L’auteur inconnu

Dans La bande dessinée objet culturel non identifié, Thierry Groensteen évoque parmi les facteurs nuisant à une pleine reconnaissance culturelle du médium « l’interchangeabilité des producteurs ». Celle-ci serait particulièrement le fait des éditeurs, comme aux États-Unis, où les personnages appartiennent le plus souvent à des agences (syndicates) et changent de créateur au grè des albums et des stratégies éditoriales. En France, il met le doigt sur le phénomène du « scénariste maison », comme Raoul Cauvin chez Dupuis, qui prête sa célébrité à un jeune dessinateur, qui aurait pu être un auteur complet si la maison d’édition n’avait pas souhaité le voir s’associer à un scénariste reconnu afin de garantir un certain minimum en terme de ventes. L’auteur est donc de facto bridé. Enfin, Groensteen rappelle que de nombreuses séries sont reprises à la mort (ou à la retraite) de leur créateur originel. Les exemples sont trop nombreux pour être tous cités : Lucky Luke par Achdé et Laurent Gerra, Achile Talon par Widenlocher, Cubitus et Clifton par Rodrigue, etc. La seule exception à la règle n’est autre que Tintin, Hergé ayant fait très clairement savoir son refus de voir son personnage lui survivre après sa mort1.

L’une des conséquences de ce trait de la bande dessinée n’est autre que l’absence traditionnelle de biographie de l’auteur en quatrième de couverture des albums. Alors que l’auteur de premier roman, l’historien titulaire d’une maîtrise ou le rédacteur de recettes de cuisine, auront tous le droit à une courte présentation, visant dans le cas des ouvrages relatifs à une connaissance précise à affirmer son droit à parler d’un sujet, les auteurs de bande dessinée ne bénéficient en aucun cas de ce type d’introduction. Même un éditeur comme L’Association, qui œuvre pourtant, à la fois en paroles et en actes, à une meilleure reconnaissance de la bande dessinée – faisant jeu égal avec la littérature – et de ses créateurs, ne prend pas la peine de rédiger une présentation de ses auteurs.

La liste des livres publiés par le même auteur fait finalement office de biographie. La bibliographie se substitue à une réelle présentation de l’auteur et de son œuvre, réduite à l’état d’énumération (parfois incomplète quand un éditeur rechigne à faire mention des albums publiés ailleurs que chez lui). D’autres albums renvoient au site personnel de l’auteur (comme Blast, publié chez Dargaud par Manu Larcenet), ce qui indirectement conduit à une biographie. Autre phénomène intéressant, le Kafka de David Zane Mairowitz et Robert Crumb, qui relève de l’hybride, entre biographie écrite, bande dessinée et illustration, édité par Actes Sud, dans sa collection « Actes Sud BD » ne prend pas le soin de présenter ses auteurs. Quand Actes Sud publie de la « littérature », l’écrivain est bien-sûr introduit, même si cela se résume à sa date de naissance et à la mention que c’est son premier roman. Ici, rien du tout, alors que Robert Crumb est autrement plus reconnu que nombre d’auteurs de romans du catalogue de l’éditeur arlésien.

Une collection, Shampooing (Delcourt), dont le directeur n’est autre que Lewis Trondheim, l’un des fondateurs de L’Association, a pris le parti de présenter chacun de ses auteurs2. Toutefois, cette initiative est ambiguë pour deux raisons : tout d’abord, il s’agit bien souvent d’une fusion entre la biographie de l’auteur et un résumé de l’ouvrage, et ensuite, la biographie prend clairement le parti-pris de la dérision. Il s’agit alors plus d’une caricature que d’une réelle présentation de l’auteur, même si à l’humour des éléments véridiques sont introduits. Il convient certes de contextualiser : la collection Shampooing est humoristique en large mesure, même si certains des titres ont aussi une dimension plus « sérieuse » (semi-philosophique avec Les petits riens de Lewis Trondheim, ou témoignage/reportage avec Le Journal d’un remplaçant de Martin Vidberg).

Deux biographies peuvent servir à illustrer notre propos, celle de Lewis Trondheim dans La Malédiction du parapluie :

« Lewis Trondheim est né durant le millénaire précédent. Aussi, bien qu’aimant les nouveaux gadgets high-tech comme les clefs de voiture qui ouvrent à distance, il continue à apprécier plus particulièrement les petites choses simples qui donnent à la vie tout son sel. Il s’est très vite rendu compte qu’il n’aurait aucune prise sur les guerres à travers le monde, le terrorisme de masse et l’utilisation d’armes bactériologiques. Par contre, un lacet, un paquet de Fingers ou un parapluie sont des outils qu’il maîtrise à la perfection. Quoique… Ça dépend si une malédiction pèse sur l’un d’eux. »

Et celle d’Olivier Tixier pour Croisière Cosmos :

« Lorsqu’il ne surveille pas les rues de Nantes dans son costume de justicier Girafe, et qu’il ne se livre pas (sous l’identité de Michou la Savate) à des combats de Catch de Dessin dans les bars, Olivier Texier travaille au Service Communication d’une petite commune de 15 000 habitants. Le peu de temps qui lui reste (dans les transports en commun, ou lors de ses pauses déjeuner, par exemple), il le consacre à la confection de bandes dessinées, peuplées de petits personnages bizarres et crétins, mais toujours attachants. »

Si le second extrait est plus informatif que le premier (mention d’un métier et d’une pratique qui existe vraiment3), le second ne donne aucune indication sur Lewis Trondheim – qui nécessite certes moins de présentation – si ce n’est le fait qu’il est né au XXème siècle. Le résumé ne sert qu’à présenter l’album d’une façon humoristique. Dans les deux cas, nous avons affaire à une parodie de biographie d’auteur plus qu’à un réel désir d’affirmer la place de l’auteur, même si répétons-le, il s’agit bien d’une collection principalement humoristique.

L’éditeur manolosanctis est peut-être l’un des seuls à offrir une biographie sérieuse pour ses auteurs. L’âge et le cursus du créateur sont présentés, de même que ses incursions précédentes dans le monde la bande dessinée. Enfin, son aventure au sein du site manolosanctis et les réactions des internautes sont rappelées. Cela reste toutefois marginal et le fait d’un éditeur récent dans le monde de la bande dessinée, ayant de de surcroît un modèle semi-participatif.

Pour reprendre les mots de Thierry Groensteen, il y a encore du « complexe du cancre » dans la démarche de la collection Shampooing4. Les auteurs refuseraient in fine de prendre leur art au sérieux de peur d’une récupération culturelle et élitiste d’un art « populaire ». Les ennemis d’une reconnaissance entière du médium ne seraient autres que ses créateurs. Pourtant, des présentations sérieuses d’auteurs existent, comme dans les pays anglo-saxons. L’édition britannique du comic Watchmen (Titan Books) présente en quatrième de couverture, avec une photographie, les deux auteurs, Alan Moore et Dave Gibbons, respectivement scénariste et dessinateur. Dans la petite biographie qui est leur réservée, leurs œuvres principales sont rappelées, ainsi que leur impact dans le monde de la bande dessinée (pour Alan Moore : « As one of the major innovators of comics in the ’80s, he has influenced a generation of comics creators. »), mais aussi leur début d’activité dans le monde de la bande dessinée et dans ce cas particulier, les héros de séries qu’ils ont repris. En outre, même si cela intéresse moins notre sujet, les critiques de la presse sont inscrites au dos de l’album. L’influence d’un Alan Moore explique sûrement le soin porté à une telle présentation, ainsi que le fait que le livre est annoncé comme « One of Time Magazine’s 100 Best Novels ».

Cet exemple a toutefois de quoi faire réfléchir sachant que la France est souvent perçue et décrite par les auteurs étrangers de bande dessinée comme le pays qui honore le plus ses créateurs. Pour aller jusqu’au bout de cette logique, les éditeurs qui disent œuvrer à la légitimation de la bande dessinée se devraient de présenter systématiquement leurs auteurs, même si un certain d’entre eux utilisent encore un pseudonyme (même si cela semble en baisse parmi les auteurs regroupés sous le vocable « Nouvelle bande dessinée »). Après tout, ce n’est parce que Romain Kacew avait pour nom de plume Gary, qu’une biographie ne précédait pas ses romans.

1. GROENSTEEN, Thierry. La bande dessinée un objet culturel non identifié. Editions de l’AN 2, Angoulême, 2006. p. 65-67.
2. C’est la première fois que je remarque un tel dispositif sur un album, mais je serai reconnaissant à tout personne me signalant des pratiques similaires chez d’autres éditeurs.
3. http://catchdessin.blogspot.com/ (consulté le 1 octobre 2011)
4. GROENSTEEN, Thierry. op. cit. p. 129.

La bande dessinée numérique au défi de la conservation (2)

Cet article m’a été inspiré par un billet de Sébastien Naeco sur son blog le comptoir de la bd. Il s’interrogeait sur les enjeux de la conservation de la bande dessinée numérique. On pourrait considérer la question comme peu importante alors même que le modèle économique est extrêmement mouvant et diversifié. Néanmoins, il est certain qu’un véritable patrimoine graphique est en train de se former et que sa sauvegarde à long terme (c’est-à-dire pour les générations futures) va poser des problèmes. Lors de la table ronde sur la bande dessinée numérique à l’enssib, Catherine Ferreyrolle, de la Cité de la BD, avait donné l’exemple d’un site Internet sur la patrimoine de la bande dessinée qui avait dû disparaître de la toile et qui a été sauvé de justesse.
Le bon côté, c’est que la bande dessinée est loin d’être seule face à ce problème. C’est la création numérique dans son ensemble, en ligne ou hors ligne, qui pose la question de sa conservation. Car je pense avant tout à la bande dessinée numérique native, celle qui n’a aucun équivalent papier (à part peut-être l’original de son créateur). Conserver les documents numériques, c’est autant pour d »éventuels lecteurs du futur curieux de la culture des années 2000 que, à moyen terme, pour les chercheurs susceptibles de travailler sur la bande dessinée numérique. Dans ces deux articles, je vais aborder cette question sous l’angle que je maîtrise le mieux : la conservation institutionnelle par des établissements publics, en l’occurence les bibliothèques (on reste encore symboliquement dans le domaine du livre).
Deux pistes me semblent envisageables pour considérer la conservation institutionnelle de la bande dessinée numérique : la mise en place progressive d’un dépôt légal pour les e-books et le dépôt légal du Web, en fonctionnement en France depuis 2007.

Le dépôt légal du Web français
Le dépôt légal du Web, mis en place à la Bibliothèque nationale de France et à l’Ina depuis 2006-2007, peut être une solution pour la conservation du patrimoine de la bande dessinée numérique, ou au moins de son versant diffusé en ligne, qui représente déjà une part importante. L’idée d’archiver Internet peut paraître absurde. Pourtant, elle est présente depuis longtemps. Le projet le plus ambitieux est celui de l’association Internet Archive qui, dès 1996, commence à archiver les sites web selon un principe de captures à des dates précises. Je vous invite à consulter leur Wayback machine (http://www.archive.org/) qui permet d’accéder à des versions antérieures de sites Internet. Vous verrez que tout est loin d’être parfait dans cet archivage qui 1. capte un nombre limité de site, à une profondeur limitée dans le site et à un nombre limité de dates ; 2. a du mal parfois avec certains formats, notamment les formats image. Mais c’est une première expérience qui a le mérite d’exister, et presque depuis les débuts du Web.

La Wayback machine d'Internet Archive peut vous permettre de visualiser les aspects successifs de sites Internet : ici le vénérable du9.org en 2005.


En quoi consiste le dépôt légal officiel en France ? En 2006, la loi DADVSI met en place les modalités d’un dépôt légal du Web français qui devient opérationnel en 2008 :
La logique n’est pas celle du dépôt volontaire mais de la collecte automatique  : des robots « moissonnent » les sites Internet pour en extraire les données, sans obligation de la part du responsable du site de se signaler. Cependant, un administrateur de site Web peut faire une demande spécifique s’il souhaite être collecté.
La collecte ne se veut pas exhaustive mais « représentative ». Ce qui signifie qu’on procède à deux types de collecte : des collectes « légères », ponctuelles et superficielles sur un grand nombre de sites où l’on ne va pas chercher très profondément ; des collectes « lourdes » ciblées sur un ensemble thématique de sites en nombre réduit, où la captation tend à être complètes sur le sujet donné.
Le périmètre d’action est le suivant : les sites internet en .fr, ainsi que certains sites en .com, .org, .net quand les personnes qui le gèrent sont domiciliées en France. La liste des sites en .fr est maintenue à jour par l’AFNIC. Les intranet, parties privées des réseaux sociaux et messageries personnelles sont bien sûr exclues.
La collecte est partagée entre la Bibliothèque nationale de France et l’Institut national de l’audiovisuel (pour les sites dans la thématique audiovisuel : webtv, sites institutionnel de chaînes, etc.).
A l’heure actuelle, la principale préoccupation est la conservation, pas encore la diffusion. Les sites web archivés depuis 2008 sont consultables à un seul endroit : les salles de recherche de la bibliothèque nationale de France, à Paris, sur un moteur de recherche relativement limité dans ses fonctions pour le moment (ont été versées dans ce moteur de recherche les archives d’Internet Archive depuis 1996 ; de fait, le moteur de recherche ressemble à la Wayback machine). Il y a donc encore du chemin à parcourir pour passer de la conservation à l’accès à ce patrimoine, mais pour le moment, au moins les chercheurs peuvent y accéder. En 2010, une enquête a été réalisée pour savoir les attentes et les usages possibles de ce patrimoine pour le public.
Evidemment, et pour conclure, la principale lacune de cet archivage du Web (dont sont conscients ses responsables) est la contradiction entre la nature de « flux » d’Internet, dont le contenu est sans cesse en mouvement, et la logique de collectes ponctuelles. Cette solution a été choisie comme un compromis technique et économique, ainsi que pour faciliter la consultation du fonds qui peut se faire par dates ciblées. Toutefois, la sélection qui est opérée reste relativement empirique, et obtenir une « représentativité » dans le choix des sites moissonnées est une gageure.

L’intérêt du dépôt légal du Web pour la bande dessinée numérique

Ce que pourrait permettre l'archivage du Web pour la bande dessinée numérique : ici le site Webcomics.fr en 2007 (Internet Archive).


A première vue, le dépôt légal du Web permet de pallier aux problèmes que nous avons vu précédemment à propos d’un dépôt légale « livre ». Il serait plus adapté aux contenus et aux formats web des bandes dessinées numériques pour la simple raison qu’il est adapté pour collecter des formats Web, parmi les plus courants dans la diffusion de bandes dessinées en ligne. Il faut bien imaginer, cependant, que rester sur le dépôt légal du Web serait prendre une voie totalement divergente avec l’équivalent papier de la bande dessinée. Ce qui, dans le fond, ne serait pas une mauvaise chose : exporter les gestes et les techniques du format papier vers le format numérique n’est pas toujours une bonne chose, et peut restreindre la créativité d’une forme d’expression encore neuve.
D’emblée, n’oublions pas que ce dépôt légal du Web est pragmatiquement la modalité de collecte actuelle de la bande dessinée numérique diffusée sur Internet, comme des autres livres numériques. Un exemple est celui des blogs bd : parmi les thématiques choisies pour les collectes « lourdes » en profondeur se trouvait la collecte des sites personnels et de l’écriture de soi. L’objectif de ce thème était naturellement de se pencher sur le problème spécifique des blogs et de leur vitesse de mise à jour. La sélection était réalisée en collaboration avec l’Association pour l’autobiographie et le patrimoine autobiographique (voir à ce sujet le mémoire de Carole Daffini, Dépôt légal numérique : l’archivage des blogs adolescents, janvier 2011. Or, parmi les choix de sites personnels se trouvaient des blogs bd, dont « Les toujours ouvrables » de Soph’ si ma mémoire est bonne : la mise en place de la collecte a eu lieu en 2007, en pleine mode du blog bd, et cette dimension graphique de l’écriture « extime » avait été prise en compte. Cette sélection thématique est disponible sur les ordinateurs du rez-de-jardin de la BnF c’est-à-dire, là encore, pour les chercheurs. Pour l’instant, nous sommes toujours dans la logique de l’échantillonage, pas de l’exhaustivité de la production.
A titre de comparaison, je signale aussi que, dans le cas du livre électronique, la BnF a conclu en 2009 des accords avec certains éditeurs numériques, dont publie.net, pour avoir accès à leur catalogue d’ouvrages numériques et pouvoir les collecter via le site de l’éditeur, de la même manière que sont collectés les autres contenus web. Toutefois, le marché payant de la bande dessinée numérique native n’est pas encore aussi bien développé que pour le livre numérique. On pourrait toutefois imaginer que Ave!comics ou Thomas Cadène pour les Autres gens donnent leur aval pour une collecte des oeuvres diffusés via leur site par les robots de la BnF. En effet, dans le cas de l’offre payante, l’accès ou le téléchargement sont souvent soumis à des codes et des barrières que les robots ne peuvent pas passer. Quant à savoir si la foisonnante offre de bandes dessinées numériques gratuites est collectée, je ne saurais vous le dire : sans doute une petite partie fait l’objet de collectes ponctuelles à l’heure actuelle.
Parmi les pistes à l’étude à la BnF pour les livres numériques en général, Sophie Derrot proposait dans son mémoire déjà cité dans l’article précédent une collecte ciblée qui supposerait d’établir une liste de sites, en se concentrant sur les plate-formes de diffusion, avec une profondeur de collecte maximale. Cette liste permettrait de rationaliser la collecte et d’avoir une idée précise des oeuvres conservées. Dans cette liste, S. Derrot incluait pour l’offre payante en bande dessinée numérique Digibidi, Ave!comics, Izneo, c’est-à-dire principalement des diffuseurs d’oeuvres numérisées. En farouche militant de la reconnaissance d’une bande dessinée numérique native originale et de qualité, je ne saurais trop conseiller d’étendre cette liste à des éditeurs spécifiques (tels que Foolstrip).

Le choix de l’archivage du Web n’est pas sans poser d’autres problèmes, malgré tout, si on le situe dans le contexte précis de l’histoire du développement de la bande dessinée numérique :
Le principal écueil est qu’il se limite aux oeuvres diffusées en ligne. C’est certes une grosse partie de la production, et, à l’avenir, Internet semble s’imposer comme le moyen de diffusion unique pour les oeuvres numériques.
Beaucoup de webcomics obéissent à une logique de flux, qu’il s’agisse des blogs bd ou des productions de strips (portail Lapin…). Cette particularité risque d’être mal prise en compte dans le cas de collectes ponctuelles.
Il faudra assurer une bonne maîtrise, tant par les robots de collecte que par les interfaces de lecture, des formats images, dont certains formats « animés », qui sont ceux de la bande dessinée numérique. Beaucoup de bandes dessinées numériques sont proposées dans des interfaces de lecture en flash.
Le type de collecte pratiquée dans le cadre du dépôt légal du Web n’isole pas l’entité « oeuvre », il collecte en masse le site qui diffuse les oeuvres, mais sans avoir l’assurance que ces oeuvres sont bien identifiables par leurs métadonnées descriptives (auteur, mots-clés, date, etc.) et donc susceptibles d’être signalées au lecteur avec autant de précisions que dans un catalogue d’ouvrages papier. A terme, il peut y avoir un défaut d’identification claire de la production et des auteurs.
Mais le principal écueil tient selon moins à la focalisation qui est faite actuellement, dans les réflexions menées sur le dépôt légal du livre numérique, sur l’offre payante. Si, dans le cas de la littérature « texte » le défi de rassembler la production auto-éditée et gratuite peut sembler vertigineux tant le texte est le mode d’expression dominant sur Internet, dans le cas de la bande dessinée, il existe des sites bien identifiables qui donnent accès à une partie bien représentative. Surtout, l’accès payant est pour l’instant le mode de diffusion dominant dans la bande dessinée numérique en ligne. L’ignorer conduirait à biaiser la lecture de la production de bandes dessinées numériques que pourront avoir les générations futures. Pour me situer sur le terrain de l’histoire qui est celui où je suis le plus à l’aise, il m’est difficile d’imaginer un « historien » de la bande dessinée qui essaierait de comprendre la production papier sans savoir ce qui se publie en ligne ! Car, à terme, c’est bien là l’objectif principal d’un dépôt légal des oeuvres numériques : permettre aux lecteurs du futur (proche ou lointain) d’avoir un aperçu suffisamment exact du patrimoine du début du XXIe siècle. Le sauvegarder, comme la sauvegarde des premiers livres imprimés nous permet d’avoir accès au savoir et à la création tels qu’ils se diffusaient au XVIe siècle.

Pour conclure ces deux articles, je souhaite insister sur le fait que leur objectif n’était pas d’apporter des solutions (j’en serais bien incapable à ma modeste échelle) mais de présenter les conditions actuelles qui pourraient servir de cadre à une conservation institutionnelle de la production de bandes dessinées numériques. Il me semble important que, d’une part les créateurs, éditeurs et diffuseurs numérique sachent que cette solution existe, et d’autre part que les responsables de la conservation numérique n’oublient pas le champ certes marginal, mais néanmoins important et riche, de la bande dessinée. Ce n’est pas parce que ce secteur prend son temps pour se transformer en une industrie culturelle numérique « modèle » qu’il faut pour autant l’oublier.

Quelques liens sur le dépôt légal du Web :
Une présentation sur le site de la BnF à propos des procédures de dépôt légal des sites web.
Une courte histoire du dépôt légal d’Internet avant sa prise en charge par la BnF en 2007.
Le podcast d’une émission de France Culture dans laquelle Gildas Illien vient parler de l’archivage des « blogs extimes » (février 2011).
Pour en savoir plus sur les aspects techniques, un article de Gildas Illien dans le Bulletin des bibliothèques de France en ligne.

La bande dessinée numérique au défi de la conservation (1)

Cet article m’a été inspiré par un billet de Sébastien Naeco sur son blog le comptoir de la bd. Il s’interrogeait sur les enjeux de la conservation de la bande dessinée numérique. On pourrait considérer la question comme peu importante alors même que le modèle économique est extrêmement mouvant et diversifié. Néanmoins, il est certain qu’un véritable patrimoine graphique est en train de se former et que sa sauvegarde à long terme (c’est-à-dire pour les générations futures) va poser des problèmes. Lors de la table ronde sur la bande dessinée numérique à l’enssib, Catherine Ferreyrolle, de la Cité de la BD, avait donné l’exemple d’un site Internet sur la patrimoine de la bande dessinée qui avait dû disparaître de la toile et qui a été sauvé de justesse.
Le bon côté, c’est que la bande dessinée est loin d’être seule face à ce problème. C’est la création numérique dans son ensemble, en ligne ou hors ligne, qui pose la question de sa conservation. Car je pense avant tout à la bande dessinée numérique native, celle qui n’a aucun équivalent papier (à part peut-être l’original de son créateur). Conserver les documents numériques, c’est autant pour d »éventuels lecteurs du futur curieux de la culture des années 2000 que, à moyen terme, pour les chercheurs susceptibles de travailler sur la bande dessinée numérique. Dans ces deux articles, je vais aborder cette question sous l’angle que je maîtrise le mieux : la conservation institutionnelle par des établissements publics, en l’occurence les bibliothèques (on reste encore symboliquement dans le domaine du livre).
Deux pistes me semblent envisageables pour considérer la conservation institutionnelle de la bande dessinée numérique : la mise en place progressive d’un dépôt légal pour les e-books et le dépôt légal du Web, en fonctionnement en France depuis 2007.

Le dépôt légal à l’heure du livre numérique
Institutionnellement, c’est à travers le principe du dépôt légal que s’opère la conservation du patrimoine en France. En 1537, un édit de François Ier ordonne un dépôt de tous les ouvrages imprimés paraissant en France pour former la bibliothèque royale qui deviendra, en 1790, bibliothèque nationale (puis impériale selon les régimes politiques successifs). Depuis lors, il n’a connu d’interruptions qu’entre 1790 et 1793. Au début du XVIe siècle, la première imprimerie apparaît en France en 1470 à la Sorbonne, et c’est l’arrivée en France d’un nouveau support pour la création qui vient s’ajouter au traditionnel manuscrit (et qui mettra du temps avant de s’y substituer réellement). Il est de coutume de comparer l’avènement du numérique avec celui du numérique dans le sens où l’introduction d’un nouveau support va modifier en profondeur les conditions d’accès et de diffusion du savoir et des oeuvres d’art. De mon côté, je vais éviter de trop insister sur cette comparaison, qui n’est pas sans défaut. Mais ce qui m’intéresse ici, c’est que le pouvoir royal (nous sommes en pleine construction de l’Etat moderne centralisé à la française) finit, au bout de plus de cinquante ans, par se préoccuper de la question de la sauvegarde de toute cette production imprimée d’un genre nouveau. L’enjeu principal est bien sûr de contrôler ce qui s’imprime : la censure s’appliquait alors et les imprimeurs-libraires devaient demander un privilège royal avant de pouvoir publier un ouvrage, ceci aussi pour éviter le plagiat avant l’introduction du droit d’auteur en 1791. Mais, sur le long terme, le sens du dépôt légal a changé. La bibliothèque royale devenue nationale a symboliquement ramené les imprimés déposés à ce titre dans le giron du peuple, et plus seulement du roi. Puis, la liberté d’imprimer octroyée non sans heurts et sursauts durant le XIXe siècle annule le caractère de censure préalable que pouvait avoir le dépôt légal sous l’Ancien régime. De nos jours, le dépôt légal sur les livres imprimés a avant tout comme objectif d’assurer la préservation d’au moins deux exemplaires de tout livre édité en France.
Cela veut-il dire que l’actuelle Bibliothèque nationale de France possède tous les ouvrages parus depuis 1537 ? Non, car l’obligation de dépôt légal a été peu respectée durant les XVIe et XVIIe siècle et les fonds anciens souffrent de lacunes, qui ont cependant pu être résolues par des dons ou des achats postérieurs au sein de la BnF. Il faut attendre le XVIIIe siècle, et plus encore le XIXe siècle, pour que le dépôt éditeur fonctionne efficacement. Il demeure quelques lacunes connues, cependant, en particulier pour la bande dessinée et la littérature pour enfants jusqu’au milieu du XXe siècle, dont les dépôts ne faisaient pas l’objet d’une attention spécifique, ni de la part des éditeurs, ni de la part des dépositaires.
De nos jours, le dépôt légal est défini de la façon suivante sur le site de la BnF : « Le dépôt légal est conçu comme la mémoire du patrimoine culturel diffusé sur le territoire national et englobe donc des œuvres étrangères éditées, produites ou diffusées en France. Institué en 1537 par François Ier, il permet la collecte, la conservation et la consultation de documents de toute nature, afin de constituer une collection de référence, élément essentiel de la mémoire collective du pays. ». C’est bien la notion de « patrimoine », en tant que mémoire collective de la nation, qui est mis en avant comme justification de la collecte. Il possède plusieurs caractéristiques, qui, on va le voir, vont être remise en question avec le numérique :
le dépôt légal vise à l’exhaustivité (c’est tout le patrimoine national que l’on conserve).
le dépôt est obligatoire de la part des éditeurs ; il est la condition pour recevoir un numéro d’identification international dont chaque livre est pourvu (ISBN).
le dépôt légal conserve l’oeuvre en tant qu’objet matériel, ce qui signifie que chaque réédition (pas réimpression) d’un même livre est déposée.
Le second exemplaire du dépôt légal est remis à la bibliothèque municipale d’une ville de la région d’impression.

Dès les XVIIe et XVIIIe siècles, le dépôt légal se voit élargi à d’autres supports que le livre par différents textes législatifs : les estampes, cartes et plans en 1672, la musique imprimée (partitions) en 1714. Puis, à partir du XIXe siècle, l’apparition d’un nouveau support de création entraîne automatiquement une modification du dépôt légal : les lithographies en 1817, la photographie en 1857, les phonogrammes et vidéogrammes en 1925, les films en 1977, l’audiovisuel (radio et télévision), les logiciels et les jeux vidéos en 1992, les chaînes cablées en 2002-2007, le web et les bases de données en 2006. Dans tous les cas cités, il faut compter avec le temps de mise en place efficace du processus de dépôt : les lacunes restent nombreuses et dans certains cas, comme la radio et la télévision, et bien sûr le web, l’idéal d’exhaustivité a été abandonné.
En effet, ces vingt dernières années, le dépôt légal a connu des modifications énormes liées à l’arrivée de nouveaux supports de la culture, dont le numérique. Il est aidé dans sa tâche par l’Institut national de l’audiovisuel qui prend en charge, comme son nom l’indique, le dépôt de la radio et de la télévision, et par le Centre national de la cinématographie pour les films. Mais il est clair qu’avec la multiplication des supports du XXe siècle, l’utopie de vouloir conserver l’intégralité de la culture française prend du plomb dans l’aile. Par exemple, dans le cas de la radio, le dépôt légal n’est instauré qu’en 1992 alors que ce média existe depuis le milieu des années 1920 : avant 1990, les lacunes sont très importantes. Pourtant, tout se passe comme si le système législatif du dépôt légal survivait aux grandes évolutions culturelles.

Quid du « livre numérique », qui nous intéresse plus particulièrement dans la mesure où la bande dessinée appartient au régime du livre et de la presse ? Il faut rappeler ici que le concept est encore récent : on commence à parler de livre numérique (commercialement parlant) dans les années 1990. Or, on l’a vu, l’instauration du dépôt légal a toujours un décalage plus ou moins grand avec l’apparition du support. La BnF en est actuellement au stade de la réflexion, même si un département du dépôt légal numérique a été créé, notamment à la faveur de la loi DADVSI (2006) qui instituait le dépôt légal du Web et, d’une façon générale, des « signes, signaux, écrits, images, sons ou messages de toute nature faisant l’objet d’une communication au public par voie électronique  ». Dans l’état actuel des choses, la collecte des livres numériques n’est envisagée qu’à travers le dépôt légal du Web. Ce qui n’est bien sûr pas réellement satisfaisant dans la mesure où 1. le dépôt légal du Web n’est pas exhaustif 2. une offre de livres nativement numériques et payants commence à se développer, offre à laquelle les robots de collecte du Web n’ont pas accès pour des raisons de codes d’accès et de nécessaires abonnements. De plus, on revient ici sur l’idée que le dépôt est réalisé par les éditeurs : la collecte est à l’initiative de la BnF.
Quelques éditeurs numériques commencent à s’associer à la BnF pour organiser un dépôt légal numérique. C’est notamment le cas de publie.net, la maison d’édition numérique de François Bon, qui est intervenue très tôt pour bénéficier du dépôt légal BnF. Numeriklivres, si je ne me trompe pas, en bénéficie également. Parallèlement, d’autres éditeurs et e-distributeurs se sont rapprochés de la BnF pour rendre disponible leurs ouvrages numériques et en permettre l’accès via Gallica, la bibliothèque numérique de la BnF, et dans les murs de la BnF. Cela ne constitue pas encore un « dépôt légal » officiel, mais l’exploration d’un partenariat entre la BnF et les éditeurs et distributeurs numériques pour trouver de nouvelles solutions. Les éditeurs déposent une copie numérique du livre, que la BnF a pour charge de conserver et d’indexer. En revanche, la question de la consultation par les usagers n’est pas encore complètement réglée : nous sommes surtout dans une phase où on réfléchit à la conservation du patrimoine plus qu’à sa diffusion. Bref, tout cela se met doucement en place, en sachant que la voie de dépôt privilégié reste le dépôt légal du Web, que j’aborderais dans un second article.
Une des solutions envisagées, comme l’explique Sophie Derrot dans son mémoire Quel dépôt légal pour les ebooks ?, est de calquer la procédure de dépôt électronique sur la procédure de dépôt physique : les éditeurs numériques déposeraient individuellement leurs fichiers numériques et recevraient en échange un numéro ISBN d’identification (numéro international remis à tous les livres imprimés dans le monde). Cette procédure permettrait en outre d’améliorer le dépôt des « métadonnées », c’est-à-dire de l’ensemble des données associées à un livre numérique (nom de l’auteur, mots-clés, droits d’auteur associés, conditions d’accès, caractéristiques techniques du fichier…) qui en facilitent le traitement et la gestion par la BnF et sont indispensables pour permettre aux usagers des bibliothèques d’y accéder, via les catalogues, notamment.
Sur la plan purement technique, la BnF commence à mettre en place un circuit de conservation et d’archivage pérenne des données numériques au sein d’un « magasin » appelé SPAR. L’objectif est de préserver sur le long terme l’intégrité des documents numériques (que l’on dit souvent fragiles), et de s’assurer qu’ils soient toujours lisibles dans l’avenir. Ce processus est le même pour les documents numériques natifs et les documents numérisés, en particulier les numérisations de la BnF elle-même. Tout cela pour avoir à l’esprit que la BnF mène une véritable réflexion globale sur l’archivage des documents numériques, en collaboration avec les autres bibliothèques du monde. Pour cette raison, la voie du dépôt légal institutionnel me semble une des meilleures pour assurer la sauvegarde du patrimoine numérique.

Reste la question de la définition du livre numérique, et c’est là que le bât blesse, en particulier pour la bande dessinée. Pour l’instant, la définition du livre numérique retenue par le législateur me semble trop restrictive : « Le dépôt légal concerne les e-books ou livres numériques, termes utilisés pour désigner un objet numérique ressemblant en partie à une monographie imprimée sur papier et diffusé en ligne. ». Présente sur le site de la BnF, cette définition a été confirmée lors de la récente loi sur le prix unique du livre numérique, votée en mai dernier : un livre numérique est un document numérique qui « ressemble » à un livre. Comprendre ici : qui contient une couverture, une table des matières, etc. C’est-à-dire tout le « paratexte » du livre papier tel qu’il s’est défini durant les XVe et XVIe siècle. Cette définition est non seulement restrictive, mais surtout peu engageante pour l’avenir du livre numérique qui risque de s’éloigner de plus en plus de la matrice du papier. C’est particulièrement le cas dans la bande dessinée.

La bande dessinée : quels écueils ?

Quand on regarde l’offre de bandes dessinées numériques, on comprend que cette solution du dépôt légal du livre numérique n’est pas forcément adaptée. Elle l’est dans le cas des bandes dessinées « numérisées ». Izneo fait d’ailleurs partie des éditeurs associés à Gallica. Et une fois de plus, on peut regretter que les oeuvres numérisées fassent l’objet d’un meilleur traitement que les oeuvres nativement numériques.
Ces dernières sont effet loin de toute correspondre à la définition d’un livre numérique telle qu’elle est actuellement établie par la législation française. Et cette remarque nous conduit à une observation intéressante : autant l’offre de livres numériques « textes » s’est développée en suivant le modèle du livre papier, autant l’offre de bandes dessinées numériques n’a pas suivi ce chemin. Dans le premier cas, un rapide tour d’horizon des éditeurs numériques nous montrent en effet que la ressemblance avec le livre papier est recherchée : chez publie.net ou numeriklivres, le livre numérique que vous téléchargez possède une couverture, une table des matières le cas échéant, une division en page est même prévue si vous le téléchargez au format pdf. Dans le second cas, certains éditeurs numériques de bande dessinée ont choisi une piste identique en concevant des interfaces de lecture qui conservent l’aspect de la bande dessinée papier, notamment dans le format de la page ou du strip : c’est le cas des albums que l’on trouve sur Foolstrip, Manolosanctis et 8comix. Les oeuvres présentes sur ces sites pourraient faire l’objet d’un dépôt légal du livre numérique « traditionnel », par leur ressemblance avec le livre papier. Cela interviendrait sous la forme d’un fichier numérique contenant l’oeuvre dans son intégralité.
En revanche, certaines bandes dessinées nativement numériques n’ont fait que s’éloigner de leur modèle papier. Prenons quelques exemples. Les autres gens n’a que peu à voir avec un livre. D’une part, chaque épisode ne constitue pas un « fichier » individuel identifiable, le principe même de ce projet étant d’être une publication potentiellement « infinie ». D’autre part, le système de la page se trouve complètement éclatée. Cette observation vaut aussi pour les publications d’Ave!comics (Bludzee, Seoul district) pour supports mobiles : la réflexion même de cette maison d’édition est d’adapter la lecture numérique à un support différent, et cela passe par le refus des codes traditionnels de la bande dessinée papier. Si l’on se tourne vers quelques publications gratuites, des problèmes de définition se posent également. Prise de tête de Tony emprunte autant aux formes du jeu vidéo qu’à celui de la bande dessinée. Enfin, le développement du Turbomedia, dans des oeuvres tels que Opération cocteau pussy de Fred Boot regarde plutôt du côté de l’animation graphique.
Surtout, on comprend que considérer la bande dessinée numérique seulement à l’aune du « livre » serait passer à côté du gros de la production de webcomics et de blogs bd français. Dans tous ces exemples, l’enjeu du format est crucial. Dans la production papier, livre texte et livre image sont imprimés sur le même papier. Mais dans le cas du numérique, le texte et l’image font l’objet de formats numériques encore différents (qui tendent peut-être à converger, toutefois) qu’il faut prendre en compte pour la conservation. Dans le cas de beaucoup d’oeuvres citées plus haut, ce sont des formats Web qui dominent pour diffuser de l’image.

Enfin, le dépôt légal de la bande dessinée numérique en tant que livre numérique pourrait poser un autre problème, logistique cette fois. En effet, depuis 1984, le dépôt légal de la bande dessinée est partagé par la Cité de la bande dessinée et de l’image qui est « pôle associé » de la BnF pour le dépôt légal, ce qui signifie qu’elle reçoit le second exemplaire des bandes dessinées déposées au titre du dépôt légal. C’est à la bibliothèque de la CIBDI que revient la mission spécifique de conserver le patrimoine de la bande dessinée française pour constituer ce qu’on appelle le « fonds patrimonial ». Ce fonds a une valeur exhaustive ; il est censé constituer la mémoire de la bande dessinée. Or, l’équipe et les moyens de la CIBDI sont relativement réduits et la gestion du patrimoine numérique de la bande dessinée demanderait un investissement très important.
Il faut aussi penser en terme de consultation : déposer les bandes dessinées numériques, c’est bien. Mais encore faut-il en donner accès au public. C’est le second versant du dépôt légal, en sachant que le régime actuel des collections du dépôt légal à la BnF est celui d’un accès restreint pour les chercheurs et personnes accréditées par la BnF, non par le grand public, qui n’a pas accès à l’intégralité des collections (quel que soit leur support) mais seulement à une partie. Les modalités de consultation sont à penser et, dans le cas de la bande dessinée, la complexité des formats peut poser problème. Dans le cas du livre numérique « texte », les formats pdf et epub tendent à se développer. Mais beaucoup de bandes dessinées numériques se retrouvent dans des formats flash, notamment pour des questions d’interactivité et d’animation.

Le dépôt légal des bandes dessinées numériques pose des problèmes importants qui interrogent sur la possibilité de conserver ce qui appartient désormais au patrimoine de la bande dessinée. Parce qu’elle tend à se différencier nettement des formats papier, la bande dessinée numérique n’est pas forcément un objet idéal pour un dépôt légal du livre numérique encore en gestation. La meilleure façon de capter son patrimoine semble toutefois être du côté du dépôt légal du Web, dans le mesure où ce dernier n’est pas restreint par la définition du « livre numérique ». C’est cette solution que j’examinerais dans mon prochain article.

Pour en savoir plus :
Page de la BnF consacrée au dépôt légal
Les réflexions sur le livre numérique proviennent du mémoire de Sophie Derrot, Quel dépôt légal pour les e-books ?, enssib, 2011.

Le Chat du Rabbin de Joann Sfar, de la BD au film

En 2002 sort chez Dargaud le premier volume du Chat du rabbin, et c’est le succès pour cette bande dessinée dont le personnage principal, un chat, habite la Casbah d’Alger chez son maître, le rabbin Abraham Sfar. Après avoir avalé le perroquet de la maison, le chat se met à parler et réclame sa bar-mitsva, la cérémonie réservée aux garçons juifs ayant atteint la puberté. Il faut dire qu’en plus d’être un vrai chat qui court après les souris, apprécie le poisson cru et ne dédaigne pas une chatte en chaleur s’il la rencontre la nuit sur les toits d’Alger, c’est un chat philosophe voire théologien, jamais en reste lorsqu’il s’agit de faire une remarque sur les hommes ou les dieux, et les rapports qu’ils entretiennent.

Le chat du rabbin, vol. 1 (© Joann Sfar)

Son point de vue était celui de la BD, et maintenant c’est celui du film sorti récemment et qui rassemble des éléments de trois des cinq volumes. Le film porte le même titre, il dure 1h40 et Joann Sfar s’est associé à Antoine Delesvaux pour la réalisation et à Sandrina Jardel pour le scénario. Il ouvre sur un décor de zelliges, ces carreaux vernissés, à motif abstraits, qui décorent les maisons orientales. La musique originale d’Olivier Daviaud donne le ton. Très vite aussi on voit la ville d’Alger dans les années 20, et on la reverra plusieurs fois dans le film, toute de ruelles tortueuses et pentues rendues dans une dominante ocre (tous les ocres) sur fond bleu. Un bleu plus sombre domine les scènes nocturnes en ville, dans la campagne, le désert, tant dans l’œuvre papier que dans l’œuvre cinématographique. On voit aussi le port d’Alger en pleine activité. Le dessin est particulièrement soigné, très en relief même dans la version 2D et l’on se souvient de la dédicace du premier volume de la BD : « un hommage à tous les peintres d’Alger au XXe siècle ». Joann Sfar reconnaissait sa dette envers les orientalistes modernes dans leur diversité.
La sensualité de la ville est aussi celle de la fille du rabbin, qui répond toujours au doux nom de Zlabya et qui reçoit les attentions du chat. Zlabya est confinée à la maison ou à l’espace de la terrasse. Ce sont de fort beaux endroits, la maison pour son architecture et sa décoration orientale, la terrasse pour le paysage urbain qu’elle permet. C’est toutefois un monde de l’enfermement qui ne dit pas son nom. Le film ne revient pas sur ce choix.

Le chat du rabbin, vol. 1 (© Joann Sfar)

La langue que l’on parle dans l’Alger de ces années-là charme l’oreille. On connaît les modifications grammaticales qu’apportent les Russes au français. à commencer par l’élision de l’article et la mise à mal des prépositions ; le jeune homme dit dans le volume 5 : « Apprends-moi dire amour sans faire rire toi ». On connaît moins le français que parlaient en Afrique du Nord ceux, l’immense majorité de la population, y compris chez les non musulmans, qui n’étaient pas Français de souche, comme l’on disait. Joann Sfar a retrouvé cette syntaxe authentique des juifs d’Afrique du Nord, encore qu’il évite de donner dans le folklorisme, et qu’il fasse souvent parler les personnages, par le biais du chat, au discours indirect, tout autant dans le film que dans la BD. Le pronom de reprise est fréquent : « Raymond Rebibo, il va pas renier le nom de ses ancêtres, va ! » (vol. 3), ou encore, dans le film, « Ma fille, elle aime mon café ». Enfin, le pronom relatif connaît un usage simplifié : « le Malka des lions regarde les gens d’une façon qu’on n’a pas envie de lui dire non », se permet le chat dans le volume 2. C’est cette même syntaxe que l’on trouve dans le film. Quant à l’hébreu, que l’on retrouvera plus loin dans cet article, il n’apparaît que dans les interjections et les apostrophes. Cette diversité linguistique se prête bien à la mise en scène cinématographique et donne du sel à pas mal de scènes. Et c’est pourtant ici que le bât blesse : puisque le film est parlant, les personnages sont bien sûr doublés. Pour le rabbin Abraham, Maurice Bénichou fait merveille, de même que Mohammed Fellag pour le cheikh ou Jean-Pierre Kalfon pour le Malka. Mais Hafsia Herzi, avec son accent des banlieues, ne convient pas bien à Zlabya, à moins qu’il ne faille voir là un clin d’œil procédant du trop plein de bonnes intentions caractérisant ce film.
Dans le film, seuls les volumes 1, 2 et 5 ont été utilisés. Pour le volume 4, il semblerait que ce soit le caractère parfois mélancolique des dialogues qui ait dissuadé les réalisateurs : on y parlait de la vie et de la mort, de l’étude et de la guerre et de l’éventualité d’avoir une terre à soi.
Le volume 3 qui voit le rabbin, sa fille, son gendre, et son chat bien sûr, se rendre à Paris n’a pas été retenu par les scénaristes. Il est, de façon intéressante, intitulé « L’exode » et contient une méditation sur le regard que les Parisiens pouvaient porter sur le monde nord africain. On comprend que les volumes choisis contenaient largement assez de matière. Les autres pourraient servir d’ailleurs à la réalisation d’autres films, le 4 plus poétique, inspiré par le Malka des lions et ses contes, le 3 plus polémique.
Le monde du Chat du rabbin est riche du caractère cosmopolite et plurilinguistique de l’Algérie des années 1920 mais aussi des déplacements de ses personnages. Il y a de petits et de grands voyages ; le petit est celui que fait Abraham quand il va à la rencontre du cheikh Mohammed Sfar (eh, lui aussi s’appelle Sfar, et il est musicien, comme Joann Sfar), son frère et son maître en sagesse.
Les héros connaissent des épreuves, telle celle de la dictée en français qu’impose le Consistoire de Paris au rabbin Sfar, à lui qui, comme dit son chat, fait faire « la prière en hébreu à des juifs qui parlent arabe ». Cet épisode donne l’occasion à Joann Sfar de sortir des constructions orientales pour entrer dans le monde très reconnaissable, et architecturalement différent, des écoles de la République. Autre aventure, celle où les principaux personnages masculins partent à la recherche de la Jérusalem d’Afrique, ce qui permet à Sfar non seulement de contenter les amateurs d’histoire de l’automobile puisque les voyageurs utilisent un véhicule et le guide de la croisière Citroën, mais aussi, au moment où ils traversent le Congo, de citer Hergé : le désert est bien celui que traverse le journaliste, jeune homme terriblement guindé et condescendant, pâle comme un mirage, et parlant avec l’accent belge. Le célèbre série en devient un objet un brin ringard.
Le contenu idéologique de l’ensemble des volumes est complexe. On y trouve une réflexion sur la norme à travers les discussions théologiques ou les moments de transgression. On notera que c’est une affaire d’hommes, et de chat : la fille du rabbin, affectueuse, belle et attirante, ne rêve que de bonheur amoureux. On trouve dans ces discussions le désir que rien ne change et l’espoir du changement, dans un univers menacé de partout : par le modernisme, par la montée de l’antisémitisme, par le fanatisme des uns et des autres. Se dégage de ceci, plusieurs fois, la question d’Israël, dans une sorte de mouvement rétrospectif puisque le bédéiste Sfar connaît l’histoire telle qu’elle s’est déroulée des années 20 à nos jours. Celle-ci apparaît lorsqu’il s’agit du statut de l’hébreu. Le rabbin dit : « Ma fille, ça ne se parle pas l’hébreu … c’est juste pour faire les prières» (vol. 5, et dans le film). Quant à la recherche de la Jérusalem d’Afrique, elle permet de poser la question d’une terre pour les juifs, allusion sans l’être à Israël. Joann Sfar semble n’avoir pas voulu s’engager dans un débat politique particulièrement brûlant, pour la nommer la question israélo-palestinienne ; il l’a fait il y a quelques années et cela lui lui a valu des critiques. On entend cependant le jeune disciple du rabbin s’enthousiasmer au début du film pour « une terre sans peuple pour un peuple sans terre » formule qui apparaissait dans le vol. 5 et qui concerne la Jérusalem d’Afrique. Apparaît en contre-point la question de l’intolérance des religions, tant pour les tribus chrétiennes d’Éthiopie que pour les tribus musulmanes du désert. « Dommage, dit le film, que Dieu laisse parler tant d’ignorants en son nom. »
La communauté juive pour sa part est montrée comme un univers modeste, chaleureux et un peu querelleur. Elle reçoit des visiteurs qui apparaissent comme des marginaux : le jeune rabbin venu de Paris, tout empreint de raideur, et surtout le cousin Malka dont le lion n’est pas bien effrayant et qui surtout, dans le livre 4, se révèle merveilleux conteur et poète. Le visiteur important dans le film est le jeune Juif russe qui n’apparaissait que dans le volume 5. Sa personnalité, son statut d’artiste, son langage et sa spontanéité amoureuse apportent beaucoup de fraîcheur aux aventures. Sa présence permet également, en ajoutant aux airs orientaux des mélodies du monde ashkénaze, de donner une belle coloration musicale au film.
La volonté de consensus amène par moments le propos à devenir lénifiant. Une place à part doit ainsi être faite aux Français de souche, les Juifs étaient devenus français avec le décret Crémieux un demi siècle plus tôt. Le film a gardé la scène de la BD où le rabbin est expulsé d’un café ; il n’a pas retenu celle, très dure mais non moins historique, où le maire raciste d’Oran s’exprime devant public exalté.
Ne boudons toutefois pas notre plaisir. Peut-être Sfar a-t-il voulu présenter une jolie fable accessible à tous les publics. Cette œuvre cinématographique est charmante et le dessin rend très bien compte de la fascination exercée par la vieille ville d’Alger, d’un monde gens pas très riches mais chaleureux, conscients d’être regardés comme des étrangers dans leur propre pays mais qui n’en perdent pas leur humour pour autant. La bande originale, de la ballade orientale à la musique klezmer, se veut populaire et enchante le film ; le choix d’Enrico Macias, à la fin du film, pour une chanson en plusieurs langues successives, semble aller dans ce sens.
Sfar a manifestement voulu, dans le film comme auparavant dans la BD, évoquer de façon nostalgique l’Afrique du Nord d’autrefois, la culture sépharade que défendait Georges Moustaki dans la préface du vol. 3, le monde qu’ont connu ses ancêtres où Juifs et Arabes ne vivaient pas forcément en bonne intelligence mais au moins cohabitaient de façon globalement pacifique dans le partage de la beauté du monde.

Anne-Marie Montebello

Le chat du rabbin, le film (© Joann Sfar et Antoine Delesvaux)