A bande dessinée numérique, presse numérique

Avant tout, un petit lien vers le compte-rendu de la table ronde sur la bande dessinée numérique organisée par l’association Pilmix lors du festival d’Angoulême. J’aurais dû y être présent mais des problèmes de santé légers mais suffisamment pénibles m’ont empêcher d’être de la partie, ce que je regrette fort… Il faudra que je revienne en temps utile sur l’une des questions du public : celle du rôle des bibliothécaires. Bref… Venons-en au sujet du jour.

Bande dessinée et presse, la conjonction parfaite ? Pendant près d’un siècle de son histoire, entre 1860 et 1960, la bande dessinée a principalement été un contenu de presse, les quelques albums paraissant entre ces deux dates étant généralement des recueils ponctuels de grandes séries de presse. Puis l’essor progressif de l’album et le prestige obtenu, dans les années 1990, par des formats rapprochant la bande dessinée de la diversité des formes du livre-texte, ont mis à mal l’hégémonie de la presse. Certains anciens auteurs ayant connu la période faste où le principe de pré-publication assurait un revenu régulier à des auteurs au statut relativement proche du salariat n’hésitent pas à y voir la cause d’une dégradation du statut de l’auteur de bande dessinée, comme récemment Roland Garel dans les colonnes d’actuabd (http://www.actuabd.com/Roland-Garel-dessinateur-ancien). Tout le contraire des Etats-Unis où le principe de périodicité est encore très présent, que ce soit pour les comic books ou les comic strips. On nuancera en disant que toutes les revues de bande dessinée n’ont pas encore disparu, que ce soit auprès des enfants (Spirou est encore là, Tchô s’est affirmé ces dernières années) ou des adultes (Fluide Glacial est l’honorable survivant de la « nouvelle presse » des années 1970). Et puis on en revient ponctuellement à des parutions de série dans la grande presse, en particulier pendant les périodes de fêtes ou de vacances.

Bref, certaines traditions de lectures ont la vie dure, malgré tout ce que l’on peut dire. Car derrière la « disparition » de la pressse et son pendant, le triomphe de l’album, c’est aussi l’effacement des usages : dans les années 1950, on lisait d’abord des bandes dessinées par la presse, périodiquement, avec un jeu d’attente, là où l’album suppose une lecture immédiatement intégrale et plus dense. Il est difficile de savoir, comme pour la poule et l’oeuf, si l’usage a évolué parce que les suipports ont changé ou si les supports ont changé parce que l’usage a évolué. Mais quoi qu’il en soit, l’appréhension de la bande dessinée au début du XXIe siècle semble bien être d’abord celle d’une lecture intégrale de l’album.

Mais allons… Je ne suis pas ici pour vous parler d’un passé mille fois rabaché de la bande dessinée de presse alors que le titre, puisamment porté vers l’avenir de la bande dessinée (puisqu’il ne doit y en avoir qu’un !) : la bande dessinée numérique. Alors revenons-en.

Lors des premiers frémissements d’un « modèle économique » de la bande dessinée numérique, autour de 2009-2010, plusieurs propositions ont été avancées. Un adossement entre production numérique gratuite et édition papier payante (Manolosanctis), un achat « à la pièce » (Foolstrip), un droit d’accès en ligne pour un temps plus ou moins limité (Izneo), un achat-appli pour support mobile (Ave!Comics, Emedion), un abonnement pour accès régulier (Les autres gens). Vous l’aurez compris, c’est ce dernier modèle qui m’intéresse aujourd’hui : longtemps promis par Izneo mais jamais réalisé, le modèle, finalement assez simple, de l’abonnement, est certainement une des raisons du succès des Autres gens. Les éditeurs américains l’ont vite compris : Marvel a numérisé une partie de son catalogue pour le rendre accessible selon un système d’abonnement mensuel donnant droit à une consultation illimité de la base.

Je ne vais pas prétendre que l’abonnement est le modèle économique absolu de la bande dessinée numérique : nous n’en sommes qu’aux frémissements, et on ne peut sans doute rien affirmer. Simplement en ce début d’année 2012 s’annoncent deux lancements basés non seulement sur un principe d’abonnement, mais surtout sur la réactivation de ce vieil usage de la lecture « périodique » de bande dessinée, et du rapport presse/bande dessinée. Un coup d’oeil du côté de BDNag et de La revue dessinée.

Presse en ligne et bande dessinée

Mais avant cela, un petit rappel. Comme tous les médias, la presse connaît depuis plusieurs années son « passage au numérique », avec le développement à la fois de sites d’information dit pure players, c’est-à-dire uniquement en ligne, et de sites web de grands quotidiens généralistes devenant des rédactions à part entière, avec des articles inédits. Ce qui est intéressant, c’est qu’un certain nombre de ce qui n’est, après tout, que des sites d’information, revendiquent une filiation directe avec le monde de la presse papier et font jeu égal avec leurs confrères en tant que véritables journalistes. Rue89 a été créé en 2007 par le directeur adjoint de Libération et témoigne parfaitement du transfert de la culture journalistique de la presse papier sur Internet. Un syndicat de la presse en ligne, le SPIIL, s’est même monté en 2009 pour défendre les intérêts de ce nouveau type de journalisme qui, tout comme la bande dessinée, s’invente au jour le jour. Le paysage de la presse papier s’est naturellement reconstitué sur Internet, avec ses journaux d’opinion de gauche (Rue89), de droite (Causeur, Atlantico), et ses régionaux (Dijonscope). Ces derniers mois ont d’ailleurs vu quelques évolutions de taille, entre le rachat d’un pionnier, Rue89, par le groupe Perdriel (Le Nouvel Observateur) et l’arrivée en fanfare de la version française du Huffington Post, célèbre pure player américain. Bref, ça bouge aussi de ce côté là.

Côte modèle économique, plusieurs débats ont été lancés, finalement assez proches de ceux que l’ont peut entendre du côté de la bande dessinée numérique : un blogueur est-il un journaliste et doit-on, à ce titre, le rémunérer ? Les premiers sites de presse en ligne se sont partagés entre le modèle Rue89 (revenus de la publicité et gratuité des contenus) et le modèle Médiapart (contenus payants sur abonnement). Le modèle de l’abonnement est directement issu du modèle classique de la presse papier, avec cette nuance que l’abonnement ne permet que l’accès, mais qu’il permet dans le même temps un accès permanent aux archives (là où un journal papier n’est en kiosque que le temps de sa sortie). On comprend que l’abonnement soit un modèle économique idéal pour des parutions périodiques sur l’actualité, puisqu’on ne s’intéresse à lire que ce qui est « frais », et on ne lit généralement un article de presse qu’une seule fois.

On retrouve ici l’idée d’usage évoquée plus haut : du temps de la bande dessinée de presse, on ne lisait les histoires qu’une seule fois, au fur et à mesure de leur parution, là où soit les albums, soit les recueils annuels, permettaient de garder des traces des lectures passées. Les autres gens s’est basé sur un principe proche : les lecteurs reviennent périodiquement lire en ligne les nouveaux épisodes, sans forcément s’en retourner vers les anciens, ce qui rend supportable la seule possibilité de l’accès face à la « possession » des albums papier.

Quelques sites de presse, en particulier chez les sites de journaux papier, ont renoué avec la parution de bande dessinée dans leurs « pages » virtuelles. Le plus actif dans ce domaine est lemonde.fr qui héberge deux blogs bd : celui de Martin Vidberg (L’actu en patates) et celui de Guillaume Long (A boire et à manger). Et comme il l’explique lui-même dans une note récente, Martin Vidberg est bien rémunéré pour ses billets de blog, comme pouvait l’être un dessinateur oeuvrant régulièrement dans un journal papier (http://vidberg.blog.lemonde.fr/2012/01/24/lemploi-du-temps-dun-blogueur-amateur/). Mais les expériences des sites de presse en ligne à destination de la bande dessinée sont encore extrêmement timides. On note un blog de Mathieu Sapin pour Libération par-ci (http://journaldunjournal.blogs.liberation.fr/sapin/), et pour L’Express par là (http://blogs.lexpress.fr/bd/), mais ça ne se bouscule pas beaucoup…

Deux expériences à venir : BDNag et La revue dessinée

Raison de plus pour s’intéresser à deux expériences à venir en matière de presse de bande dessinée en ligne. Elles ne sont pas encore disponibles mais sont annoncées depuis le mois de janvier…

Pierre-Yves Gabrion travaille avec Emedion pour la sortie en cette fin d’hiver d’un webzine pour enfants appelé BDNag. Pierre-Yves Gabrion a déjà expérimenté la publication en ligne en prépubliant entre 2008 et 2010 son album Primal zone sur un site Internet, album finalement sorti chez Delcourt (http://www.bdprimalzone.net/). Cette fois, il se lance dans un projet plus ambitieux, en faisant appel à une entreprise spécialisée dans l’aide aux auteurs à la conception de bandes dessinées numériques. Chez Emedion était sorti en 2010 Le règne animal de Marc Lataste sur le principe du Turbomedia, baptisé chez Emedion « Flip bd » : un diaporama d’images fixes et/ou animées. L’intérêt des Flip bd d’Emedion, principalement conçues pour être lues sur supports mobiles (Appstore, pour iPhone et iPad), est d’être imaginées directement pour une lecture sur écran, et donc d’intégrer des principes d’écriture que j’ai pu évoquer dans mes derniers articles, ces principes largement introduits et théorisés par Balak. Cela tout en gardant en tête le style propre de l’auteur qui imagine lui-même son interface de lecture et de navigation.

BD Nag est prévu pour contenir trois histoires, par Pierre-Yves Gabrion, Louz et Koton : Non-Non, Oto le robot et L’agence 3T qui reprennent les formules classiques de ce qu’on peut trouver dans une revue pour enfants : des « gags complets » d’un côté, une histoire à suivre de l’autre, dans un style animalier et coloré. Pour le coup, l’idée de viser explicitement un public spécifique en fait un « produit » plus lisible que bien d’autres oeuvres sur le marché. Ce d’autant plus que dans la presse de bande dessinée, celle pour enfants s’en sort encore le mieux.

A suivre donc ce BD Nag prometteur par bien des aspects http://www.emedion.com/bd-nag.html. Certes, il s’agit de bande dessinée pour enfants, mais c’est une pierre de plus vers une généralisation de l’écriture de bandes dessinées numériques de création originale, et qui plus est un projet d’auteur. L’interface de lecture imaginée par Pierre-Yves Gabrion est assez simple et intuitive, avec un diaporama lisible pour des effets simples mais efficaces, et parfois surprenant (avant qu’ils ne deviennent banals !). Toujours cette problématique, que j’avais évoquée dans un article sur LAG MAG de Pochep, de la recherche d’un « standard » esthétique de la bande dessinée numérique simple à la fois pour les auteurs et pour les lecteurs. L’originalité, qui peut être discutée, est que les auteurs de BD Nag ont repris leurs Flip bd pour en faire des versions « page » qui reprennent, pour iPad, un format papier classique… A voir si ce choix, typique d’une période de transition où le numérique se vit encore à l’ombre du papier, trouvera un intérêt aux yeux des lecteurs.

Si BD Nag s’inspire de la presse pour enfants, La revue dessinée (http://www.larevuedessinee.fr/) est un projet qui trouve son origine au croisement du reportage et de la bande dessinée, dans cette zone étrange identifiée plusieurs années comme la « bande dessinée de reportage », dont les plus illustres représentants sont Emmanuel Guibert, Joe Sacco, Guy Delisle, Chantal Montellier, Riad Sattouff. Comme beaucoup d’autres courants, il existe depuis bien longtemps (voir les reportages de Cabu dans Charlie Hebdo) mais a trouvé un écho particulièrement favorable ces dernières années.

Et le cas de la bande dessinée de reportage est intéressant, car il mobilise un emploi assez rare de la bande dessinée comme moyen de représenter le réel, là où elle est restée pendant très longtemps un art de la fiction. On en revient en quelque sorte au « reportage littéraire » en vogue dans l’entre-deux-guerres autour d’Albert Londres, Joseph Kessel et Ernest Hemingway, à la limite du journalisme pour le propos et de la littérature par la recherche du style. Alors cette bande dessinée de reportage emprunte plus au langage du journalisme qu’à celui de la littérature, de la même façon qu’on différencie un film de fiction d’un documentaire. On peut saluer la clairvoyance de la récente revue XXI qui traite justement la bande dessinée comme un type d’article journalistique à part entière quand elle publie des pages Jacques Ferrandez, de Stassen d’Hippolyte ou de Cmax qui relève bien du reportage sur le vif.

Avec La revue dessinée, et comme l’explique intelligemment la présentation, c’est finalement deux mouvements émergents qui se rejoignent : la bande dessinée de reportage et la bande dessinée numérique. Le magazine est l’oeuvre de cinq auteurs (Frabck Bourgeron, Kris, Olivier Jouvray, Virginie Ollagnier et Sylvain Ricard ; hé oui, encore une initiative d’auteurs : que font les éditeurs ?). Il est décrit comme principalement composé de bandes dessinées de reportage, avec des contenus supplémentaires du type infos sur les auteurs, des photos ou un making of. Comme dans le cas du format page de BD Nag je me demande si ces ajouts sont bien nécessaires pour des projets déjà forts originaux : ils me donnent l’impression que l’on veut à tout prix tirer une « valeur ajoutée » du numérique sans se rendre compte qu’elle n’est pas forcément utile ou demandée… Mais après tout pourquoi pas, qui peut le plus peut le moins.

La revue dessinée est prévue pour la fin de l’année 2012. Elle sera trimestrielle. Mine de rien, et si on en croit le dossier de présentation finement ficelé, elle est tout aussi originale si on se place du point de vue de la bande dessinée (par son aspect « reportage ») que du point de vue de la presse (parce qu’elle est graphique avant d’être textuelle). Comme BD Nag, elle est appelée à être lue sur des tablettes de type iPad qui confirme ici leur fonction de support pour la presse en ligne. J’espère d’ailleurs que La revue dessinée réussira à se faire une place dans le milieu de la presse en ligne autant que dans celui de la bande dessinée en ligne, car elle hérite des deux modèles jusque là peu communicants. Tout cela a bien l’air d’un retour aux fondamentaux périodiques de la bande dessinée…

Pour une histoire sociale de l’auteur de bande dessinée (1)

S’il est un domaine de l’histoire de la bande dessinée peu étudié, et dont l’historien n’a qu’une vision micro-historique et non globale, c’est l’histoire sociale de l’auteur de bande dessinée. On parle souvent des oeuvres et des éditeurs, dont les évolutions sont connues pour l’essentiel, mais derrière il y a aussi des auteurs, ou plutôt une communauté d’individus partageant une même profession ; et dans ce domaine les études les plus représentatives ne sont pas celles qui concerneraient les pointures du métier, dont on fait pourtant des biographies.

Alors m’est venu l’idée de cette série d’articles, un peu spécialisée certes, dont l’objectif est d’ouvrir quelques pistes historiques sur un domaine peu étudié. On pourra se reporter, en introduction, à l’article fondateur du sociologue Luc Boltanski « La constitution du champ de la bande dessinée » (disponible en ligne sur Persée) qui analyse avec précision l’évolution du métier entre 1960 et 1970, et la « création » d’une profession aux contours jusque là mal déterminés. On pourra se reporter aussi, en guise de comparaison, à un récent ouvrage intitulé Vivre des arts du dessin en France, XVIe-XVIIIe de Martine Vasselin qui donne, par son chapitrage, une bonne idée de ce que pourrait être un « Vivre de la bande dessinée en France ». Je me limiterais toutefois au XXe siècle, que je connais le mieux, mais les problématiques sont certainement transposables au XIXe siècle.

 

(1) Piste 1 : la transmission des savoirs 1 / 2 : évolution et concurrence des structures

Par l’expression un peu pompeusement académique de « transmission des savoirs », j’entends la réponse à cette question simple : comment est-ce que les jeunes auteurs apprennent leur métier et, inversement, comment est-ce que les vétérans transmettent leur « savoir-faire ». Bref, par quels moyens la profession s’arrange pour assurer la transmission d’un héritage de pratiques ?

Sans doute est-ce là le point le plus décisif dans le questionnement sur la transmission des savoirs. Car auteur de bande dessinée, qu’il s’agisse de scénariser ou de dessiner, n’est pas une profession qui nécessite un cheminement balisé, et encore moins un concours ou un diplôme, pour y arriver. Cela s’observe encore de nos jours, au vu de la diversité des parcours de chaque auteur. Globalement, au XXe siècle les auteurs de bande dessinée suivent trois types de formation différentes (qui peuvent d’ailleurs se combiner) :

-les écoles d’arts

-l’apprentissage par les pairs

-l’autodidactie

On peut déjà pointer des structures ou des types de structure récurrentes.

 

Les écoles d’art : chronologie et exemples

Assez logiquement, lorsque des dessinateurs ont suivi une formation, il s’agit d’une formation dans une école d’art. Il faut distinguer alors deux époques : avant et après les années 1970. Avant cette période, il n’existe pas véritablement d’écoles d’art proposant spécifiquement des cours de bande dessinée, ou du moins de dessin conçu sur le mode narratif. Les futurs dessinateurs reçoivent alors une formation artistique généraliste, et ce n’est qu’après, dans la foulée de leur carrière, qu’ils se dirigent, volontairement ou non, vers la bande dessinée. Après 1970 des formations spécialisées apparaissent, soit pour l’illustration livresque d’une façon générale, soit pour la bande dessinée. Une étape importance est franchie lorsqu’en 1968 s’ouvre à l’Institut Saint-Luc de Bruxelles le premier cursus d’enseignement de la bande dessinée en Belgique. Progressivement, d’autres formations apparaissent, mais il n’existe pas à proprement parler « d’école de bande dessinée ». Du moins jusqu’en 2001, avec la création de l’atelier-école L’Iconograf qui délivre, à Paris, à Strasbourg ou à distance, une formation directement orientée vers la bande dessinée. Mais dans la majorité, les cursus de formation en école sont des cursus intégrés à des formations plus généralistes.

 

Passons en revue quelques unes des écoles les plus importantes…

L’Institut Saint-Luc de Bruxelles est la première école des Beaux-Arts du domaine francophone a ouvrir explicitement une section bande dessinée en 1968. Elle est alors dirigée par Eddy Paape, auteur des revues Tintin et Spirou. Lui succède en 1976 son ancien élève et assistant Claude Renard qui, sous le nom « d’Atelier R », ouvre l’enseignement aux nouvelles esthétiques graphiques de l’époque et à davantage d’expérimentation. Depuis, l’Institut Saint-Luc est resté une institution de l’enseignement de la bande dessinée et a formé plusieurs générations de dessinateurs belges.

L’Ecole nationale des arts décoratifs de Paris et, plus récemment, sa petite soeur de Strasbourg ont vu passer un certain nombre d’auteurs de bande dessinée. En apparence, leur priorité ne va pas à la bande dessinée, même si la tendance aux arts appliqués à l’industrie et à la communication peut mener à la bande dessinée. Pourtant, c’est depuis longtemps que ces écoles des arts décoratifs forment des dessinateurs de bande dessinée puisqu’autour de 1911, Alain Saint-Ogan, créateur de Zig et Puce, passe par l’institution parisienne. Dans les générations suivantes, Martin Veyron, JC Denis et Jacques Tardi sont également formés à l’ENSAD dans les années 1970. Parmi les auteurs contemporains qui en viennent (source : Wikipédia), on notera par exemple Denis Bajram, Phillipe Dupuy, Emmanuel Guibert, J-C Denis, André Juillard, Wandrille, Aude Picault, Benoît Preteseille, Matthieu Lauffray et Pénélope Bagieu. A Strasbourg, où l’école a été fondée en 1892, l’ouverture d’un atelier illustration (livre illustré et bande dessinée) par Claude Lapointe en 1972 suscite plusieurs vocations d’auteurs de bande dessinée au sein de cette école plus récente : Simon Hureau, Mathieu Sapin, Lisa Mandel, Boulet, Chabouté, Marjane Satrapi, Blutch, Anouck Ricard.

Pour ce qui des écoles des Beaux-Arts françaises, elles ont pu voir passer des dessinateurs de bande dessinée, mais depuis les années 1990, deux écoles d’art sortent particulièrement du lot par leurs sections dédiées à la bande dessinée.

L’Ecole européenne supérieure de l’image, basée à Poitiers et à Angoulême pour sa section bande dessinée, est fondée en 1995, et fonctionne autour de plusieurs spécialités : bandes dessinées, création numérique, images animées et pratiques émergentes. Une interprétation très contemporaine de l’art pour une école très liée à la bande dessinée puisque partenaire de la Cité de la bande dessinée : l’EESI fait partie des équipements qui ancrent définitivement la ville d’Angoulême comme lieu de référence pour la bande dessinée en Europe (festival, ouverture du CNBDI en 1990…). De plus, le « master bande dessinée » est un vrai diplôme universitaire, validé par l’Université de Poitiers. Beaucoup d’auteurs en viennent, comme Nicolas de Crécy, François Ayroles, mais aussi Fabrice Neaud qui fait d’ailleurs de la ville d’Angoulême le lieu de son Journal. Parmi les professeurs, on trouve Dominique Hérody, Thierry Smolderen et Thierry Groensteen : des théoriciens, donc, car l’école attache une certaine importance à l’enseignement théorique.

Dans une moindre mesure, l’école Emile-Cohl de Lyon, fondée en 1984, est également un lieu important pour la bande dessinée. Il s’agit d’une école spécialisée dans l’enseignement du dessin, sous toutes ses applications professionnelles (dessin animé, infographie, jeu vidéo, animation) dont la bande dessinée. La spécialisation vers la bande dessinée intervient en troisième année, dans une section « Edition ». Y enseigne Jean Claverie, Florence Dupré-Latour, Vincent Dutrait, Yves Got, Jérôme et Olivier Jouvray. Parmi les anciens élèves, on trouve Fred Bernard, Matthieu Blanchin, Hippolyte.

Qu’en retenir ? D’abord que, pendant très longtemps et encore aujourd’hui, la bande dessinée n’est pas vue comme une formation unique, ce qui implique que les dessinateurs passés par les écoles possèdent par ailleurs les rudiments d’autres arts. D’une façon générale, toutefois, les écoles d’arts appliqués sont des lieux privilégiés pour les dessinateurs de bande dessinée dans la mesure où elles débouchent nécessairement sur du dessin « commercial », dans l’édition ou la publicité, contrairement aux Ecoles des Beaux-Arts. Par exemple, de nombreux dessinateurs de bande dessinée passent par l’Ecole des arts appliqués Duperré où a enseigné Georges Pichard : Gotlib, F’Murr, David B., Killofer, Olivier Ledroit, Annie Götzinger…

Et puis les années 1970, puis 1990, voient l’apparition d’écoles pour former les dessinateurs de bande dessinée et transmettre le métier dans des formations diplômantes. Resterait maintenant à analyser plus en détail l’enseignement délivré dans ces écoles, son évolution au cours du temps, et à distinguer les noms de certains professeurs dont la carrière est marqué par l’enseignement sur la bande dessinée plus que par la production d’oeuvres illustres, mais qui demeurent néanmoins des rouages importants de la profession par leur engagement en faveur de la transmission du savoir.

 

Le studio, modèle de l’apprentissage par les pairs

Dessinateur de bande dessinée fait partie de ces professions où la formation par les pairs a toujours été un modèle important d’apprentissage. Mais elle n’a pas toujours été aussi structurée qu’avec les « studios », modèle venu des Etats-Unis qui apparaît en Belgique après la seconde guerre mondiale. Le studio le plus connu, si ce n’est le premier, est le Studio Hergé fondé en 1950 où travailleront Edgar P. Jacobs et Bob de Moor. On pense ensuite, face à Hergé, à Jijé qui forme auprès de lui André Franquin, Morris, Will et Peyo qui travailleront tous les trois à Spirou. Mais par la suite, de générations en générations, le système du studio est choisi par beaucoup d’auteurs belges qui y voient un modèle de transmission des savoirs de pair à pair et de formation dans le feu de l’action. Greg sera à l’origine du studio Greg dans les années 1960, où seront formés Dupa, Hermann, Mitteï, Dany, Bob de Groot et Turk. De la même époque date le studio Peyo où l’on retrouve Walthéry, Derib, Gos, de Gieter et Wasterlain.

Le fonctionnement de base du studio est la hiérarchisation entre un « maître » et différents élèves-assistants. Ces derniers sont formés en aidant le maître sur ses séries en cours, par exemple en ce qui concerne les décors. En échange, ce dernier les aide en leur apprenant le métier, en leur proposant du travail dans une revue, en scénarisant pour eux des séries. Ce fonctionnement est concrètement inséré dans la vie professionnelle. Il varie en effet énormément en fonction de la personnalité du « maître ». Les assistants d’Hergé ont du s’extraire de son influence pour concevoir leurs propres séries, alors que les assistants de Greg étaient au contraire soutenus par ce dernier qui scénarisa Olivier Rameau pour Dany, Chlorophylle pour Dupa, Bernard Prince pour Hermann. On pourrait aussi creuser les conditions d’existence des studios : s’agit-il, comme dans le cas du Studio Hergé, de véritables entreprises institutionnalisées et portées vers la commercialisation d’une franchise, ou d’ateliers collectifs plus informels ? Enfin, le fonctionnement en studio pose bien plus que l’école la question de l’héritage et des influences, dans une formation où l’imitation est le fondement de la transmission des savoirs. Ainsi pourrait-on s’interroger sur la façon dont un auteur se détache ou, au contraire, suit fidèlement son aîné. Des comparaisons entre Jacobs et Bob de Moor par rapport à Hergé, ou entre Hermann et Dupa par rapport à Greg, seraient à ce titre éclairantes pour comprendre, très exactement, les gestes et les pratiques transmises par un auteur à ses élèves.

Entre l’école et le studio, ce sont deux modèles de transmission des savoirs qui s’affrontent : d’une part l’enseignement, où la transmission se fait hors du cadre professionnel, et d’autre part l’apprentissage, où s’imbrique l’acquisition d’un savoir-faire et l’insertion dans un métier. Quelles différences entre ces deux méthodes ? Il faudrait creuser pour savoir si on peut les caractériser, temporellement et géographiquement. Le modèle du studio semble en effet typique de la bande dessinée belge pour enfants des années 1950-1960, alors que le modèle de l’école est plus tardif. Mais cela resterait à vérifier pour éviter les généralités et les erreurs.

 

L’autodidactie

L’autodidactie est un grand mystère de la bande dessinée puisque le plus célèbre dessinateur autodidacte est Hergé, qui, selon ses historiens, n’a pas suivi de cours de dessin et aurait appris « sur le tas » et par l’observation de quelques autres dessinateurs de son époque comme Benjamin Rabier, Alain Saint-Ogan et George McManus. Il demeure donc qu’un certain nombre de dessinateurs de bande dessinée, en particulier avant les années 1950, sont de parfaits autodidactes. Logique à une époque où les écoles d’arts sont peu nombreuses et peu accessibles et où les jeunes dessinateurs commencent à travailler autour de 18-19 ans et pratiquent surtout le démarchage où la formation importe finalement moins que le travail effectif.

L’autodidactie est difficile à évaluer et définir. Elle est souvent le fait d’auteurs ayant commencé par des petits métiers dans la presse illustré (pigiste, chroniqueur, romancier, voire assistant de rédaction), à l’image de Maurice Tillieux, et qui semblent avoir appris le dessin sur le tas. A ce titre, on peut s’interroger sur le rôle pris par certains phénomènes spécifiques dans la transmission du savoir par autodidactie :

  • les manuels « comment devenir dessinateur », qui existent au moins depuis le milieu du siècle, et ont pour objectif de diffuser chez les jeunes un goût du dessin. En 1969 paraît Comment on devient créateur de bandes dessinées par Franquin et Jijé qui, semble-t-il, ouvre de nombreuses vocations
  • certaines revues pour enfants diffusent dans leur page des dessins de leurs jeunes lecteur. Didier Conrad est ainsi publié dans Spirou à 14 ans dans la rubrique Carte blanche. Or, c’est effectivement dans cette revue qu’il fait ses débuts en 1978.

L’autodidactie est probablement beaucoup plus forte chez les scénaristes dans la mesure où il n’existe pas, jusqu’à une date très récente qui voit les formations de bande dessinée inclure des enseignements « scénarios », de transmission des savoirs institutionnalisé. Parmi les premiers scénaristes « professionnels », beaucoup sont des dessinateurs ayant abandonné cette voie (René Goscinny, Jean-Michel Charlier) et ils occupent souvent, dans le même temps, des postes éditoriaux. D’autres sont des romanciers, comme George Fronval qui scénarisa de nombreux westerns en récit complet. Certains, enfins, sont simplement des « amis » de dessinateurs qui poursuivent par ailleurs une carrière de romancer ou d’essayiste, comme Benoit Peeters. Ici, il devient donc très difficile de poser la question de la transmission des savoirs dans la mesure où le scénario est tantôt transmis par une connaissance des mécanismes du dessin narratif, tantôt par l’inspiration venue d’autres domaines artistiques (littérature, cinéma…).

L’autodidactie a-t-elle encore un poids chez les dessinateurs actuels ou est-ce définitivement une caractéristique liée soit au début de siècle, soit aux scénaristes ?

 

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A titre méthodologique, une étude portant sur les structures de transmission des savoirs dans la bande dessinée pourra se baser sur quelques lectures utiles, outre les ouvrages spécialisés et autres biographies. Emmanuel Pernoud a consacré en 2003 un livre à l’enseignement du dessin au début du XXe siècle dans L’invention du dessin d’enfant. On trouve un bon résumé de la situation sur le site d’histoire de l’éducation « Le temps des instituteurs » (http://www.le-temps-des-instituteurs.fr/doc-dessin.html). Ces lectures permettent notamment de comprendre comment se transmettent les modes et les codes graphiques dès le plus jeune âge, et qu’ils correspondent aussi à des représentations du monde. Parmi les écoles citées ci-dessus, peu ont fait l’objet d’études historiques poussées. C’est le cas de l’Ecole nationale des Arts Décoratifs, dans un travail collectif en deux parties par Ulrich Leben, Renaud d’Enfert, Sylvie Martin, Rossella Froissart-Pezone (pour la première, 1766-1941, http://www.ensad.fr/spip.php?article25), et René Lesné et Alexandra Fau pour la deuxième (1941-2011). N’hésitez pas à m’informer si vous avez connaissances d’autres études importantes pour que je mette à jour cette liste.

Pierre-Crignasse d’Atak et Fil, FRMK, 2011

Tiens, le dernier appel à contribution de la revue universitaire Comicalités porte sur les rapports entre l’Allemagne et la bande dessinée… L’occasion pour moi de parler pour la première fois sur Phylacterium de bande dessinée allemande… Un domaine que je maîtrise fort peu de par ma méconnaissance de la langue, et qui est assez mal traduit en France (Ralf König et plus récemment Mawil sont les seuls qui me viennent spontanément en tête). Parfois quelques récits nous arrivent en France par le fanzine suisse Strapazin

L’album du jour sera Pierre-Crignasse, par Atak et Fil, paru en 2011 au FRMK sur une traduction de Maud Qamar. Atak a déjà été traduit en France pour sa relecture d’Alice aux éditions Amok (2002), ou pour Ada au Frémok (2007). Pour Fil, en revanche, Pierre-Crignasse est le premier album traduit en français.

Pierre-Crignasse m’intéresse moins en tant que représentant de la bande dessinée allemande que parce qu’il porte en lui une intéressante ambiguïté qu’on a vu resurgir ces dernières années dans d’autres bandes dessinées françaises : « l’adultification » des images de l’enfance ou, pour le dire autrement, comment des auteurs de bandes dessinées utilisent des conventions graphiques et narratives venues du fin fond de la culture enfantine pour y réintroduire le monde adulte.

Pierre-Crignasse : une relecture de l’enfance

Pierre-Crignasse d'Atak et Fil, chez FRMK, 2011

En lisant Pierre-Crignasse vient un sentiment d’étrangeté. Etrangeté des images, portant des couleurs vives et de facture schématique (presque « enfantine » !), images qui bouleversent les règles de perspective et de proportions, souvent bariolées et impromptues. Etrangeté de la narration, plus proche de la comptine illustrée, avec ses grandes images muettes ponctuées par des vers de mirliton. Etrangeté de l’ensemble, composé de onze histoires indépendantes, chacune centrée sur un personnage généralement enfantin : Pierre-Crignasse et sa chevelure immense, Philippe et son mauvais caractère, P’tite Pauline qui joue avec les allumettes. Car « Pierre-Crignasse », qui donne son nom à l’album, n’est qu’un des personnages que le lecteur rencontre. La figure tutélaire, sans doute.

Cette étrangeté vient d’abord de l’origine même de l’album d’Atak et Fil, qui est en réalité l’adaptation d’un classique allemand de l’album pour enfants, presque fondateur de ce type de récit en Allemagne, le Struwwelpeter, bien connu des spécialistes de la littérature enfantine. Réalisé par Heinrich Hoffmann en 1844 pour son propre fils, cet album fait évoluer la littérature enfantine de l’époque en introduisant le personnage de « l’enfant turbulent », contre-modèle éducatif qui permet d’expliquer à l’enfant ce qu’il ne faut pas faire. En effet, chacun des personnages désobéit à une règle et subit une punition exemplaire : la P’tite Pauline, à force de jouer avec les allumettes, s’immole et devient un tas de cendres. Mais derrière cette intention morale, particulièrement portée dans les comptines, le Struwwelpeter est, par ses dessins au style très libre inspiré de la caricature, une rupture avec la rigidité des quelques images que l’on trouve dans les livres pour enfants de l’époque. Certes, les éditions successives « lisseront » en partie le style original de Hoffmann. L’auteur s’inscrit pleinement dans une tradition encore très orale de la littérature enfantine, celle des historiettes illustrées, qui persistera jusqu’au XXe siècle. Les historiettes sont en effet destinées à être lues à l’enfant qui regarde les images. Hoffmann fonde en même temps, partout en Europe, la tradition de l’album promise à un bel avenir.

Couverture du Struwwelpeter d'Hoffmann, ici dans une édition de 1917

Car le Struwwelpeter est traduit dans plusieurs langues, dont en France en 1860 sous le titre de Pierre l’Ebouriffé, sur une traduction de Trim, publié chez Hachette. Apparaît alors la première grande collection d’albums illustrés pour enfants, les « albums Trim » où le traducteur décline la figure édifiante de l’enfant désobéissant et puni, par exemple avec Jean Bourreau, bourreau des bêtes en 1865. Struwwelpeter connaît par la suite d’autres traductions, dont celle de Cavanna pour l’Ecole des loisirs en 1993, Crasse-Tignasse. Il a souvent été étudié et commenté par les pédagogues et les spécialistes, tantôt comme un exemple de la morale cruelle à l’oeuvre dans la littérature enfantine du XIXe siècle, tantôt comme un ouvrage impertinent, voire subversif, où les enfants prennent plaisir à voir les énormités qui leur sont d’ordinaire interdites (et risquent fort de les reproduire !). Un colloque entier lui fut consacré en 1996, à Bruxelles sous le direction de Michel Defourny, dont on peut trouver les actes aux éditions du Théâtre du Tilleul sous le titre Autour de Crasse Tignasse. Il montre que le Struwwelpeter, au gré de ses relectures et de ses réinterprétations, est sorti du simple album de 1845 pour devenir un symbole aux lectures multiples.

La version d’Atak et Fil vient à la suite de ces relectures contemporaines qui, comme le signale Nelly Feuerhahn dans les actes dudit colloque, oscillent entre « livre d’adulte pour les enfants, ou un album jeunesse pour les adultes » (p.34). Dans un premier temps, les auteurs s’attaquent à une modernisation de l’album par les images. Ils en changent le style, mais celui-ci reste fortement inspiré par l’imagerie populaire du XIXe siècle. Il est toutefois plus adapté au lecteur contemporain, peu habitué au style des gravures populaires anciennes. Mais surtout, ils introduisent de-ci de-là, au milieu de la cohue d’images, des références à la culture enfantine contemporaine : les personnages de Tintin et Batman, mais aussi des éléments plus triviaux comme les « trolls », ces figurines à la chevelure gigantesque et flamboyantes, à la mode dans les cours de récré des années 1980. La dernière histoire, celle de Justin qui est le seul ajout à l’original, est dessinée dans un style nettement plus moderne et raconte l’histoire d’un petit garçon de notre temps qui, parce qu’il a été sage, reçoit sa X-Box à Noël !

On ne peut pourtant complètement parler de modernisation, car Pierre-Crignasse est aussi empreint d’une certaine conscience du temps de l’original et d’un archaïsme volontaire. Les auteurs n’ont pas fait la grossière erreur de supprimer des références comme celle du « moutard noir » avec ses lèvres à plateau et son anneau dans le nez, représentation archétypale du noir au XIXe siècle. On ne décèle pas l’intention vaine « d’éclairer le présent à la lumière du passé », mais simplement de faire revivre une imagerie ancienne, de lui redonner des couleurs sans « en montrer l’actualité ».

Le plaisir que l’on prend à lire Pierre-Crignasse est un plaisir d’adulte. Les auteurs ont introduit un second degré en inventant les personnages de Minou et Minet, deux chats intervenant sans cesse dans les histoires, qui sont en quelque sorte les observateurs ironiques des pauvres enfants mal élevés, les avatars des deux auteurs. Enfin, il faut souligner la qualité de la traduction par Maud Qamar, très inventive et personnelle, chose rare en bande dessinée.

« Adultification » des images de l’enfance

Cela fait quelques années qu’il me semble apercevoir dans les rayons des librairies des albums de bande dessinée qui, à l’instar de Pierre-Crignasse, bâtissent des récits pour adultes autour d’images pour enfants. Ou, du moins, des livres à double lecture qui ne sont ni des parodies de la culture enfantine (comme a pu le faire Goltib dans les Dingodossiers), ni des albums complètement pour enfants, et jouent, dans leur diffusion, sur ce double public. De faux récits d’initiation où l’adulte se reconnaît autant que l’enfant qui y devient un écho. Je pense ici par exemple à Jolies ténèbres des Kerascoët et Fabien Vehlmann, à Bestioles de Ohm et Hubert, plus récemment au Trop grand vide d’Alphonse Tabouret de Jérôme d’Aviau, Capucine et Sibylline, ou enfin au dernier album de Lewis Trondheim et Fabrice Parme, Jardins sucrés. Le sujet de ce dernier est d’ailleurs la sortie de l’enfance vue comme un monde où l’imaginaire est plus fort que la réalité, où les enfants sont les doudous des peluches et non l’inverse. Il rappelle en cela ce qui est pour moi une des meilleures bandes dessinées sur l’enfance, le comic strip Calvin et Hobbes, que je comprenais bien peu quand j’étais enfant mais qui me fait rire aux éclats une fois adulte.

La bande dessinée du XXe siècle s’est construite sur cette ambiguïté fondamentale, sur ce balancement entre la culture enfantine des histoires en images et l’âge adulte des dessins de presse, jusqu’à nos jours où des séries sincèrement créées pour les enfants en leur temps (Spirou, Tintin, Lucky Luke) sont tout autant louées par des adultes nostalgiques. Un transfert de public qui confirme combien une oeuvre n’est pas limitée à une seule interprétation, à un seul lecteur, mais qu’elle évoque pour chacun des sentiments différents. Jérôme d’Aviau, dans la préface du Trop grand vide d’Alphonse Tabouret, exprime toute l’ambiguïté de son album (qui paraît chez Ankama, un éditeur qui n’est pas spécialisé dans l’enfance) : « Les enfants peuvent lire « Alphonse Tabouret » sans problème (…). Mais il interpelle à tous les âges de la vie. ». Si on peut, cyniquement, souligner l’intérêt commercial d’une telle ambiguïté du public, on peut aussi en louer l’enjeu esthétique pour un auteur de naviguer entre deux rives. Les auteurs d’Alphonse Tabouret ont su jouer sur des codes de la narration graphique pour enfants, pour en tirer un récit adulte de qualité.

Le rapport à l’enfance dans les albums évoqués plus haut s’exprime d’abord par des images-références. Dans Jolies ténèbres, ce sont des personnages de conte de fées (princesses, prince charmant, lutins, tous plus puériles les uns que les autres) qui se retrouvent abandonnés face à une nature hostile, réduits à la taille d’insectes. Tout comme Jardins sucrés, l’album joue sur le cliché qui veut qu’un livre dont les héros sont des enfants soit nécessairement un livre pour enfants. Pour Bestioles, Ohm et Hubert s’imprégnent d’un graphisme tiré de l’animation pour la jeunesse (on pense parfois aux pokémons pour certains monstres, et on retrouve des échos de la série Dragon Ball), avec des personnages atteints de « néoténie », c’est-à-dire conservant des traits propres aux enfants bien qu’étant adultes (personnages ronds et joufflus avec de gros yeux, « mignons »), et de surcroît animaliers. A côté des références par l’image, c’est une référence à l’enfance par les styles dans la mesure où de tels personnages ne sont connus des lecteurs occidentaux que comme destinés à l’enfance. Ce n’est pas pour rien que des auteurs comme Ohm, Fabrice Parme, Jérôme d’Aviau, ont commencé leur carrière comme dessinateurs pour enfants.

C’est là que ces albums deviennent intéressants : ils fonctionnent moins sur des réalités que sur nos propres clichés culturels qui associent telle image, tel style ou tel mode de narration à la culture enfantine, pour mieux nous tromper. Par exemple, Pierre-Crignasse comme Alphonse Tabouret sont moins des bandes dessinées que des albums illustrés, où le texte et l’image se complètent de façon très libre dans la page, sans emploi de la bulle et avec un vrai travail poétique sur les textes. Or, si l’album illustré était encore considéré comme un objet pour adultes à l’époque romantique (de laquelle date d’ailleurs l’original Struwwelpeter) et encore tout au long du XIXe siècle (on en retrouve quelques traces dans l’entre-deux-guerres avec les livres d’artistes), il est, pour le lecteur du XXIe siècle, fondamentalement un objet enfantin. On aurait bien de la peine (sauf chez FRMK, justement !) à trouver des albums illustrés pour adultes, le succès de ce genre littéraire ayant été définitivement transposé, autour de 1930, à destination du public enfantin, où l’on trouve de véritables perles.

La violence et la cruauté comme irruption de l’adulte ?

Mais alors, par quels signes peut-on distinguer la transgression d’une frontière, indéniablement artificielle car forgée par plusieurs décennies de création et d’édition, entre image pour adultes et image pour enfants ? L’un des plus fréquents dans nos exemples est l’irruption de la violence et de la cruauté, par l’histoire ou par le dessin. Il est particulièrement flagrant dans Bestioles : Ohm revendique « un côté trash-mignon » (interview donnée à Li-An) qui fait que ses personnages joufflus se retrouvent à massacrer des bestioles dans la jungle, avec des giclées de sang à tous les étages, et que les allusions sexuelles ne sont pas qu’allusives (un autre point commun avec Dragon Ball, en tout cas, qui nous montre que l’interprétation « enfantine » de cette série est le fait de sa diffusion française). Violence et sexualité sont par essence des signes de la non-enfance et indiquent l’irruption du monde adulte, comme dans le film de Terry Gilliam, fort sous-estimé, Tideland, sorte de relecture hallucinée d’Alice aux pays des merveilles, roman déjà lui-même fort ambigu à cause des réinterprétations adultes qu’il a vu naître au fil du temps.

La première image Jolies ténèbres, avant l’arrivée des fées et des princesses, n’est-elle pas un cadavre de petite fille en décomposition, d’où, comprend-on, s’échappent les personnages enfantins venus de son imagination ? Une image très forte qui joue sur le contraste avec l’innocence attribuée de l’enfance. Par la suite, la cruauté va s’étendre au reste de la troupe puisque des clans vont se former, et la mort va advenir. La mort, ce tabou ultime des récits pour enfants, qui intervient d’horribles façons. On pense, en lisant cet album, à Sa majesté des mouches, ce roman de William Golding où des enfants laissés seuls sur une île déserte deviennent d’horribles sauvages sans humanité. Considérée tantôt comme une oeuvre pour enfants (parce qu’elle ne met en scène que des enfants et fonctionne selon le principe du parcours initiatique et sur la robinsonnade), tantôt comme une oeuvre pour adultes de par sa cruauté presque malsaine, le roman de Golding traduit l’ambiguïté que nous avons, en tant qu’adultes, face à une culture enfantine que nous souhaitons, hypocritement, vierge de tout le mal du monde adulte.

Le petit Konrad n'avait qu'à pas sucer son pouce !

Mais la violence dans Pierre-Crignasse est bien différente de celle de Jolies ténèbres ou Bestioles, car elle vient de l’oeuvre originale même, c’est-à-dire du fin fond du XIXe siècle. Les personnages des historiettes subissent souvent des fins fatales : P’tite Pauline brûle, Kaspar meurt de faim parce qu’il refuse de manger sa soupe, Konrad se fait couper les pouces à coup de sécateur et le sang gicle vraiment ; sans oublier Friederich, le garnement dont sa mère se réjouit qu’il tombe malade. C’est une violence exagérée, humoristique, digne du slapstick ou de Guignol où les héros se tapent « pour de faux » à coups de bâton. Notre époque qui se prétend libérale et moralement libérée interpréterait cela comme de l’humour noir, d’où les lectures subversives du Struwwelpeter dans les années 1970. En 1972, l’éditeur François Ruy-Vidal en propose une adaptation où il devient « un réquisitoire contre le monde des adultes auquel s’oppose la jeunesse de 1968 » (Nelly Feuerhahn, op. cit., p.34).

Il faut se souvenir, peut-être, que la relation entre l’innocence et l’enfance est un concept psychologique qui se développe surtout dans la première moitié du XXe siècle, avec l’idée que l’enfant est « pur » est doit être protégé des agressions du monde adulte. A l’époque de Struwwelpeter, l’enfance est surtout le moment de l’inaccomplissement, image plus négative qui le rapproche d’ailleurs du « peuple » dans l’imaginaire social.

La relecture qu’offre Atak et Fil avec Pierre-Crignasse n’en est que plus intéressante. Elle contient des échos de notre enfance, mais d’une enfance lointaine et exotique.

(edit : voir la réponse de Fabrice Parme en commentaires)

Esprit BD/Art of sequence : l’évolution esthétique de la bande dessinée numérique

 

Comme une introduction à l’intervention de l’association Pilmix au festival d’Angoulême ce vendredi 27, à laquelle je participerai, voici quelques réflexions sur de récentes évolutions esthétiques de la bande dessinée numérique.

 

Durant la semaine du 16 janvier, deux évènements en lien avec la création originale de bande dessinée numérique ont simultanément vus le jour sur Internet : le projet EspritBD, mécenat de la Caisse d’Epargne, et le projet de Joël Lamotte (alias Klaim) Art of Sequence, un ensemble d’outil pour la création.
On avance, on avance… Lentement mais sûrement : après une période 2009-2011 marquée par la structuration d’un marché de la bande dessinée numérique, des ballons d’essai dans toutes les directions et l’apparition d’acteurs commerciaux, l’année 2012 signe-t-elle le début d’une évolution esthétique tant attendue ? Mon article précédent sur « les deux clivages esthétiques de la bande dessinée numérique » m’invite à répondre par l’affirmative suite au lancement de 3 secondes de Marc-Antoine Mathieu, premier projet à la fois commercial et porteur d’une réflexion esthétique forte. Jusqu’à présent, j’aurais eu tendance à vous dire que la bande dessinée numérique mettait la charrue avant les boeufs : on construisait un marché sur une absence de création originale, paradoxe peu rassurant à mes yeux. Maintenant, quelques indices tendent à aller en sens inverse.

 

Cheminement des recherches esthétiques en France (1996-2011)
Bien sûr, l’évolution purement esthétique de la bande dessinée numérique n’est pas née d’hier, même en France. Je passe sur Scott McCloud qui pose des bases théoriques plus que pratiques dès le milieu des années 1990, et inspire certainement les premiers auteurs-expérimentateurs du numérique avec son ouvrage Reinventing comics. En réalité, la période 1996-2004 est un premier moment de réflexions esthétiques, soit de la part d’auteurs papier « vétérans » comme Benoît Peeters et Hislaire, soit de la part de jeunes dessinateurs qui naviguent entre les mondes de la bande dessinée et de l’animation (Edouard Lussan et Opération Teddy Bear, les frères Jouvray et L’Oreille coupée, Jérôme Mouscadet et Gallien Guilbert et John Lecrocheur, Fred Boot et ses « mangas digitales »). Les webzines Coconino World ou, plus encore, @Fluidz, sont aussi des lieux d’expérimentation d’autres formes narratives. Il y a alors une vraie effervescence qui se vit soit par des textes (comme l’essai L’aventure des images de Benoît Peeters en 1996), soit par des oeuvres. Mais elle demeure très individualisée, portée par des projets ponctuels, et par des auteurs qui ne poursuivront pas nécessairement leurs efforts dans cette voie.
Pour des raisons qui restent à éclaircir, cette phase d’évolution esthétique entre en silence durant la période 2004-2009. Non qu’il n’y ait pas d’inventivité dans les bandes dessinées numériques créées. Mais prennent le dessus des oeuvres fortement liées à des critères esthétiques venus de la bande dessinée papier, certes parfois habilement transposé. La planche ou le strip lu par le lecteur comme un ensemble reste l’horizon de référence, avec ses bons vieux principes de mises en page adaptés à une lecture sur écran, et parfois une prise en compte du défilement vertical. Le phénomène des blogs bd diffuse la pratique des « planches scannées ». Ce qu’on peut dire (et je ne mets là-dedans aucun jugement de valeur), c’est que la bande dessinée numérique de cette époque est presque exclusivement une bande dessinée conçue selon les formats du papier, pour des lecteurs habitués lire ces formats.
On peut percevoir durant l’année 2009 une seconde révolution esthétique. D’abord parce que se pose la question de la lecture de bande dessinée sur smartphone, question à laquelle répondra Lewis Trondheim en concevant Bludzee avec Ave!Comics. Pour la première fois émerge, et pas seulement chez les spécialistes, l’idée que les formats de la bande dessinée papier ne sont peut-être pas adaptés à la lecture numérique, et qu’il faut impérativement réinventer des pratiques. Le paradoxe est que, dans un premier temps, au lieu de réinventer des pratiques, on réinvente des interfaces de lecture qui ont pour but de pouvoir lire sur écran des bandes dessinées papier, avec des systèmes de zoom dynamique qui navigue dans la page de case en case et de bulles en bulles… Ce sera par exemple le système de lecture choisi par Manolosanctis, certes déjà plus avancée que la simple vision offerte par Digibidi ou Izneo où le lecteur ne dispose que du zoom.
Mais on voit surgir une deuxième fournée d’expérimentateurs qui vont, de surcroît, mêler la théorie à la pratique en démontrant eux-mêmes leurs inventions numériques. Anthony Rageul publie à la fois son mémoire de maîtrise sur l’interactivité en bande dessinée et l’oeuvre qu’il a créée pour l’occasion, Prise de tête. Balak théorise le « Turbomedia » et démontre son efficacité et sa lisibilité au sein d’un Turbomedia qui sera publié sur le forum Catsuka. Cette fois, à la différence des années 1996-2004, ces pionniers ont des suiveurs qui ne se contentent pas de copier mais réinventent encore et dialoguent entre eux. Moon Armstrong, avec Le blog girly de Moon, conçoit une bande dessinée interactive qu’Anthony Rageul prendra plaisir à analyser. Derrière Balak se forme une « communauté » du Turbomedia, comme Malec qui pratique sur son blog, ou Gipo qui met en place une veille sur le sujet. Dans le même temps, Julien Falgas imagine un outil, le « tiny shaker », pour réaliser des Turbomedia sans technologie flash. L’outil est repris par Fred Boot, Monsieur To, mais aussi par Joseph Béhé qui le fait tester à ses élèves strasbourgeois. Bref, une effervescence passionnante parti de l’initiative personnelle de Balak, et transmise par la magie d’Internet…

 

EspritBD : des ballons d’essai intéressants
L’esprit d’innovation semble enfin avoir touché la bande dessinée numérique et ses auteurs. Je le vois notamment au dernier « grand projet » en date, le site EspritBD, étonnamment lancé par la Caisse d’Epargne qui se lance donc dans la bande dessinée. S’il n’y avait pas partout le logo de l’écureuil, la démarche n’en serait que plus agréable, mais enfin, ce qui compte, ce sont les oeuvres. Ce n’est pas le premier projet à lancer un site de bandes dessinées numériques originales : Foolstrip l’avait fait dès 2007, de même Manolosanctis en 2009. Mais cette fois, on sort du syndrôme des « planches scannées ». Comme sur Webcomics.fr, l’interface de lecture est expressément étudié pour une lecture numérique agréable et intuitive. Quelques jeunes auteurs ont été choisis pour réaliser des oeuvres avec l’outil développé par Aquafadas, le Comic Composer. En plus, les organisateurs invitent les auteurs à mettre leurs oeuvres sous licence libre, une démarche qui me semble utile à l’heure des expérimentations : il faut que ça circule !
Arrêtons-nous sur deux oeuvres pour voir ce que donne cette expérience.
Thomas Mathieu, connu pour son blog Les drague-misères, récemment adapté en livre chez Delcourt, propose Une soirée de Chien, une histoire de dragueurs-looseurs en boîte. L’oeuvre se présente comme deux pleines pages représentant l’intérieur d’une boîte de nuit et contenant, à elles seules, l’intégralité des scènes. Deux pages colorées, grouillantes des personnages animaliers familiers de Thomas Mathieu. La « caméra » de l’interface circule dans la page et passe d’une scène à l’autre pour offrir au lecteur le déroulé de l’histoire de Chien et Coq dans cette soirée de chien. La qualité de Une soirée de Chien est d’être conçue simultanément à son mode de lecture : la page ne prend du sens que grâce à la caméra qui impose un circuit de lecture. Et au-delà, la pleine page offre une composition virtuose, réinterprétation du genre graphique de la « scène de foule ». Une façon originale, quoique pas toujours pleinement assumée, de résoudre la dialectique entre la lecture de l’oeuvre comme récit, en suivant la narration, et la lecture de l’oeuvre comme tableau à contempler pour y lire milles détails. On pense parfois à certaines pages des Noceurs de Brecht Evans.
L’oeuvre de Lommsek, autre célèbre blogueur, vainqueur du second prix Révélation blog et auteur de La ligne zéro chez Vraoum, s’appelle Ze Race. Elle peut paraître plus traditionnelle : il s’agit d’un film qui se déroule d’images fixes en images fixes sur une dizaine de minutes pour raconter l’histoire de Lommsek devenu conducteur de rame de métro lors d’une course de vitesse souterraine. L’oeuvre de base est bien une bande dessinée « en page » traditionnelle, mais l’interface de lecture dynamise le procédé. La vitesse et le parcours sont spécialement contrôlés et pensés pour aller avec la narration, et non simplement pour passer de case en case. Ainsi interviennent des effets de vitesse, de zoom, ou des jeux de dévoilement qui permettent au lecteur de garder son attention en ménageant des surprises. On est bien dans une fusion entre les techniques de l’animation pour la gestion du temps et de la « mise en scène », et celles de la bande dessinée pour les codes graphiques et narratifs. Et là encore, une oeuvre pensée en même temps que son mode de lecture, non pour être lue sur papier.
Les deux oeuvres de Thomas Mathieu et Lommsek, deux exemples de ce qu’on peut lire sur le site EspritBd (qui accueille aussi les lauréats des concours Révélation blog et Jeunes Talents d’Angoulême) ne vont pas forcément très loin dans l’expérimentation. Elles sont toutefois de timides mais justes exemples de ce que peuvent être les nouvelles pratiques de la bande dessinée numérique si pensée spécifiquement pour ce support, et en lien avec une interface de lecture précise. Les parcours de lecture des oeuvres sont faits pour être consultés sur des petits écrans de supports mobiles (smartphone, iPad). Là est un des enjeux de la nouvelle esthétique : pouvoir s’adapter à des supports de lecture numérique variés, et développer pour cela des outils, comme le Comic Composer, suffisamment faciles d’utilisation pour que les auteurs créent sans difficultés techniques. C’est dans cette direction que les concepteurs du site espritbd essayent de creuser, sans doute pour créer des oeuvres et des pratiques avant de créer un marché. La charrue après les boeufs, en quelque sorte.

 

Le projet Art of sequence
Pendant que la Caisse d’Epargne promeut quelques jeunes auteurs, d’autres tentent de partager des outils de création nouveaux pour les dessinateurs, sortis du Comic Composer ou des technologies flash du TurboMedia. C’est l’objectif de Joël Lamotte pour son projet « Art of Sequence », un site, en anglais, sur lequel il propose des outils sous licence libre pour créer des Turbomedia sans flash. L’inspiration revendiquée par Joël Lamotte est bien le Turbomedia de Balak qu’il entend améliorer, comme Julien Falgas avec son tinyshaker, pour le débarrasser du format flash auquel il est pour l’instant lié, format qui ne permet pas une lecture sur tous les supports.
Les outils de création numérique devant naître du projet Art of Sequence sont de différentes natures : des logiciels de création intuitifs (Art of Sequence Designer est en cours de développement), des outils d’exportation et de conversion de fichiers vers d’autres formats, des lecteurs adaptés aux formats Web d’après le format HTML5, un langage XML qui serait une grammaire de base pour la réalisation des oeuvres. Bref, l’ensemble de la chaîne de conception numérique, de la création à la diffusion, est examinée comme un tout pour une maîtrise globale de l’oeuvre. Tous les outils sont en Open Source, une fois de plus dans un esprit où l’expérimentation appelle la libre circulation hors de toute propriété.
Mais à côté de la fourniture d’outils, Joël Lamotte a un autre but. Il vise la mise en place d’une communauté de créateurs pour réfléchir autour de la séquentialité numérique : l’élaboration d’outils doit se faire sur un mode communautaire. Il fait appel à toutes les bonnes volontés, chez les développeurs et les auteurs, pour mettre en place des logiciels nouveaux.
L’atout du projet Art of Sequence est de partir du constat que les outils actuels sont trop contraints : adaptés à une seule interface de lecture, à un seul support ou à un seul rythme de lecture. L’expérience des oeuvres de Thomas Mathieu et Lommsek le montre : la narration fonctionne parce que le lecteur le permet. Ces outils ne favorisent pas des créations ouvertes, outre le fait que leur usage pour la bande dessinée numérique est souvent un usage détournée (à l’exemple de le technologie flash). L’inventivité du créateur est bridée par des contraintes techniques, ce qui n’est pas souhaitable. Comme l’explique Joël Lamotte (la traduction est de moi, n’hésitez pas à l’amender au besoin en vous référant à l’original) : « Il existe des formats qui ressemblent beaucoup aux descriptions du langage Art of Sequence (AOSL), comme les formats dérivés du Power-Point. Cependant, ils ont un certain nombre d’inconvénients : ils ne permettent pas d’insérer toute sorte de medias, sont pour la plupart des formats propriétaires, reposant sur des outils propriétaires ou dépendant d’un outil unique, ils ne permettent pas de créer des ramifications (les « if » des langages de programmation) ou des boucles (les « while » des langages de programmation). (…) AOSL permet aux auteurs de ne pas perdre leur temps à programmer lorsqu’il souhaite créer une séquence qui demande une « logique ». ».
Trivialement, on pourrait traduire l’ambition du projet Art of Sequence comme un moyen de permettre aux créateurs de dessiner aussi bien avec des stylos qu’avec des feutres ou des pinceaux, sur des grands formats ou des petits formats, en noir et blanc ou en couleurs ; de maîtriser de façon autonome jusqu’à leur interface de lecture. Eviter, comme le rappelait utilement Anthony Rageul lors du colloque sur la bande dessinée alternative à Liège, l’apparition d’un « 48 CC » de la bande dessinée numérique ; c’est-à-dire un format commercial dicté seulement par les éditeurs. C’est à ce prix, sans doute, que pourra se développer la création.

D’un clivage historique de la bande dessinée numérique de création

Info express avant que vous lisiez l’article du jour : l’association de promotion de la bande dessinée numérique Pilmix interviendra lors du Festival d’Angoulême, le 27 janvier à 12H au stand Jeunes Talents. N’hésitez pas à venir nous écouter !

A l’automne 2011 est sorti 3 secondes, une bande dessinée de Marc-Antoine Mathieu à la fois numérique et papier (l’accès à l’oeuvre numérique se faisant à travers un code délivré dans l’album). Anthony Rageul a livré dans Du9 une intéressante analyse de cette création originale (au sens de « créer originellement pour le numérique, la version papier venant « en plus »), tandis que d’autres blogs, comme celui de Thanagra, ont commenté les sources d’inspirations et références présentes dans l’oeuvre. Il serait donc bien présomptueux de ma part de me lancer dans ma propre analyse, assurément redondante. Au contraire, je vais essayer d’enrichir les pistes ouvertes par Anthony Rageul au moyen d’une comparaison entre 3 secondes et une autre oeuvre numérique de création originale, le LAG MAG de Pochep, supplément humoristique de la bédénovela Les autres gens.

Marc-Antoine Mathieu - 3" - 2011

Dans les deux cas, nous sommes face à des oeuvres créées spécifiquement pour une diffusion numérique et qui, selon cette logique, exploitent pleinement un mode de lecture qui n’est pas de la copie de la bande dessinée papier avec zoom labyrinthique de case en case. Pourtant, Marc-Antoine Mathieu, fidèle en cela aux obsessions formelles de ses albums papier, offre une conception du récit numérique que l’on pourrait appeler « productrice », pour reprendre la typologie dressée par Benoît Peeters pour la bande dessinée papier, tandis que Pochep s’inscrit dans une écriture numérique « conventionnelle ». La différence tient au rapport au médium : dans le premier cas, l’outil numérique est utilisé comme producteur de sens ; dans le second cas, il est volontairement rendu transparent. C’est l’éternel débat entre l’oeuvre qui montre ses propres ficelles et l’oeuvre qui joue au maximum de l’illusion narrative offerte par le medium. Il se trouve que ce clivage traverse aussi l’histoire de la bande dessinée numérique.

Des Autres gens à LAG MAG

LAG MAG est une belle trouvaille de la bédénovela numérique Les autres gens qui, rappelons-le, a été créée en mars 2010 (deux ans d’existence bientôt !), et que j’ai déjà assez largement évoquée dans mes colonnes. Là où Les autres gens est fondamentalement sérieux dans son propos, l’humour n’y étant distillé que par petites touches et étant loin d’être l’essence principale de la série, le LAG MAG propose une relecture parodique du feuilleton, d’autant plus drôle quand on est un habitué de la série. L’idée survient au détour de l’été 2011, pour alléger les épisodes d’été : au lieu des épisodes quotidiens, le mois d’août est consacré à trois numéros du magazine fictif LAG MAG, magazine des lecteurs des Autres gens, dessinés par le blogueur Pochep. On a déjà vu Pochep illustrer quelques épisodes ponctuels, ainsi que plusieurs résumés mensuels, ces derniers étant une autre tradition parodique mis en place dès le début de la série. Et puis, les mois suivants, LAG MAG continue au rythme d’un numéro par mois, toujours dessiné par Pochep. LAG MAG s’affirme assez rapidement comme un défouloir de la série où Pochep ne respecte rien et casse justement la quasi absence de seconde degré de la série.

Je vais passer rapidement sur le principe parodique mais il me paraît être une idée tout à fait judicieuse des auteurs des Autres gens : par nature, un feuilleton s’inscrit dans la durée et fonctionne selon un principe de fidélisation et de renouvellement continu de l’intérêt des lecteurs réguliers. Or, le comique parodique étant fondé sur le détournement des codes d’une oeuvre de référence « sérieuse », il fait lui aussi appel à cette idée de connivence très forte entre un lecteur et une oeuvre, d’autant plus quand cette oeuvre est dense en intrigue et en personnage. De là les différents éléments comiques du LAG MAG qui sont tous de l’ordre de la transgression. Pochep transforme Les autres gens en un soap opera pour grands-mères, et travaille à saper l’image sublimée de « l’auteur » en faisant de Thomas Cadène un scénariste râleur à la tête d’une équipe de dessinateurs qui n’en font qu’à leur tête. L’une des forces de LAG MAG est d’exagérer certains traits de la série ou les sentiments des lecteurs sur certains personnages : Florence devient une looseuse magnifique et Mathilde une emmerderesse tandis que la verve gauchiste de Henri est sans cesse appuyée.

Pochep est évidemment un excellent choix d’auteur parodique : il utilise abondamment ce type de comique fortement référencé, par exemple dans son album La batte mobile où Batman est un incapable qui se fait voler son identité et où l’inversion finale se traduit par la métamorphose du duo héroïque Batman/Robin en celui d’une mère maquerelle et d’un policier travesti. Le retournement des codes du récit de super-héros est habile dans son outrance qui rapproche l’art de Pochep du registre littéraire du « travestissement burlesque », où l’auteur transforme un genre noble en oeuvre grotesque.

Mais au-delà du comique très habile de LAG MAG, examinons un peu son dispositif de lecture, en temps que bande dessinée numérique. Il faut rappeler ici que Les autres gens fonctionne selon un principe de diaporama, une image chassant l’autre sur l’écran à mesure que le lecteur clique sur « suivant ». Principe simple, qui explique sans doute en grande partie le succès des Autres gens puisqu’il ne demande pas de réfléchir pour lire la suite et n’oblige pas le lecteur à des manoeuvres complexes. Récemment, l’interface de lecture a changé, s’est encore simplifié pour chasser les bugs et rendre le mode de lecture en scrolling vertical, également disponible, un peu plus obsolète.

Ce principe de lecture image par image a l’avantage de permettre un respect relatif des codes de la bande dessinée, et donc de faire des Autres gens une oeuvre reconnaissable « en tant » que bande dessinée : le lecteur se repère par rapport à un mode de lecture qui lui est familier. Dans le même temps, il n’est pas difficile de constater que l’écriture traditionnelle de la bande dessinée est bouleversée, ne serait-ce que par la disparition de la notion de page, et donc de mise en page, si important dans la bande dessinée papier. Ici, on gère les images les unes après les autres. L’autre différence majeure avec la bande dessinée est l’absence de vision simultanée : impossible de voir plusieurs cases en même temps. J’enfonce ici quelques portes ouvertes, déjà enfoncées par des théoriciens de la bande dessinée numérique ; simplement faut-il rappeler ces différences qui vont évidemment influencer l’écriture des auteurs.

Dans LAG MAG, l’effet le plus visible de cette nouvelle écriture du récit dessinée numérique tient à la gestion de « l’itération », c’est-à-dire de la juxtaposition de deux images graphiquement très proches, aux cadrages identiques, où seuls quelques détails changent. Le procédé a déjà été utilisé dans des bandes dessinées expérimentales comme celle de François Ayroles Jean qui rit Jean qui pleure (L’Association, 1995), mais il s’agissait bien d’expérimentations graphiques où le procédé étant volontairement mis en avant pour ce qu’il avait d’exotique et de signifiant. Ici, Pochep l’utilise comme un procédé normal et non exceptionnel. De fait, l’itération correspond bien au dispositif de lecture numérique des Autres gens : les images se substituent les unes aux autres, et l’itération permet de n’insister que sur ce qui change à l’intérieur de la scène.

LAG MAG #5

Suivons cette séquence de dédicace de Thomas Cadène et Bastien Vivès vu par Pochep dans le LAG MAG #5 (15 octobre 2011) : la succession des images conserve le cadrage et l’arrière-plan. Puis, pour ce qui est de l’action, certains éléments sont des copies parfaitement immobiles (Thomas Cadène entre les scènes 1 et 2, la femme de dos entre les scènes 2 et 3) tandis que d’autres éléments bougent pour traduire les expressions des personnages, souvent les mains et les bras chez Pochep. Et on peut suivre, à côté de l’enguelade reçue par Thomas Cadène, les difficultés capillaires de Bastien Vivès avec une décomposition du mouvement de la main et des cheveux, tout le reste du corps étant parfaitement identique d’une image à l’autre.

Evidemment, ce principe de contraste entre des éléments mobiles et des éléments identiques sert parfois de procédé comique, comme dans cette scène où de jeunes fans des Autres gens lisent ensemble l’épisode du jour (LAG MAG #7, 17 décembre 2011)… Pochep laisse libre cours ici à son goût de l’outrance !

LAG MAG #7

De l’illusion narrative en bande dessinée numérique

L’interprétation des modalités de lecture numérique des Autres gens par Pochep démontre une adaptation très juste à un système spécifique et nouveau de lecture : en jouant sur les éléments fixes et mobiles entre deux images, il arrive à créer des effets de lecture qui n’auraient aucun sens dans une bande dessinée papier. Mais surtout, il parvient à rendre cet effet naturel et invisible : à moins de décomposer artificiellement image après image, comme je viens de le faire, le travail du dessinateur n’apparaît pas. Ce que Pochep fait est donc d’imaginer, dans un contexte précis, une écriture graphique spécifique à la bande dessinée numérique mais aussi transparente que lorsqu’un lecteur lit une bande dessinée et sait interpréter le rapport entre deux images sans se poser de multiples questions. Il invente des codes nouveaux, en quelque sorte. Ce qui se comprend d’autant mieux que l’objectif de Pochep est de rendre son gag efficace et lisible, pas de surprendre par des effets vertigineux.

Une page de l'édition papier de 3" de Marc-Antoine Mathieu

Et c’est là qu’intervient la comparaison avec 3 », car la démarche de Marc-Antoine Mathieu est à l’opposée de celle de Pochep : son objectif est, précisément, d’exploiter le potentiel de l’écriture numérique pour produire une mise en abyme déroutante. Et l’intérêt de son oeuvre numérique pour le lecteur se situe autant, sinon plus, dans la modalité de lecture elle-même que dans l’histoire qui nous est racontée (même si l’une des prouesses de Marc-Antoine Mathieu est de ne pas livrer une belle coquille vide, simple exercice de style, mais de concentrer l’attention du lecteur sur le récit en multipliant les indices à déchiffrer).

Rappelons que 3 » est parue en septembre 2011 en album et que l’album papier fournit un code d’accès à l’oeuvre numérique, en ligne, sur le site de l’éditeur Delcourt. Anthony Rageul affirme qu’il ne s’agit pas d’une « bande dessinée numérique » mais plutôt  : « une animation continue au lieu d’images fixes, pas de juxtaposition d’images, pas d’ellipses, une lecture contrainte par le déroulé de l’animation ». La conception de l’oeuvre semble en effet complexe, mais on demeure sur une création en images fixes qui restent fixes à la lecture. Mais peu importe après tout, car Marc-Antoine Mathieu invente une sorte de récit numérique et réfléchit vraiment à l’écriture numérique au lieu de scanner un album papier (la version papier étant seconde dans la conception de l’oeuvre).

Là où Pochep travaille sur la transparence des dispositifs de lecture pour une lisibilité du gag, Marc-Antoine Mathieu insiste sur le procédé de lecture qui n’est pas naturel, puisque le lecteur peut (ou doit) procéder à des arrêts sur image et pour cela suivre une « règle du jeu » expliquée au départ, comme le souligne Anthony Rageul. C’est une lecture interactive où le lecteur est invité à participer par ses actions sur l’oeuvre. Il doit faire une démarche volontaire de compréhension, de lecture attentive.

C’est en ce sens que je reprenais les deux termes de Benoît Peeters (Lire la bande dessinée, p.47-80 de la réédition Flammarion de 2003) pour la mise en page de bande dessinée : productrice et conventionnelle. Termes forcément impropres car on ne parle plus du même médium, mais dans les concepts sont à retenir, même s’il faudrait les préciser.

Un dispositif « producteur » implique que l’organisation de la planche ait un impact direct sur le récit et la narration, comme dans ces planches de Little Nemo où les personnages grandissent et rétrécissent simplement parce que le format de leurs cases se transforment. Dans 3 », on retrouve cette même idée que l’organisation des images a un sens pour le lecteur, en l’occurence elle permet à la fois l’écoulement du temps et le déchiffrement du récit (ce qui est intéressant, c’est que Marc-Antoine Mathieu, dans sa série Julius Corentin Acquefacques, est un spécialiste des mise en abymes de ce type).

A l’inverse, un dispositif « conventionnel » rend transparent ses artifices en réduisant au minimum les effets qui empêchent la lisibilité (l’exemple type dans la bande dessinée contemporaine étant Watchmen de Dave Gibbons et Allan Moore). Il se traduit souvent par des tailles de cases constantes « où la disposition des cases dans la planche, à force de se répéter, tend à devenir transparente ». Pochep procède de la même façon quand il joue sur les éléments fixes, afin d’insister sur la compréhension des éléments mobiles (dont les textes).

Un clivage important dans l’histoire de la bande dessinée numérique

Si la comparaison m’intéresse, c’est aussi parce qu’elle traduit un clivage présent dès les origines de la bande dessinée numérique en France. Deux interprétations de la bande dessinée numérique s’affronte : dans l’une, l’illusion narrative qui régit l’enchaînement des images doit être parfaite et l’implication du lecteur minimale (c’est l’écriture « conventionnelle »), dans l’autre, l’illusion narrative est volontairement amplifiée, exagérée, mise à nu et expliquée, pour obliger le lecteur à intervenir s’il veut parvenir au récit. Il serait assez facile de remarquer que ce clivage n’est pas propre à mon sujet, qu’on en connaît des exemples dans tous les arts qui ont connu des oeuvres et des mouvements où la prouesse technique et l’exercice de style passe avant le contenu (Nouveau Roman en littérature, art conceptuel dans les arts plastiques, OuBaPo dans la bande dessinée papier…).

Les débuts de la bande dessinée numérique française sont en effet marquées par la mise en avant du principe de « bande dessinée interactive », avec des oeuvres comme Opération Teddy Bear (Edouard Lussan, 1996) ou John Lecrocheur (2000), où le principe d’interactivité est mis en avant (même si finalement, le dispositif de lecture demeure assez simple et linéaire). Mais en même temps, d’autres dessinateurs, à des années-lumières de la bande dessinée interactive, ont plutôt cherché à éviter les effets et à rapprocher les modes de lecture des codes classique de la bande dessinée : d’où les innombrables dessins scannées des premiers blogs bd. Dès le début des années 2000, un débat s’engage (qui ne sera pas vraiment repris après, d’ailleurs) entre des puristes pour qui la bande dessinée numérique est forcément un dispositif exotique et purement numérique, et ceux qui élargissent la notion de bande dessinée à toute forme de bande dessinée publiée sur un support numérique, quel que soit son dispositif de lecture.

Avec le temps et les habitudes de lecture numérique, le clivage s’est déplacé. D’abord parce que plusieurs oeuvres numériques ont vu le jour qui innovent vraiment et cherchent à dépasser la lecture linéaire de la bande dessinée pour exploiter pleinement les potentialités du numérique : c’est le cas de 3 », mais aussi d’autres auteurs comme Anthony Rageul (Prise de tête, 2009) et Moon Armstrong (Le blog girly de Moon, 2010) qui ont cherché à joué sur l’interaction et sur la nécessité pour le lecteur de comprendre le dispositif, voire de l’inventer lui-même. Ensuite parce qu’à l’inverse est née une façon « conventionnelle » de lire de la bande dessinée numérique selon un dispositif en diaporama que l’on peut rapprocher du « Turbomédia » de Balak. Les autres gens a largement contribué à diffuser ce mode de lecture qui éclate l’espace de la page, mais la vogue des blogs bd a largement eut son rôle à jouer en habituant les lecteurs à déchiffrer des suites d’images « flottantes » sans l’appui d’une mise en page : Lewis Trondheim va progressivement abandonner la mise en page issue du papier en passant du blog de Frantico (2005) à ses Petits riens, puis à Bludzee (2009).

 

Il me semble donc que ce à quoi nous assistions soit un double mouvement à encourager : d’une part la poursuite d’expérimentations du récit numérique loin des frontières de la bande dessinée papier, d’autre part la mise en place progressive de dispositifs de lecture conventionnels pour une bande dessinée numérique qui ne cherche pas la prouesse mais la lisibilité. Il est intéressant de voir, en direct, comment les codes de la bande dessinée papier évoluent petit à petit dans un environnement numérique. Réjouissons-nous que, pour le moment, la bande dessinée numérique soit très diverse et favorise ces expériences. Elle n’en sera que plus riche et nous nous lamenterons le jour où elle se figera en une forme devenue trop banale !