Collectif, Quoi ?, L’Association, 2011.

Depuis qu’il était annoncé sur le site de Lewis Trondheim dans la rubrique « Projets », ce livre semblait être une riposte, voire un règlement de compte, avec le livre anniversaire des vingt ans de L’Association (XX MMX), auquel la grande majorité des fondateurs n’avait pas participé : une contre-célébration de cette dernière, par quatre anciens (Trondheim, David B., Killoffer et Stanislas). Jean-Christophe Menu aurait pu être la cible de Quoi ?, qui est publié après la longue grève des salariés de L’Association, le retour (à la demande des employés) d’une grande partie des fondateurs de la structure et le départ en mai de Jean-Christophe Menu.

Si Menu n’est pas absent – loin sans faut – des pages de cet album d’un genre particulier, « histoire immédiate » de la fin ou du renouveau d’une belle aventure éditoriale et humaine, il n’est pas non plus trainé dans la boue par ses amis. Tout au long de l’album, les anciens fondateurs et certains compagnons de route de L’Association, dont Joann Sfar, s’en prennent en toute franchise à celui qui en est venu à assumer de facto les fonctions de « patron » de l’Association. Ceux qui suivent L’Association depuis un certain nombre d’années se réjouiront des anecdotes relatives aux débuts de la maison d’édition, comme de l’aperçu donné sur le mode de (dys-)fonctionnement de la structure. Toutefois, en filigrane, c’est aussi et avant tout un album sur l’amitié, ses hauts et ses bas.

David B. et Lewis Trondheim orchestrent et structurent par leurs pages l’album, et pour chaque remise en cause de la gestion de Menu, il y a du recul, une introspection et finalement une grande amitié, qui n’en est pas moins critique. Au fil des pages et des contributions, c’est un sentiment de regret diffus qui se dégage : n’y avait-il pas un moyen de continuer ensemble ? La force de L’Association, c’était cet amalgame entre des styles et des sensibilités différents, mais unis autour de l’idée que la bande dessinée ne se résumait pas à certains formats canoniques.

Ce livre en est d’ailleurs une belle démonstration. Chaque contributeur prolonge à sa façon son expérience autobiographique : Trondheim s’exprime sous la forme de « Petits riens », qui caractérisent aujourd’hui sa production personnelle, alors que David B. fait le lien entre son attitude au sein de L’Association, de son rejet instinctif de l’autorité de Menu, avec l’histoire de sa famille et de leurs tentatives de guérir son frère au sein de groupuscules qui se révèlent être sectaires – le tout est bien-sûr abordé en détail dans L’Ascension du Haut-Mal. Killoffer se met aussi en scène avec la virtuosité graphique qu’on lui connaît, se représentant les bras tombants, comme si la force lui manquait pour parler de cette aventure. La brève contribution de Stanislas semble se conformer à sa description dans Approximativement de Trondheim : assez lacunaire, il égraine sous forme de chronologie ses albums et la vie de la structure.

Jean-Louis Capron (alias Gauthey), éditeur de Cornélius, contribue aussi à l’ouvrage, tout comme Mokeït, l’un des sept fondateurs de L’Association, rapidement parti. Son témoignage est particulièrement intéressant pour plusieurs raisons. D’abord, l’histoire de ce dernier, parti au début de la structure, en désaccord avec Menu, mais qui en reste l’ami dans les années qui suivent. Il revient à la fin des années 2000 comme coursier au sein de la maison d’édition. Participant à la grève, il essaiera de faire la médiation entre les salariés et son ami. En outre, les pages de Mokeït donnent un aperçu de son style graphique, relativement méconnu, mais particulièrement intéressant, entre hachures et aplats de gris.

C’est aussi cela l’intérêt de l’album : la fusion de ces styles et de ces univers, qui ont toujours constitué l’identité de L’Association. D’un côté les classiques, héritiers de la ligne claire de Tintin et Spirou, comme Stanilsas, David B., Lewis Trondheim et Menu et de l’autre, Killoffer et Mattt Konture, plus « underground ». Jean-Christophe Menu fit longtemps la synthèse entre ces styles : le catalogue de L’Association en est le reflet. L’un des grands liants de ce tout était, outre une volonté de s’affranchir de vieux carcans éditoriaux, l’affirmation d’une authenticité dans le récit, qui se traduisait souvent par de l’autobiographie (voir à ce sujet le travail de Bart Beaty, Unpopular Culture : Transforming the European Comic Book in the 1990s, University of Toronto Press, Toronto, 2007, chapitre 5 « Autobiography as Authenticity »). La franchise qui caractérise les pages de cet album, la confrontation des points de vue, surtout avec l’intervention issue des Carnets de Joann Sfar et l’évocation de ses déboires avec Menu pour publier certains passages relatifs à la vie de L’Association, sont tout autant d’éléments qui prolongent l’oeuvre éditoriale de cette dernière.

Plus généralement, ce livre est une illustration des dynamiques qui peuvent traverser une association (avec un a minuscule) et plus généralement un groupe d’amis. L’Association a-t-elle été rattrapé par la logique classique du monde de l’édition : il faut une hiérarchie et il n’est pas possible de discuter autour d’un bon restaurant des prochaines publications ? Les auteurs peuvent-ils être aussi éditeurs ? De nombreux exemples le prouvent contrairement à ce que le parcours de Jean-Christophe Menu pourrait faire croire.

Finalement, ce qui manque le plus à ce livre, c’est la version de Jean-Christophe Menu. Peut-être la livrera-t-il un jour au sein de sa nouvelle maison d’édition L’Apocalypse…

Pour prolonger : le récit de l’année 2011 à L’Association par le Comics Journal : http://www.tcj.com/a-house-divided-the-crisis-at-l%E2%80%99association-part-1-of-2/

D’autres recensions (différentes) de l’ouvrage : http://www.du9.org/Quoi et http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?page=blog_neuviemeart&id_article=343 (par Christian Rosset).

Rééditions numériques des oeuvres anciennes et épuisés

(cet article a été publié sur le blog de la revue neuvième art : http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?page=blog_neuviemeart#355 )

Inutile pour moi de m’attarder plus avant sur le constat que la bande dessinée est « un art sans mémoire », dressé par Thierry Groensteen il y a de cela six ans dans La bande dessinée, un objet culturel non identifié (éditions de l’an 2) puis questionné lors d’un colloque tenu en juin 2010 à Saint-Cloud. Si la réponse n’est pas simple à apporter, et que l’affirmation de Thierry Groensteen est avant tout l’occasion d’interroger les pratiques de défense et de diffusion du patrimoine de la bande dessinée, il est vrai que le décalage est énorme avec d’autres arts ressortissant pourtant eux aussi de la catégorie des « industries culturelles », comme la littérature et le cinéma, où les oeuvres du passé sont régulièrement rééditées et donc facilement accessibles autant pour l’amateur que pour le grand public. En matière de bande dessinée, les oeuvres anciennes régulièrement rééditées sont généralement les séries encore en cours de publication (Astérix, Spirou) ou celles à la postérité inconditionnelle (Tintin). J’insiste sur le « régulièrement » : des rééditions ont en effet lieu, et de plus en plus, mais elles demeurent toujours ponctuelles et rarement suivies, ce qui rend la réédition elle-même introuvable en librairie après plusieurs années.

Dans un élan d’optimisme, il me semble toutefois indispensable de souligner une voie nouvelle pour la réédition, possiblement idéale pour donner une seconde vie à des oeuvres anciennes, qu’elles soient totalement inconnues, simplement épuisées ou devenues d’importants classiques : la réédition numérique qui se traduit la plupart du temps par une opération de numérisation de fonds anciens, publics ou privés. Depuis le début de la décennie 2000, plusieurs voies se sont affirmées pour la réédition numérique, et j’aimerais en dresser un court bilan chronologique, en pointant les particularités de chaque entreprise, car elles sont toutes fort variées et ne vise pas les mêmes publics, ni les mêmes finalités.

Le Coffre à BD

Vers 1999, Bernard Coulange commence à numériser la fameuse collection de mini-récits parus dans le journal Spirou dans les années 1960 et à le diffuser sur sa page personnelle, et via le forum Bdparadisio. Quand il crée bdoubliees.com, une importante base de données des oeuvres parues dans la presse de bande dessinée d’après 1945, il y intègre naturellement ces mini-récits numérisés. En 2004, alors que bdoubliees.com a grossi et s’est considérablement fait connaître, que les numérisations concernent d’autres oeuvres que les mini-récits, les archives des versions numériques sont rassemblées sur un site dédié, « Le Coffre à BD », et sont vendues (en version numérique) au prix de 2 euros l’album, tandis qu’une partie (un épisode par série) reste visible gratuitement en ligne, après inscription. Bernard Coulange professionnalise, en quelque sorte, son activité de rééditeur numérique.

Historiquement, le Coffre à BD se situe dans la tradition des rééditions opérées par les collectionneurs dans les années 1970-1980 et, plus particulièrement, dans la branche nostalgique de cette tradition, celle qui souhaite retrouver le plaisir des lectures de son enfance. D’où un intérêt particulier porté à des oeuvres réalisées dans la presse francophone pour enfants de l’après-guerre : Spirou, Tintin, Pilote, Coq Hardi tout particulièrement. L’ambition est d’ailleurs affichée sur le site qui cible ainsi son public : « Les lecteurs de cette époque peuvent retrouver ces histoires qui les ont passionnées. ». Les numérisations proposées par le Coffre à BD sont téléchargeables dans un format .pdf. Par ce principe, il répond en partie à des habitudes de collectionneurs pour qui la possession de l’album est important.

Comme l’indique le nom du site, l’objectif est de faire redécouvrir des oeuvres « oubliées », c’est-à-dire les séries jamais éditées en album, à côté des grands succès (Astérix, Spirou, Les Schroumpfs…). La logique est bien de nouer des rapports de complémentarité entre les rééditions papier et les rééditions numériques. A cet égard, il faut souligner l’attention que le fondateur du site porte aux droits d’exploitation, et ce dès le début : c’est pour respecter ce droit d’exploitation, et laisser aux ayants-droits la possibilité de rééditer les oeuvres qu’elles ne sont pas toutes accessibles gratuitement.

Coconino Classics

Le webzine Coconino World naît en 1999 de l’initiative de Thierry Smolderen et de plusieurs jeunes dessinateurs formés à Angoulême (lire à ce propos l’article de Thierry Smolderen, de janvier 2003). Espace d’investissement du Web par des dessinateurs professionnels, il trouve bien vite une identité propre, très marquée, et une esthétique retro pleinement assumée qui nous plonge à la Belle Epoque (le nom du site provenant de l’univers de la bande dessinée Krazy Kat de George Herriman, créée en 1913). Le webzine se divise en plusieurs espaces de publication, dont un « village des auteurs » qui donne accès aux oeuvres et sites personnels des dessinateurs publiés. Dès 2000 apparaît l’idée de rééditer des versions numériques d’oeuvres anciennes. Le lieu de rassemblement de ces oeuvres sera baptisé « Coconino Classics ».

Le champ d’action chronologique de Coconino Classics va des années 1770 aux années 1970, et le champ d’action spatial comprend l’Europe, les Amériques, et le Japon, autant dire une large partie du monde. On y trouvera aussi bien des auteurs amplement connus (Christophe, Winsor McCay, George Herriman, Jean-Claude Forest) que des auteurs moins canoniques, en France du moins (Frank Bellew, Eduard Thony et José Guadalupe Posada). Enfin, il faut souligner l’ouverture d’esprit de Coconino Classics qui ne se réduit pas à une définition restreinte de la bande dessinée, mais accueille toute sorte de dessinateurs de presse. Une entreprise très vaste qui m’intéresse dans son approche si spécifique de la réédition numérique. Contrairement au Coffre à BD où les rééditions se veulent fidèles à l’original, le principe de similarité étant lié à un public d’amateurs nostalgiques, les rééditions de Coconino Classics sont des rééditions de rupture qui semblent vouloir gommer le poids historique de l’oeuvre.

L’intention affichée n’est ni universitaire ni académique, mais obéit à « un regard de dessinateur qui fait fi de l’appartenance supposée des oeuvres à des genres, écoles ou tendances. ». Elle se retrouve dans les rééditions elles-mêmes. Il faut pointer la qualité des numérisations, avec des interfaces de lecture simples qui s’adaptent spontanément au format de l’oeuvre. A travers elle, l’oeuvre numérisée (lisible uniquement en ligne) semble se transformer en une oeuvre originellement numérique, quitte à retravailler la numérisation. Ainsi de la numérisation des dessins d’Antonio Rubino pour le Corriere dei piccoli où l’interface de lecture reprend la page case par case, en repositionnant systématiquement et artificiellement le bandeau-titre du journal. La prise en compte des technologies numériques est d’abord esthétique et les oeuvres numérisées sont transformées pour être de véritables oeuvres numériques que l’on pourrait croire nativement produites pour ce support. Le mimétisme est d’autant plus flagrant quand on observe que la structure du site Coconino Classics reprend la structure du « Village des auteurs » contemporains : même construction triple (auteurs/sites dédiés/albums numériques). L’ambiguïté semble voulue pour faire des auteurs « anciens » les égaux des auteurs contemporains et gommer les frontières du temps. L’ambition n’est pas historique et nostalgique, mais bien au contraire une modernisation d’oeuvres des temps passés.

La Cité de la BD

C’est en 2007 que le CNBDI d’alors, futur « Cité de la bande dessinée », commence à numériser ses fonds de bandes dessinées anciennes. L’intention s’inscrit cette fois dans un plus vaste mouvement de numérisation des fonds anciens des bibliothèques françaises, engagé dès la fin des années 1990 avec la création de Gallica, la bibliothèque numérique de la Bibliothèque nationale de France. C’est une vaste opération de numérisation du patrimoine imprimé français qui commence, largement soutenue par des fonds publics, l’Etat essayant de coordonner les différents projets locaux. Les enjeux sont multiples, souvent cumulatifs : tantôt il s’agit de sauver des ouvrages en trop mauvais état pour survivre encore longtemps, tantôt il s’agit de faire connaître à un public varié des livres qui, bien souvent, dorment au fond des réserves des bibliothèques et ne sont vus que par quelques chercheurs opiniâtre, tantôt il s’agit, plus lyriquement, de renouer avec l’idée que le patrimoine est un bien commun librement accessible par tous, une « libération des oeuvres » dans la mouvance d’un idéal (désormais contesté) du réseau Internet comme facteur de démocratisation de l’accès. Car bien sûr, c’est sur Internet que les bibliothèques vont diffuser une partie des oeuvres numérisées ; une petite partie pour des raisons de droits d’auteurs, mais j’y reviendrais…

Le CNBDI, lié depuis sa création à une mission de conservation du patrimoine de la bande dessinée, ne pouvait guère échapper au mouvement de numérisation de fonds ancien. Il commence avec les « cahiers Saint-Ogan », un fonds d’archive qui retrace l’ensemble de la carrière du dessinateur phare de l’entre-deux-guerres, créateur de Zig et Puce. La mise en ligne coïncide avec la sortie d’un beau livre écrit par Thierry Groensteen sur cet auteur, L’Art d’Alain Saint-Ogan (éditions de l’an 2, 2007), justement basé sur lesdits cahiers. D’autres numérisations vont suivre, qui concernent principalement la bande dessinée française de la période 1880-1940 : le fonds Caran d’Ache, l’imagerie populaire de la maison Quantin, le journal Le Rire, et diverses revues pour enfants (Pierrot, Lisette…).

A l’évocation de ces noms, on comprend assez vite que la Cité de la BD ne répond pas à la demande d’un public d’amateurs, comme le Coffre à BD, ni à une recherche d’oeuvres esthétiquement marquantes, comme Coconino Classics. Les numérisations sont de qualité mais simplement téléchargeables en .pdf, ou lisibles directement en ligne avec une interface dédiée. Le public visé (et sans doute le public réel) est clairement un public de chercheurs et spécialistes érudits, le même qui fréquente la salle du centre de documentation du musée de la BD. Il s’agit bien d’oeuvres rares, relativement peu collectionnées, qui permettent à la Cité de poursuivre un travail de réédition des niches les plus méconnues du patrimoine de la bande dessinée tout en encourageant la recherche sur le domaine.

Iznéo et la zone grise

Les fonds numérisés par la Cité de la BD ne posent pas de véritables problèmes de droits d’auteur en raison de leur ancienneté. Ce souci, pourtant, est l’un de ceux qui traverse et interroge les grandes campagnes de numérisation des fonds des bibliothèques ; ou, plus précisément de diffusion des fonds numérisés. Car la loi française dit que toute diffusion d’une oeuvre sous droit ne peut se faire qu’avec l’accord des ayants-droits. Si une entreprise puissante comme Google a tendance à faire fi de ces considérations malgré de nombreux procès pour non-respect du droit d’auteur, pour sa bibliothèque numérique Google Books, les institutions publiques ont plutôt choisi un modèle de prudence qui consiste à numériser « d’abord » les fonds qui garantissent l’absence de procès : ceux dont les auteurs sont morts depuis plus de 70 ans. Ce qui corrrespond, grosso modo, à la fin du XIXe siècle. Le choix reste donc vaste mais, en ce qui concerne la bande dessinée, on remarque assez vite qu’il exclut la plus grosse partie du patrimoine d’un art relativement récent.

Depuis 2008, pour contourner ces problèmes de droits d’auteur, le ministère de la Culture cherche des moyens de négocier avec les éditeurs pour les encourager à produire, parfois avec subvention de l’Etat, des rééditions numériques, et d’encourager de leur part la production de livres numériques. Parmi les e-distributeurs impliqués dans l’accord avec le ministère se trouve justement Izneo, la plateforme de bandes dessinées numériques qui constitue notre quatrième source de rééditions numériques. L’accord avec le ministère permet notamment aux oeuvres numérisées d’être signalées (mais pas accessibles) dans la bibliothèque numérique Gallica qui devient, pour l’occasion, une sorte de librairie en ligne.

Izneo rassemble un grand nombre d’éditeurs de bande dessinée, parmi les plus imposants sur le marché (Casterman, le groupe Medias-Participation, Glénat…). La différence majeure par rapport aux autres sites évoqués ci-dessus est qu’il s’agit de rééditions d’intentions commerciales, sur le modèle de ce qui se pratique pour les rééditions papier : il ne s’agit pas de faire revivre un patrimoine de niche pour des connaisseurs. D’abord fondé sur un principe de « location par albums », le système économique d’Izneo, qui se limite à une lecture en ligne, il s’est transformé tout récemment en une possibilité d’abonnement mensuel qui donne accès au catalogue, à raison de quinze ouvrages par mois.

Certes, Izneo ne concerne qu’indirectement mon problème de rééditions du patrimoine numérique : on y trouve principalement des nouveautés, et non de véritables « rééditions » au sens d’oeuvres introuvables en librairie faisant partie du patrimoine de la bande dessinée. Indirectement, oui et non… Car l’une des actions du ministère à destination de ces éditeurs-partenaires a été justement de pousser à des numérisations dites de la « zone grise ». La zone grise est l’ensemble des oeuvres épuisées qui ne sont plus rééditées par les éditeurs et introuvables dans le commerce. Nous avons vu que, dans le cas de la bande dessinée, cela concerne une assez large partie, voire constitue le principal problème : le patrimoine de la bande dessinée encore sous droits est inaccessible aux lecteurs, y compris moyennant finance. On pourrait éventuellement espérer que les éditeurs membres d’Izneo suivent l’exemple de son confrère Ego comme X qui, en 2010, avait eu l’idée de livrer gratuitement sur son site Internet des versions numériques des albums épuisés de son fonds, en plus de nombreuses archives d’auteurs. L’occasion de relire, par exemple, l’excellent Os du gigot de Grégory Jarry, ou encore les archives des premiers récits d’Aristophane. Le numérique pourrait devenir une belle opportunité de redécouvrir un grand nombre d’oeuvres qui n’ont plus guère d’existence que chez les bouquinistes spécialisés.

 

Bande dessinée numérique, auto-édition, quelques pistes historiques…

L’idée d’un article sur les rapports entre auto-édition et bande dessinée numérique m’est venue dans le courant de ma réflexion historique sur la bande dessinée numérique en me rendant compte qu’il pouvait s’agir là d’un axe fort de son évolution. Et puis trois évènements consécutifs m’ont poussé à vous faire part de ce sujet qui est d’une certaine manière dans l’actualité. Sur le blog universitaire des Carnets de la bande dessinée, qui rassemble plusieurs chercheurs universitaires, Sylvain Lesage a ébauché ses propres réflexions sur la question de l’auto-édition dans la bande dessinée en prévision du colloque de Liège « Figures indépendantes de la bande dessinée mondiale » auquel il a participé, et qui a eu lieu cette semaine. Sylvain Lesage travaille sur la période d’avant 1990 et souligne à quel point le sujet de l’auto-édition a été très peu étudié en tant que tel alors qu’il y a matière à réflexion. Dans ce même colloque de Liège, Anthony Rageul, militant pour un investissement des auteurs dans les potentialités du numérique, a présenté par ailleurs une communication qui porte justement sur les possibilités d’auto-édition à l’heure numérique (à laquelle je n’ai malheureusement pas pu assister, mais dont on peut trouver l’abstract ici). Enfin, ceux qui suivent l’actualité de Manolosanctis auront appris que le jeune éditeur a annoncé que, pour 2012, il se transformait radicalement, notamment en cessant toute publication papier. C’est un « nouveau modèle », qui est lancé, modèle qui est présenté comme un soutien à l’auto-édition des auteurs… Quelle mouche a piqué Manolosanctis ? Et pourquoi la question de l’auto-édition revient sur le tapis en pleine émergence de la bande dessinée numérique ?

L’auto-édition des professionnels sur Internet : un passé certain

J’aurais tendance à croire, connaissant le « flair » dont Manolosanctis a fait preuve jusque là, que ce revirement en direction de l’édition numérique n’est pas qu’un coup de poker. Derrière, il y a la perception de ce qui peut être un mouvement de fond en faveur de l’auto-édition, modèle inattendu dans l’économie numérique, mais qui, dans le fond, pourrait s’avérer porteur.

Il faut attendre et voir, évidemment. Aucune nécessité d’être prophète. Mais si on tourne le regard en arrière, une évidence s’impose : que l’auto-édition soit ou non l’avenir de la bande dessinée numérique, elle aura été son passé.

Sans remonter jusqu’aux tentatives de Peeters, Hislaire, Boilet avant 2004, les auteurs professionnels ont saisi la diffusion en ligne comme un moyen de s’auto-éditer, en marge de leur projets papier. Le phénomène des blogs bd, dans son versant « dessinateurs professionnels », n’est pas autre chose : un mouvement général d’auto-édition de la part de jeunes auteurs (Boulet, Bastien Vivès, Cha, Obion…), ou même d’auteurs plus installés (Lewis Trondheim, Maëster, Frederik Peeters…) – je n’évoque pas ici les dessinateurs amateurs, mais ne les oublions pas. On pourra m’opposer de pertinentes objections : ce que ces auteurs publient en ligne n’est pas leur « vrai » travail mais un simple défoulement ; un blog, ce n’est pas un travail d’édition, c’est juste un billet d’humeur. Pour contrer la première objection, rien de plus facile que de sortir l’argument Lewis Trondheim qui a poursuivi sur Internet un travail de carnettiste qu’il pratiquait et éditait depuis ses débuts ; pas de rupture véritable, donc, mais une continuité avec son travail papier. En ce qui concerne la seconde objection, il faut rappeler aux sceptiques que, au-delà du débat sur le blog comme « genre » littéraire, beaucoup d’auteurs ont détourné le format blog pour créer de véritables oeuvres construites et cohérentes : on peut penser au faux blog Chicou-Chicou de Boulet, Domitille Collardey, Erwan Surcouf et Aude Picault, ou encore au Journal d’un lutin d’Allan Barte. La proximité est directe entre le genre du « journal de bord », genre jugé parfaitement publiable sur papier, qui ne l’est pas moins en numérique.

Jusque 2009, la balance fonctionne ainsi : les auteurs se servent de la publication en ligne pour montrer des oeuvres qu’ils ont choisi de ne pas publier (ou éventuellement qui ont été refusé) chez leurs éditeurs habituels. Ainsi d’un Frederik Peeters qui se lance dans des portraits de célébrités zombifiés dans son blog Portraits as living deads, ou encore de Bastien Vivès qui profite de son blog Comme quoi pour tester le format du strip court et percutant, et un style graphique différent de ses albums. C’est un équilibre qui se crée entre l’édition papier, rémunératrice, et l’édition numérique comme espace de liberté qui permet de tester de nouvelles techniques et de voir en direct la réaction des internautes et de la communauté de blogueurs bd.

Mais au tournant de la décennie, les choses commencent à bouger. D’abord du côté de la prépublication. Les auteurs se servent aussi du blog pour prépublier, avec la « mode » des blogs making-of (comme Etienne Davodeau avec Lulu femme nue) qui laissent filtrer quelques planches, accompagnées de commentaires de l’auteur sur ses choix et ses doutes. Cette tendance va prendre plus de force lors du lancement en janvier 2011 de la plate-forme 8comix, une initiative d’auteurs menés par Fabien Vehlmann. L’idée de 8comix est d’avoir une plate-forme de lecture gratuite de bande dessinée sur laquelle les auteurs, en accord avec les éditeurs, pré ou post-publient leurs oeuvres. Une façon pour eux d’avoir la maîtrise de l’exploitation numérique de l’oeuvre papier, pomme de discorde entre auteurs et éditeurs. Mais certains auteurs utilisent 8comix pour publier des oeuvres inédites : ainsi Efix avec Anarchie dans la colle, et Alfred et Cyril Pedrosa avec le strip José.

On ne peut bien évidemment pas passer en revue l’auto-édition numérique sans évoquer Les autres gens, le projet lancé par le scénariste Thomas Cadène en mars 2010. Une bédénovela inédite (même si, depuiss quelques mois, Dupuis en publie une version papier), de publication quotidienne, qui est entièrement l’initiative d’auteurs décidés à ne pas attendre le réveil des éditeurss pour monter des projets entièrement numériques et rémunérateurs. Car Les autres gens est payant, sur abonnement, ce qui se justifie par un affranchissement de l’esthétique cheap des blogsbd pour une « édition » numérique aux allures professionnelles (une véritable interface de lecture pensée pour ce format, un site complet avec forum et accès facile aux archives, etc.).

2010-2011 aura été marqué par l’arrivée d’auteurs professionnels venus du papier qui investissent le web pour des projets de publication numérique plus ambitieux. Ce retournement est significatif car, que ce soit dans 8comix et Les autres gens, ce sont les auteurs qui ont réfléchi à l’édition de leur oeuvre, qui ont conçu la « mise en écran », défini l’esthétique du site, pris contact avec des professionnels pour les aspects plus techniques, négocié des contrats… L’intermédiaire que constituait l’éditeur a été contourné ou placé à la marge.

Au final, si on se tourne vers la bande dessinée publiée en ligne telle qu’elle existe actuellement, on se rend compte que, dans la grande majorité des cas, il s’agit d’une forme d’auto-édition, accompagnée ou non, amateurs ou professionnelles. Les éditeurs occupent peu de place, même s’il ne faut pas négliger l’existence de véritables éditeurs numériques comme Foolstrip, ou encore la récente tentative de Casterman, Delitoon. Et dans ce ce dernier cas, Didier Borg, fondateur de Delitoon, dit explicitement sur son site qu’il n’est pas un « éditeur de bandes dessinées en ligne », par le choix d’être aussi hébergeur dans leur « Espace repérages » où tout un chacun peut venir publier. L’édition, sur Internet n’est pas attractive. Il s’agit assurément d’un mouvement de fond : les auteurs ont trouvé sur Internet un autre moyen d’être publiés (où « autre » ne signifie pas « à la place de » mais « en plus de »), en marge de toute structure éditoriale.

L’auto-édition comme axe historique entre le papier et numérique

Comment interpréter l’essor de l’auto-édition dans la bande dessinée numérique ? On peut arguer du fait que les éditeurs ont mis du temps avant d’investir ce domaine et ont donc laissé le champ libre aux auteurs eux-mêmes. Mais on peut aussi se poser la question des rapports qu’entretient la bande dessinée papier avec l’auto-édition. Comme le rappelait opportunément Sylvain Lesage, la bande dessinée semble avoir un attachement étonnant à l’auto-édition. Pour ne prendre que ces cinquante dernières années, les tentatives d’auto-édition ont non seulement été réelles, mais se sont avérées à la fois durables et visibles. On peut par exemple citer trois mouvements emblématiques :

  • L’émergence de la « nouvelle presse » de bande dessinée pour adultes dans les années 1970 (Fluide Glacial, L’Echo des savanes, Métal Hurlant) qui résulte justement d’une volonté des auteurs de s’écarter des carcans de l’édition traditionnelle.
  • Certaines maisons de la vague de « l’édition alternative » des années 1990 sont également des tentatives d’auto-édition par les auteurs eux-mêmes, réunis en collectif. L’Association étant la plus connue, mais on peut aussi penser aux Requins Marteaux, ou à Six pieds sous terre.
  • Dans ces mêmes années 1990 un mouvement pousse les anciens auteurs de l’âge d’or franco-belge à fonder leur propre maison d’édition : Lucky Productions, Marsu Productions, les éditions Albert-René sont quelques exemples de ce mouvement qui continue encore maintenant, même si ces maisons d’éditions ont pu après coup être rachetées par de plus grands groupes.

Il y aurait donc une tension possible dans le milieu de la bande dessinée qui pousserait les auteurs à prendre eux-mêmes en main leur destinée éditoriale, à court ou long terme, sur tout ou partie de leur oeuvre. L’historien de la bande dessinée que je suis se souviens de la tentative du Syndicat des dessinateurs de journaux pour enfants après la seconde guerre mondiale, de monter leur propre syndicate pour contrer l’importation de bandes américaines. Cette idée fut un échec, mais témoigne des mêmes appréhensions que l’on peut lire chez les dessinateurs de bande dessinée actuels face au numérique : l’impression que les éditeurs ne les soutiennent pas suffisamment et qu’il leur revient de construire eux-mêmes des projets éditoriaux.

Tempérons un peu cet enthousiasme : si certains projets d’auto-édition ont donné naissance, pour le coup, à de véritables entreprises d’édition, il y en a beaucoup qui demeurent invisibles, souvent volontairement car plus enclins à rester dans une frange proche du fanzinat. Des auteurs comme Mattt Konture et Alex Baladi, proches de l’esprit underground, revendiquent une pratique d’auto-édition régulière dans le fanzinat malgré une carrière professionnelle réelle. A côté de l’auto-édition « professionnalisée » existe une auto-édition véritable, revendiquée et militante, qui est comparable à l’auto-édition numérique par son absence de modèle économique stable. Mais elle en diffère par sa visibilité : l’auto-édition numérique est démesurément visible par rapport au fanzinat papier.

De quelques tentatives « d’aider » l’auto-édition, et leur réussite par des outils :

Il faut être conscient (et là aussi, Manolosanctis l’a perçu), que se passer d’éditeur ne veut pas dire se passer d’intermédiaire. L’auteur à lui seul ne peut assurer un travail d’édition professionnelle, bien évidemment. Mais les besoins en intermédiaire ont changé. Je schématise : avec l’édition papier, l’éditeur joue un double rôle. Il sélectionne les oeuvres publiables, assurant ainsi une fonction de « validation » parfois jugée nécessaire, il conseille éventuellement l’auteur sur certains choix, l’aide à avancer dans son travail artistique, et surtout assure la gestion de tous les aspects non-artistiques de l’édition : maquette, mise en vente, contacts avec l’imprimeur et le distributeur, promotion, éventuellement gestion des relations avec la presse. Ce qui représente un travail pour lequel il se rémunère sur la vente du livre, tandis que l’auteur reçoit des droits au pourcentage fixé par un contrat. C’est par ce contrat que, en quelque sorte (je schématise encore), l’auteur délègue à un éditeur l’exploitation commerciale et la diffusion de son oeuvre.

On a pu dire que, dans le cas du numérique, l’éditeur devenait inutile : plus besoin de gérer les impressions, et la diffusion auprès d’un très large public est à portée de clic. Tout un chacun peut créer un pdf qu’il publie ou propose à la vente sur son site, et y apposer une licence, libre ou propriétaire, pour entériner son statut légal (en réalité, en France, une oeuvre est protégée par le droit d’auteur dès sa création, le dépôt légal et les licences servent surtout à marquer une date précise en cas de plagiat). Le travail de validation s’opère par les pairs et les lecteurs qui viennent consulter l’oeuvre et laissent des commentaires. Mais, Sébastien Naeco le rappelait dans son livre sur la bande dessinée numérique, Etat des lieux de la bande dessinée numérique (Numeriklivres, 2011), l’auteur a toujours besoin d’intermédiaires, simplement ces intermédiaires ont changé.

L’édition numérique a vu apparaître un nouveau type d’acteurs : les soutiens à l’auto-édition, ou hébergeurs de contenus. Cela vaut d’ailleurs au-delà de la bande dessinée, et le statut légal des hébergeurs, leur responsabilité et leurs moyens juridiques ont été clairement définis dans une loi dite « loi sur la confiance en l’économie numérique » (LCEN) en 2004. Dans ces intermédiaires, il faut aussi penser aux imprimeurs et distributeurs à la demande comme The Book Edition ou Lulu.com qui peuvent aussi se charger des aspects légaux et des droits d’auteur. On se souvient peut-être qu’en nombre de titres, l’édition à la demande a dépassé en 2009 le nombre de titres édités.

Dans la bande dessinée numérique, les plate-formes d’auto-édition sont nombreuses. Certaines sont soumises à une sélection qui les rapproche du travail d’un éditeur (Coconino, Grand papier, 30joursdebd) tandis que d’autres sont ouvertes (Webcomics.fr). Leur objectif est de proposer un outil de publication et de mise en ligne des oeuvres, mais sans intervenir sur d’autres aspects. L’auteur fait lui-même sa mise en ligne et bénéficie de la « communauté » de lecteurs et d’auteurs constituées autour de l’hébergeur.

La grande différence entre le travail d’éditeur et celui d’hébergeur (c’est encore plus évident dans le cas du travail de « techniciens » créateurs d’outils) est celle de la cession des droits d’exploitation. En règle générale, dans le cas de l’hébergeur, l’auteur ne cède pas ses droits d’auteur : les rapports entre l’auteur et ses intermédiaires ne sont plus exactement les mêmes.

 

L’arrivée d’AveComics en 2009, filiale d’Aquafadas spécialisée dans l’édition numérique pour terminaux portables, a été le déclencheur de l’ouverture d’un nouveau marché. Des prestataires techniques proposant aux auteurs des solutions pour publier et vendre en ligne leurs webcomics, avec des interfaces de lecture adaptées et plus complexes qu’un simple blog. A la suite d’AveComics, d’autres entreprises se sont montées, plus ou moins fructueuses, mettant leurs espoirs dans l’apparition de nouveaux usages de lecture de BD sur smartphone et tablettes : Mozzo de Forecomm, Dcomics… Ces intermédiaires s’adressent à la fois aux auteurs et aux éditeurs, les premiers pour de l’édition inédite, les seconds pour des rééditions numériques d’oeuvres papier. C’est aussi dans cette voie que semble s’orienter Manolosanctis, mais on en saura plus en janvier.

AveComics est même allé un peu plus loin avec son Comic Composer, un logiciel d’aide à la création de bandes dessinées numériques. Plus récemment, Aquafadas a lancé le « Motion Composer », un logiciel qui permet de créer des contenus animés, en flash ou en html5, cette seconde option étant parfaitement adaptée à la publication web et terminaux mobiles via le web qui domne la bande dessinée numérique. Après s’être adressé aux éditeurs, AveComics se tourne vers les auteurs (le téléchargement est gratuit mais la mise en ligne nécessité l’achat d’une licence). Julien Falgas, de Webcomics.fr, a aussi proposé en 2011 un « tiny shaker » que testent actuellement les élèves de Joseph Béhé à l’Ecole des arts déco de Strasbourg. Ce qui est proposé là, ce n’est rien de plus que du matériel d’écriture : des crayons et des règles pour mettre en page et apprivoiser un nouveau mode d’écriture graphique. Des applications que l’auteur peut ensuite s’approprier pour mettre en ligne lui-même les oeuvres qu’il aura créée.

Dans un article paru dans la revue Jade au printemps 2011, Anthony Rageul, auteur de la bande dessinée numérique Prise de tête et d’un mémoire sur l’interactivité, lançait aux auteurs une exhortation à se jeter sans hésiter dans la création numérique. Il expliquait que la technique n’était pas si complexe qu’elle en avait l’air, et donnait l’exemple du blog girly de Moon, une bande dessinée interactive très ingénieuse réalisée par Moon Armstrong avec des moyens assez simples : une plate-forme de blog, un détournement de facebook et nul besoin d’apprendre la programmation. Sa conclusion portait à l’optimisme : « Le numérique n’est pas une affaire de techniciens. Les outils existent et sont accessibles à tous. Pourquoi alors laisser d’autres personnes s’emparer de ses oeuvres en les faisant à tout prix dans des dispositifs standardisés ? (…) Ingéniosité, curiosité et naïveté apporteront bien plus à la bande dessinée numérique naissante que haute voltige technique et standardisation vers le bas. ». Dans le fond, la position d’Anthony Rageul rejoint parfaitement celle des dessinateurs du SDJE qui fondent après guerre leur propre syndicate, celles des auteurs qui quittent Pilote en 1975 pour créer leur propre revue, celles des fanzineux des années 1990 qui gravissent tous seuls la marche de l’édition professionnelle en se constituant en association d’auteurs. C’est la recherche d’une forme de liberté d’action qui sous-tend toute profession artistique, liberté plus ou moins active selon les contextes et les auteurs. Il rappelle que le travail de l’auteur est un travail artistique qui n’a pas à voir dans la technique un obstacle, mais plutôt une opportunité pour tester de nouvelles pratiques. C’est le travail de l’auteur que de défricher de nouvelles terres, surtout si les éditeurs se montrent frileux comme ils le sont actuellement, certes pour de forts louables raisons économiques. L’appropriation du numérique par les auteurs a déjà commencé, et elle est incontournable pour la génération qui a commencé dans les années 2000. On peut donc espérer que le mouvement prennent de l’ampleur…

Bande dessinée numérique : le retour du daily strip en France ?

Sans doute vous demandez-vous pourquoi les articles se font rares sur Phylacterium… L’une des raisons est que je prépare une Histoire de la bande dessinée numérique en France, un texte synthétique qui revient sur près de quinze ans de bande dessinée numérique. J’ignore encore comment et par qui il sera diffusé, tout ce que je sais est que ce sera numérique et gratuit. Vous en aurez peut-être plus de nouvelles en 2012 si vous suivez encore ce blog !

Dans le fil de mes réflexions est venue la question du format « canonique » de la bande dessinée numérique : existe-t-il ? Il m’avait toujours semblé que, paradoxalement, l’un des formats le plus courant en bande dessinée numérique était directement issu de la bande dessinée papier : celui du comic strip, c’est-à-dire de la série à épisodes à suivre régulièrement, généralement dans un format de « bande ». J’ai voulu creuser un peu cette question est l’idée m’est venue de comparer la naissance du comic strip, son histoire respective en France et aux USA, et son exportation dans la bande dessinée numérique, là aussi aux USA et en France. Quelles sont les spécificités de ce format qui peuvent expliquer son succès ? Peut-on parler, à travers la bande dessinée numérique d’un retour en France d’un format perdu depuis plusieurs décennies ?

Brève histoire du comic strip : comparaison France/USA

La distinction américaine entre comic strip et comic book est pratique et, même si elle n’est pas utilisée en France par l’édition, cela ne signifie pas pour autant qu’elle n’est pas opérante et transposable. Aux Etats-Unis, on distingue historiquement le comic strip, bande dessinée diffusée par la presse quotidienne (ou hebdomadaire) généraliste (par opposition à la presse spécialisée que l’on connaît en France) et le comic book, bande dessinée diffusée sous forme de fascicules à bas prix paraissant généralement une fois par mois. Je passe sur les multiples distinctions éditoriales. Une différence essentielle entre ces deux modes de diffusion est susceptible d’influencer le contenu lui-même : le comic book contient plutôt une histoire complète, alors que le comic strip varie, même si sa périodicité restreinte fait que, d’une manière ou d’une autre, il s’agit d’épisodes « à suivre ». Parce qu’il est publié dans un environnement particulier, le journal, un épisode de comic strip est plus court qu’un épisode de comic book. Il se présente en général sous la forme de « bande » de quelques cases, mais ce n’est pas non plus systématique : on connaît le cas des sunday pages qui occupent une page entière ; mais rarement plus, ou alors dans des cas de rééditions. Quoi qu’il en soit, le comic strip est une forme brève marqué par une forte périodicité.

Je vais vite passer sur son histoire américaine, mais il faut souligner le fait que la naissance du comic strip est intimement liée à un enjeu éditorial : la diffusion de masse de la presse dans les foyers américains, autour de 1900. Avant cette date, les comics étaient principalement diffusés dans des magazines illustrés spécialisés destinés à un public relativement restreint et lettré. Le comic strip est utilisé comme un des nombreux arguments commerciaux pour faire vendre les journaux (avec les pages sportives, les concours, les pages culturelles…). Sa régularité de parution et les dispositifs permis par son principe de sérialisation (récurrence des personnages, homogénéité du style et de l’humour, histoires à suivre) assurent une fidélisation du lectorat. Les codes de la bande dessinée s’adaptent à une diffusion de masse. Il apparaît d’abord dans les suppléments du dimanche, avec une parution hebdomadaire : les Katzenjammer Kids de Rudolph Dirks (1897 dans le New York Journal), Happy Hooligan de Frederick Burr Opper (1900 dans le New York Journal), Little Jimmy de James Swinnerton (1904 dans le New York Journal)1. Puis naissent des comic strips quotidiens, ou daily strips, le premier à durer étant Mutt and Jeff de Bud Fischer (1907 dans San Francisco Chronicle). Les décennies suivantes voient une diversification des strips hors du seul registre comique.

 

En France, la grande presse quotidienne est beaucoup moins encline à diffuser des comic strips (que j’entends ici au sens de « séries ») et reste fidèle à des dessins de presse isolés à parution irrégulière (appelés cartoons aux Etats-Unis), qu’elle commence à intégrer dans ses pages au début du XXe siècle, et avec plus d’assurance et de régularité après la première guerre mondiale. Pourtant, certains journaux choisissent de diffuser des comic strips en utilisant le pretexte d’une page enfantine (Le Petit Parisien, qui diffuse Mickey de Walt Disney à partir de 1930). Mais cela reste rare. Il faut attendre les années 1930 pour que 1. apparaissent les premières séries de strips réguliers ; 2. émerge une production française dans ce domaine. Parmi les plus connus (mais pas forcément les premiers, l’histoire du comic strip français reste à faire) on peut citer Le professeur Nimbus d’André Daix, diffusé dans Le Journal à partir de 1934, M.Subito de Bozz dans Le Petit Parisien (pseudonyme de Robert Velter, le créateur de Spirou) et Lariflette de Daniel Laborne dans Le Petit Parisien à partir de 1939.

Le véritable démarrage du comic strip en France intervient après la guerre, dans la presse quotidienne en pleine reconstruction qui souhaite retrouver un lectorat de masse. C’est ce que Alain Beyrand appelle les « bandes quotidiennes », même si elles sont aussi diffusées dans des hebdomadaires2. Parmi les quotidiens, il faut citer France-Soir et Le Parisien Libéré qui diffusent des bandes tous les jours. Certains journaux publient une dizaine de séries en même temps, empilées sur une page dédiée. En France, deux genres fonctionnent particulièrement bien : le strip humoristique (qui découle souvent de l’héritage du dessin de presse) et l’adaptation littéraire en feuilleton (ainsi de Les Misérables de Niezab dans France-Soir à partir de 1946). Ces bandes quotidiennes viennent aussi se substituer aux traditionnels romans-feuilletons, et c’est là que les auteurs trouvent leur inspiration.

S’il faut considérer un « âge d’or » du comic strip en France, il se situe entre 1950 et 1970. Les séries se multiplient, diffusées, comme aux Etats-Unis, par des agences de presse. Les Français lisent tous les jours leur dose de bande dessinée. Après cette date, pour des raisons que j’aurais du mal à vous donner, la bande dessinée décline dans la presse généraliste française. Quelques célèbres réalisations sont le chant du cygne du format dans Le Matin de Paris : Yves Got et René Pétillon y livre Le Baron noir de 1977 à 1982, Régis Franc Le Café de la plage entre 1977 et 19803. Par la suite, quelques expériences ponctuelles apparaissent, et on a vu, ces dernières années, la presse quotidienne revenir à la diffusion de séries, parfois en pré-publications d’albums. Mais l’enthousiasme des années 1950-1960 est parti, et la presse papier française a bien d’autres questions à se poser.

Le Café de la plage arrive comme une forme d’apogée miraculeuse du comic strip en France. Régis Franc a parfaitement intégré les concepts de sérialisation et d’écriture feuilletonnesque. Il les emploie sur un mode presque parodique. Sa série est truffée d’intrigues enchevêtrées les unes dans les autres, de flash-back, de personnages récurrents qui changent d’identité, d’épisodes à suivre, de retournements de situation improbables… Au final, pour une publication quotidienne sur cinq années, la densité de l’intrigue est extraordinaire et démontre le type dhistoires qui peuvent naître d’une simple bande quotidienne quand les particularités de la diffusion sont envisagées en amont par l’auteur et savamment exploitées.

 

Le troisième temps du newspaper strip

Les contraintes éditoriales expliquent en partie les caractéristiques formelles du comic strip4, en particulier en ce qui concerne ses modes de lecture et d’interprétation. Harry Morgan a mis en évidence un « troisième temps du newspaper strip »5, typique de ces bandes périodiques de forme brève. Il distingue, à côté d’un premier temps de l’action qui se déroule au fil des cases, d’un second temps de la lecture qui correspond au moment où le lecteur lit la bande, un troisième temps qui est l’intervalle entre deux parutions. C’est un temps du réel qui organise la séquentialité entre deux strips.

Or, lors de la conception d’un comic strip, les dessinateurs prennent en compte les spécificités de cette temporalité décalée qui fait que le strip du jour se lit à la fois individuellement et en fonction d’un ensemble plus vaste. La prise en compte est évidente dans le cas d’un strip d’aventures à suivre où, par nature, l’écriture feuilletonnesque organise l’enchaînement des strips entre eux. Parmi les procédés courants, on peut citer l’apparition d’un suspens à la fin de la bande, le fait de rappeler dans la première case des éléments des épisodes précédents, la construction d’intrigues secondaires imbriquées… Mais dans le cas d’un gag-a-day strip, où chaque épisode peut théoriquement se lire indépendamment des autres, les jeux de continuité permettent, par exemple, d’enrichir l’humour en faisant appel au comique de répétition ou par des allusions qui ne seraient maîtrisées que par un lecteur régulier. Le comic strip fonctionne sur cet équilibre constant entre deux temporalités, celle du strip seul et celle de l’ensemble des strips mis bout à bout ; celles du lecteur occasionnel et celle du lecteur fidèle. Les dessinateurs le savent et les variantes sont nombreuses entre le gag-a-day strip et le continuity strip. Il n’est pas rare que, dans un gag-a-day strip se dessine des intrigues qui durent le temps de deux ou trois épisodes, par exemple ; ou qu’un strip d’aventures à suivre soit ponctué par des gags isolés qui viennent s’intégrer à l’intrigue linéaire.

La construction narrative du comic strip est régie par les conditions de sa diffusion, même s’il existe des recueils en albums qui reconstruisent, artificiellement par rapport au moment de la conception, une continuité ininterrompue. Le décalage temporel de la lecture est évidemment un des éléments du plaisir de lecture : c’est retrouver un rendez-vous familier dont on a appris à maîtriser les codes. Telle est la force du format du comic strip.

 

Comic strip et bande dessinée numérique

Aux Etats-Unis, le comic strip demeure encore de nos jours une modalité classique de la diffusion de bande dessinée. Dans ces conditions, on ne s’étonnera pas forcément que les premiers webcomics se soient inspirés du format du comic strip. Les habitudes de lecture américaines encouragent une diffusion par épisodes et plusieurs webcomics des premiers temps (et encore maintenant) sont des comic strips mis en ligne. Ainsi de Sluggy Freelance de Pete Abrams (1997), de User friendly de Frazer (1997) ou de PvP de Scott Kurz (1998). Dès les débuts, on trouve sur le Web des dessinateurs professionnels, comme Bill Holbrook, créateur de Kevin and Kell en 1995, qui maîtrisent parfaitement tous les codes narratifs du genre, ou même des strips comme Red Meat de Max Cannon qui est passé, en 1996, de l’hebdomadaire Tucson Weekly au Web. Comme le souligne T Campbell6, les dessinateurs apprécient la diffusion par épisode en ligne pour ses possibilités d’archivage, qui démultiplient les potentialités d’intrigue. Le lecteur n’a plus seulement la mémoire des quelques épisodes précédents, il peut aussi relire la série depuis ses débuts. Quant aux intrigues, elles peuvent aisément être regroupées par saison. La publication en ligne assure à la fois les fonctions de la diffusion périodique celle du recueil. Peuvent ainsi se combiner la forme brève de l’épisode et la vision d’ensemble de l’intrigue. En outre, T Campbell voit aussi dans les possibilités d’archivage l’une des raisons de la diversification des intrigues et des genres : un webcomic comme Sluggy Freelance évolue sans complexe du gag-a-day strip à l’aventure au long cours ; dans PvP se développent des « mondes parallèles » où les héros s’extraient de leur vie de tous les jours pour se lancer dans des aventures qui sont autant de parodies de MMORPG. Ce développement est-il possible dans une diffusion papier classique ? Il est facilité par les conditions de lecture du strip en ligne.

Si tous les webcomics ne sont pas des comic strips, ce format est apparu comme un des plus appropriés dans la mesure où il est pré-adapté à une double temporalité. Pour assurer la venue d’un lectorat régulier et fidèle, la parution périodique est idéale : le lecteur revient à date fixe et suit l’évolution de son webcomic au moyen de flux RSS. S’il découvre un nouveau webcomic en cours de route, il peut aussi relire tous les épisodes depuis le début. Le site web qui diffuse le webcomic est une gigantesque base de données d’épisodes dans laquelle on peut fouiller par date, ou parfois complètement au hasard ; un rêve de collectionneur de comic strip, en somme.

 

En France la montée en puissance de l’album a plutôt habitué le public à une lecture globale de la bande dessinée, et non découpée en épisodes ou à suivre d’une semaine sur l’autre. Le comic strip disparaît des lectures régulières dans les années 1970. La bande dessinée n’a plus ce statut d’objet à parution régulière, presque jetable et fonctionnant volontiers sur des intrigues infinies ou du moins jamais circonscrites dans le temps, statut qu’il peut avoir aux Etats-Unis ou au Japon. En France, la bande dessinée s’est en grande partie fondue dans le moule de « l’histoire complète », et c’est dans ce format qu’elle a donné lieu à de grandes innovations. Or, la bande dessinée en ligne a pourtant provoqué un renouveau de la lecture de comic strips en France. Plusieurs dessinateurs ont su exploiter ce format pourtant peu habituel chez nous. Essayons d’en décrire quelques uns, et de décrire leur rapport au format du strip.

Lapin, de Phiip, un strip vertical et son environnement de lecture. Dans la colonne de gauche, la diversité des rythmes de lecture proposés : par histoires, par archives, par flux RSS, etc.

L’un des premiers à exploiter le strip est Phiip avec le webcomic Lapin à partir de 2001. Il s’agit d’un des plus longs webcomics français, avec pas moins de 2513 épisodes depuis ces dix ans. La publication de Lapin suit exactement celle d’un daily strip papier classique : un épisode par jour ouvrable. La transposition du modèle papier est d’autant plus intéressante qu’elle fait correspondre une norme issue d’un media (la presse quotidienne) vers un autre média qui n’a pas la même temporalité voire qui n’a pas de temporalité propre mais n’a que celle de son lecteur. Au delà du rythme de diffusion, Phiip s’empare très tôt des modalités d’écriture typique du strip. Progressivement se sont imposés des personnages récurrents et des codes : l’incisive ourse verte, les lapins managers reconnaissables à leur chapeau, le caillou tetraplégique… L’élaboration est progressive et abouti à la mise en place d’un univers, avec ses codes humoristiques et ses lieux récurrents. Au niveau de la narration, les épisodes sont construits selon un principe de courtes intrigues à suivre qui comprennent chacune cinq ou six strips par ailleurs relativement autonomes. Phiip bâtit ainsi plusieurs paliers de lecture entre le niveau inférieur de la forme brève (le strip isolé, lisible et drôle en lui-même), le niveau intermédiaire de « l’histoire en cours », et le niveau supérieur de la série, avec des personnages récurrents et un univers cohérent. Plus important encore car nous approchons ici de la valeur ajoutée de la diffusion numérique pour le strip, cette triple construction se retrouve dans les multiples possibilités de navigationofferte sur son webcomic, initialement publié selon le format blog (publication antéchronologique). Choix est donné à l’internaute 1. de lire le strip du jour, 2. de naviguer au hasard dans les archives, 3. de reprendre les strips au début de l’histoire en cours, 4. de reprendre le webcomic depuis le début. L’archivage induit de nouvelles modalités de lecture qui transcendent le troisième temps du newspaper strip en démultipliant la périodicité de lecture.

En fait le comic strip acquière une autre spécificité une fois transposé sur le Web : il offre aux dessinateurs l’occasion de varier voire d’améliorer leur style de façon plus libre, et de doubler, volontairement ou non, l’imbrication des intrigues par une imbrication des strips. Chez Phiip, cela se traduit par un passage du roman-photo à la bande dessinée, avec de fréquents aller-retours, et cela sans que l’univers global (le niveau supérieur du lecteur régulier) s’en trouve affecté, puisque les personnages récurrents restent les mêmes (ainsi du personnage de l’ours verte, née peluche dans le roman-photo et qui est ensuite intégrée, en photographie, dans le strip dessiné. Sans emploi, le blogbd de Jibé (2004), fonctionne sur un principe similaire de mutation graphique et narrative. Les premiers épisodes semblent brouillons et minimaux à l’excès. Mais, progressivement, le trait de Jibé s’affine, se précise et, d’une certaine manière, se professionnalise. L’évolution se lit également d’un point de vue narratif. Sans emploi commence sur des gags ponctuels sur la recherche d’emploi, relativement peu originaux à ses débuts, puis l’univers s’étoffe de personnages secondaires récurrents (Jean le colocataire du héros, Jia-li, son ex vengeresse) et d’intrigues parallèles. Le strip vaut pour sa gestion de l’évolution des personnages et de leurs relations, sur fond de chômage et d’intrigues amoureuses.

Evolution graphique du webcomic Sans emploi de Jibé, entre 2004 et 2011.

Les saisons 3 et 6 lui permettent d’expérimenter l’écriture feuilletonnesque, avec des intrigues à suivre et une mise en page qui sort du cadre du strip pour la saison 6. Discrètement, cette évolution et ces techniques (comique de répétition, évolution des personnalités, réinvestissement de personnages secondaires anciens) est largement redevable au fonctionnement narratif du comic strip papier, qui permet de conserver un niveau supérieur de lecture et de proposer autant de variantes à l’intérieur. Même si, paradoxalement, la liberté de publication en ligne amène Jibé à complètement abandonner le format du strip pour la saison 6 au profit d’une mise en page plus recherchée, contrastant singulièrement avec ses habitudes. Comme chez Phiip, le webcomic Sans emploi décline une temporalité précise : il se découpe en « saisons », chacune étant centrée sur un fil directeur d’intrigue autour duquel se brodent des gags complètement autonomes. Le rythme du Web se trouve être, dans nos deux exemples, moins contraignant que le rythme de la presse papier d’où provient le comic strip.

Un autre blogueur bd parvenu à construire un univers incroyablement riche avec très peu de moyens est Paka, auteur du célèbre blog de Paka (2005). Lui aussi opte pour le format bref du strip et s’impose par un style marqué tout à la fois par une régularité de publication admirable (1383 épisodes, soit environ un jour sur deux) et un style minimaliste qui tient beaucoup des codes graphiques du manga. Comme Jibé, Paka fait évoluer son style, mais lui conserve la spontanéité et la simplicité schématique de ses débuts, qui combine de façon étonnante le schématisme et l’exagération graphiques. D’ailleurs lui ne quittera pas le format strip et ne se lance que très rarement dans des histoires longues. Significativement, les quelques histoires longues publiées par Paka (Mecha no Ude, Eat it fresh) l’ont été en dehors du blog lui-même.

Une journée classique sur le blog de Paka : minimalisme et hermetisme geek assumé (10 décembre 2008, épisode 936)

Le blog de Paka consiste également en un croisement entre l’esthétique des blogs bd et le comic strip. Ainsi, comme dans beaucoup de blogs bd, le héros du strip est l’alter ego graphique du dessinateur lui-même, mis dans des situations complètement délirantes, en décalage avec la réalité. Mais l’héritage du comic strip se lit dans l’utilisation constante de références comiques récurrentes : Paka passe son temps à massacrer des hippies à coups de plongée du coude et à vomir ou hurler. Pour un fan de Paka, ces chutes improbables sont comme des attendues propres à déclencher le rire, et l’un des moteurs de l’humour de Paka est bien l’accumulation, qui ne peut naître que de la connaissance régulière des strips. Surtout, ce qui fait toute la force de ce webcomic est sa façon de piocher dans l’ensemble des références de la culture geek pour attirer vers lui un public spécifique. Le blog de Paka est le représentant français des nerdcore strips, genre courant dans les débuts de la bande dessinée en ligne aux Etats-Unis !

Plusieurs dessinateurs de bande dessinée numérique diffusée en ligne ont su réinvestir les codes du comic strip pour un nouveau media. Comme dans les journaux, ce format est utile pour fidéliser, voire même créer, un lectorat autour d’un webcomic. Le rythme d’écriture de l’auteur, qui publie son strip quotidien, est le même que le rythme du lecteur qui revient tous les jours découvrir un nouveau strip.

Mais les modalités de diffusion propres au Web vont modifier le comic strip, en particulier dans son rythme de lecture et donc dans ce « troisième temps » de newspaper strip qui perd la régularité qu’il pouvait avoir dans le cas de la presse papier où la parution du strip coïncidait systématiquement avec un support différent. Sur Internet, le lecteur peut gérer son propre temps de lecture grâce à des outils variés tels que les flux RSS, les favoris, les agrégateurs de liens. Le temps qui s’écoule entre deux strips n’est plus égal et homogène.

Sur La Bande pas dessiné, le webcomic de Navo, les possibilités de lecture sont dispersés un peu partout : ordre chronologique ou antchronologique, liste des épisodes, hasard, abonnements...

Alors le problème du dessinateur est de recréer une temporalité. L’une des solutions vient de l’extérieur : la blogroll de Matt, blogsbd.fr, annonce les mises à jour d’un ensemble de blogs bd, joue justement sur ce troisième temps du newspaper strip en créant une périodicité artificielle pour l’internaute qui a simplement à consulter la blogroll pour se tenir au courant des mises à jour.

Mais la nécessité de recomposer un temps de lecture se voit sur les différents webcomics qui se servent des possibilités de navigation du Web (catégorisation, archivage…).

La gestion des archives est un exemple de cette recomposition que l’auteur peut désormais proposer. : Jibé recompose ses strips en « saisons » thématiques, Phiip reconstruit l’unité des histoires. Ils rappellent des unités narratives présentes dans les strips, mais qui ne peuvent être concrètement perçues à cause de la publication periodique et, surtout antéchronologique, propre au format blog. D’autres dessinateurs comme Paka ou encore Navo, auteur de La Bande pas dessinée, ne vont pas plus loin, sur leur site, que de donner la liste des archives, mais utilisent les réseaux sociaux et informent, via facebook, leurs lecteurs des mises à jour. Sur le blog de Navo, on remarquera la possibilité « un épisode au hasard », un mode de lecture original qui n’est possible que dans le cas de gag-a-day stripqui ne sont pas à suivre.

Enfin, le site webcomics.fr est un bon exemple de recomposition automatique permise par la diffusion en ligne et de la gestion nouvelle des différents niveaux de lecture. Sur cet hébergeur, les auteurs publient des strips à leur propre rythme. Mais choix est offert au lecteur, par l’interface de consultation, de revenir au début pour lire les strips dans l’ordre, comme dans le cas de ce strip de Wayne Foetus et foetus. Ces considérations techniques peuvent sembler dérisoires. Mais l’interface conçue sur webcomics.fr rend à la fois possible la publication périodique et l’engendrement automatique d’un « recueil » à jour, une pratique qui a pu exister dans les comic strips papier à succès qui donnaient lieu à un recueil. Mais avec les possibilités du numérique,

la lecture en recueil se génère automatiquement grâce à l’archivage. A chaque fois, les rythmes de lecture laissées au lecteur sont des réponses de l’auteur à la question de l’équilibre entre les différents niveaux de strip : l’épisode, l’histoire, la série. A côté de la lecture traditionnelle par épisode périodique demeurent d’autres rythmes de lecture.

La page de présentation de Foetus et foetus de Wayne sur Webcomics.fr fait déja office de recueil auto-généré.

Le plus étonnant encore est que le format du strip ait connu une seconde vie sur Internet dans un champ culturel francophone qui l’avait abandonné. Doit-on y voir l’influence des webcomics américains ? Ou, d’une façon plus générale, le format périodique du strip n’est-il pas idéal pour une publication en ligne ?

 

 

 

 

 

 

1Nous tirons chiffres et descriptions de Thierry Groensteen, La bande dessinée, son histoire et ses maîtres, Skira/Flammarion, 2010, p.200-208.

2Difficile à trouver, l’encyclopédie d’Alain Beyrand De Lariflette à Janique Aimée est pourtant indispensable pour qui veut comprendre que c’est « entre 1945 et 1975 que le public adulte français a lu le plus de bandes dessinées).

3Voir Harry Morgan, « La bande dessinée quotidienne en Europe » dans Maîtres de la bande dessinée européenne, BnF/Seuil, 2000, p.80-93

4Bien entendu, les contraintes éditoriales n’expliquent pas tout : il faudrait aussi prendre en compte l’influence d’une tradition graphique et l’inventivité des auteurs. Mais disons qu’apparaît une forme adéquate pour des conditions de diffusion bien précises.

5Harry Morgan, Principes des littératures dessinées, édition de l’an 2, 2003, p.144.

6T Campbell, A history of webcomics, Antartic Press, 2006.

Particularités de la lecture de bande dessinée numérique

La bande dessinée numérique, un phénomène difficile à circonscrire ?

Depuis deux ans, Phylacterium tente régulièrement de mettre en évidence la richesse de la bande dessinée présente sur le web, cette bande dessinée qui connaît un certain succès depuis une dizaine d’années même si les offres commerciales n’existent que depuis deux ou trois ans. Le rapport 2011 de l’ACBD évalue le nombre total de webcomics et blogs BD à environ 15 000. On sait par ailleurs que certains blogs BD rassemblent un grand nombre de lecteurs et parviennent à une certaine notoriété au-delà du cercle des initiés, mais il est difficile de trouver des statistiques sur l’audience de ces blogs et sur l’ampleur du phénomène qu’ils représentent. Ce flou ne se limite pas aux blogs et touche également le reste de la bande dessinée en ligne, notamment les plates-formes d’hébergement et de diffusion (si quelqu’un sait où l’on peut trouver des chiffres un peu sérieux, ça m’intéresse).
En tout cas, le phénomène est d’une ampleur suffisante pour mériter que l’on s’arrête un moment sur ce que le passage du papier au numérique change concrètement en termes de pratiques de lecture.

La page, procédé séquentiel et contrainte matérielle

Un aspect essentiel de la BD papier que la BD numérique ne reprend pas : la page. On pourrait penser que la publication en pages ne change pas grand chose : c’est une simple contrainte matérielle due au fait qu’il faut bien mettre les cases quelque part. Et puis la page a des fondements historiques : depuis le IVe siècle (quand on est passé progressivement du volumen au codex), pour diverses raisons pratiques, le livre est divisé en feuillets, chaque feuillet comportant deux pages (un recto et un verso). Or le format des pages web, que l’on fait généralement défiler du haut vers le bas, ressemble fortement au format du volumen, le rouleau de papyrus qu’on enroulait autour d’un axe en bois et que l’on déroulait au fur et à mesure de la lecture. On pourrait penser que le retour du codex au volumen ne change pas grand chose à la lecture, en particulier en bande dessinée, où la séparation la plus forte est entre les cases et non entre les pages ; toutefois, les amateurs de Tintin (entre autres) connaissent bien l’importance des cliffhangers, ces moments où le lecteur est obligé de tourner avidement la page s’il veut savoir ce qui va advenir du héros maintenant qu’il a été assommé par un des hommes de main de Mitsuhirato (ou d’Olrik, ne soyons pas sectaires).

Les offres commerciales proposant des numérisations d’albums papier, apparues ces dernières années, disposent souvent d’une interface de consultation qui reconstitue le fonctionnement par page. En revanche, du côté des bandes dessinées nativement numériques, la situation est plus nuancée : si certaines œuvres reprennent la structure d’une bande dessinée traditionnelle, d’autres mettent à profit les possibilités du web pour proposer de nouveaux modes de lecture. Le défilement horizontal et surtout vertical permet une lecture étendue et presque infinie. Le 12 septembre dernier, Al Boulet al Kabir, dans la note publiée à l’occasion du nouvel habillage de son blog, donnait un exemple de ces problématiques :

Les avantages de cette version plus sobre : elle est plus légère, la page n’est plus tronquée par le cadre et je ne suis plus limité en hauteur pour les images (…). Et puis la fenêtre Flash était limitée en hauteur. Du coup, je ne pouvais pas mettre plus de trois pages, et encore, il fallait des marges sur le côté. Maintenant je peux coller vingt pages d’affilée si je veux.

Ce qui est un peu surprenant dans ce propos, c’est que le raisonnement se fait toujours en nombre de pages mais que l’auteur aspire à pouvoir en mettre autant qu’il veut et se réjouit que ce ne soit plus une contrainte.

Page par page ou case par case ?

Lire de la bande dessinée, c’est toujours interpréter une succession d’images (souvent accompagnées de texte). Pour cela, les écrans d’ordinateur, les liseuses et les tablettes permettent de conserver le principe traditionnel de la planche ou au moins du strip. Dans ces formats, c’est l’œil du lecteur qui réalise la séquentialité à partir des différentes cases présentées simultanément à son regard.

En revanche, le développement des smartphones a conduit les fournisseurs de contenu à développer des applications où les cases sont automatiquement présentées l’une après l’autre. Les auteurs s’y adaptent : Bludzee, dessiné par Lewis Trondheim et édité par Avecomics/Aquafadas, est une série de strips conçus spécialement pour la lecture sur téléphone. Ce changement important rapproche en partie la lecture d’une BD numérique du visionnage d’un dessin animé. Certains éditeurs en sont conscients et élaborent actuellement des projets de format hybride bande dessinée/dessin animé, en particulier Aquafadas et Ankama.

 

Lecture et supports de lecture

L’avenir de la lecture de bande dessinée numérique est également lié aux supports de lecture qui s’imposeront dans les prochaines années. Après des années et des années d’hésitations et de tâtonnements, il est vraisemblable que l’on se dirige vers une stabilisation des supports et une cristallisation des pratiques de lecture. En France, c’est encore la lecture sur écran d’ordinateur qui domine et il est possible que cela dure : le format web est sans conteste le plus durable depuis des décennies et il présente pour le moment l’avantage d’une offre gratuite pléthorique. La lecture de bande dessinée sur liseuse est très rare dans nos contrées mais tout à fait répandue aux États-Unis, où elle fait d’ailleurs l’objet de tensions économiques réelles : l’éditeur DC Comics a récemment conclu avec Amazon un contrat d’exclusivité sur une centaine de titres majeurs de son catalogue pour les diffuser sur la nouvelle tablette d’Amazon, ce qui a déclenché l’ire des concurrents d’Amazon, en premier lieu Barnes&Noble. Quant aux Japonais, selon une récente étude, ils lisent depuis plusieurs années des mangas sur leur téléphone portable et ce marché du keitai manga est évalué à 350 millions d’euros par an. Au dernier Salon du Livre, Xavier Guilbert avait esquissé un rapprochement intéressant entre ces choix de supports et les modes de transports préférentiels dans les différents pays concernés : la lecture sur téléphone portable est en effet particulièrement pertinente dans les endroits où l’on passe de nombreuses heures par semaine dans les transports en commun…

Jusqu’à une date très récente, les liseuses n’affichaient pas les couleurs. L’apparition de nouveaux modèles de liseuses et l’équipement en tablettes vont bientôt changer la donne.

Antoine Torrens