (RG). Il explore tout aussi bien la SF (Lupus) que le fantastique onirique (Koma, Pachyderme).

Frederik Peeters - Lupus - 2003
La revanche du dessin
Vous me direz, ce parcours exemplaire, constellé de récompenses et de succès auprès du public, ne nous indique pas pour autant pourquoi lire les albums de Frederik Peeters. Je vais tâcher de vous persuader de l’originalité et de l’intérêt de son style.
Si Peeters a été tour à tour dessinateur pour un autre scénariste et scénariste de ses propres histoires, son talent réside surtout dans le dessin et la manière dont celui-ci prend, doucement mais sûrement, le dessus sur l’intrigue. Dans des albums avec scénariste, comme Koma et RG, cette caractéristique est moins présente : le dessin suit davantage le scénario, ce qui n’empêche pas Peeters d’insérer ces « images » dont il a le secret, comme les artères censées évoquer les rues de Paris au début et à la fin du premier tome de RG
Son dessin reste assez traditionnel dans les scènes générales, quoiqu’intéressant comme entre-deux entre une stylisation pure des formes et un réalisme précis. Là où il excelle, c’est dans la représentation des détails. Peeters dessine très bien les rides sur le front et les joues, la forme des nez, les doigts, mais aussi toute sorte de volutes, de nuages, de tuyauterie organique, de branchages… Son style possède un aspect décoratif qui, selon moi, montre que le plaisir du dessinateur vient avant l’envie de raconter une histoire. L’instabilité de l’intrigue, lorsqu’il scénarise, donne presque l’impression d’un improvisation spontanée au fil du crayon.

La série Lupus en offre, à mon sens, un excellent exemple. Ici, Peeters est son propre scénariste. L’intrigue se situe dans un univers de SF qui est avant tout un décor, prétexte pour dessiner des animaux, des forêts, des lacs et des montagnes que l’on ne trouverait pas sur la Terre, et, avant tout, de dessiner l’espace, le vide intersidéral et les corps célestes informes qui le parcourent. Lupus, le héros, est conduit durant 4 tomes dans un voyage initiatique, sorte de passage à l’âge adulte comprenant une fuite sans but pour sauver la jeune fille fugueuse d’un riche industriel. Lupus ne veut pas de l’histoire dans laquelle on l’a placé : il ne sait jamais comment réagir et est davantage spectateur de sa propre histoire qu’acteur principal. Il se laisse porter, en compagnie du lecteur, par les évènements, bons ou mauvais, en se métamorphosant sans cesse (grande tignasse, barbe, cheveux ras), ne demandant, finalement, qu’un peu de calme autour de lui.
Ce refus de l’aventure donne lieu à un récit étrange, à une résolution de l’intrigue sans cesse repoussée, à laquelle est préférée la fuite et la tranquillité. Et c’est là que le dessin prend le dessus, comblant les étapes ne pouvant pas se résoudre. D’étranges formes à la limite de l’abstraction parsèment les cases : queues de comètes, forêts impénétrables, créatures spiralées mal identifiées, à quoi se mêlent encore les visions hallucinatoires du héros qui, pour s’enfuir hors de sa réalité, s’adonne à d’étranges drogues. Des pages entières sont ainsi occupées par les formes décoratives sorties d’un imaginaire n’existant pas par les mots, mais par le dessin.
Lorsque, réfugié dans une vieille station spatiale abandonnée, Lupus assiste à la génération spontanée d’une forme de vie mi-plante mi-animale, il s’en amuse plus qu’il s’en inquiète, et le mystérieux organisme envahit progressivement le vaisseau, avec ses excroissances végétales et ses insectes aux formes improbables. Cette scène symbolise presque la série dans son entier. Alors l’histoire s’achève sans véritablement s’achever ; l’intrigue se dissout dans les dernières cases qui ne sont plus que des images isolées, un code à déchiffrer.
Frederik Peeters - Pachyderme - 2001

Apaisement de l’image et onirisme

De cette prédominance du dessin vient la caractéristique principale des albums de Peeters, l’ambiance onirique qui s’en dégage, à la limite du surréalisme. L’art de Peeters se passe de mot et parvient ainsi à traduire la définition minimale de la bande dessinée : une histoire racontée au moyen d’images. L’image évocatrice devient omniprésente et signifie autant que les mots, dialogue ou monologue. Ainsi parvient-il à insérer au sein de Pilules bleues (récit autobiographique et donc proche de la réalité) certaines de ses obsessions animales : rhinocéros et mammouths ; mais aussi, et c’est là ce que j’admire le plus chez Peeters, des images gratuites qui n’ont d’autres buts que de rythmer le récit linéaire. Des images muettes, parfois couvertes par un simple monologue intérieur, mais qui, sans phylactère et dialogue, prennent un double valeur. Elles peuvent être comprises à la fin par la raison, pour le sens qu’elles apportent dans le récit (ainsi un repas entre amis est synthétisé par une vue des plats garnissant la table), et par la sensibilité, comme élément décoratif marquant une pause dans l’histoire. L’occasion pour le lecteur de passer du temps devant la case non pour comprendre le récit, mais juste pour en lire la beauté graphique. La recherche de l’apaisement est une des thématiques de Lupus, et cet apaisement passe par la contemplation gratuite de formes imaginaires.
L’image, non seulement devient langage, mais dépasse sa fonction sémantique vers un but esthétique, ce qui est, à mon sens, une des finalités possibles de la bande dessinée. Dans Laetitia n’existait pas, un de ses récits courts rassemblés dans Ruminations, Peeters raconte le morceau de vie d’une jeune fille par les seules photographies de son compagnon, témoin momentané. L’image est le premier moteur de cette relation et par là de l’histoire ; le narrateur ne pouvant en comprendre que la surface, les apparences.

La supériorité de l’image sur le mot est un des thèmes principaux de Pachyderme où les images surgissent de façon impromptue au sein d’une histoire décousue. Je regrette simplement l’utilisation de la couleur qui fait perdre la force évocatrice aux images ; je préfère Peeters dans le noir et blanc, qui permet de mieux saisir la précision de son trait. Mais Pachyderme reste puissant en tant qu’expérience onirique. Y chercher une histoire, un sens, n’est pas le principale intérêt. Il y a, certes, une intrigue : une femme suisse, la quarantaine, est pris dans un embouteillage en allant voir son mari à l’hôpital. Rejoignant l’établissement à pied, elle est confrontée à une suite d’images étranges et obsessionnelles (entre autres choses des foetus mauve, un espion au long nez, un porcher aveugle et tous les animaux de la création). Si la fin apporte une explication partielle, comprendre n’est pas l’essentiel chez Peeters : il faut avant tout ressentir, et se laisser porter par le dessin et les images.

Pour en savoir plus :
bibliographie sélective de Frederik Peeters :

Brendon Bellard, Atrabile, 1997
Fromage et confiture, Atrabile, 1997
Les miettes, Drozophile, 2001
Pilules bleues, Atrabile, 2001
Constellation, L’Association, 2003
Lupus, Atrabile, 2003-2006 (4 tomes)
Koma, Les Humanoïdes associés, 2003-2007 (5 tomes, scénario de Pierre Wazem)
RG, Gallimard, 2007-2008
Ruminations, Atrabile, 2008
Pachyderme, Gallimard, 2009
F. Peeters sur internet :
Son site : http://frederik.peeters.free.fr/
Son blog : http://portraitsaslivingdeads.blogspot.com/
Une intéressante interview réalisée en 2003 : http://www.sceneario.com/sceneario_interview_PEETE.html
Un article sur son dernier album : http://www.bodoi.info/magazine/2009-09-11/frederik-peeters-histoires-surnaturelles/21167