Amour, passion et CX diesel de James, Fabcaro et Bengrrr : le feuilleton en parodie

J’ai souhaité m’arrêter sur une sortie assez récente (mars 2011), Amour, passion et CX diesel, du trio James, Fabcaro et Bengrrr, publié chez Fluide Glacial. D’apparence anodine, cet album nous entraîne dans l’univers de la parodie, ici visant les si fameux soap opera qui fleurirent à la télévision dans les années 1970-1980, tels que Amour, gloire et beauté auquel le titre fait explicitement référence. Parodie graphique d’un objet télévisuel, c’est parce qu’il nous parle des représentations de ce qui est généralement considéré comme un « produit » populaire qu’il m’intéresse. Car il me permet d’exhumer un classique de la bande dessinée des années 1960 qui porte le même regard décalé sur les inimitables romans-feuilleton du XIXe : Blanche Epiphanie, de Jacques Lob et Georges Pichard. Par lequel je commence…

Blanche Epiphanie ou la fascination du roman-feuilleton populaire
Jacques Lob et Georges Pichard commencent leur collaboration en 1964 en imaginant la série Ténébrax, le premier au scénario et le second au dessin. Cette série contient déjà les ingrédients de Blanche Epiphanie, tant dans ses thèmes que dans ses modalités de parution. En effet, Ténébrax paraît dans Chouchou, une tentative éphémère, mais restée dans les mémoires, de lancer un périodique pour adultes entièrement composé de bandes dessinées. Chouchou s’interrompt au dixième numéro, mais Ténébrax renaît en Italie dans le magazine Linus. En 1967, c’est dans V magazine, une revue de charme (où naîtra également Barbarella de Jean-Claude Forest) que le duo entreprend Blanche Epiphanie. Cette série connaît un destin proche de Ténébrax puisqu’elle sera publiée successivement dans Linus en Italie, dans Valentina en Allemagne, avant d’être reprise en France dans France-Soir puis dans Métal Hurlant à la fin des années 1970. Durant les années 1970, différentes maisons d’éditions publieront successivement les aventures de Blanche Epiphanie : SERG, éditions du Fromage, les Humanoïdes associés, Dargaud, Dominique Leroy. Plus récemment, l’intégrale de la série est rééditée aux éditions La Musardine, où l’on peut actuellement la trouver.
Pour ce qui est des thèmes, les deux récits s’inspirent de la littérature populaire du XIXe siècle. Mais là où Ténébrax, avec son héros mégalomane partant à la conquête du monde avec une armée de rats mutants, portait un délire encore assez proche de la science-fiction moderne, Blanche Epiphanie s’enfonce encore davantage dans la nostalgie dix-neuvièmiste. L’intrigue se situe dans ce qui ressemble à un XIXe siècle mal défini et tourne autour de l’héroïne éponyme, jeune orpheline blonde et plantureuse mais aussi terriblement naïve, convoitée par tous les hommes qu’elle croise. D’abord porteuse de chèque pour l’ignoble banquier Adolphus, elle parcourt le monde de Paris jusqu’aux Amériques en passant par l’Orient mystérieux et manque de se faire violer à chacune de ses destinations. Seuls la sauvent, à chaque fois, les interventions héroïques de Défendar, un justicier timide et maladroit. Chaque nouvel épisode de Blanche Epiphanie est l’occasion d’une nouvelle péripétie qui plonge l’orpheline dans une situation à même de faire jouer son terrible destin : tantôt prisonnière d’un harem, tantôt envoyée dans un bordel de province, tantôt vendue sur le marché aux esclaves d’une ville d’Orient… Mais systématiquement, une péripétie supplémentaire lui permet de rester vierge, leitmotiv de la série.
Tout cela, bien entendu, est à prendre au second degré, et c’est là que la parodie intervient car le schéma narratif, en apparence absurde, fait simplement référence aux codes du roman-feuilleton populaire du XIXe siècle. Ce type de littérature se développe autour de 1830-1860, au moment où une presse à gros tirage et à bas prix apparaît en France et diffuse des romans-feuilletons par épisodes, qui sont ensuite publiés en fascicule dans des éditions tout aussi peu chères, généralement destinées à un public peu cultivé (quoique rien n’indique qu’il s’agisse du seul public !). Vite écrits pour durer le plus longtemps possible et tenir en haleine des lecteurs contraints par leur curiosité à acheter le prochain numéro, ils se basent sur des procédés de suspens et de péripéties incessantes souvent inspirées des faits divers, pendants journalistiques « non-fictionnels » du roman-feuilleton, dont l’essor date des mêmes années. L’essentiel est de divertir le public, avec tous les artifices possibles. Si Eugène Sue est généralement considéré comme le « père » du roman-feuilleton avec ses Mystères de Paris (1842), où il développe déjà des archétypes récurrents (on se situe ici dans une littérature fonctionnant sur l’identification simple d’archétypes sociaux : le bourgeois, la pauvre innocente, le jeune romantique, le bagnard mystérieux, la beauté froide et mauvaise), Blanche Epiphanie est plus proche des déclinaisons que le roman-feuilleton connaît dans les années 1880-1900. A cette date, les journaux tirent à un nombre d’exemplaires jamais atteint (et jamais atteint depuis non plus), les prix du livre ont encore baissé, et des auteurs comme Xavier de Montépin, Jules Mary, Georges Ohnet accentuent encore les effets mélodramatiques des romans-feuilletons. Ils donnent naissance à une déclinaison spécifique, à côté de romans d’aventure, de romans exotiques, de romans policiers : le « roman de la victime », qui se concentre sur une victime innocente (victime de crimes ou d’erreurs judiciaires) et mêle au drame social à la Eugène Sue des éléments de suspens et des effets de peur venus du roman policier. Une fois de plus, c’est l’explosion du genre journalistique du faits divers qui nourrit cette littérature.
A noter en conclusion une certaine proximité entre la bédéphilie des années 1960 et les amateurs de littérature populaire ancienne. Francis Lacassin, par exemple, s’intéresse à ces deux objets littéraires alors largement déconsidérés. Ceci peut expliquer le choix de ce thème dans le contexte de cette décennie, pour viser un public adulte amateur de bande dessinée.

Dans Blanche Epiphanie, les auteurs construisent leur intrigue en s’inspirant de cette littérature populaire de la Belle Epoque : Blanche est une innocente accusée à tort, comme l’héroïne de La porteuse de pain, roman le plus célèbre de Xavier de Montépin (auteur explicitement cité dans la préface de Jean-Pierre Donnet des éditions du SERG). Mais l’humour parodique, qui suggère au lecteur une interprétation décalée de l’histoire, tient au procédé d’exagération fonctionnant de manière ininterrompu. Il intervient dans le récit, en rapport avec le corpus des romans populaires, à deux niveaux.
Il y a d’abord exagération des principes mêmes du mélodrame : le pathétique, le poids du destin, les archétypes moraux, le sacrifice à la vraisemblance. Blanche, par exemple, garde sa naïveté même dans les situations les plus invraisemblables alors que son pire ennemi, le banquier Adolphus, est le stéréotype du méchant bourgeois exploitant ses pauvres employés. Ce qui était un schéma narratif « sérieux » censé effrayer le lecteur devient le mécanisme idéal d’un comique de répétition. L’exemple le plus frappant étant le fait qu’à chaque épisode Blanche se trouve déshabillée, que ce soit par un être humain ou par n’importe quel autre aléas de son environnement, et dévoile ainsi de larges parties de son anatomie.
Mais l’exagération la plus efficace est sûrement le recours à toutes les déclinaisons du roman-feuilleton. Si le point de départ est bien le roman dramatique dit « de la victime », Lob ajoute dans son scénario des motifs issus du roman policier (le justicier masqué Défendar rappelle le Judex d’Arthur Bernède, rendu célèbre au cinéma en 1917 par Louis Feuillade), du roman d’aventures (Blanche et son justicier voyagent à travers le monde), du roman exotique (Blanche se retrouve dans l’univers des harems et de la traite des blanches, thématiques récurrentes de romans populaires à tendance érotique jouant sur l’orientalisme) et, bien sûr, la littérature érotique. Avec cette superposition de genres qui, d’habitude, ne se rencontrent pas de façon aussi complère, on frôle l’accumulation, autre effet comique diablement efficace.
Une dernière chose mérite cependant qu’on s’y arrête : l’ambiguïté de l’érotisme dans Blanche Epiphanie est le reflet de l’ambiguïté des auteurs face au genre qu’ils parodient. Pour reprendre un commentaire d’Harry Morgan : « Le feuilleton du martyre féminin est détourné, puisque les auteurs rendent explicite le fait que les malheurs de Blanche Épiphanie intéressent surtout le cochon qui sommeille en tout lecteur. Quant au dessin de Pichard, il est foncièrement libidineux. ». Deux interprétations de l’érotisme outrancier de la série sont possibles : s’agit-il d’un simple procédé parodique visant à moquer les sous-entendus libidinaux du roman-feuilleton du XIXe siècle, ou d’une manière de représenter le plus de formes féminines possibles (la parution dans V Magazine penchant plus nettement du second côté) ? Quand un encadré nous annonce à l’entrée de Blanche dans un bordel « Le lecteur très averti aura déjà deviné l’effroyable situation de notre héroïne, perdue dans l’un de ces lieux sinistres que la décence nous interdit de nommer », il fait preuve de la même hypocrisie complice que les auteurs, rendant par là complémentaires les deux interprétations. En ce sens, Blanche Epiphanie est une parodie assez subtile qui mêle premier et second degré, décalage humoristique et hommage nostalgique à son modèle passé (Pour aller plus loin sur Georges Pichard, la revue Bananas lui a consacré un dossier dans son numéro 3 de janvier 2011, qui marque le retour de cette revue d’étude menée par Evariste Blanchet.).

Amour, passion et CX Diesel ou le destin du soap opera
Dans le tout récent Amour, passion et CX diesel, James au dessin et Fabcaro au scénario s’inscrivent dans cette même lignée de la parodie de genre populaire, mais tranchent plus franchement (et en cela moins subtilement) vers le second degré et le décalage pour provoquer l’humour. Cette histoire paraît dans Fluide Glacial (on sait l’attachement presque originelle de ce titre à la parodie) de novembre 2010 à février 2011 avant d’être publié en mars 2011 dans un album chez le même éditeur. Il s’agit de la première collaboration des deux auteurs, et on retrouve le style animalier de James.
Nous sommes en 2011 et les représentations ont changé : le roman-feuilleton a perdu son impact à mesure du déclin de son support, la presse, mais a trouvé une succession dans le nouveau média de la culture de masse : la télévision. C’est le genre télévisuel du soap opera que les deux dessinateurs de Fluide Glacial tournent en dérision. Le soap opera peut effectivement être vu comme un héritier du roman-feuilleton. Il partage avec lui deux caractéristiques essentielles. Profondément lié à une diffusion de masse, il est destiné à un public surtout intéressé par le divertissement. La fidélisation de ce public s’obtient par des techniques narratives fondées sur le suspens (cliffhanger, personnages récurrents, retournements de situations…), des personnages stéréotypés, et sur une intrigue potentiellement infinie. Il s’en distingue toutefois par sa manière de mếler les intrigues parallèles, ce qui permet de satisfaire une des intrigues tout en en poursuivant une seconde ; cette caractéristique, également liée au besoin de fidéliser, est moins présente dans le roman-feuilleton, quoique Les mystères de Paris en fassent usage. Le soap opera se développe à la télévision aux Etats-Unis et au Royaume-Uni à partir des années 1950. La plupart des séries télévisées ayant rencontré un succès en France (et dont nos auteurs ont pu s’inspirer) datent des années 1970-1980 : Des jours et des vies, Amour, Gloire et Beauté, les Feux de l’Amour, Santa Barbara

Amour, passion et CD diesel s’emploie naturellement à immortaliser les tics narratifs du soap opera. Il raconte une histoire de famille, celle des Gonzales : Harold Gonzales, le père, va bientôt mourir et ses quatre enfants (Brandon, Bill, Pamela et Jean-Mortens) convoitent sa CX diesel. Qui va en hériter ? A la façon des dialogues incessants entre protagonistes, chaque strip soulève une nouvelle péripétie : enfant illégitime, coucheries, révélations fracassantes…
Mais la parodie repose ici plus directement sur un décalage burlesque,c ‘est-à-dire un changement de registre par rapport à l’objet parodié. Dans les soap operas, les intrigues sont mélodramatisées au possible, et se veulent, au moins en apparence, parfaitement sérieuses. Dans Amour, passion et CX Diesel, Fabcaro et James transpose le glorieux univers américain des séries télévisées dans une famille française, dès le titre, puisque la « CX diesel » sonne comme la marque piteuse d’une ambition qui détonne avec celle des héros américains, souvent de richissimes propriétaires. Là où la famille Forrester d’Amour, Gloire et Beauté dirige une grande marque de haute couture, Brandon Gonzales d’Amour, passion et CX diesel est le gérant d’un night club minable et le reste de la famille est globalement un groupe de losers idiots. Là où Blanche Epiphanie se situait presque dans le domaine de l’hommage amusé, Amour, passion et CX diesel est beaucoup plus critique. A moins de l’interpréter comme un hommage à ceux des spectateurs de soap opera qui les regardent pour s’en moquer, ce qui, après tout, est un usage possible.
Là où cette oeuvre diffère un peu de Blanche Epiphanie, c’est que la parodie n’est pas son seul objectif. L’humour ne vient pas que des références à l’objet parodié, il peut apparaître de lui-même, et le décalage est aussi là pour se moquer de notre société contemporaine, de son vocabulaire par exemple (« développeur de projets », « éco-responsable »). Cette dérision du quotidien, ce sont des terrains sur lesquels James et Fabcaro se sont déjà aventurés dans d’autres albums. Et un lecteur avisé retrouvera même quelques allusions au milieu professionnel de la bande dessinée, un des thèmes récurrents de James sur son blog, notamment (voir à ce propos mon Parcours de blogueur qui lui est consacré). La parodie, ici, est davantage un décor qu’une finalité.

De quelques procédés parodiques appliqués à la nostalgie du feuilleton
La récente exposition Parodies du CIBDI et son catalogue exploraient les tenants et aboutissants de la parodie en bande dessinée, rappelant à quel point cette modalité humoristique est une part importante de la bande dessinée humoristique. Fluide Glacial en fut d’ailleurs l’un des moteurs. D’autre part, Thierry Groensteen soulignait dans le catalogue l’importance de la littérature de genre comme objet à parodier : « En plus d’être un répertoire de thèmes, de situations, d’emplois archétypes, un genre à la particularité de fonctionner selon une « règle du jeu » implicite. (…) En règle générale, le parodiste borde des variations sur les ingrédients typiques et les clichés du genre ; quant à la règle du jeu, il la bafoue ou, au contraire, l’exacerbe, la porte à un degré d’absurdité. ». Ce sont ces techniques de réappropriation des codes narratifs du feuilleton populaire que nous avons vu dans Blanche Epiphanie et Amour, passion et CX diesel.
Il est aussi amusant de constater que, consciemment ou non, ces deux histoires copient le feuilleton jusque dans leurs modes de diffusion… en feuilleton. On a en effet tendance à oublier que la diffusion périodique existe encore dans la bande dessinée et qu’elle a son importance. Mais, qu’il s’agisse de Blanche Epiphanie dans V Magazine en 1967 ou d’Amour, passion et CX diesel dans Fluide Glacial en 2010-2011, les deux oeuvres ont été conçues pour une diffusion en feuilleton à suivre. Cela se ressent dans leur construction même, qui imite d’autant mieux le genre parodié. Dans Blanche Epiphanie, des encarts de textes débutent et terminent les épisodes, où le narrateur facétieux réintroduit le suspens à la manière du roman-feuilleton : « Allons-nous assister au triomphe d’Adolphus ? Le crime va-t-il bafouer la vertu ? ». Si, dans la version en album, ces encarts demeurent folklorique, comme une concession au genre, ils prennent une vraie importance quand on sait que la série a été diffusée par épisodes. Le mimétisme n’en est que meilleur. Ces procédés sont moins flagrants dans la version album d’Amour, passion et CX diesel, même si le découpage feuilletonesque a conduit à des épisodes en forme des strips humoristique ayant chacun leur chute. D’alléchants encarts de textes étaient toutefois présents dans la diffusion en revue.
Enfin, la parodie passe également par la reconstitution d’un univers visuel, car dans les deux cas, elle est empreinte de nostalgie. L’ancrage dans le passé est important, il fait partie du jeu parodique. James reproduit ainsi des représentations stéréotypées des années 1970 : la CX diesel, le night club, la coiffure afro, les décors improbables en peau de zèbre et de léopards, le kitch, sans oublier les faux prénoms américains (Brandon, Bill, Jessifer, Pamela) qui font partie d’un décorum qui est moins le code des soap operas et de leur époque que le code des représentations types que l’on s’en fait de nors jours. Georges Pichard, quant à lui, s’applique à dessiner des bâtiments Art nouveau, signaux visuels de la Belle Epoque. Mais il va plus loin en appliquant le principe de mimétisme visuel à la mise en forme de l’histoire : il multiplie les arabesques et les cartouches géométriques, selon une pratique des décors de la fin du XIXe siècle, y compris dans les ornements éditoriaux. Autant Blanche Epiphanie joue et assume des stéréotypes nationaux français (Défendar pratique la boxe française et porte une petite moustache ; il préfigure un peu Super Dupont que Lob imaginera un peu plus tard), autant Amour, passion et CX diesel repose sur la transposition d’un genre télévisuel purement américain dans un univers français (ce que j’appelais plus haut le décalage burlesque). Une sorte de Plus belle la vie conscient de son ridicule, en quelque sorte.

Pour Harry Morgan, la littérature populaire a toujours constitué un terreau fertile au développement de la bande dessinée, un imaginaire porteur de mythes sur lesquels elle a pu fréquemment s’appuyer. Dans ces deux albums, cette échange se produit de façon consciente, sur le mode parodique. Il n’en est pas moins riche des relations qui peuvent s’établir entre deux médias aux formes toutes différentes.

Une table ronde sur la BD numérique à Villeurbanne

Voici enfin arrivé le compte-rendu de notre table ronde du 12 mai dernier sur la bande dessinée numérique, organisée à l’école nationale des sciences de l’information et des bibliothèques. Pour ceux qui n’auraient pas pu y assister, nous vous rappelons que la table ronde a été captée en format audio. Vous pouvez l’écouter depuis le site de l’enssib, en deux parties.
Enfin, pour ceux qui souhaitent approfondir les questions de bande dessinée numérique, nous mettons à votre disposition une bibliographie sur le sujet, datée de mai dernier.

Nous sommes heureux d’avoir pu porter la discussion sur l’avenir de la bande dessinée numérique dans le cadre institutionnel de l’Enssib et ainsi mettre en lumière les rencontres, déjà existantes ou à venir, entre ce nouveau média et le monde des bibliothèques.
C’est dans le cadre d’une journée d’étude qu’il nous a été possible d’inviter et de réunir, le 12 mai dernier, Julien Falgas, responsable du site Webcomics.fr, Arnaud Bauer, éditeur de Manolosanctis.fr et Catherine Ferreyrolle de la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image.
La discussion a été introduite par un rappel des développements de ce nouveau média dans la
dernière décennie et une série d’exemples familiers aux lecteurs de ce blog (Zot, Prise de tête, etc.).
On y a également rappelé la distinction entre la BD numérique native (diffusée par les deux
premiers intervenants) et la BD numérique homothétique, c’est-à-dire issue de la numérisation
d’oeuvres déjà éditées sur papier aux fins de diffusion en ligne, ce que porte notamment le groupe Iznéo.

Des hébergeurs en charge d’une communauté
Julien Falgas a présenté Webcomics.fr, structure associative apparue début 2007, qui se présente comme une plate-forme d’hébergement permettant aux auteurs de publier au rythme qu’ils souhaitent sans nécessité de compétences techniques et d’échanger des commentaires avec leurs lecteurs. Animé par quatre passionnés bénévoles dont le développeur Julien Portalier et l’auteur Pierre Materne, Webcomics.fr héberge 1200 bandes dessinées produites par 55 auteurs.
De son côté, Arnaud Bauer est intervenu pour la structure Manolosanctis.fr, qui a été créée fin 2008 sur un principe proche mais avec le statut d’une entreprise qui publie par ailleurs des éditions papier.
Le site de Manolosanctis est dédié au web social par ses fonctions de recommandation, de partage sur des réseaux d’amis, d’échanges autour du contenu et de statistiques pour suivre le lectorat.
L’activité de ces sites s’apparentent beaucoup à celle de « community manager »du fait de
l’importance de l’animation et des possibilités d’échange de commentaires entre auteurs et lecteurs. Cela implique d’une part de mobiliser les contributeurs, d’autre part d’intervenir sur la hiérarchisation des contenus, à la manière de la modération intervenant sur des espaces collaboratifs comme Wikipedia. Les intervenants reconnaissent que cette animation ne doit pas cloisonner les communautés de lecteurs et de contributeurs des différents sites.
Il se trouve que les auteurs de commentaires les plus prolifiques se recrutent parmi les auteurs, ce qui accentue la dimension communautaire de la discussion en rendant possibles des observations réciproques.
Chez les deux hébergeurs, et contrairement à ce que pourrait laisser croire la fausse image
d’éditeurs en ligne qu’on leur attribue parfois, les auteurs ne sont pas rémunérés pour leurs
publications en ligne – ils le sont pour leurs publications papier dans le cas de Manaolosanctis. Tous les auteurs peuvent donc y être considérés comme amateurs, avec parfois une production de grande qualité mais où le niveau illustrateur débutant domine. Le web intervient comme un vecteur d’égalisation car il permet aux auteurs de toucher un large public sans dépendre d’abord d’un éditeur.
L’activité éditoriale constitue la deuxième couche de l’activité de Manolosanctis.fr: elle consiste à sélectionner les meilleures oeuvres pour les publier sur support papier. Une vingtaine d’albums ont ainsi été publiés, dont le récent Skins party.

A la recherche d’un modèle économique

Le marché de la bande dessinée numérique a surtout commencé à se développer du côté de la BD
homothétique avec l’apparition d’Iznéo, qui propose un catalogue de titres venant de la BD papier en version numérisée.
Très médiatisé, Iznéo a pour intérêt de renforcer la position des éditeurs face aux acteurs de
contenants, des fournisseurs d’accès comme Orange, par exemple. Le modèle d’acquisition proposé n’est pas celui de l’achat d’un oeuvre mais de l’accès à une version numérique ou à une application informatique de support, à la manière d’un jeu vidéo en ligne. Les copies acquises sur Iznéo ne peuvent être reproduites que 5 fois. Arnaud Bauer évoque l’intérêt du modèle du streaming: l’accès aux oeuvres en ligne peut être libre, mais l’utilisateur pourrait devoir en payer le téléchargement pour pouvoir disposer d’une copie.
La question de la diffusion à large échelle pose également celle d’un format intéropérable
comparable à ce qu’a été le mp3 dans le domaine de la musique. Ce sont pour le moment les
formats .zip et .pdf qui ont la faveur des lecteurs, mais les récentes évolutions du format epub ouvrent des perspectives quant à la diffusion de bande dessinée.
Le public est prêt à souscrire à des abonnements pour des flux de récits à consommer, mais il
privilégiera les séries et le cinéma. La bande dessinée numérique doit quant à elle tirer partie du caractère original et personnel de ses productions à petits moyens.
C’est ce qu’a commencé à faire Les Autres Gens avec une formule d’abonnement pour 2,50 euros par mois, qui a trouvé son public et permet aux auteurs de prendre l’initiative de publier sans recquérir
l’aval d’un éditeur.
Si Manolosanctis ne peut pour le moment valoriser qu’un petit catalogue d’albums papier, une
évolution de sa plate-forme est prévue pour janvier 2012 avec un catalogue d’oeuvres en ligne
« labellisé auteur » (là où Iznéo propose un catalogue « labellisé éditeur »), de manière à permettre à chaque auteur de trouver des acheteurs pour ses oeuvres. Pour Arnaud Bauer, la BD numérique a du sens et son aboutissement n’est pas forcément le papier.
Pour les éditeurs de BD numérique native, une opportunité serait de trouver des formes de récits qui sortent du traditionnel « gaufrier » imposé par le format papier. Or pour le moment, de nombreuses oeuvres publiées n’ont pas d’abord été conçue pour la lecture à l’écran. Mais l’utilisation d’une application flash ou l’apparition du Turbomédia pour l’affichage permet d’envisager le franchissement d’un palier dans ce domaine.

Quel support de lecture pour la BD numérique?
Interpellés sur l’absence de liseuse dédiée à la BD numérique, les intervenants ont rappelé que les coûts de développement d’un support spécifique (environ 10 millions d’euros) sont évidemment hors de leur portée. De plus, Arnaud Bauer a sérieusement mis en doute l’avenir des readers dédiés. Pour les éditeurs numériques, c’est le contenu qui prime dans la mesure où le support de lecture est de toute façon pris en charge par un autre acteur. Enfin il n’y a pas lieu de singer l’expérience de lecture sur album papier, album que l’on achètera si le premier jet numérique nous a plu.
La multiplication des supports de lecture (tablettes, liseuses, téléphones…) entraîne une bataille des normes entre producteurs pour parvenir à une position dominante.
Les intervenants ont été interrogés sur les caractéristiques de leur offre, privilégiant la lecture en html sur ordinateur: ne se base-t-elle pas sur le postulat d’une pagination, d’un format de récit essentiellement européen, voire franco-belge ? Arnaud Bauer explique avoir fait le choix de se cantonner au développement d’une offre web afin de ne pas multiplier les applications dédiées. Pour Julien Falgas, si cette offre évite le caractère réputé décevant de la lecture sur smartphone, elle a pour inconvénient de ne pas pouvoir être emportée offline.

Et les bibliothèques dans tout ça?

L’intervention sur les perspectives de la BD numérique en bibliothèque a été confiée à Catherine Ferreyrolle, qui a commencé par rappeler les missions de la CIBDI et notamment son expérience ancienne de numérisation de fonds de bande dessinée ancienne (le Rire, le Pierrot, les fonds de Caran d’Ache et Saint-Ogan).
Catherine Ferreyrolle reconnaît que les bibliothèques, submergées une offre de BD papier atteignant 4800 titres par an, ont peu avancé dans le domaine de la bande dessinée numérique. Néanmoins,plusieurs pistes sont déjà ouvertes dans le nécessaire rôle de prescription du bibliothécaire. il s’agirait, également à la manière d’un community manager, d’établir des listes, des signets à destination des lecteurs: « j’ai sélectionné ceci pour vous mais vous pouvez bien évidemment aller plus loin ».
Les bibliothèques sont concernées non seulement en tant que diffuseurs, mais aussi en tant
qu’acheteurs de contenus. En effet, leur rôle prescripteur ne saurait se limiter à une seule plateforme ou à l’offre gratuite. Se pose donc, outre la question des standards et des supports, celles de l’offre payante en général et en direction des bibliothèques en particulier.
Or pour Catherine Ferreyrolle les bibliothèques doivent à la fois promouvoir la bande dessinée
numérique et respecter les droits des auteurs. La question du droit de prêt n’ayant pas été résolue, elle constitue un frein au développement de l’offre de bande dessinée numérique. Un représentant d’Iznéo présent dans le public a abondé dans ce sens: le prêt existe déjà mais le droit de prêt existant sur papier n’a pas encore été transposé au numérique. D’autre par la circulation des fichiers prêtés apparaît comme une affaire délicate, mais la situation pourrait s’éclaircir d’ici quelques mois. Pour le moment, l’offre d’Iznéo en direction des bibliothèques consiste en un accès local et sur abonnement au catalogue, sans téléchargement, sur le modèle du streaming.

Les enjeux patrimoniaux, un défi à relever.
Côté bibliothèques, il apparaît nécessaire de développer des outils de consultation et de valorisation muséographique. Ainsi, la CIBDI, habituée à mettre en valeur de la planche et de l’imprimé, a présenté dernièrement des oeuvres d’auteurs asiatiques qui lui ont été adressées sous forme de fichiers numériques. La question se posait d’une présentation directe sur écran, en adéquation avec le support d’origine, , mais le choix a finalement été fait de les imprimer.
Pour Catherine Ferreyrolle, c’est du point de vue de la conservation de ce patrimoine que de
nombreux problèmes se posent: la BD numérique n’étant pas conservée comme telle en
bibliothèque, c’est sur les hébergeurs en ligne que repose pour le moment la pérennité de ces
oeuvres. La disparition récente d’un site consacré à la BD ancienne fait courir le risque de perdre une importante base de données sur les petits formats. De même, Julien Falgas signale que des productions BD diffusées sur le site apreslecole.com ne sont plus disponible en ligne aujourd’hui.
Le dépôt légal du web pourrait certes contribuer à sauvegarder ce patrimoine, mais l’absence
d’indexation des contenus régulièrement aspirés d’une part et l’inaccessibilité de certains contenus sans mot de passe d’autre part en limitent sérieusement l’utilité.
Nous espérons avoir fait de cette table ronde un pas de plus vers un investissement accru du
domaine de la BD numérique par les bibliothèques, que ce soit en matière de diffusion, de
valorisation, de conservation ou même d’aide à la création. Quoi qu’il en soit, nous en remercions les participants, des intervenants motivés et un public aussi attentif que réactif.

Antoine Brand (pour la restitution)
Julien Baudry
Antoine Torrens

Golothon 2 : les années Frank ; de L’Echo des savanes à Futuropolis (1981-1987)

Après Ballades pour un voyou en 1979 dans Charlie, Golo poursuit sa carrière de dessinateur de bande dessinée dans une indéfectible collaboration avec Frank, et toujours sur la voie du polar noir et social. Entre 1981 et 1987, il publie plusieurs histoires, plus ou moins longues, sur la droite ligne de Ballades pour un voyou en se rapprochant d’éditions et de revues alternatives, emblématiques de cette époque : L’Echo des savanes et Futuropolis.

Les années Frank à l’Echo des savanes : retour sur la nouvelle presse

On avait précédemment vu les débuts de Golo dans le contexte de la nouvelle presse de bande dessinée pour adultes, notamment dans le vénérable Charlie Mensuel des éditions du Square. C’est au sein du même bâteau qu’il poursuit sa collaboration avec le scénariste Frank. En effet, après avoir terminé Ballades pour un voyou, Frank et Golo reviennent ponctuellement dans Charlie pour livrer une histoire courte, « Le sphinx de verre », en juin 1980. Cette même année, Golo participe régulièrement à certains articles de Jean-Patrick Manchette sur le polar et réalise seul une brève série anecdotiques d’histoires en deux pages intitulée « Les petits métiers de Paris ». Mais, tout en poursuivant cette collaboration, Golo et Frank vont se tourner vers d’autres revues et en particulier L’Echo des savanes, des éditions du Fromage. Reprenant la formule des récits courts qu’ils avaient commencé à concevoir dans Charlie, ils y entrent en mai 1981. En guise d’intronisation, Golo réalise même la couverture.
Là où Charlie Mensuel avait une forme d’antériorité, puisque, créé en 1969, il appartenait à la même équipe que le Hara-Kiri de 1960, L’Echo des savanes descendait d’une autre branche. En effet, il appartient à l’élan mythifié de la « nouvelle presse de bande dessinée » du milieu des années 1970, celle qui émerge à partir du laboratoire du Pilote des années 1960 et à qui on attribue à tort l’apparition de la bande dessinée adulte. Reprenons la légende : en 1972, trois auteurs de Pilote, travaillant tous trois dans le domaine de l’humour, décident de quitter la revue pour des raisons de désaccords avec René Goscinny, le rédacteur en chef : Nikita Mandryka, Claire Brétécher et Gotlib. Ils fondent L’Echo des savanes dont la couverture qui arbore le macaron « réservé aux adultes » traduit bien tout le fond de la querelle avec Goscinny : lui souhaitait conserver son lectorat adolescent, là où les trois compères voulaient aborder des thèmes et un humour plus « adulte ». Mais la question du public masque un enjeu plus profond de cette séparation : la liberté des auteurs. L’Echo des savanes a comme particularité d’être une forme avancée d’auto-édition où les dessinateurs peuvent donner libre cours à des expérimentations inédites impossibles dans un magazine comme Pilote édité par Georges Dargaud, et répondant donc à des impératifs commerciaux évidents. Métal Hurlant jouera le même rôle pour Moebius et Druillet. Je parle de forme « avancée » d’auto-édition dans la mesure où Mandryka, Brétécher et Gotlib fondent, pour soutenir leur revue, les éditions du Fromage, de même que Moebius et Druillet fondent Les Humanoïdes Associés. En attendant, L’Echo des savanes est de plein droit, par ce mythe fondateur de l’auto-édition, un journal underground sur le modèle américain de Mad et de Zap Comix. Et il est beaucoup plus proche que Charlie Mensuel de la tradition de la bande dessinée pour enfants, moins du dessin de presse et de la presse satirique.
Toutefois, cette dimension underground est celle de L’Echo des savanes des années 1970. Quand Golo et Frank y entre en 1981, le journal a considérablement changé. Deux des fondateurs sont partis (Gotlib pour fonder Fluide Glacial et Claire Brétécher pour Le Nouvel Observateur) et Nikita Mandryka est resté jusqu’en 1979. Entretemps, de nombreux auteurs sont venus rejoindre le journal, certains viennent de Pilote (Jean Solé), d’autres viennent de l’illustration et du dessin de presse (Martin Veyron), d’autres enfin commencent leur carrière dans L’Echo des savanes (Philippe Vuillemin, Jean-Marc Rochette), sans oublier les auteurs étrangers (Tanino Liberatore, Carlos Trillo) et ceux qui ne viennent pas directement de la bande dessinée (le groupe Bazooka, Jean Teulé). D’autres, enfin, sont déjà passés par Charlie ; c’est le cas de nos deux auteurs Golo et Frank, mais aussi de Jacques Lob.

Il y a bien dans toute cette presse de la fin des années 1970 une effervescence créatrice, souvent tapageuse et transgressive, qui lie la plupart des titres de revues de bande dessinée pour adultes.

Permanence du polar

Dans L’Echo des savanes, Golo et Frank poursuivent leur travail sur l’adaptation d’un genre, le roman noir, en bande dessinée. De mai 1981 à janvier 1982, ils publient plusieurs histoires courtes dans la même veine. Ce modèle du récit complet et court en bande dessinée, équivalent graphique de la nouvelle en littérature, s’est abondamment développé avec l’apparition de la nouvelle presse. Des histoires d’une dizaines de pages maximum, souvent moins, indépendantes les unes des autres, qui viennent rompre avec le modèle classique de l’histoire « à suivre » dont la destination finale est la publication en albums. Elles permettent aussi indirectement aux jeunes dessinateurs de s’essayer à des exercices de style et connaîssent alors leur heure de gloire dans la collection « X » de Futuropolis qui met en album des histoires complètes inhabituellements courtes sur ce support. Certes, dans le domaine humoristique, ce modèle du récit court était déjà courant ; c’est moins le cas dans le genre du récit « sérieux », ici policier. Golo et Frank avaient d’ailleurs commencé, dans Ballades pour un voyou, par le récit à suivre. Ils explorent ici une nouvelle façon de raconter.
Il est temps ici de parler brièvement de Frank Reichert avec lequel Golo collabore régulièrement. En temps que scénariste de bande dessinée, il participe à un moment où le métier de scénariste, désormais pleinement reconnu, se « littérarise », et devient une des interfaces du dialogue entre bande dessinée et littérature que vient entériner la revue (A Suivre) dans les années 1980. Le scénariste n’est plus seulement là pour construire une histoire dessinée, il complexifie les intrigues et poétise les textes et les dialogues. Grâce à Frank, mais aussi à Jean Teulé ou encore à Jean-Pierre Dionnet la bande dessinée s’ouvre à d’autres domaines de la littérature jusque là peu explorés. En l’occurence, dans le cas de Frank, le roman noir. Beaucoup de ses scénaristes ne vont faire que des incursions momentanés dans la bande dessinée. C’est le cas de Frank. Il commence dans ce milieu en tant que traducteur de l’espagnol ou de l’anglais. Il va traduire pour divers éditeurs (Futuropolis, Humanoïdes Associés, Hachette) des auteurs américains anciens comme Georges McManus, Chester Gould, ou contemporains comme Bill Watterson. Parallèlement, il va scénariser pour Golo mais aussi pour Baudoin. Mais c’est bien en tant que traducteur qu’il va se faire connaître aussi dans la littérature, et en particulier comme traducteur de roman policier américain, profession qu’il exerce toujours maintenant. Plus récemment, c’est lui qui traduit les romans de fantasy de Glen Cook. Quant à son travail de scénariste de bande dessinée ne dépasse pas les années 1980 ; ce qu’on peut regretter dans la mesure où il commençait à construire un univers tout à fait cohérent qu’il n’a pu exprimer nulle part ailleurs. Ce Golothon sera une manière d’esquisser les contours de sa représentation du monde sombre, désabusée, mais comique dans sa cruauté.

La volonté littéraire de Frank est présente dans les récits courts qu’il livre avec Golo par l’utilisation fréquente d’une voix-off qui commente les scènes dessinées, véritables partage des tâches entre l’écrivain-scénariste et le dessinateur-illustrateur. Dans « Gitanes philtres », cette complémentarité texte narratif/dessin illustratif est particulièrement bien développé : le narrateur confesse poétiquement sa vie trouble sur le fil d’une fumée de cigarette tandis que les dessins en illustrent la face noire mais réelle.
Passer du récit long au récit court implique évidemment des évolutions au niveau de l’intrigue. Les histoires, regroupées sous divers titres selon les revues (Le bonheur dans le crime, Petits métiers de Paris…) se concentrent davantage sur la recherche d’une atmosphère et laisse de côté la complexité de l’intrigue, en mode mineur. Elles sont d’ailleurs moins baroques que Ballades pour un voyou dans leur utilisation de la référence et, notamment, de la citation. L’accumulation des débuts est passée et s’assagit dans un format plus restreint. Mais elles conservent de nombreux traits de cette première histoire, comme cette façon de se placer sous la bénédiction de quelques écrivains : Louis-Ferdinand Céline, B. Traven, Pierre Mac Orlan… Mais aussi Francis Carco, écrivain du Paris des années folles : l’une des histoires, « Le sphinx de verre », est une libre adaptation aux années 1980 de Bob et Bobette s’amusent (1919), qui raconte (avec la langue élégante qui caractérise Carco) le destin équivoque de deux tourtereaux entre prostitution et sales combines. L’interprétation qu’en donne Golo et Frank sait conserver l’humour noir de cette étude de moeurs et l’adapter au monde moderne. Chez eux se retrouve toute l’exaltation nostalgique d’une littérature souvent considérée comme mineure, mais qui dit beaucoup sur la société et vit plus qu’on ne le croit.

L’usage de la nouvelle dans le polar n’a rien de surprenant : tout comme la science-fiction et la fantastique, le genre policier possède une solide tradition de récits courts, illustrée dès le XIXe siècle par Edgar Allan Poe, puis par Agatha Christie ou Georges Simenon au siècle suivant. Frank et Golo cherchent à en traduire en image deux des caractéristiques principales : une poétique de la chute et une primauté donnée à l’ambiance plus qu’à l’histoire en elle-même. Et bien sûr, le modèle de la nouvelle permet d’explorer des expérimentations originales, comme le flash-back de « Le joyau dans le lotus ». On se rapproche en réalité de l’anecdote, voire du faits divers journalistique, et c’est là que la figure de Carco me revient en mémoire, lui qui se voulait aussi journaliste, ou plutôt reporter du Paris interlope des années 1920. Frank et Golo transfèrent cette ambition à leur époque à eux, mais les truands sont restés des truands, la drogue circule aussi bien, les prostituées vendent toujours leurs appas, les policiers sont toujours aussi corrompus, et les brutes malheureuses finissent toujours par se suicider à bout portant. Si, avec Frank, la recherche sociologique se traduit par des dialogues vifs et une poétique de l’oralité, Golo en profite pour accentuer ses dons de caricaturistes. Il nous représente une société bigarrée qui navigue autour de Barbès et de Pigalle. La série « Les petits métiers de Paris », qui égrène le blouson noir, les arnaqueurs au bonneteau, le voyeur, en est un bon exemple.
Certes, le trait de Golo est plus relâché dans ces récits courts, moins virtuose que dans Ballades pour un voyou, et parfois un peu faible par rapport à l’ambition littéraire de Frank. Mais il se rattrape dans les scènes de foule, comme l’évacuation précipitée et drôlatique du bar « Atlas » dans « Un si joli sourire kabyle ». Et on ne peut pas lui reprocher de faire la moindre concession graphique face à l’expressivité des scènes, dans toute leur violence et leur crudité. Il peint une vision captivante des années 1980 qui n’est pas sans rapport, on l’a vu, avec la décadence urbaine magnifique de l’entre-deux-guerres, illustrée elle par des dessinateurs et peintres comme Otto Dix, Kees Van Dongen, Albert Dubout…

Le refuge Futuropolis

Mais les années 1980, c’est aussi la décennie qui voit la perte de vitesse de la presse de bande dessinée, et particulièrement de la « nouvelle presse » des années 1970, dont tous les titres, sauf peut-être Fluide Glacial connaissent d’importantes difficultés financières. En 1982, L’Echo des savanes doit être racheté par Albin Michel et de janvier à novembre, aucun numéro ne paraît sauf un hors-série « spécial New York » en juillet. La nouvelle formule axe nettement sur l’érotisme et réduit la part de bandes dessinées au profit du rédactionnel. Dans les faits, de nombreux anciens auteurs sont déjà partis ailleurs et quand la bande dessinée commencent vraiment à revenir dans le journal vers 1984, c’est en grande partie autour d’une nouvelle équipe. Pour ce qui nous importe aujourd’hui, Golo et Frank ne reviennent pas dans le journal qu’ils ont quitté au moment du rachat par Albin Michel. Tout de même, ultime trace de leur passage à L’Echo des savanes, plusieurs des histoires parues dans la revue sont rassemblées en 1982 dans un recueil intitulé Same player shoots again. Paradoxalement, l’éditeur est « Le Square-Albin Michel ». En effet, (suivez bien!), la vénérable maison littéraire Albin Michel, fondée en 1900, se lance alors sur le marché de la bande dessinée. Non content de racheter les éditions du Fromage qui éditent L’Echo des savanes, elle a aussi rachetée en 1981 les éditions du Square qui éditent Charlie Mensuel, s’appropriant ainsi une partie de la presse underground des années 1970. Ainsi commence l’intrusion de l’édition généraliste dans un secteur de l’édition jusque là dominé par des éditeurs spécialisés.

C’est auprès d’un autre éditeur qu’Albin Michel, Golo et Frank vont trouver un moyen d’être édités en album : Futuropolis. J’ai déjà eu l’occasion de narrer l’histoire de Futuropolis en ces lieux et je vais me contenter ici d’en rappeler les grandes lignes. En 1972, Etienne Robial et Florence Cestac reprennent la librairie spécialisé de Robert Roquemartine Futuropolis et se lancent progressivement dans l’édition d’albums. Comme avec Charlie Mensuel, c’est une partie du monde de la bédéphilie qui participe au renouvellement éditorial des années 1970. Le catalogue de Futuropolis se veut profondément exigeant, à la recherche des jeunes dessinateurs de l’époque. Au début des années 1980, à une époque où le support de l’album commence à gagner sérieusement du terrain sur la presse, Futuropolis est au plus haut Elle fédère de nombreux auteurs ayant commencé dans la nouvelle presse. Conscient de l’émergence du nouveau support, elle a notamment pour stratégie de recueillir en album des histoires qui paraissent dans les revues sans aboutir à un album chez leur éditeur d’origine (d’autant plus avec la fin des éditions du Square et du Fromage). Christin et Bilal y réédite Rumeurs sur le Rouergue (Pilote) ; Charlie Schlingo y édite sa série Désiré Gogueneau est un vilain (Charlie Mensuel) et Jean-Claude Denis sa série Luc Leroi ((A Suivre)).
L’arrivée de Golo et Frank chez Futuropolis s’inscrit parfaitement dans la complémentarité qui se crée alors. En 1982 paraît Rampeau !, dans la collection Hic et Nunc (collection au format « traditionnel »). Sous ce titre qui fait référence à un jeu de quilles du sud de la France, il s’agit d’un recueil de plusieurs histoires courtes (environ 5 pages) de notre duo parues dans trois revues : Charlie Mensuel, L’Echo des savanes, (A Suivre). On y retrouve notamment la série presque ethnologique des « Petits métiers de Paris » parue dans Charlie Mensuel. D’autres albums vont suivre : Le bonheur dans le crime en 1982, encore la reprise d’une série parue dans l’Echo des savanes, et c’est la même chose dans Nouvelles du front en 1985, qui va voir du côté de récits parus dans Circus, Libération et Pilote. En 1987 paraît un second Rampeau qui n’est autre que la réédition chez Futuropolis du Same player shoots again de 1982.
Par la violence de ses thèmes et le caractère peu politiquement correct de ses intrigues, on comprend aussi que l’oeuvre forgée par Golo et Frank ait du passer en partie par des éditeurs underground et alternatif, volontairement à la marge du système. D’abord les sujets font la part belle à la violence, à la drogue et au sexe, des repoussoirs presque automatiques pour des éditeurs frileux. Et après tout, c’est une France marginale qui est décrite dans ses histoires courtes qui ressemblent fort à ce que les journalistes actuels appelleraient de la « bande dessinée sociale » comme s’ils inventaient la poudre. Mais le reportage social en bande dessinée, menée sur le ton de l’anecdote, possède une réelle tradition : Baru en est un des meilleurs exemples, et Golo et Frank en illustrent une face plus romanesque et provocante.

Ma description a pu paraître profondément absconse et bien trop érudite, accumulant les dates et les titres. A ma décharge, c’est là une des difficultés à parler de la bande dessinée des années 1980. C’est une décennie de transition par excellence : perte de vitesse de la presse, mutation de l’underground, reconfiguration de la presse pour enfants, nostalgie profonde pour l’école belge… Les titres et les maisons d’édition se multiplient sans grille de lecture aussi claire que les décennies précédentes. Les auteurs eux-mêmes ne sont plus guère attachés à un éditeur ou à une revue mais naviguent de l’un à l’autre, brouillant leur propre piste, cherchant les moyens d’être édités au sein de multiples structures dont les compétences et les politiques éditoriales se chevauchent. Le destin des polars courts de Golo et Frank est parfaitement représentatif de cette époque considérée comme celle d’une « crise » de la bande dessinée ; mais, dans le fond, le terme « crise » ne cache-t-il pas plutôt une reconfiguration des règles éditoriales où les limites entre les secteurs sont moins essentielles qu’avant ?

Pour en savoir plus :
Same player shoots again, scénario de Frank, Le Square – Albin Michel, 1982
Rampeau !, scénario de Frank, Futuropolis, 1982
Le bonheur dans le crime, scénario de Frank, Futuropolis, 1982
Nouvelles du front, scénario de Frank, Futuropolis, 1985
Rampeau 2, scénario de Frank, Futuropolis, 1987

La plupart des références à l’histoire de la bande dessinée proviennent de l’ouvrage de Thierry Groensteen, La bande dessinée, son histoire et ses maîtres, musée de la bande dessinée/Skira, 2010.

Le livre, la culture, le gratuit : compte-rendu du festival LyonBD

Ce vendredi 17 juin, j’intervenais d’un débat organisé dans le cadre de la journée professionnelle qui précède le festival de LyonBD. Le thème en était : « le livre la culture, le gratuit », et y participaient Sébastien Naeco, du blog Le comptoir de la BD et Emmanuel de Rengevré, du syndicat national des auteurs-compositeurs (SNAC, syndicat qui possède une section « bande dessinée »). Olivier Jouvray, scénariste de la série Lincoln et professeur de bande dessinée à l’école Emile Cohl, animait le tout. Je profite de cet article pour le remercier de m’avoir laissé participer à cette table ronde qui ouvrait la journée professionnelle.
Une heure, c’était court pour disserter sur les rapports entre la culture et la gratuité, thème judicieusement choisi pour parler des mutations récentes de la bande dessinée. Nous avons donc pu ébaucher quelques interrogations sans forcément y répondre dans le détail. D’où mon idée de développer dans cet article les quelques réponses que j’ai pu ébaucher face aux questions d’Olivier Jouvray. Ainsi, le public de la journée professionnelle pourra avoir en tête ce qui s’est dit, et ceux qui n’étaient pas présents en profiteront également. Et bien sûr, pour les Lyonnais, aller faire un petit tour du côté du Palais du commerce, près de la place des Cordeliers, aujourd’hui et demain.
Je le précise d’emblée : pour une fois, cet article ne parlera qu’incidemment de bande dessinée numérique et plus de son contexte socio-économique (il n’est pas impossible que ce type d’articles, fruit de mes réflexions du moment, ne se multiplie dans les semaines à venir… Mais rassurez-vous, je tâcherais de ne pas oublier les contenus et les oeuvres qui vous sont chères !).

Bande dessinée numérique, bibliothèques et économie de l’accès

Le débat a tourné autour de la question de l’accès à la culture, et en particulier de l’accès « gratuit » à la culture, ou du moins de l’accès libre. Olivier Jouvray souhaitait esquisser une comparaison entre l’accès à la culture par les bibliothèques et l’accès à la culture par Internet (pour ceux de nos lecteurs qui l’ignoreraient, les deux fondateurs de Phylacterium travaillent dans le milieu des bibliothèques). Plusieurs points communs invitent en effet à cette comparaison entre Internet et les bibliothèques. Dans les deux cas, le public se trouve dans une économie de l’accès, c’est-à-dire qu’il ne vient pas (et éventuellement ne paye pas) pour posséder une oeuvre, mais pour y avoir accès. Dans le cas des bibliothèques, il peut soit lire un livre sur place, soit l’emprunter, mais dans tous les cas, ne rentre pas en possession du livre. Dans le cas d’Internet, la majorité des oeuvres (pour rester dans le domaine du livre) que l’on trouve sur Internet ne peuvent être consultées que si l’on reste connecté. Et les offres gratuites (webcomics, blogs bd…) ou payantes (Izneo, Les autres gens…) de bande dessinée numérique s’inscrivent dans cette même logique d’accès. Les bibliothèques et Internet ont pour caractéristique commune de sortir les oeuvres d’un circuit marchand qui, jusqu’au XXIe siècle, était leur environnement normal.
Toutefois, j’ai essayé de pointer les différences qui font que les accès à la culture par les bibliothèques ou par Internet ne sont pas entièrement superposables. La première différence, la plus visible, est une différence d’ampleur : une bibliothèque, même s’il y a des évolutions en cours, reste pour l’essentiel un lieu physique. Il faut s’y déplacer, et faire son choix avec les collections disponibles sur place. Aucune bibliothèque (à l’exception des bibliothèques nationales, et encore), ne contient la totalité des oeuvres imprimées ou audiovisuels jamais réalisées. Sur Internet, en revanche, la « collection », pour reprendre un terme des bibliothèques, est foisonnante. Autre différence importante : Internet fonctionne selon une logique de co-construction de contenus par le public lui-même qui n’est encore qu’extrêmement marginal dans les bibliothèques.
Mais la différence la plus pertinente pour le thème choisi par Olivier Jouvray, c’est que l’économie de l’accès en bibliothèques est en partie règlementé et balisé. Il est balisé du point de vue du public : les bibliothèques, en France, sont financées à plus de 80% par l’argent public, celui des impôts, qui se base sur un principe vieux comme la République de répartition sociale entre les citoyens ; les plus riches payent pour permettre à tout le monde d’avoir accès à un certain nombre de services publics. Indirectement, la communauté qui utilise une bibliothèque a déjà payée ce service d’accès aux oeuvres. On aurait du mal à trouver un angle de comparaison avec Internet. L’accès aux oeuvres en bibliothèque est aussi balisé du point de vue du créateur : en 2003, une loi sur le « droit de prêt » a été votée après une mobilisation des auteurs et éditeurs pour clarifier la situation et faire payer aux bibliothèques l’autorisation de prêter leurs oeuvres à un public (loi qui venait mettre en conformité la France avec une directive européenne). Dans les faits, les organismes qui fournissent les livres aux bibliothèques ainsi que l’Etat reversent à une société dédiée, la SOFIA, une somme qui varie en fonction du nombre de livres achetés et du nombre d’inscrits en bibliothèque. Cette somme est ensuite reversée aux auteurs et éditeurs. Le vote de la loi sur le droit de prêt a engendré une querelle assez intense entre bibliothécaires et auteurs/éditeurs, je n’y reviens pas ici, mais ce qui m’intéresse, c’est que, pour schématiser, deux positions se sont cristallisées par rapport aux oeuvres (je schématise beaucoup, les positions étaient plus nuancées que cela). D’un côté, auteurs et éditeurs prétendaient que le prêt de leurs oeuvres par les bibliothèques constituait une forme de concurrence déloyale, et bafouait le droit d’auteur. De l’autre côté, les bibliothécaires objectaient de leur mission de diffusion d’un patrimoine public en-dehors de l’économie marchande. On retrouve là deux arguments opposés autour du droit d’auteur, qui est (idéalement !) la recherche d’un équilibre entre d’un côté le droit de l’auteur à vivre de son art et de l’autre le droit de la communauté de citoyens à avoir un libre accès à la culture vue comme un bien commun. Sur les termes de ce débat et la façon d’en sortir, je vous conseille de lire cet article d’Yves Alix, « La banalisation des bibliothèques » dans le Bulletin des bibliothèques de France de 2002, qui revient sur la question de la concurrence entre les bibliothèques et le secteur marchand au moment des débats sur le droit de prêt (le titre est austère, mais la lecture intéressante).

Si je reviens sur le débat sur le droit de prêt en bibliothèque, c’est qu’il a cristallisé des positions que l’on retrouve à présent à propos de l’accès aux contenus en ligne, preuve de l’intérêt de la comparaison amenée par Olivier Jouvray. Les tenants d’une culture du libre-accès mettent en avant la libre circulation des oeuvres artistiques entre les individus au nom du « bien commun », allant parfois même jusqu’à remettre en cause le droit d’auteur qui serait un frein majeur à cette libre circulation. Les créateurs, naturellement, répondent qu’ils souhaitent vivre de leur art et que le droit d’auteur doit aussi pouvoir s’appliquer dans le cas de la diffusion en ligne pour leur permettre d’être rémunéré en fonction de la réalité de leur diffusion. Le terme de « concurrence » est là aussi lâché. Dans le cas des bibliothèques, plusieurs rapports ont montré qu’emprunt et achat ne s’annulaient pas : soit les emprunteurs des bibliothèques sont aussi de gros consommateurs de biens culturels, soit ils n’auraient de toute façon pas acheté les oeuvres qu’ils empruntent. Sur Internet, l’affirmation qui voudrait, par exemple, que le piratage d’oeuvres soit un manque à gagner pour les éditeurs et les auteurs n’a pas pu être concrètement vérifiée. Pour ma part, je pense qu’il y a en effet un manque à gagner, mais qu’il est minoritaire et contrebalancé par un gain en notoriété important. Certes, la notoriété ne remplit pas à elle seule l’assiette.
Pour finir sur cette question, je trouve utile de rappeler que les positions ne sont pas aussi tranchées et schématiques, entre d’un côté le bloc des auteurs/éditeurs et de l’autre les internautes. Les lois récentes sur l’écomie numérique (loi DADVSI, loi Hadopi, loi sur le prix unique du livre numérique) ont été guidées par la terreur que les acteurs de l’économie « traditionnelle » (non-numérique) peuvent avoir face à Internet et au numérique. Elles ont d’ailleurs toutes trois un impact à la fois sur Internet (en effet visé) et sur les bibliothèques. Il ne faut pas se leurrer : l’affrontement entre les deux positions antagonistes (droit de l’auteur et liberté d’accès) en arrive à un point extrême. Et c’est toute la logique d’une économie de l’accès libre aux oeuvres par la communauté (accès jusque là restreint et toléré dans le cadre des bibliothèques) qui est remis en cause par les crispations de postures et de modes de pensée mercantiles. J’émettrai l’hypothèse, peut-être trop simpliste et globalisante, que c’est aussi une caractéristique de notre société actuelle que de considérer l’argent non plus comme un moyen, mais comme un fin, et que l’exemple de l’économie de l’accès révèle ce problème. Tandis que de leur côté, les artistes qui travaillent de fait sur Internet ont déjà commencé à mettre au point des modèles économiques et législatifs alternatifs. Je parlais de l’économie du don récemment, mais un autre exemple est celui des licences libres, où un auteur ouvre consciemment les droits sur son oeuvre (dont parfois même les droits d’exploitation commerciale) pour en permettre avant tout la diffusion. Surtout, ces artistes uniquement en ligne (on peut penser aussi, dans le domaine de la littérature, à François Bon et sa maison d’édition numérique publie.net lien) sont réellement dans des démarches de création active et ont su dépasser les hésitations économiques.

L’accès libre comme moyen de faire vivre la culture

Le débat qui s’est tenu au Palais du commerce de Lyon en est resté à la surface économique et législative des choses, là où, je le suppute, Olivier Jouvray souhaitait l’amener sur un terrain plus philosophique. L’idée était de se demander si, dans le fond, limiter l’accès aux oeuvres ne pouvaient pas être un risque pour le développement de la culture. Je vais essayer d’apporter maintenant quelques réponses que je n’ai pas pu envisager lors du débat.
De fait, il n’existe évidemment aucune étude qui prouve à coup sûr que l’accès aux livres permis par les bibliothèques est un moteur de la création elle-même. Mais, empiriquement, deux exemples peuvent le laisser croire.
Si on prend le cas précis du microcosme des bibliothèques universitaires, il est manifeste que la recherche ne peut se renouveler que si les jeunes étudiants, futurs chercheurs, ont accès à des ouvrages qu’ils ne pourraient pas se payer au vu de leurs maigres revenus. Ces futurs chercheurs publieront ensuite des travaux qui seront librement diffusés dans les bibliothèques, etc. Un cycle vertueux existe dans ce secteur. Certes, la comparaison avec notre sujet n’est pas si évidente. Les chercheurs ne vivent pas directement des droits d’auteur perçus sur leur travaux, ils vivent de l’application de ces travaux, et ils ont donc moins d’intérêt à contrôler la diffusion de leurs oeuvres (sauf dans des cas marginaux de secrets scientifiques).
Autre exemple : l’ouverture au public des musées d’art à partir du début du XIXe a été un formidable moyen de mettre en rapport de futurs artistes avec des oeuvres et, à terme, de permettre la transmission d’un savoir artistique ancien plus largement qu’au sein de corporations, comme cela pouvait se faire avant. De nombreux peintres ont appris leur métier en copiant des tableaux exposés dans les musées (Ingres, Manet, Picasso…). On peut supputer que le mouvement d’ouverture des bibliothèques au grand public (plus tardive, elle date du début du XXe siècle en France), a pu avoir un effet identique sur de futurs auteurs mis au contact d’oeuvres.

Mais il demeure qu’il ne s’agit là que d’exemples bien empiriques, et trop peu étayés (ou du moins je ne connais pas les preuves qui pourraient les étayer). Dans le milieu professionnel des bibliothèques s’est développé, suite aux différentes attaques qu’elles subissent depuis quelques années (réduction de budget, fermeture, blocage des consultation des livres numériques par les éditeurs), un principe de défense qui vise à démontrer leur utilité non pas en terme économique, mais dans une visée sociale : la bibliothèque comme lieu d’accès à la culture, comme lieu d’éducation, comme moyen de transmission aux générations futures d’un patrimoine culture national, etc. Le profit social de la bibliothèque serait aussi important et indispensable à la communauté que le profit financier d’une entreprise ; il aurait une « valeur » mesurable par ses effets sur la population. C’est ce que les bibliothécaires américains, à la pointe de ce combat, appellent l’advocacy des bibliothèques.
Un des arguments des anti-Hadopi lors du débat d’il y a deux ans pourrait être rappelé ici : tout auteur, avant d’être un auteur, a été un lecteur. Brider la lecture reviendrait à restreindre le potentiel créatif de la société. Dans L’édition interdite, Thierry Crouzet définit son parcours d’auteur et d’éditeur numérique comme celui d’un activiste politique face aux « structures de domination » que sont les éditeurs traditionnels : « La capacité d’autopublication n’implique pas la fin de l’édition. Elle introduit un rééquilibrage des forces en présence. (…) Les auteurs
ont dorénavant le choix, les éditeurs le savent. Ils
ont peur. Ils vont devoir descendre de leurs piédestaux. ».

Les mots sont forts mais viennent faire prendre conscience que l’un des apports de l’autopublication en ligne a été d’ouvrir l’accès au public à des oeuvres qui n’auraient jamais vu le jour autrement ; et par cet accès libre, des auteurs ont pu être « propulsés » par un public d’internautes au lieu de l’être par un éditeur. Pour Thierry Crouzet, l’autopublication en ligne n’est pas une concurrence à l’édition traditionnelle, c’est une alternative, qui diversifie considérablement la création disponible.
Une autre caractéristique de la publication en ligne telle qu’elle s’est développée depuis dix ans dans le cas de la bande dessinée m’apparaît comme bénéfique : sa dimension sociale. La publication en ligne a été l’occasion de créer une communauté d’auteurs susceptibles de se parler, de discuter de leurs productions respectives, de travailler ensemble, de s’autopublier ensemble, de trouver des éditeurs. Il y a eu formation d’un réseau de sociabilité interne qui n’a pas être que bénéfique pour la création. Julien Falgas rappelait que la plupart des lecteurs de son site Webcomics.fr sont les propres auteurs qui s’autopublient sur ce site. N’oublions pas que le libre accès aux oeuvres, c’est aussi le libre accès des auteurs aux oeuvres de leurs collègues et de leurs prédecesseurs.

Le don, un modèle économique pour la bande dessinée numérique ?

Voulant réaliser un article sur le don comme modèle économique dans la bande dessinée numérique, mon clavier a dérapé sur une réflexion plus générale et sans doute bien trop incomplète… Tout ça pour dire que le présent article me laisse une impressionde superficialité. Ces précautions oratoires étant prises, je le livre tout de même à votre sagacité.

Don et gratuité
On parle souvent de « gratuité » pour évoquer les contenus disponibles sur Internet, qui seraient des contenus « gratuits ». Sébastien Naeco, dans La BD numérique, enjeux et perspectives, ainsi que dans quelques articles de son blog Le comptoir de la bd, a donné quelques arguments pour démonter l’illusion du « gratuit » (accès payant par le fournisseur d’accès, modèle économique de la publicité…). Ce détricotage me semble en effet une bonne démarche : il n’y a pas de contenus réellement « gratuit » en ligne, il y a juste des modes de financements différents. Ce qui m’intéresse davantage que d’entrer dans le débat du gratuit/pas gratuit, c’est d’essayer de comprendre en quoi on peut voir émerger des modèles économiques qui ne cherchent pas à copier le mode « classique » de l’échange marchand. Juste quelques observations subjectives : je ne prétends pas militer pour telle ou telle cause. Parler de gratuité (en bien ou en mal), c’est calquer le modèle économique archi-traditionnel de l’achat comme moyen d’accéder à la propriété d’un bien sur un contexte, la diffusion en ligne, dans lequel il n’est pas le seul à avoir cours. Certes, on peut acquérir un bien au sens traditionnel, par un téléchargement payant (comme par exemple en payant 3 euros 99 pour l’ouvrage de Sébastien Naeco chez le distributeur immateriel.fr, lien, l’ouvrage nous appartenant alors, stocké sur notre disque dur), mais cette modalité est loin d’être la plus fréquente. Je l’ai souvent répété ici, mais le modèle économique dominant dans la bande dessinée en ligne, et quasiment monopolistique au moins jusqu’en 2009-2010 (c’est le modèle des innombrables blogs bd, webcomics, en passant par les numérisations patrimoniales de Coconino ou de la CIBDI), possède deux caractéristiques : 1. il donne un accès, et non une propriété ; 2. il ne s’inscrit pas dans une logique marchande, mais de don fait par un individu ou une institution à la communauté des internautes.

De fait, au lieu de parler de logique de « gratuité », il me paraît plus pertinent de parler de logique de « don » : là où le terme de gratuité ne renvoie qu’à l’aval de l’échange créateur/utilisateur (qu’au seul point de vue de celui qui reçoit le contenu, et a l’illusion de ne rien dépenser), la logique de don peut se réfléchir aussi bien à l’amont qu’à l’aval (du point de vue de l’internaute-lecteur que de celui de l’internaute-créateur).
Il me semble d’abord que celui qui fait le plus de « sacrifice » dans le processus de publication en ligne, ce n’est pas l’internaute qui croit accéder à un contenu gratuitement mais se trompe, mais le créateur original du contenu. Si on devait transposer ce qui se passe sur Internet dans la réalité de l’économique marchande, on verrait des créateurs distribuer gratuitement et à grande échelle leurs créations sans autre contrepartie qu’une notoriété (ce qui n’est pas rien, certes). Cela n’a aucun sens dans une économie capitaliste et, pourtant, cela existe sur Internet, non pas comme « gratuité » (le terme faisant encore partie de la sphère de l’échange marchand) mais comme « don ». Dans ce cas précis, don du créateur à son public. Dans le secteur de la bande dessinée, on ne connaît qu’un équivalent à ce type d’échange (outre des échanges amicaux, évidemment) : la dédicace, durant laquelle le dessinateur donne un dessin à un lecteur. Là encore, si le lecteur a une sensation de « gratuité » dans ce processus, il se trompe : c’est plutôt le dessinateur qui fait un don, comme s’il se payait à lui-même le prix du dessin, alors que d’habitude il reçoit de l’argent pour cela (auprès de son éditeur). Si le principe de la dédicace est si contestée, c’est parce que certains lecteurs mal attentionnés se permettent de revendre la dédicace, c’est-à-dire qu’ils retirent de l’argent de ce qui était à la base un don, pour lequel ils n’ont pas payé ni produit ; en gros, ils spolient une force de travail qui n’est pas la leur (pour continuer sur le vocabulaire marxiste !).
Mais on peut concevoir le don dans l’autre sens : don de l’utilisateur au créateur. On pourrait parler de « contre-don » pour reprendre un concept qui a été théorisé. Face à un don du créateur, l’utilisateur lui délivre un contre-don dont la valeur n’est pas fixée et qui a surtout un sens symbolique de remerciement, plus qu’un véritable échange balisé par des règles. Le donateur donne ce qu’il souhaite, en fonction de ses moyens. La barrière de l’argent est ainsi réduite. C’est ainsi qu’on voit sur quelques sites des « appels aux dons ». J’y reviendrais.
N’étant pas économiste, mes réflexions restent bien tatonnantes… Peut-être dressè-je abusivement ce paysage du don à propos de la bande dessinée numérique. Mais pourtant, ce n’est pas en l’air que je parle de don car quelques économistes ont théorisé ce modèle, y compris avant qu’Internet pointe le bout de son nez, en l’imaginant comme un modèle économique alternatif. Quelques pistes bibliographiques pour ceux qui voudraient approfondir la question. L’un des premiers chercheurs à se pencher sur ce sujet est Marcel Mauss, auteur d’un Essai sur le don en 1923, qui reste une analyse de sociétés non occidentales. L’un de ses sucesseurs, Alain Caillé, tente d’étendre le concept du don à l’économie moderne dans sa revue Mauss (Mouvement anti-utilitariste en sciences sociales). D’autres, comme Jacques T. Godbout, ont relié la question du don à celle de la société de l’information.
Hors du domaine scientifique, la notion « d’économie du don » revient parfois à propos de la création diffusée en ligne, comme ici Nicolas Engel sur blog IBM, ou Lionel Maurel sur S.I.Lex. Pour ces deux blogueurs informés, il s’agit bien de parler « d’économie du don », et non de « gratuité ». Ils insistent également sur la manière dont ce modèle peut s’imbriquer avec d’autres, j’y reviendrais aussi.

Quelques exemples inspirant hors bande dessinée
Quelques exemples hors de la bande dessinée, d’abord. Pourquoi un lien entre la diffusion en ligne et la logique du don/contre-don ? J’y vois deux raisons : l’une est structurelle : la facilité de diffusion qu’offre Internet rapproche le créateur de l’utilisateur ; l’autre est conjoncturelle : Internet, historiquement, s’est développé dans une logique de libre circulation et une « culture du libre » est apparue sur Internet, avec la logique des licences libres. Avec la licence libre, le créateur autorise une libre circulation de son œuvre y compris, dans certains cas, sous la forme d’une exploitation commerciale (et on en revient ici à la comparaison avec la dédicace). A l’origine, la logique de la licence libre, appliquée aux logiciels, avait pour but de permettre une amélioration collaborative sur une œuvre destinée à évoluer en minimisant les contraintes de droits d’auteur. Le créateur du logiciel laissait l’utilisateur libre d’accéder au code source du logiciel pour l’enrichir. On le voit : à l’origine, la culture libre s’applique à des œuvres nativement évolutives.
Un exemple connu est l’encyclopédie libre et collaborative Wikipédia, qu’on ne présente plus. Librement accessible sur Internet depuis 2001 (certes, à condition d’avoir payé un abonnement à son fournisseur d’accès), elle est de plus modifiables librement par les utilisateurs, selon un certain nombre de règles. Cette capacité d’auto-génération par les utilisateurs est ce qui a fait son succès, et en ont fait une encyclopédie de référence, les informations pouvant être enrichies et commentées par tous. Quel modèle économique pour Wikipédia ? Le financement se fait par la Wikimédia Foundation, personne morale qui gère l’hébergement, les droits et les noms de domaine. Les ressources financières proviennent en partie du subventions, de prix, de partenariats avec des entreprises comme Orange pour l’utilisation des articles, mais aussi de dons. Régulièrement, Wikimedia lance auprès des utilisateurs de l’encyclopédie en ligne des appels aux dons.
On pourrait voir ici une forme « d’opportunisme » (le mot est trop fort, je l’admets) dans le fonctionnement de Wikipédia qui, étant devenu un incontournable du net, profite du public qu’il s’est construit pour lancer un appel aux dons. On peut aussi le voir dans l’autre sens et se dire que le modèle économique de la diffusion en ligne consiste à se construire d’abord un public autour d’une oeuvre, puis de solliciter ensuite ce public financièrement, là où, dans l’économie classique, l’achat est un préalable à la constitution du public (et c’est tout à fait applicable à l’exemple de la bande dessinée, quand on voit le nombre de blogs bd adaptés en livre).
Quoi qu’il en soit, il semble bien, dans le cas de Wikipédia, que la logique don/contre-don permette une souplesse dans la circulation : don du créateur qui autorise une circulation libre, puis appel aux dons une fois le public constitué.

Les exemples sont nombreux, et dans des domaines variés, d’oeuvres fonctionnant sur un modèle de don/contre-don. Dans le domaine du jeu vidéo, Dwarf Fortress, développé en 2002 par Tarn Adams, est librement téléchargeable et régulièrement enrichit par son créateur, sur les conseils des utilisateurs. Il s’agit bien d’un « don » du créateur originel par le biais du licence libre : tout le monde peut le télécharger gratuitement, l’installer sur son ordinateur, et y jouer sans être connecté à Internet. Sur son site, le développeur encourage les dons.
Même démarche pour le blogueur Paul Jorion, qui s’explique de son choix d’appeler aux dons : « Vous avez la gentillesse de louer mon indépendance : je ne travaille en effet pas pour une entreprise, je n’enseigne pas non plus, ni ne veut bénéficier de la publicité – qui n’est pas ma tasse de thé ! Je vis exclusivement de mes droits d’auteurs et de vos contributions. Je pourrai continuer d’écrire comme je le fais aujourd’hui tant que vous m’y aiderez. ».
Ces différents exemples utilisent généralement comme solution technique le don par Paypal, courant dans le domaine du logiciel libre. Dans le domaine de la musique, quelques sites existent qui combinent la libre diffusion des oeuvres avec le modèle du don : c’est le cas sur Jamendo où les artistes acceptent de diffuser librement leur musique et d’être rémunérés sur les dons des internautes. On comprend qu’ici, le don est compris comme un moyen de garantir le maintien de la libre diffusion en donnant une assise financière au site et à ses artistes. Un dernier exemple : l’entreprise de services à la création Yooook propose des systèmes logistiques de paiement centré sur le don. Par leur système, la diffusion d’une oeuvre devient de plus en plus ouverte à mesure que progresse les dons qui lui sont adressés. L’idée derrière est que les internautes doivent avoir un intérêt à donner, en l’occurrence la « libération » de l’oeuvre.

Deux remarques : à chaque fois, la configuration est la même : un créateur diffuse librement son oeuvre, se constitue un public d’amateurs, puis se positionne progressivement sur l’économie du don en bouclant la boucle et en appelant au contre-don des utilisateurs, souvent pour éviter second ressort financier d’Internet, la publicité. Je doute toutefois que les dons puissent avoir une pérennité à long terme pour un créateur : ils risquent de ne constituer qu’un revenu d’appoint. Quoique, je dis ça, on ne sait de quoi l’avenir sera fait.

Bande dessinée numérique et don
J’ai largement quitté le domaine de la bande dessinée dans cet article, et je le regrette un peu. Je vais y revenir petit à petit avec quelques exemples.
Une réflexion pour commencer : jusque vers 2009, la publication en ligne a été conçue par les dessinateurs professionnels comme l’espace du don au public par excellence, moyen de nouer des liens avec ce public et acquérir une reconnaissance qui ne soit pas que commerciale, mais aussi d’estime. Contrairement à leurs publications papier, nécessairement payantes, ils se sont donc attachés à donner librement accès en ligne à un ensemble de « bonus » : des making of, des crayonnés, des planches inédites, des extraits… La création de 8comix en janvier 2011 est l’aboutissement de ce « partage des tâches » qui s’est mis en place entre une économie papier de l’échange marchand et une économie web du don. Bien sûr, eux-mêmes ne l’ont pas théorisé ainsi : c’est moi qui interprète l’attitude des dessinateurs face au web. Les initiatives payantes en ligne sont encore peu nombreuses : Lewis Trondheim et Thomas Cadène s’y sont essayés, respectivement avec Bludzee et Les autres gens. Quoi qu’il en soit, il ne s’agit pas de don à proprement parler, mais de souligner à quel point, pour les créateurs, semble exister une dissociation entre ce qui est diffusé en papier et ce qu’autorise la diffusion en ligne. Cette dissociation permet, d’une certaine manière, de concilier système marchand et système de don : le premier apporte de l’argent, et le second une valorisation plus symbolique de leur travail. Et ainsi de casser partiellement la réticence compréhensible des créateurs envers le don qui ne peut leur assurer, seul, un financement suffisant.
Mais d’autres exemples intègrent le don d’une façon plus manifeste, pas uniquement dans sa complémentarité avec le papier.
D’abord, un passage par la notion de « copyheart » imaginée par Nina Paley, qui tient par ailleurs un webcomic, Mimi and Eunice (http://mimiandeunice.com/). Le principe de sa licence de diffusion « copyheart » est le suivant  : « Copying is an act of love. Please copy and share ». Plus une oeuvre est copiée, plus elle acquiert de la valeur, selon Nina Paley. D’où l’idée de cette licence Copyheart qui n’a toutefois qu’une valeur d’intention, pas d’efficacité juridique. Ce principe est appliqué à son webcomic Mimi and Eunice, qui aborde parfois les questions de droits d’auteur : il est possible de lui adresser des dons via Paypal sur son site. Ce qui n’empêche pas d’exister une version papier payante du webcomic : le problème soulevé n’est pas tant la valeur marchande d’une oeuvre que la possibilité de la diffusion librement et sans restriction, et les deux systèmes ne sont pas incompatibles.
Plusieurs blogueurs bd français laissent à leur public la possibilité de leur adresser des dons. Je prends l’exemple du dessinateur Tim, du blog « A cup of Tim », qui explique sa démarche dans cette note. Il ne conçoit pas le don comme un schéma unique de rémunération de l’internaute vers le dessinateur, mais comme une des alternatives, à côté d’autres financement plus conventionnels : la publicité, des dessins à vendre, un album auto-édité.

Il me faut également parler de Sandawe, éditeur qui s’est construit en 2009 autour d’une interprétation particulière de l’économie du don. Les internautes sont appelés à être des « édinautes » : ils adressent des promesses de dons pour tel ou tel album présenté (mais pas entièrement publié) sur le site. Dès qu’un album reçoit une certaine somme sous la forme de ces investissements, il est édité. Il en a été ainsi de Maître Corbaque de Zidrou. Le système ne recouvre pas complètement ma définition du don/contre-don dans la mesure où il n’y a pas « don » initial de l’auteur. Mais cela fait écho aux observations que Lionel Maurel faisait sur le site Musiclu, au fonctionnement identique : « Ce que je trouve intéressant ici, c’est la manière dont le label cible d’emblée une communauté d’achat plutôt que d’appeler des individus isolés à faire un don. On est proche d’une sorte de groupement d’achat de biens culturels qui permettra ensuite à tous de disposer de l’œuvre. Par certains côtés, cela évoque le principe des souscriptions qui sont parfois lancées pour permettre à des ouvrages scientifiques (Mélanges …) d’être publiés. Si ce n’est que la mobilisation du réseau social permet de bénéficier des effets de recommandations virales associés. ». Cette remarque vaut aussi pour Sandawe, comme si un nouveau modèle basé sur le mécénat émergeait doucement. Il est sûr que la publication en ligne a ouvert des horizons d’expérimentation et de réflexion inimaginable dans un système papier.

Dernier exemple : depuis le début de l’année 2011, le site Webcomics.fr, célèbre plate-forme d’hébergement et d’auto-édition a lancé un appel aux dons. Une différence toutefois par rapport aux exemples précédents : le don n’est pas destiné aux auteurs, mais aux administrateurs de la plate-forme de diffusion pour en garantir la pérennité. Cela s’explique par la structure de Webcomics.fr qui n’est pas un éditeur mais un soutien à l’auto-édition en ligne. Ce don est donc également un appel aux auteurs hébergés par le site, autant qu’aux lecteurs. Ici aussi le don est sollicité pour aider à une libre circulation des oeuvres sur Internet, et garantir les initiatives qui la promeuvent.