Le roman graphique comme prescripteur de légitimation culturelle

Fred Paltani-Sargologos, Le roman graphique, une bande dessinée prescriptrice de légitimation culturelle, Master 2 CEI, enssib : Villeurbanne, septembre 2011.

 

C’est une étude au titre trompeur que Fred Paltani-Sargologos nous propose avec Le roman graphique, une bande dessinée prescriptrice de légitimation culturelle (2011).

Débutant sa démonstration par un bref essai d’ego-histoire sur ses pratiques de lecteur de bande dessinée (p. 13-14), qui lui permet d’expliquer son intérêt pour le sujet, l’auteur entreprend de retracer la longue marche vers la légitimation de la bande dessinée : « Un des débats qui revient souvent dans le monde de la bande dessinée est la question de sa légitimation en tant qu’art, média et objet culturel. » (p. 17) Les deux premières parties du mémoire sont consacrées à l’histoire de la bande dessinée, de son développement et de sa censure, à son émancipation dans la seconde moitié du xxe siècle. La dernière partie se penche principalement sur le rôle du roman graphique dans le processus de légitimation culturelle.

Ce travail étant aussi le fruit de trois mois de stage à la Cité de la BD à Angoulême, sept entretiens semi-directifs avec des membres de cette structure et un auteur en résidence sont fournis.

Une brève histoire de la bande dessinée

Les deux premières parties constituent une histoire de la bande dessinée, en France mais aussi à l’étranger (sans que l’ère géographique ne soit explicitement définie), qui doit beaucoup au travail de Thierry Groesteen, que cela soit pour les éléments factuels que pour les analyses. Outre que l’auteur de ce mémoire puise dans les différents catalogues d’exposition édités par ce dernier, il reprend ses cinq thèses sur la BD évoquées dans Un objet culturel non identifié : la bande dessinée (2006). Les citations et les anecdotes évoquées dans ces deux premières parties se retrouvent dans de nombreux ouvrages consacrés à la BD, comme ces extraits de Jean-Paul Sartre, prix Nobel et lecteur de bandes dessinées, comme il le reconnaît dans Les Mots. Les parties chronologiques du mémoires donnent l’impression d’être simplement une synthèse de l’oeuvre de Groensteen, bien documentée et claire mais peu originale.

Les passages les plus intéressants concernent la Cité de la BD et le rôle d’Angoulême dans la montée en légitimité de la BD (p. 62-66), de même que l’analyse des politiques culturelles des années Lang dont la création (ou le soutien à) de ces structures fait partie. Les passages consacrés aux expositions sont encore une fois tirés de l’oeuvre de Groensteen.

Pour résumer, les deux premières parties ne témoignent pas d’une grande originalité et même si on comprend leur place afin de contextualiser l’émergence du roman graphique, elles occupent les deux tiers du mémoire et il faut donc attendre la page 84 pour entrer dans le vif du sujet.

Représentations du roman graphique

L’évocation du roman graphique commence par un état des lieux du paysage éditorial de la bande dessinée contemporaine. Le roman graphique est (enfin) défini en partie à l’aide des entretiens réalisés qui se concentrent sur les représentations que véhiculent ce terme (p. 88) : changement de format mais aussi de contenu (dans les thèmes abordés). Le terme est remis en perspective historiquement grâce à la bonne analyse du livre Maestro de Caran d’Ache. Son origine et sa circulation géographique sont retracés correctement (p. 101). La connotation marketing du roman graphique est malheureusement trop rapidement évoquée alors que c’est vraisemblablement l’une des clés de la compréhension du phénomène (p. 104).

Le dernier chapitre du mémoire est consacré à l’OuBaPo, si toutefois il est possible de qualifier cet inventaire sans aucune analyse ou presque (et elle est encore une fois l’oeuvre de Groensteen) de chapitre. C’est dommage puisque l’OuBaPo, héritier de l’OuLiPo et du surréalisme, contribue au processus de légitimation, par l’appel à des références littéraires mais aussi de par sa visibilité dans certains médias (la parution durant un été dans le quotidien Libération d’exercices oubapiens).

Une introduction plus qu’une réelle contribution ?

Et l’auteur de conclure : « Ainsi, même si des avancées sont toujours possibles quant à sa visibilité, nous pouvons dire qu’aujourd’hui la bande dessinée est considérée comme une pratique culturelle légitime. » Le simple fait que la plupart des auteurs les plus reconnus de bande dessinée migrent vers le cinéma (Sfar, Sattouf, Satrapi) et pour certains ne reviennent plus à la bande dessinée (Satrapi) devrait inciter à la prudence.

Une exploitation plus poussée de certaines références pourtant dans la bibliographie comme les travaux de Boltanski et Maigret (certes un peu datés) aurait permis de nuancer certaines remarques. La notion de champ n’est pas une seule fois évoquée alors que l’auteur cite Pierre Bourdieu à plusieurs reprises sans mentionner son ouvrage fondamental sur les dynamiques de légitimation : Les Règles de l’art. Une référence cruciale est absente du travail de Paltani-Sargologos : Bart Beaty, Unpopular Culture: Transforming the European Comic Book in the 1990s, University of Toronto Press, Toronto, 2007, qui s’intéresse à la bande dessinée que l’auteur range sous le vocable de roman graphique. En particulier Beaty analyse en profondeur et comme il se doit l’OuBaPo.

En annexe, Fred Paltani-Sargologos propose plusieurs entretiens, dont un de François Mitterrand sur la BD, qui n’est pas analysé du tout, ce qui nous amène à nous interroger sur sa présence et son utilité. La présentation des entretiens qu’il a lui même mené est un peu indigeste et donne l’impression qu’il y a d’un côté une histoire de la BD peu novatrice avec un verni d’analyses empruntées et de l’autre des entretiens riches en termes de contenu qui sont à moitié exploités, ce qui est relativement frustrant pour le lecteur.

Les références présentes dans la bibliographie sont conséquentes mais certaines semblent avoir été utilisées avec parcimonie dans le mémoire, comme les travaux de Maigret et Boltanski, qui font passer l’auteur à côté du rôle de la presse dans la reconnaissance – voire l’invention du « roman graphique ». On renverra le lecteur s’il souhaite approfondir la question au très bon article de Xavier Guilbert « La légitimation en devenir de la bande dessinée » (2011) dans la revue Comicalités qui traite du sujet de façon plus poussée.

L’auteur de ce mémoire aurait vraisemblablement gagné à se concentrer sur le rôle des médiateurs dans le processus de reconnaissance de la bande dessinée : comment documentaliste et bibliothécaires contribuent à accroitre la légitimité du médium ? En quoi leurs représentations, leurs relations avec les auteurs, viennent alimenter ce processus ? Est-ce qu’ils sont attirés par le terme de roman à cause de leur formation – bien souvent littéraire ? Le terme passe-t-il plus facilement auprès des tutelles ? Les interrogations possibles sont finalement assez vastes et les données récoltées dans ce mémoire pourraient s’avérer utiles pour prolonger ces réflexions.

Pour conclure, ce mémoire n’apprendra pas grand chose à ceux qui suivent les développements du monde de la BD depuis un certain temps mais il pourra servir de bonne introduction à ceux qui veulent découvrir l’histoire de la BD, en particulier en lien avec la question de sa légitimité et du rôle du roman graphique dans la poursuite de la reconnaissance de ce médium.

Making-of – histoire de la bd numérique française

Le silence de ces dernières semaines s’explique par le fait que mon esprit soit actuellement fort occupé à la réalisation d’une série de longs articles sur l’histoire de la bande dessinée numérique française, travail dont vous entendrez parler, si tout va bien, dans les semaines qui suivent. Cela ne m’empêche pas, au passage, de pointer quelques observations qui me viennent et que, faute de place, je n’ai pas gardé dans le texte final. Je vais profiter du blog pour les exposer à votre sagacité de lecteur assidu de Phylacterium… Et puis tant que je vous parle de bande dessinée numérique, EspritBd organise à l’ISEG ce jeudi 12 avril une rencontre qui s’annonce passionnante sur le sujet, avec de prestigieux invités tels que Thomas Cadène, Malec, Thomas Mathieu, Pierre-Yves Gabrion, Anthony Rageul, Julien Falgas. Bref, des personnes capables d’évoquer le sujet épineux de la « création » de bande dessinée numérique

Mes reflexions m’ont conduit au niveau de l’histoire de l’art numérique. Pour reprendre l’un des passages de l’appel à communication lancé par Comicalités aujourd’hui même (dans une section dirigée par Julien Falgas et Anthony Rageul (oui, les deux en même temps !)) : « Considérée comme objet esthétique, la bande dessinée numérique invite à observer comment elle s’inscrit dans l’histoire de l’art, comment s’y manifestent ou non les enjeux de l’art contemporain à l’orée du XXIème siècle, comment elle fait ou non écho aux autres arts numériques. ».

De fait, j’ai choisi de ne pas traiter cette question pourtant essentielle dans ma série d’articles à paraître, à la fois pour me concentrer sur le « noyau » de la bande dessinée numérique, et par méconnaissance du domaine de l’histoire des arts numériques. Une lacune qu’il me faudra vite combler, d’ailleurs, car je pense qu’il y a beaucoup à chercher du côté des enrichissements de la bande dessinée par les arts numériques.

Mon attention a d’abord été attirée par une référence trouvée un peu par hasard sur Internet : les oeuvres de François Coulon. J’ai découvert son travail grâce à cet article de Philippe Bootz sur le site de Leonardo/Olats, association scientifique d’étude et de recherche dans le domaine des arts numériques et des technosciences. L’article a le grand mérite de considérer la « littérature numérique » au sens large, et donc d’y inclure des oeuvres proches de la bande dessinée, et enfin de faire ce lien avec le média bande dessinée. Ultérieurement, je me suis rendu compte que les oeuvres de François Coulon ont servi à Jean Clément, spécialiste des littératures numériques, d’exemples d’oeuvres « hypermédiatiques » qu’il appelle « hyperfiction » ou « fiction interactive » (dans Multimédia, les mutations du texte, dirigé par Thierry Lancien, p.27-40, article disponible à cette adresse). Or, dans ce même ouvrage collectif, beaucoup de chercheurs font appel à la bande dessinée pour décrire certains dispositifs multimédia, par exemple Jacques Anis pour décrire des dispositifs de conversation électronique sur les chats (nous ne sommes plus dans le domaine de la fiction). On pourrait d’ailleurs discuter sur la pertinence de ces comparaisons, mais ce qui m’intéresse ici est plutôt le fait que la bande dessinée rentre dans le champ de vision de spécialistes des langages numériques, artistique ou triviaux.

François Coulon, donc… François Coulon est un auteur de fictions numériques et jeux vidéos au moins depuis le début des années 1990. L’article de Philippe Bootz le cite comme un « pionnier » de la fiction hypertextuelle. Au moins quatre de ses oeuvres ont à voir avec la bande dessinée : Egérie (1991 sur Atari avec Laurent Cotton), La Belle Zhora (1992), 20% d’amour en plus (1996, édité en Cd-Rom chez Kaona) et, un peu plus récemment, Pause (2002, édité en CD-Rom chez Kaona). Des deux premières, Philippe Bootz dit « Ces deux hyperfictions sont des bandes dessinées interactives (les zones de textes ne se mélangent pas aux images). ». De fait, on est bien face à une forme de narration en dessin qui emploie, en terme de séquentialité et de rapports texte/image, des dispositifs semblables à ceux de la bande dessinée papier.

La notion de « bandes dessinées interactives » est employée pour décrire des oeuvres numériques empruntant aux codes de la bande dessinée mais dans lesquelles l’intervention du lecteur influe sur le narration (je schématise à fond). C’est le cas de Egérie où le lecteur suit une journée dans la vie d’une jeune parisienne, et fait pour elle des choix qui ont des conséquences irrémédiables sur la suite de l’histoire. La Belle Zhora est plutôt décrit comme un hypertexte « d’exploration » au sens où le lecteur est libre de naviguer dans les différents éléments de l’image pour déclencher des textes. Les dispositifs utilisés dans toutes ces oeuvres, et la notion d’interactivité appliquée à la bande dessinée, vont être introduits au début des années 2000 dans les bandes dessinées numériques que je traite dans ma série d’articles, par Fred Boot, Anthony Rageul et aussi par les auteurs du webzine @Fluidz. D’où la familiarité que j’observe entre mes bandes dessinées numériques et ces oeuvres issues des arts numériques, dont l’auteur n’appartient pas au « champ culturel » de la bande dessinée, ce qui explique pourquoi il m’avait échappé.

La découverte des oeuvres de François Coulon m’inspire deux observations par rapport à l’histoire de la bande dessinée numérique, et à ce que pourrait être une histoire de la bande dessinée numérique :

1. La première observation est simplement de me demander, en terme de logiques historiques, s’il y a un lien entre les oeuvres susdites et les autres oeuvres que j’identifie comme appartenant à la bande dessinée numérique, à la même époque (le site xxeciel.com de Hislaire, John Lecrocheur, Operation Teddy Bear, @Fluidz…). Les auteurs de bande dessinée ont-ils eu connaissance de ce qui se passait du côté des arts numériques ou s’agit-il de deux voies parralèlles, l’une partant de la bande dessinée, l’autre partant de la fiction hypertextuelle, mais les deux parvenant au même endroit ? Une fois de plus, c’est la question des influences et des hybridations entre des médias différents qui se pose. On pourrait interroger de même le dialogue entre l’animation graphique et la bande dessinée dans les récents Turbomedia de Balak et ses collègues, avec d’autant plus d’acuité que ces créateurs sont généralement à la fois des auteurs de bande dessinée et des animateurs, qu’ils « incarnent » en quelque sorte l’hybridation qu’ils mettent en scène dans leurs oeuvres.

2. Et puis, pour mettre un peu en question mon propre travail de recherche historique sur la bande dessinée numérique, je m’interroge sur les dangers d’une histoire « bédécentrée », qui partirait d’une définition de la bande dessinée papier pour étudier son adaptation au contexte numérique. Pour l’instant, c’est en ce sens que j’ai travaillé : voir comment le champ culturel de la bande dessinée (ses auteurs, ses éditeurs, son langage, ses médias, ses critiques) entrait dans la course numérique. Jusque là, j’ai tenté de relier la bande dessinée numérique aux évolutions des vingt dernières années de la bande dessinée papier. Or, il y aurait tout à gagner à aller voir aussi du côté des arts numériques et, en sens inverse, à s’interroger sur la façon dont la bande dessinée (cette fois non en tant que champ culturel, mais en tant « qu’espèce narrative à dominante visuelle », pour reprendre Thierry Groensteen) est employée dans des fictions numériques.

Mes réflexions rejoignent finalement la direction vers laquelle tendent Julien Falgas et Anthony Rageul dans leur appel à communications et, d’une façon plus générale, la vision de la bande dessinée numérique de création qu’ils défendent dans leurs travaux de recherche et leurs interventions. C’est l’idée que la notion de « bande dessinée » est bien trop réductrice pour évoquer ce qui appartient, globalement, à de la « fiction numérique » qu’on pourrait dire « à dominante visuelle », par opposition aux oeuvres numérique purement textuelles. La bande dessinée numérique nous oblige à repenser la définition de la bande dessinée, à en étendre encore les frontières, comme son arrivée dans la presse l’avait recomposé au milieu du XIXe siècle.

Mais finalement, c’est un vrai paradoxe d’historien du culturel que je me pose et qu’il me faudra résoudre. Pour faire l’histoire de la bande dessinée numérique, il me faut quitter l’histoire de la bande dessinée. Comment décrire l’histoire d’un objet culturel dont la principale identification est médiatique, comme un marqueur que l’on appose pour relier telle fiction numérique à un champ culturel prédéfini, pour en faciliter la diffusion ? Comment faire l’histoire de la bande dessinée numérique alors que ses frontières ne sont pas encore délimitées, ou qu’elles le sont de façon très limitatives ? Finalement, comment est-ce qu’un champ s’autonomise, pour reprendre les termes de Luc Boltanski à propos de la bande dessinée dans les années 1960, et est-ce que celui de la bande dessinée numérique s’est rééllement autonomisé de ce qui est son « équivalent » papier ? Est-ce qu’il est pertinent, pour parler de bande dessinée numérique, d’aller du côté de l’art numérique sans garantie qu’il existe entre les deux champs un véritable dialogue ? On constate qu’il reste du pain sur la planche à qui veut s’intéresser à l’histoire de la bande dessinée numérique…

 

 

Le mémoire de Pierre-Laurent Daures : une analyse des expositions de bande dessinée

Cela faisait un petit moment que je voulais en parler, et voilà enfin le temps d’écrire cet article. L’année dernière, Pierre-Laurent Daures (plus connu sur Internet sous le pseudonyme de Pilau Daures et par son site) a soutenu son mémoire de master 2 à l’université de Poitiers. Le mémoire de Pilau Daures est une réflexion théorique sur la notion « d’exposition de bande dessinée » qui passe à la fois par une analyse historique, par des études de cas précis tirés d’exemples récents et par des entretiens avec des auteurs. Une méthodologie bien complète pour un travail d’analyse qui cherche à être juste et à sortir des habituels clivages « pour ou contre les planches originales » et « expo bd vs musée des beaux arts ».

Je ne vous le cache pas non plus, si j’évoque le mémoire de Pilau Daures c’est aussi parce qu’il cite dans son mémoire les quelques articles que j’ai pu produire ici-même sur la question, à une époque où je trouvais le temps de rédiger deux articles par semaine. En particulier, il utilise pour sa partie historique ma série « Exposer la bande dessinée…. à travers les âges » qui mériterait, je le concède volontiers, de faire l’objet d’une étude plus approfondie que ces quelques aperçus ponctuels, mais qui ouvre des pistes sur ce que pourrait être une histoire de l’exposition de bande dessinée (avis aux amateurs !). Une façon pour moi de lui renvoyer la balle et de approfondir certaines de ses réflexions par ma vision personnelle.

Ah, et j’oubliais le plus important ! Vous pouvez retrouver le mémoire de Pilau Daures dans la base des thèses et mémoires universitaires du CIBDI.

Une vision extensive des problèmes posés par l’exposition de bande dessinée

Le principal intérêt de l’étude de Pilau Daures est de faire le tour des problèmes théoriques que posent l’exposition de bande dessinée, autrement dit de multiplier les angles d’analyse. On trouvera donc dans ce travail une courte histoire des expositions de bd, une typologie des différents objets généralement exposés, des interrogations sur l’espace et sur le catalogue, et, naturellement, l’interrogation métaphysique : pourquoi une exposition de bande dessinée ? C’est peut-être cette dernière partie, « les enjeux de l’exposition de la bande dessinée » qui va le plus loin du point de vue théorique en déclinant trois grands objectifs : le didactique, le documentaire et l’esthétique. Le tout est servi, transversalement, par l’analyse de grandes expositions de ces dix dernières années comme Archi et BD, Moebius Transe-forme, Quintett, Maîtres de la bande dessinée européenne, Vraoum, Etienne Davodeau, dessiner le travail

D’un côté, des problèmes récurrents et connus sont traités et Pilau Daures réalise alors des sortes de synthèses ou de mises en contexte des débats. Ainsi, la fameuse question des « originaux » (la planche originale comme objet canonique de l’exposition de bd) est évidemment abordée, avec un rappel sur l’arrivée assez récente des planches sur le marché de l’art. C’est aussi naturel de retrouver les interrogations autour de la « légitimation » de la bande dessinée que procurerait, ou non, l’exposition, ou encore le rappel des fameuses envolées scénographiques des années 1990.

Globalement, Pilau Daures prend assez peu position dans ces différents débats : son propos n’est pas de trancher, mais d’expliciter et d’analyser. Et puis fort heureusement, ces débats et peu anciens et pour certains un peu vains sont dépassés et d’autres pistes sont ouvertes.

J’ai bien aimé, par exemple, l’étude typologique et fonctionnelle des objets exposés : c’est un regard nouveau qui se pose sur l’exposition de bande dessinée, mais aussi très intéressant, car il rappelle à quel point rien n’est figé et qu’une exposition de bande dessinée peut accueillir des objets bien au-delà de la planche originale ou de l’album (peut-être est-ce là sa difficulté par rapport aux expositions traditionnelles). La question que pose Pilau Daures est de connaître « le rapport que l’objet d’exposition entretient avec l’oeuvre publiée », et la fonction de ces objets. Autrement dit, l’objet exposé renseigne-t-il réellement sur l’album de bande dessinée, ou en donne-t-il une image déformée. Même chose avec son analyse des catalogues, qui tranche avec les habituels critiques d’exposition qui cèdent tous à la tentation (moi y compris !) d’évoquer longuement l’exposition mais de ne pas dire un mot du catalogue, alors que parfois ce dernier peut expliquer et compléter certains manques de l’exposition. Il est par exemple opportunément rappelé que « les catalogues d’exposition ont régulièrement servi de support à l’expression d’un savoir et d’une critique qui ne trouvait pas forcément à s’exprimer ailleurs. ». C’est le cas de beaucoup d’expositions du CIBDI qui, à côté des planches exposées, donnent lieu à des catalogues qui peuvent se lire comme des synthèses essentielles sur le sujet (le catalogue de l’exposition Caran d’ache en 1998 est un bon livre d’analyse sur cet auteur). Récemment, le catalogue de Regards croisés sur la bande dessinée belge, d’après l’exposition au musée des Beaux-Arts de Bruxelles, était une intéressante somme sur ce domaine.

Les entretiens : une deuxième vie après le mémoire

D’un point de vue méthodologique, Pilau Daures a aussi fait le choix de la variété. Bien sûr, l’analyse des expositions est l’élément central de son étude. Il a préféré se concentrer sur des analyses directes plutôt que sur la bibliographie, qui du coup se trouve assez peu fournie : on y trouve surtout des classiques (l’article de Boltanski, les ouvrages théoriques de Groensteen et Peeters…) et des articles et ouvrages très récents cantonnés au sujet. Du coup, on en sait assez peu sur la théorie générale des expositions, et cela aurait pu offrir des passerelles d’analyse intéressantes que de quitter le seul domaine de la bande dessinée et d’aller voir du côté de la scénographie et de la muséographie générale.

Mais ce manque éventuel en terme de bibliographie est fort habilement comblé par les entretiens, qui sont sans doute l’une des matières les plus précieuses du mémoire, qui confirme que l’intention de Pilau Daures était d’aller « à la source » plutôt que de se noyer dans la théorie. En effet, pour réaliser son travail, il est allé interroger des auteurs et des commissaires d’expositions sur leur vision de l’exposition de bande dessinée. Onze entretiens avec des spécialistes des expositions (la galeriste Anne Barrault, Jean-Marc Thévenet commissaire de plusieurs expositions, le théoricien de l’art et de la bande dessinée Christian Rosset, le dessinateur et scénographe Marc-Antoine Mathieu et Dominique Mattéi directrice du festival BD à Bastia) et avec des auteurs ayant déjà été exposés (Etienne Davodeau, Jochen Gerner, Benoît Jacques, Loustal, François Schuiten et Lewis Trondheim). Chaque entretien est retranscrit et on y apprend beaucoup : ce sont des témoignages précieux sur un sujet pas toujours très bien traité par la presse spécialisée.

Surtout, Pilau Daures a eu la bonne idée de republier une partie de ces entretiens dans du9.org. Ces républications sont en cours : Loustal (http://www.du9.org/Jacques-de-Loustal-dessinateur), Schuiten (http://www.du9.org/Exposer-la-bande-dessinee,1434), Dominique Matteï (http://www.du9.org/Exposer-la-bande-dessinee,1433), Davodeau (http://www.du9.org/Exposer-la-bande-dessinee,1439), Jochen Gerner (http://www.du9.org/Exposer-la-bande-dessinee,1440), Benoît Jacques (http://www.du9.org/Exposer-la-bande-dessinee,1432), Christian Rosset(http://www.du9.org/Exposer-la-bande-dessinee,1431). Une seconde vie est ainsi donnée à ces entretiens qui peuvent se lire indépendamment du mémoire.

Il faut aussi citer, dans les annexes, des « fiches techniques » pour chacune des expositions analysées qui offrent une grille de lecture intéressante et des analyses plus détaillées, une mine à conserver précieusement si l’on veut se replonger dans ces expositions, qu’on les ait vu ou non !

Un petit aparté : dans l’entretien avec Jean-Marc Thévenet, Pilau Daures lui pose l’inévitable question des originaux. J’avais pointé dans une critique assez virulente à l’égard de Archi et BD sur ce même blog la présence d’une planche de Franquin qui n’avait que peu de rapport avec le thème vu qu’on n’y voyait pas un élément d’architecture (et il me semble que je n’étais pas le seul à avoir souligné ce fait). Pilau Daures va justement l’interroger sur cette fameuses planche et voici sa réponse :

« Sur les planches de Franquin, ça n’a pas été facile et quand j’ai réussi à récupérer cette planche, je me suis dit que je pouvais faire l’impasse sur Franquin, il y a 350 œuvres, 120 auteurs, il y a suffisamment à donner à voir, mais je me suis souvenu d’interviews qui montraient qu’il était obsédé par la ville, par la dimension du parcmètre, de l’embouteillage, cette récurrence qu’on trouve également dans les Idées Noires, et j’ai décidé de prendre cette planche, parce qu’elle montre aussi cette capacité chez un des grands maîtres de la bande dessinée à évoquer la ville sans la montrer. Ce que j’aimais beaucoup, c’est cette idée de hors champs.  ».

Thévenet confirme implicitement que cette planche a été présentée parce qu’elle a pu être prếtée, comme on le voit plus loin quand il poursuit :

« Faut-il faire l’impasse sur certains auteurs ? Ou bien, profiter des suggestions de collectionneurs prêts à confier telle planche ? C’est là qu’il y a une césure fondamentale entre une exposition grand public et une exposition pour un festival de bande dessinée. Pour une exposition grand public, si je n’ai pas l’original, et que j’ai l’autorisation de l’éditeur, je vais travailler à partir d’un fichier numérique. Par respect pour la bande dessinée, pour l’institution et pour une partie du public, je vais essayer d’avoir des originaux. Mais je vais me décomplexer par rapport à ça. En revanche, il faut avoir une rigueur scientifique dans mes cartels.  »

L’obsession de la planche originale est donc bien réelle, comme objet inévitable de l’exposition de bande dessinée. L’honnêteté de Thévenet aura en effet été de choisir l’agrandissement numérique lorsque l’original n’était pas disponible, et cela avec des résultats plutôt bons, et donc finalement de casser en partie l’obsession. Il a voulu ménager la chèvre et le chou, le collectionneur et le grand public.

Le public des expositions de bande dessinée

Il y a quand même un point sur lequel le mémoire de Pilau Daures n’apporte pas de réponse réelle, et qui me semble pourtant central dans la question des expositions de bande dessinée : c’est la question du public.

Jean-Marc Thévenet aborde la question du public, que Pilau Daures ne traite pas avec autant d’importance que les autres, dans l’entretien. Il dit ainsi : « Mon ambition personnelle par rapport à la bande dessinée, c’est de la montrer au plus grand public ; Mon ambition est de la socialiser, de la valoriser, pour qu’un jour elle soit montrée largement au centre Pompidou, dans ce cas avec surtout des originaux, vraisemblablement, mais dans une scénographie suffisamment riche pour être attractive. ». On en revient finalement à l’opposition traditionnelle entre low art et high art, à cette idée que la bande dessinée devrait être confrontée à l’art contemporain, idée mise en scène par l’exposition Vraoum elle-même, mais aussi, rappelons-la, par la vénérable exposition Bande dessinée et figuration narrative considérée comme fondatrice de l’exposition de bande dessinée moderne. Déjà les commissaires de cette exposition souhaitaient faire porter sur la bande dessinée le même regard que le public portait sur les oeuvres d’art. Les entretiens avec Christian Rosset et avec Jochen Gerner permettent d’approfondir cette question sur des bases moins simplistes, et de rappeler qu’il est peut-être plus important d’exposer un auteur et son oeuvre que d’exposer « de la bande dessinée », et que c’est davantage l’auteur qui peut tendre à être légitimé plutôt que « la bande dessinée » dans son ensemble qui reste objet éditorial. A ce titre, l’une des phrases importantes du mémoire de Pilau Daures, à mes yeux, est dite par Lewis Trondheim : « On sait tous que la bande dessinée est un art moderne, basé sur la reproduction de l’œuvre. Et l’œuvre étant le livre, pas ce qui a permis de composer le livre. ». A quand des expositions de livres de bande dessinée ? L’exemple du musée du manga précédemment évoqué par mon comparse Antoine Torrens sur ce blog en offrait un bon exemple.

La question du public est donc finalement peu abordée dans le mémoire de Pilau Daures : quel est le public d’une exposition de bande dessinée ? S’adresse-t-on à des amateurs du genre ou à un « grand public » que je crains toujours fantasmé ? Il est difficile de le percevoir, mais les entretiens donnent un indice intéressant. Anne Barrault et Jean-Marc Thévenet affirment tous deux que leurs expositions ont l’intention de permettre de montrer de la bande dessinée à des personnes qui n’ont pas l’habitude d’en lire : des amateurs dans le cas de la galerie d’Anne Barrault, le « grand public » dans le cas de Archi et BD. Il y a donc cette piste qui voudrait que l’exposition soit un canal qui permettrait à la bande dessinée de sortir de son lectorat habituel, de faire un peu de prosélytisme pro-bd, comme le faisait déjà les organisateurs de Bande dessinée et figuration narrative ! On en revient aux origines de la bédéphilie, et je me demande si cette intention prosélyte est justifiée : pourquoi ne pas faire des expositions de bande dessinée en premier lieu pour les amateurs de bande dessinée ?

A l’inverse, j’ai toujours l’impression, mais peut-être est-elle fausse, que certaines institutions choisissent de faire une exposition de bande dessinée en pensant qu’elles vont pouvoir faire venir plus de monde que, disons, une exposition sur l’art khmer au Xe siècle. Avec derrière cette idée fausse (lire à ce propos l’intervention de Xavier Guilbert dans Vive la crise, aux Impressions Nouvelles en 2009) que la bande dessinée est un « art populaire » et donc facile à aborder et susceptible d’amener du monde. L’exposition de bande dessinée est devenue un « incontournable » des musées, et, en ce moment, le musée de la Franc-Maçonnerie à Paris (rouvert depuis deux ans) présente une exposition sur Corto Maltese et la franc-maçonnerie. Sans doute est-elle intéressante (je ne l’ai pas vu), mais j’ai toujours cette terrible de crainte de l’exposition-pretexte : la Cité de l’architecture expose Archi et Bd, le musée du judaïsme expose Judaïsme et bande dessinée, le musée de la franc-maçonnerie Corto Maltese et la franc-maçonnerie… Jusqu’à quel point s’agit-il d’expositions « sur la bande dessinée » ? Y apprend-on vraiment quelque chose sur la bande dessinée ? C’est une question à laquelle j’ai du mal à répondre et pour laquelle le mémoire de Pilau Daures n’apporte pas vraiment de réponses…

Une hybridation réussie : le musée-bibliothèque de manga de Kyoto

La question a déjà été souvent posée sur ce site : comment diable peut-on exposer la bande dessinée de manière efficace et intelligente à la fois ? Loin des alignements de planches originales, le Musée du manga de Kyoto donne quelques idées…

Le Musée international du manga de Kyoto a été fondé en 2006 par la municipalité de Kyoto et l’université Seika. Bien avant cette date, on trouvait au Japon un certain nombre de musées du manga ainsi que beaucoup de musées consacrés à des mangakas en particulier. De la même manière, les bibliothèques consacrées exclusivement aux mangas ne sont pas vraiment rares ; la plus célèbre est la bibliothèque de mangas d’Hiroshima mais on en trouve également dans d’autres villes japonaises. Et surtout, on trouve un peu partout dans le pays des manga kissa, des cafés-bibliothèques où l’on paie un forfait horaire pour lire autant de mangas que l’on veut (et où l’on peut généralement passer la nuit à bas coût).

Le Musée international du manga de Kyoto se déploie sur quatre étages d’une ancienne école élémentaire du début de l’ère Meiji : il accueille une exposition permanente sur l’histoire du manga, plusieurs expositions temporaires, un atelier d’initiation à la création de mangas (sous forme papier et sous forme numérique), une salle de consultation des archives, une boutique, un auditorium… Jusqu’ici, rien de bien extraordinaire : cela ressemble plus ou moins aux composantes de n’importe quel musée moderne.

En réalité, ces divers éléments n’occupent qu’une petite moitié des espaces : tout le reste accueille des livres et des gens en train de les lire. Du sol au plafond, les murs sont recouverts d’étagères contenant des mangas et chaque visiteur peut se servir et s’asseoir quelque part pour lire – toute la journée si le cœur lui en dit. On me rétorquera que la plupart des musées de bande dessinée proposent des œuvres à lire en libre accès, et d’ailleurs le Musée de la bande dessinée d’Angoulême ne fait pas exception. La différence, c’est qu’au Musée du manga de Kyoto, ce sont 50 000 mangas qui sont à la disposition des visiteurs. Certes, en proportion des 300 000 mangas qu’il conserve, ce n’est pas si énorme ; mais 50 000 mangas en libre accès, cela correspond tout de même à une quinzaine de murs intégralement recouverts de rayonnages de mangas. La notion de mur est particulièrement mise en avant par la communication du musée ; même si le terme de bibliothèque n’est pas particulièrement rejeté, ce sont bien des murs de manga (マンガの壁 – manga no kabe) que la scénographie propose aux visiteurs. Dans de nombreux endroits du musée, les étagères couvrent en effet l’intégralité des parois, ce qui donne un effet « bibliothèque de la Belle et la Bête » assez enivrant.

Que l’on ne se trompe pas : il s’agit tout de même bien d’un musée, avec des panneaux explicatifs, des vitrines, des ateliers, des conférences, un centre de recherche et des expositions temporaires. Lors de mon passage, l’exposition sur les styles de bande dessinée américaine d’inspiration japonaise se terminait et s’apprêtait à laisser la place, pour quelques jours, aux travaux de fin d’étude des étudiants de la Faculté de Manga de l’université Seika. Bien que ces expositions ne soient pas particulièrement délaissées, il est évident que la plupart des gens sont assis et lisent des mangas. La présence de ces lecteurs finit d’ailleurs par faire partie de la scénographie : pour le visiteur, l’omniprésence des lecteurs est comme un témoignage vivant de l’intérêt que suscite le manga, y compris des mangas qui datent de plus de cinquante ans, ce qui colle assez bien avec le propos général du musée. Le fait d’avoir installé ce grand musée à Kyoto, ville connue moins pour sa culture populaire que pour son importance historique et son rôle dans l’histoire du Japon classique, répondait à une volonté politique et scientifique d’affirmer symboliquement le manga comme élément définitivement incontournable de la tradition japonaise. De le muséifier, en quelque sorte. Que le musée soit installé dans une ancienne école élémentaire n’est pas non plus innocent : cela donne à l’ensemble une tonalité nostalgique qui permet de toucher non seulement les lecteurs de mangas les plus récents mais aussi les personnes plus âgées qui lisaient du manga dans leur jeunesse. Certaines personnes évoquent sur des blogs l’émotion qu’ils ont ressentie, en retrouvant des mangas oubliés depuis cinquante ans mais aussi en entendant le grincement du parquet typique des écoles élémentaires de l’après-guerre.

En jetant un œil au public, on se dit que tous ces gens sont manifestement venus plus pour lire des mangas que pour visiter les expositions : comment se fait-ils qu’ils soient prêts à payer le ticket d’entrée du musée (800 yens, 8 € tout de même) ? Pour une bibliothèque, ça fait un peu cher. Oui, mais en fait non. En réalité, la réussite de l’hybridation musée-bibliothèque n’est possible que grâce à une habile politique tarifaire : à la journée, c’est bien 800 yens pour les adultes, mais seulement 100 yens pour les écoliers et 300 yens pour les collégiens et lycéens. Et surtout, une formule d’abonnement à l’année permet de venir autant qu’on veut pour un coût qui n’est pas exorbitant (1200 yens pour les écoliers, 3600 yens pour les collégiens et lycéens, 6000 yens pour les adultes). Il faut également noter que l’habitude de payer une somme forfaitaire pour lire autant de mangas qu’on veut est implantée dans la société japonaise par le biais des manga kissa.

Dans cet ensemble, une partie minoritaire mais non négligeable est consacrée à l’Exposition internationale de manga. Cette section comprend d’un côté des mangas japonais traduits en diverses langues, et de l’autre des équivalents du manga dans d’autres cultures. À côté des manhwa coréens, des manhua chinois et des comics américains, on trouve donc tout un rayon de バンドデシネ (bando-deshine, bandes dessinées) européennes, certaines en langue originale et d’autres en version japonaise. On ne peut pas vraiment dire que les bandes dessinées en langue originale présentées ici soient représentatives de la production européenne : pour la bande dessinée franco-belge, on a Mélusine, L’Incal… des choses très bien, en fait, mais il faut avouer qu’une petite mise à jour ne ferait pas de mal. Pour ce qui est des bandes dessinées franco-belges traduites en japonais, on trouve notamment Enki Bilal, Joann Sfar, Marjane Satrapi et Alex Barbier, Guy Delisle ou encore Lewis Trondheim. À côté de tout cela, des bandes dessinées portugaises, espagnoles, italiennes… Le fait qu’une très large place soit donnée à la bande dessinée allemande ne laisse pas d’étonner ; en fait, la raison en est juste que l’acquisition de ces bandes dessinées européennes s’est faite en grande partie à travers un accord avec l’Université de Leipzig. Cette section consacrée à la bande dessinée internationale peut sembler très limitée, et les mauvaise langues diront que c’est bien peu pour justifier le titre d’international que s’octroie le musée. Cela dit, la section est très bien située (à l’entrée du musée) et, au regard du peu d’intérêt que la plupart des Japonais portent généralement à la bande dessinée occidentale, il s’agit d’un effort louable qu’il convient de saluer.

C’est donc au manga japonais, sous toutes ses formes, que sont consacrés 95 % du musée. Ce dernier évoque bien sûr les précurseurs des mangas (notamment les rouleaux peints de la période de Heian) mais il fait le choix de ne pas trop insister sur la filiation ancienne et de se concentrer sur l’époque des premières parutions périodiques de manga, au XIXe siècle. L’idée est que l’on peut toujours faire remonter les origines à la nuit des temps, mais que ce n’est qu’après 1945 que le manga a pris une véritable importance culturelle.

En feuilletant un peu les mangas de diverses époques, on s’aperçoit que la différence stylistique avec la bande dessinée européenne n’a pas toujours été aussi forte qu’aujourd’hui. Dans nombre de mangas des années 1960, les traits qu’on considère aujourd’hui comme caractéristiques du genre ne sont pas aussi marqués qu’aujourd’hui et certaines histoires pourraient tout à fait passer pour de la bande dessinée européenne ou américaine à la Carl Barks. Le musée met aussi l’accent sur le rôle précurseur du kamishibai, ce théâtre d’images qui fleurissait dans les années 1930 et a été supplanté par la télévision mais dont les motifs se sont largement reportés sur le manga. En dépit de ces divers aspects, on pourra trouver que le côté musée est insuffisant : en définitive, l’espace muséographique à proprement parler est limité à la galerie du troisième étage et il serait sans doute possible d’aller plus loin dans le détail de l’histoire du manga. Les autres aspects relèvent parfois du gadget, ainsi cette étonnante collection de moulages de mains de mangakas célèbres :

Le choix des collections porte l’empreinte d’une certaine vision du manga et de ce qu’il doit être. La plaquette de présentation en français indique « Avec le manga comme outil d’expression, nous nous efforçons d’inculquer une sensibilité saine et féconde à la future génération ». En conséquence de quoi, le guide touristique Lonely Planet peut affirmer « Soyez rassuré, cette collection immense ne comporte aucun sukebe manga (bandes dessinées érotiques) ». On pourra déplorer ce puritanisme et regretter que soit présenté ce panorama édulcoré de la production éditoriale ; sans nécessairement aller jusqu’à la pornographie, une très grande partie des mangas publiés actuellement raconte des romances sentimentales qui ne font pas l’économie d’une dimension érotico-sensuelle ; il est un peu étrange de n’en pas trouver trace ici. De manière générale, un jeune lecteur de manga pourra trouver les collections un peu vieillottes ; mais peut-on reprocher à un musée de n’avoir pas la même politique documentaire qu’une bibliothèque de quartier ou un manga kissa ? Par ailleurs, l’organisation des espaces porte la marque des divisions par genre propres au manga, des divisions qui peuvent soulever l’étonnement du lecteur occidental, peu habitué à ce que les genres littéraires se divisent entre genres pour femmes et genres pour hommes. Ainsi, les murs de manga du premier niveau sont consacrés au manga pour garçons, ceux du deuxième niveau sont consacrés au manga pour filles, et le troisième niveau contient les mangas jeunesse. De fait, quand on regarde qui lit quoi et où, la division est tout à fait respectée.

Malgré ces côtés un peu déroutants pour le visiteur occidental, le musée est une vraie réussite, un mélange bien pensé entre un musée et une bibliothèque, un endroit où l’on apprend plein de choses sur les mangas tout en ayant envie d’y passer des heures et d’y revenir le plus vite possible…

Pour une histoire sociale de l’auteur de bande dessinée (2)

S’il est un domaine de l’histoire de la bande dessinée peu étudié, et dont l’historien n’a qu’une vision micro-historique et non globale, c’est l’histoire sociale de l’auteur de bande dessinée. On parle souvent des oeuvres et des éditeurs, dont les évolutions sont connues pour l’essentiel, mais derrière il y a aussi des auteurs, ou plutôt une communauté d’individus partageant une même profession ; et dans ce domaine les études les plus représentatives ne sont pas celles qui concerneraient les pointures du métier, dont on fait pourtant des biographies.

Alors m’est venu l’idée de cette série d’articles, un peu spécialisée certes, dont l’objectif est d’ouvrir quelques pistes historiques sur un domaine peu étudié. On pourra se reporter, en introduction, à l’article fondateur du sociologue Luc Boltanski « La constitution du champ de la bande dessinée » (disponible en ligne sur Persée) qui analyse avec précision l’évolution du métier entre 1960 et 1970, et la « création » d’une profession aux contours jusque là mal déterminés. On pourra se reporter aussi, en guise de comparaison, à un récent ouvrage intitulé Vivre des arts du dessin en France, XVIe-XVIIIe de Martine Vasselin qui donne, par son chapitrage, une bonne idée de ce que pourrait être un « Vivre de la bande dessinée en France ». Je me limiterais toutefois au XXe siècle, que je connais le mieux, mais les problématiques sont certainement transposables au XIXe siècle.

 

(1) Piste 1 : la transmission des savoirs 2 / 2 : La notion d’héritage et de filiation chez les auteurs

Dans l’article précédent, j’avais tenté de lister les différentes structures de transmission des savoirs que l’on trouve chez les dessinateurs de bande dessinée au XXe siècle. D’un point de vue plus général, pourquoi s’intéresser à ces structures ? Connaître la façon dont sont transmises les techniques liées à la bande dessinée permettrait d’éclairer, d’un point de vue théorique, la notion d’héritage et de filiation, souvent limitée chez les commentateurs et critiques à de simples observations de styles assez peu pertinentes et mal étayées. Je pense à la notion d’héritages non en tant que vagues arrière-plan partagé par n’importe quel auteur de bande dessinée connaissant ses « classiques », mais plutôt les héritages « actifs », ceux qui participent à la construction et, surtout, à l’évolution des styles successifs de la bande dessinée. C’est un pari et un positionnement d’historien que d’affirmer que l’histoire de la bande dessinée se compose d’une succession de passation de techniques et de styles, d’auteur en auteur. Il y aurait beaucoup à nuancer, assurément, mais dans un premier temps, creusons cette piste d’une histoire de la bande dessinée par les auteurs et leurs pratiques.

Pratiquer la bande dessinée suppose parfois de se positionner par rapport à ceux qui vous ont précédé dans cette voie… Or, il n’y a pas là de preuves scientifiquement mesurables, juste des indices qui permettent de savoir les lignées et les filiations d’auteur, souvent très complexes et qui n’ont rien d’une science exacte dans la mesure où la bande dessinée n’est pas un artisanat de pure imitation. On peut en revanche empiriquement distinguer deux types de circulation des pratiques : les apprentissages d’auteur à auteur, dont j’ai commencé à ébaucher les structures qui assurent cette passation « en direct », et l’appropriation a posteriori d’héritages antérieurs pour des auteurs qui agissent pour ainsi dire en historiens et vont chercher leur inspiration au-delà de la génération immédiatement précédente.

Toujours se pose la question de ce qui est réellement transmis. Des techniques d’écriture et de dessin ? Des structures narratives ? De simples motifs empruntés mais déformés ? Des études comparatives entre plusieurs auteurs pourraient permettre de distinguer la nature de transmission d’héritage bien différentes les unes des autres… On en arrive là à des questions d’intertextualité bien connues des spécialistes de la littérature écrite, qui mêlent interrogations d’ordre esthétique et problèmatiques historiques.

Premier mode de transmission : la filiation linéaire

J’emploie ici le terme de « filiation » pour définir une transmission directe d’auteur à auteur, par exemple dans le cas d’une relation maître/élève, qui implique nécessairement que l’élève acquière par l’imitation des techniques graphiques de son maître avant de trouver son propre style. Ce sont des relations souvent évidentes et même repérables. Les relations maîtres/élèves sont particulièrement prégnantes dans le cas de la formation en studio ( Hergé/Bob de Moor, Jijé/André Franquin) mais peuvent aussi se lire dans les écoles (Claude Renard/François Schuiten). On les retrouve aussi dans le cas de reprises directes où le « maître » a eu le temps de former son repreneur (je pense ici au passage de Peyo à son fils, Thierry Culliford, formé dans l’atelier de son père).

L’identification des structures de transmission des savoirs et, à l’intérieur, l’identification des « maîtres » devient alors une étape importante. Certains auteurs ont décidé de consacrer leur carrière à transmettre un héritage à de jeunes dessinateurs, d’autres non. Mais transmettent-ils une pratique personnelle ou des conseils et soutiens plus généraux où l’individualité des élèves s’exprime sans interférer avec le style propre au maître ? Dans les écoles, en particulier, il peut être difficile de distinguer ce qui ressortit à la personnalité du maître et ce qui ressortit à des techniques graphiques plus générales et partagées par tous les dessinateurs. Ainsi, même en sachant que Gotlib fut l’élève de Georges Pichard à l’Ecole des arts appliqués, est-ce que le style de Pichard peut nous éclairer sur la naissance d’un style chez Gotlib ? Cela serait à étudier plus en détail, oeuvres à l’appui.

On associe souvent les phénomènes de filiation avec la notion « d’écoles », dont on distingue des caractéristiques, comme dans les écoles picturales. Ainsi y aurait-il, en Belgique, « l’école de Bruxelles » et « l’école de Charleroi », les uns tenants d’Hergé et les seconds de Jijé. Une étude habile pourrait mettre en lumière les véritables processus de transmission à l’oeuvre en analysant dans le détail la façon dont ces « maîtres » enseignaient à leurs élèves, et en comparant les oeuvres. Car parfois ces catégorisations faciles en « écoles » s’avèrent douteuses, et prennent le risque de confondre le fonctionnement des filiations avec des réalités purement éditoriales (les auteurs de Tintin vs les auteurs de Spirou). Mais la bande dessinée reste assez peu encline à ce type de catégorisation, me semble-t-il, et, depuis plusieurs décennies s’est développé une obsession de la personnalisation des styles chez certains auteurs, justement comme pour se détacher d’écoles pré-conçues.

Second mode de transmission : l’héritage

L’analyse se corse un peu quand la transmission se fait plutôt par des mécanismes de retour sur le passé de la part d’auteurs dont l’oeuvre comprend une logique d’intertextualité, c’est-à-dire de mise en relation avec une autre oeuvre. A titre de comparaison et pour comprendre un peu cette notion d’héritage, on peut penser à ce qui se passe dans la peinture néo-classique à la fin du XIXe siècle. L’un des éléments qui explique l’essor du mouvement néo-classique (dont le chef de file en France est Jacques-Louis David) est la renaissance d’un goût pour l’antique à la suite des fouilles archéologiques de Pompéi, qui permet notamment de redécouvrir des peintures antiques. La connaissance du passé par les artistes eux-mêmes peut être un phénomène déclencheur de nouvelles pratiques.

Dans le cas de la bande dessinée, l’un des meilleurs exemples de retour sur le passé est le cas épineux de la « ligne claire », qui peut servir de point de départ idéal à la réflexion. Le terme de « ligne claire » naît à la fin des années 1970 autour de quelques auteurs français (Ted Benoît), belges (Ever Meulen) ou néèrlandais (Joost Swarte). Ce dernier participe à une exposition à Rotterdam en l’honneur d’Hergé intitulée De klare lijn, en 1977 première occurrence public du terme. De son côté, Ted Benoît publie en 1980 aux Humanoïdes Associés l’album Vers la ligne claire dans lequel il abandonne explicitement son ancien style pour se rapprocher de celui d’Hergé. Progressivement, d’autres auteurs rejoignent le mouvement et décident eux aussi de s’inspirer des auteurs belges des années 1950 (Hergé, Jacobs, Jijé) : Floc’h et son comparse scénariste François Rivière (Le Rendez-vous de Sevenoaks en 1977) ou encore Yves Chaland (Freddy Lombard, 1981).

Pour simplifier, le mouvement de la ligne claire se caractérise, à ses débuts, par l’intérêt porté par plusieurs auteurs vers leurs aînés, non pas de la génération immédiatement précédente, mais de la génération d’avant (pour mémoire, Jijé, Hergé et Jacobs meurent respectivement en 1980, 1983 et 1987). Ils n’ont pas été leurs élèves mais décident de s’en inspirer ouvertement et explicitement en multipliant les citations. Citations stylistiques de la part d’un Ted Benoît qui calque son trait sur celui d’Hergé, mais aussi emprunts thématiques, comme la récurrence des références au Congo belge et aux années 1950 dans Freddy Lombard de Yves Chaland, ou bien l’ambiance très anglaise des albums de Floc’h et Rivière directement inspirée de Jacobs. Progressivement et par abus de langage, la notion de « ligne claire » historiquement identifiée autour de 1980, en vient à désigner le style d’Hergé et Jacobs eux-mêmes, voire tout style graphique « épuré ».

La ligne claire est parfois vue comme une forme de néo-classicisme en bande dessinée pour plusieurs raisons : d’une part à cause de son goût de l’épure (comme dans le néo-classicisme pictural et architectural autour de 1800) et d’autre part (et cela m’intéresse davantage) parce qu’elle professe une régénération de formes passées et se base sur une forme d’érudition, de connaissance approfondie de l’histoire de l’art par les auteurs. En effet, le mouvement de la ligne claire est indissociable des premières études sur Hergé et de l’émergence, dans le courant des années 1970, de la théorie d’une « école de Bruxelles » qui établit justement les filiations entre Hergé, Jacobs et de Moor (voir notamment de Bruno Lecigne Les héritiers d’Hergé, cité par Didier Pasamonik, ou encore les travaux de François Rivière). On redécouvre les auteurs belges de l’après-guerre en les regroupant au sein d’un « âge d’or » qui sert de réservoir de formes pour les auteurs de la ligne claire. D’une certaine manière, c’est un mouvement d’érudit et de nostalgiques, mais qui donne finalement lieu à des styles très différents en fonction des personnalités de chacun.

Le mouvement de la ligne claire est indissociable de l’émergence d’une conscience historique explicite au sein de la profession. Car ce qui compte n’est pas tant de prendre conscience du passé que de choisir de l’exprimer dans ses propres oeuvres et de jouer avec les lecteurs sur les références et sur une nostalgie partagée.

La ligne claire est un mouvement clairement identifié et même revendiqué par ses auteurs d’appropriation et de réinterprétation d’une partie de l’histoire de la bande dessinée. Ponctuellement, on trouve d’autres attitudes qui peuvent nous éclairer sur la vision que les auteurs de bande dessinée ont de leur propre histoire.

Un exemple récent et intéressant est celui de l’Association qui, dans sa ligne éditoriale (principalement dûe au dessinateur Jean-Christophe Menu), développe un volet patrimonial de rééditions. Outre quelques auteurs et oeuvres marquantes ( plusieurs rééditions de Jean-Claude Forest, Sergent Laterreur de Touïs et Frydman), on trouve un corpus issu des auteurs proches des éditions du Square (Charlie Hebdo, Hara-Kiri) dans les années 1970 et 1980 [citer récent beaucoup sur l’asso en biblio]. D’où une réédition de L’An 01 de Gébé (1972, réédité en 2000), de Gaspation de Charlies Schlingo (1979, réédité en 2009), ou encore la parution d’albums de Willem. Par son approche, L’Association se positionne et affirme une vision de l’histoire de la bande dessinée des années 1970 et 1980. Reste à voir si ces oeuvres nous renseignent sur les auteurs de la maison d’édition, et particulièrement sur Jean-Christophe Menu…

On peut aussi rapprocher ces rééditions des processus des phénomènes de reprises, du moins quand elles ne sont pas le fait d’un passage de relais officiel, comme dans le cas des Schroumpfs. Les reprises, autorisées ou non, renseignent aussi sur une filiation. Quand l’éditeur de Blake et Mortimer décide de relancer la série dans les années 1990, il fait appel à des auteurs dont la filiation avec Jacobs est certaine : le scénariste Jean Van Hamme, les dessinateurs Ted Benoît et André Juillard. Le processus de reprise étant assez fréquent en bande dessinée, il pourrait être intéressant de l’étudier plus en détail, à la fois comme stratégie éditoriale mais aussi comme confrontation entre deux auteurs. On pourrait par exemple essayer de distinguer, dans les reprises de Blake et Mortimer, ce qui tient de l’imitation de Jacobs et ce qui tient de la personnalité des auteurs, en mettant dans la balance l’oeuvre de ces auteurs. Les exemples de reprises sont assez nombreux. Récemment, la collection « Le Spirou de… » lancée par Dupuis, où des auteurs contemporains inventent « leur » album de Spirou, a choisi de jouer sur cette question de la filiation entre des auteurs du passé (Jijé, Franquin) et leurs homologues de notre époque (Emile Bravo, Yann et Olivier Schwartz, Lewis Trondheim et Fabrice Parme, Frank Le Gall, etc…). Dans ces Spirou modernes, quelle est la part d’hommage et le décalage apporté ?

Enfin, certains dessinateurs se sont risqués au genre délicat de l’album-hommage, un type d’oeuvre qu’il serait intéressant d’étudier plus en détail. Je pense ici à deux albums de ces dernières années : Les aventures d’Hergé de Stanislas, sur un scénario de Jean-Louis Fromental et José-Louis Bocquet (2001), et au très récent et fort polémique Gringos Locos de Yann et Schwartz dont la sortie, me semble-t-il est toujours bloquée, mais qui a été prépublié ici et là. Dans les deux cas, des auteurs rendent hommage à des « maîtres » en partageant leur vision de l’histoire de la bande dessinée. Et de fait, la dette de Stanislas envers Hergé est visible dans son trait, de même que Yann et Schwartz sont proches des auteurs de Spirou.

Où l’on finit par se dire qu’il y a héritage et héritage

Car finalement, ce qui m’intéresse avec ces histoires d’héritage et de filiation, c’est moins l’établissement d’arbres généalogiques que la compréhension des phénomènes de transmission, en particulier quand il ne sont pas direct mais traversent les décennies. Les phénomènes décrits plus haut (liens maîtres/élèves, reprises, rééditions, emprunts intertextuels) peuvent être interprétés comme des discours historiques qui traduisent la vision que leur auteur défend de l’histoire de la bande dessinée, et la filiation dans laquelle il se place.

En ce sens, on pourrait d’abord croire que les années 1980 apparaissent comme un moment clé, à cause de ce fameux mouvement de la ligne claire qui est par bien des aspects un mouvement érudit, presque maniaque dans son attachement au passé. Il semble que c’est à cette époque que les auteurs « prennent conscience » qu’ils s’inscrivent dans une discipline qui a une histoire. Mais en réalité, il faudrait creuser un peu et se demander si on ne peut pas trouver, chez des auteurs d’avant 1980, des emprunts et des allusions à d’autres dessinateurs de leur passé.

Par exemple, en 1961, le journal Pilote publie une série d’articles par Remo Forlani (nous sommes encore avant la grande vague d’études historiques sur la bande dessinée) intitulé « le roman vrai des bandes dessinées », où l’auteur retrace, pour ses jeunes lecteurs, l’histoire de la bande dessinée. On y retrouve Töpffer, Rabier, Outcault, Pinchon, Walt Disney, etc… De même, le phénomène de reprises existe dès l’immédiat après-guerre, voire les années 1930 : en 1947, Pierre Lacroix reprend Bibi Fricotin de Louis Forton, en 1948, Pellos reprend Les Pieds Nickelés du même Forton (sur des scénarios de Renaud de Montaubert), en 1962, Greg reprend Zig et Puce d’Alain Saint-Ogan… Donc le jeu de l’analyse comparative pourrait tout autant être valable, et il est certain que ces auteurs avaient aussi une conscience des travaux de leurs prédecesseurs.

Et puis si le cas de la ligne claire est si intéressant, c’est que si on regarde l’usage que ces auteurs font des références au passé, on en découvre toutes les ambiguïtés. Yves Chaland, en reprenant tel quel les clichés sur les « nègres » venus de Tintin au Congo propose une lecture fortement ironique du maître belge qui flirte sans cesse avec la parodie, ou du moins avec une double lecture. Son Freddy Lombard prend au second degré des éléments empruntés à une oeuvre dans laquelle ils étaient au premier degré, comme la réactivité du héros « tintinesque ». De la même manière, Yann et Schwartz, dans Le groom vert-de-gris, leur album-hommage à Spirou, introduisent dans la série des éléments (sexualité, politique) qui sont de l’ordre du détournement parodique, de la transposition burlesque, d’une série originellement destinées aux enfants.

En d’autres termes, l’héritage n’est pas un fil net d’un auteur à l’autre : ce n’est pas de l’imitation pure. D’abord parce qu’il saute des générations, ensuite parce qu’il fonctionne sur le mode de l’emprunt et de la référence, et que toute référence est susceptible de subir des modifications. Si on veut interpréter avec justesse la transmission des pratiques, il faut sans cesse se positionner en équilibre entre la révérence au passé (quelle connaissance du passé l’auteur peut-il avoir) et l’intention finale de l’auteur, qui n’est pas toujours la même.

Deux trois références utiles pour compléter ce qui est dit dans cet article :

Sur la ligne claire et l’importance des années 1980, le chapitre consacré à cette décennie dans La bande dessinée son histoire et ses maîtres de Thierry Groensteen, est tout à fait pertinent. On peut habilement le compléter par les deux articles de Didier Pasamonik [http://www.mundo-bd.fr/?p=1167 ] sur l’histoire du mouvement de la ligne claire sur le site mundo bd. Et signalons une récente réédition des oeuvres de Joost Swarte dans Total Swarte aux éditions Denoël Graphic.

Sinon, dans la synthèse réalisée par le groupe ACME sur L’Association, quelques pages de l’article de Bjorn-Olav Dozo sont consacrées au rapport de cette maison d’édition au patrimoine de la bande dessinée.