Journaux d’hier

Quittons un instant les débats troublés sur la bande dessinée numérique, sur son modèle économique, sur les odieux pirates de l’industrie culturelle, sur l’impossibilité ontologique de nommer cette « chose » qui nous apparaît sous de multiples aspects… Et revenons près de cent ans en arrière. Entre les deux guerres mondiales, pour être précis. Allons gaiement démolir des clichés sur la bande dessinée de ce temps.
Il est un cliché qui a la vie dure, c’est celui qui consiste à dire, dans une double rhétorique, que la bande dessinée française du début du XXe siècle était principalement destinée aux enfants ; et que la bande dessinée américaine n’est connue en France qu’avec l’arrivée du Journal de Mickey en 1934. Et encore, je vous adresse là la version soft du cliché, la version hard conduisant à enlever l’adjectif « français » (et faire d’une exception française une réalité mondiale) et à affirmer que la bande dessinée est née comme media pour enfants. Or, je vais vous donner dans cet article des arguments formidables pour contredire les facheux qui auraient le malheur d’affirmer devant vous, dans les dîners mondains, de telles inepties. J’ajoute qu’en prime je vous explique comment le leur prouver en direct, au moyen d’une simple connection Internet. Mon exposé sera émaillé de liens vers des documents numérisés soit par le CIBDI, soit par la BnF (voir notamment cette page de la Lettre de Gallica, Gallica étant la bibliothèque numérique de la BnF).
Ces deux affirmations ne sont que les deux faces de l’héritage paresseux d’une historiographie de la bande dessinée qui s’est formée dans les années 1960-1970 en portant au pinacle les auteurs américains traduits en France dans les journaux pour enfants des années 1930 et en introduisant l’idée d’une progression de la bande dessinée francophone de l’école belge de l’après-guerre à Pilote, ce dernier titre symbolisant le si fameux mais si faux « passage à l’âge adulte », à cause des titres qu’il engendre dans les années 1970 (Fluide Glacial, Métal Hurlant…). En réalité, ces deux affirmations sont fausses : 1. il existe une bande dessinée de presse pour adulte avant 1945 2. la bande dessinée américaine a pénétré le marché français au moins depuis les années 1900 (mais probablement avant). Les deux, on le verra, sont en partie liés.
Au passage, deux sites à visiter pour ceux qui s’intéresseraient à la bande dessinée de presse d’avant 1945, en France et ailleurs : le vénérable site Coconino World (http://www.coconino-world.com/) ; le blog de John Adcock Yesterday’s papers (http://john-adcock.blogspot.com/), toujours riche en images sur les bandes dessinées des siècles passés.

Un peu d’histoire ne nuit pas

Revenons un peu en arrière. Depuis les travaux de David Kunzle, relayés en France par Thierry Groensteen, Benoît Peeters et Thierry Smolderen, on sait à quel point les années 1890 ont été riches en expérimentations dans le domaine de la narration graphique, en France comme aux Etats-Unis. J’emploie à dessein le terme « narration graphique », mais c’est bien de bande dessinée dont on parle ; ou, plus précisément, l’enjeu est bien de retracer la généalogie de la bande dessinée. « Narration graphique » me permet d’esquisser une réflexion sur les rapports entre bande dessinée et dessin de presse en évitant le piège des catégories prédéfinies.
Dans ces années 1890, deux phénomènes ont lieu. D’une part, l’essor d’une presse satirique à la suite de la loi sur la liberté de la presse en 1881 (associé à des évolutions techniques en matière d’impression) entraine la multiplication de journaux illustrés et, par ricochet, l’adoption définitive de la narration graphique par les dessinateurs de presse, dans des journaux comme Le Rire. Je vous invite ici à feuilleter les exemplaires du Rire numérisés par la CIBDI pour vous rendre compte de la présence d’oeuvres qu’on assimilerait nous à de la bande dessinée. Le phénomène n’a rien de neuf : il était déjà en route depuis plusieurs décennies, mais il me semble que les années 1890 l’entérinent définitivement. En effet, nombreux sont les dessinateurs de presse qui vont mener, dans le domaine de la narration graphique, des expériences relativement inédites : Adolphe Willette et Steinlein dans Le Chat Noir et, surtout, Caran d’Ache, qui se spécialise dans le dessin muet. Là encore, les numérisations de la CIBDI nous renseignent sur l’oeuvre de ce dessinateur qu’on aurait tort de ne traiter que comme un précurseur de la bande dessinée. Ses oeuvres existent pour elles-mêmes, dans le contexte de la presse humoristique de l’époque.

Il arrive que dans ses dessins hebdomadaires pour Le Figaro, Caran d'Ache réalise un dessin en plusieurs séquences, ici le 8 janvier 1900 (extrait).


Le deuxième phénomène m’intéresse moins aujourd’hui, je vais donc me contenter de le citer pour mémoire. La narration graphique s’installe durablement dans la culture enfantine, à travers les titres d’une presse en pleine évolution, qui accueille l’image dans ses pages (Le Petit Français illustré fait paraître La Famille Fenouillard de Christophe en 1893, ce qui sert de jalon symbolique et cette appropriation par la culture enfantine de la narration graphique). De fait, c’est bien dans cette débouché spécifique de l’art du dessinateur qu’elle connaît ses succès les plus visibles (Bécassine de Pinchon, Les Pieds Nickelés de Forton).

Une bande dessinée pour adultes avant 1945
La bande dessinée pour adultes des années 1890 a été bien étudiée par les auteurs cités plus haut et on connaît sa qualité, son originalité et ses maîtres. Toutefois, à partir des décennies 1900-1910, les données sont beaucoup moins bien maîtrisées. Et l’historien doit ici faire le constat d’une méconnaissance de la réelle diffusion des procédés de narration graphique chez les dessinateurs de presse, qui l’oblige à suspendre son jugement. En apparence, aucun « maître » de l’envergure de Caran d’Ache (qui meurt en 1909) ne semble se distinguer. Mais ne se fier qu’aux chef-d’oeuvres n’est pas une bonne façon de faire de l’histoire. Je n’ai ici que des intuitions liées à la compagnie des grands journaux d’avant-guerre, faute de pouvoir étudier la question de près. Il me semble que le phénomène qui se produit dans les premières décennies du XXe siècle est une dilution de la narration graphique en tant qu’un des procédés possibles dans la gamme du dessinateur de presse. Ainsi, la plupart des dessinateurs de presse de cette époque font des bandes dessinées sans saisir l’autonomie propre que l’on peut donner à cette forme de récit par l’image. J’ajoute aussi que cette dilution dans le dessin de presse l’enferme dans le registre comique.
Certes, ce n’est pas le procédé le plus courant. Par la force de la tradition, on lui préfère l’image seule avec dialogue sous l’image. Par la force de la tradition et, sans doute aussi, par les contraintes de place imposées par les rédacteurs des journaux, qui ne laissent que très rarement l’espace suffisant pour dérouler un strip en plusieurs cases. Mais, malgré tout, le cas se trouve, et il est inutile d’arguer toute idée de « progrès » : la narration graphique est un procédé connu et maîtrisé par les dessinateurs depuis le XIXe siècle, il n’y a rien d’étonnant à cela. Tout au plus les conditions éditoriales décident du succès de tel ou tel procédé : après 1918, le succès des hebdomadaires satiriques type Le Rire décline et la plupart des dessinateurs de presse investissent au contraire les grands quotidiens où, justement, on ne leur laisse qu’une case, mais où, au moins, il y a beaucoup de travail. Un véritable mouvement de fond s’amorce à partir de 1920 : les grands quotidiens publient de plus en plus régulièrement des dessins de presse, jusqu’à en faire des rendez-vous hebdomadaires, puis quotidiens, pour leurs lecteurs.

Les aventures de M. Philaphil d'Hervé Baille dans L'Intransigeant, le 10 janvier 1930, une tentative de sérialisation.


Cette croissance du dessin dans les quotidiens (donc promis à une publication à grand tirage et très lue) finit par s’ouvrir à des dessins plus longs, à des « strips », voire à des séries. L’apogée de ce mouvement se situe quelque part autour des années 1950. Ici, il faut lire l’ouvrage malheureusement très difficile à trouver d’Alain Beyrand, De Lariflette à Janique Aimée, dictionnaire des bandes paraissant dans la presse quotidienne française après 1945. Il permet de rompre définitivement l’idée que la bande dessinée pour adulte apparaît dans les années 1970. Je me contenterais ici de citer la question rhétorique et provocatrice posée en introduction par Alain Beyrand : « A quelle époque les français adultes ont-ils lu le plus de bandes dessinées ? Réponse : de 1945 à 1975. ». En effet, la plupart des journaux quotidiens publient parfois jusqu’à une dizaine de séries de bande dessinées (découpées en strips) tous les jours. La pratique a presque entièrement disparu de nos jours et est malheureusement oubliée. Pourtant, et sans même parler des expériences avortées du début des années 1960 (Chouchou, les éditions Eric Losfeld), la bande dessinée pour adulte ne représente pas un progrès qui fait suite à l’évolution de Pilote.
Certes, on trouvera de nombreuses objections fallacieuses pour démontrer que « cette bande dessinée de quotidiens ne vaut pas le coup d’être considérée » : il s’agit de séries de médiocres qualités, souvent des adaptations de classiques de la littérature, ou des déclinaisons de Professeur Nimbus, le grand succès de la presse quotidienne des années 1930. Leurs auteurs eux-mêmes s’identifient avant tout comme des journalistes plus que comme des dessinateurs : ils sont salariés d’une agence de presse qui redistribue les bandes dans la presse, sur le modèle américain. Ils ne se prétendent pas artistes créateurs, non par auto-dénigrement de leur travail, mais pour toucher la sécurité sociale à une époque où les artistes freelance n’ont pas un statut très sûr (je reprends ici des théories d’Alain Beyrand). Cependant, en lisant ces pages remplies de strips, l’historien de la bande dessinée aurait bien tort de les exclure de son champ d’étude.

Le professeur Nimbus d'André Daix, la plus célèbre des bandes d'avant-guerre, est diffusé par l'agence Opera Mundi dans les grands titres de la presse régionale, ici Ouest-Eclair du 20 juillet 1937


L’arrivée des Amériques, entre le monde adulte et l’enfance
De ce premier constat qui permet de briser la première affirmation (pas de bande desinée adulte avant les années 1970), on peut en arriver à un second constat : la bande dessinée américaine est diffusée en France avant 1934, et pas de façon si marginale que ça.
La bande dessinée américaine qui arrive en 1934 en France (dans Le Journal de Mickey, Robinson, Hop là !) correspond en réalité à une évolution de la presse pour enfants qui appelle de nouveau contenus. Elle impressionne par le changement d’échelle dans les importations mais, en réalité, ne fait qu’accélérer un mouvement déjà ébauchée. La différence est que, jusque là, elle ne touchait pas une presse enfantine encore relativement conservatrice et peu encline à diffuser des bandes américaines. En revanche, deux autres supports sont utilisés pour diffuser de la bande dessinée américaine dans l’entre-deux-guerres : l’album et la presse non spécialisée pour enfants.
Je passe vite sur le cas des albums. L’exception connue est celle de Buster Brown de Richard Felton Outcault, qui fait l’objet d’un album chez Hachette dès 1902. Peut-être est-ce une réponse aux albumls d’Albin Michel qui emploie le dessinateur français Christophe. Mais il s’agit d’une sortie relativement isolée, mais Hachette se révèle bien être un précurseur dans l’importation de comic strips américains mis en album. L’éditeur « habitue » en quelque sorte les enfants à l’arrivée massive qui va suivre en publiant dès 1928 la série Winnie Winkle sous le titre Bicot, et dès 1931 les séries Mickey et Félix le chat. Pendant que la maison d’édition Flammarion fait appel, pour sa collection du Père Castor, promue par les militants de l’éducation populaire, à des auteurs russes, Hachette, qui vise un plus large public, va voir du côté des Amériques. Deux stratégies éditoriales en direction de l’enfance se croisent pour un même type de production qui connaît un grand succès à cette époque : l’album.

L’édition des albums d’Hachette est simultanés à des parutions dans la presse, au moins pour les trois séries citées : Bicot, Mickey et Félix. On se trouve déjà face à un phénomène de pré-publication, plus empirique que celui qui va se développer après la guerre. Quels journaux publient ces séries ? Dans le cas de Mickey et de Félix, c’est Le Petit Parisien, quotidien à très fort tirage (1 million d’exemplaires) qui commence à diffuser un strip par semaine de Félix le chat en mai 1930, puis de Mickey en octobre de la même année. Il faut resituer cela dans un grand mouvement qui touche la presse dans l’entre-deux-guerres : diversifier le contenu. La série dessinée est un moyen parmi d’autres (introduction de photographie, pages sportives, pages de la femme…) d’arriver à cette fin. Le Petit Parisien va être imité par ses concurrents directs, mais plus tardivement : Le Matin fait appel à Alain Saint-Ogan pour créer la série Prosper l’ours et Le Petit Journal publie Pat et Piou de Manon Iessel en 1934. La différence fondamentale est que Le Petit Parisien n’hésite pas à importer des séries américaines, là où ses concurrents préfèrent (pour des raisons que je ne prendrais pas le risque de supposer) les productions françaises. A noter que L’Echo de Paris, autre quotidien à grand tirage mais plus conservateur publie dès 1920 la série Frimousset de Pinchon dans ses pages « pour les enfants », signe d’une sensibilité à la production française spécifique d’histoires en images.

La presse quotidienne s'empare des comic strips américains et de leur notoriété déjà existante : ici Mickey dans Le Petit Parisien du 4 décembre 1930.


Dans le cas de Bicot, la série est diffusée dès 1924 dans un hebdomadaire dit « familial » (au sens où il s’adresse à toute la famille et se compose surtout de lectures de divertissement plus que d’information ; le concept est importé des Etats-Unis), Dimanche-Illustré. Il n’est pas le seul : Dimanche-Illustré publie aussi sous le titre La Famille Mirliton la série de Sidney Smith The Gumps. Le concurrent de Dimanche-Illustré, Ric-Rac, prend le pli. En 1933, il commence à diffuser la série Tarzan, tout en continuant à diffuser la série du français Mat Les aventures de Pitchoune fils de Marius (1930). Dans ces choix d’importer des oeuvres américaines et de les mêler aux françaises (le public n’en sait sans doute rien), rien qui sorte de l’ordinaire : Dimanche-Illustré et Ric-Rac imitent consciemment des formules éditoriales américaines et on trouve souvent dans leur page de dessins d’humour des dessins empruntés à des journaux anglais, américains ou allemands (Punch, Chicago Tribune, Fliegende Blätter).

Tarzan de Burne Hogarth est diffusé dès 1933 dans Ric et Rac, un hebdomadaire familial (planche du 2 décembre 1933). Remarquer en dessous le début d'une planche du dessinateur français George Omry.

Pourquoi ces pinaillages de date ? Quelle importance que la bande dessinée américaine soit arrivée en France en 1934 ou avant ? Il y a en réalité un enjeu historique qui permet de mettre en avant la presse généraliste comme vecteur de bandes américaines, et non simplement la presse enfantine spécialisée, dont l’importance exagarée par l’historiographie dominante se trouve alors nuancée. Et surtout, il convient de dire que le lien entre les deux (diffusion dans la presse généraliste avant 1934 et dans la presse spécialisée après 1934) : dans les deux cas, c’est bien l’agence de presse Opera Mundi de Paul Winkler qui importe les comic strips américains. Seulement, à partir de 1934, elle décide de ne plus seulement distribuer les oeuvres à des journaux, mais de créer ses propres publications.
Cette analyse permet aussi de nuancer une autre affirmation. En apparence, c’est par le public enfantin que la bande dessinée américaine pénètre en France. En apparence seulement, et je justifie cette nuance de deux façons.
1. La mention « pour les enfants » n’est pas toujours présente, laissant supposer que le public visé est volontairement flou. Dans le cas de Félix le chat, par exemple, les publicités qui annoncent la série dans Le Petit Parisien parlent des « petits et des grands » qui se « réjouissent ». Et même dans le cas où la série est surmontée d’un bandeau « pour les enfants » (ce qui est la majorité des cas), il n’est pas impossible que des adultes aussi la lisent ; après tout, ils ont l’habitude de lire des dessins d’humour et ont donc un usage proche. Quelques témoignages de l’époque vont dans ce sens : originellement diffusée pour les enfants, certaines séries ne sont pas négligées par les adultes.
2. Il existe une exception que j’ai découvert au hasard de mes pérégrinations, comme une tentative sans lendemain de diffuser un comic strip pour adultes en France. Dès 1923, Le Petit Parisien (encore lui!) fait paraître Mutt and Jeff de Bud Fischer. Le cas est d’autant plus intéressant qu’on en saisit toute la mesure expérimentale : les journalistes ne savent trop que faire de ce curieux objet. Au début, les bulles sont conservées mais sous forme de dialogue, le nom de chaque personnage apparaissant dans sa bulle. Les strips sont diffusés de façon assez aléatoire, la périodicité hebdomadaire n’étant pas toujours respectée à la lettre. De fait, dans les années 1920, le modèle du comic strip américain pour adultes est encore un objet étranger à la presse française qui préfère un dessin isolé à une sérialisation qui automatise le rendez-vous avec le public. Le phénomène de sérialisation n’arrive que dans les années 1930, l’exemple le plus célèbre étant celui du Professeur Nimbus d’André Daix diffusé dans Le Journal à partir de 1934.

Un exemple étonnant : dès 1923, Le Petit Parisien tente de diffuser un comic strip américain en France. C'est Mutt and Jeff de Bud Fischer, ici le 19 juin 1923. Remarquer le curieux dispositif de dialogue dans la bulle.



BD et dessin de presse : un enjeu à penser

Dans les deux cas, les postulats de départ que j’ai essayé de démonter (la bd avant 1960 est destinée aux enfants et la bd américaine arrive en 1934) repose sur un sous-entendu méthodologique qui restreint le champ de la bande dessinée aux journaux spécialisés (dont les principaux contenus sont des bandes dessinées), modèle en effet dominant après guerre. Or, le fait est que c’est hors de ces journaux spécialisés que l’on déniche des contre-exemples.
Pour moi, les erreurs et préjugés qui demeurent encore sont liés à une impossibilité de penser simultanément « bande dessinée » et « dessin de presse ». Les deux catégories sont jugées comme des catégories étanches, d’un côté comme de l’autre. D’où un point aveugle qui empêche de percevoir les exemples de narration graphique diffusée dans les mêmes conditions que du dessin de presse : dans des quotidiens et hebdomadaire généralistes.

Les sources des images à retrouver sur Gallica :

Caran d’Ache dans Le Figaro
Hervé Baille dans L’Intransigeant, Les aventures de M.Philaphil
André Daix dans Ouest-Eclair : Le professeur Nimbus
Tarzan dans Ric et Rac
Mutt and Jeff dans Le Petit Parisien

Parcours de blogueurs : Pochep

Si je parle de Pochep en ce doux mois de juin, c’est parce qu’il fait l’actualité : à l’occasion du festival de BD de Lyon, qui se tient les 18 et 19 juin prochain, il anime le blog du festival où il décline la trépidante histoire Traboule.
Arrivé tardivement aux blogs bd, Pochep est un des dessinateurs révélés par Internet dans le domaine de l’humour potache. Autodidacte, parti d’un trait stylisé et schématique dans ses premières publications, il profite de son blog pour singulariser progressivement son style et parvenir à une expressivité crispée qui n’est pas sans rappeler celle d’un autre blogueur, Terreur Graphique, dans la déformation systématique des visages et des corps et une attraction vers la laideur humaine.

De quelques albums de l’ancien temps…

Pochep est arrivé dans la blogosphère bd assez tardivement en 2007 et pour cette raison, une fois n’est pas coutume, je commencerais cet article en parlant non pas de son blog mais de sa production papier. Contrairement à quelques autres dessinateurs dont il a été question dans mes « parcours de blogueurs », Pochep trace une certaine étanchéité entre ses publications en ligne et ses publications papier. Par exemple, il est assez remarquable de constater que ses albums papier ne sont pas des post-publications d’histoires parues d’abord en ligne.
Le premier album de Pochep est publié chez un petit éditeur, Septième choc, fondé en 2003 par le dessinateur Dikeuss. L’album s’apelle Le génome et raconte les aventures d’un petit clone confronté à toute la cruauté humaine. Une histoire muette, amusante, composée d’une suite de gags courts. Il dessine également pour des journaux aux profils extrêmement variés, de Trente millions d’amis à L’Echo des savanes.

Mais l’influence de la blogosphère va bien vite rattraper Pochep, y compris dans ses projets papier : espace de sociabilisation, elle lui permet de nouer des contacts. C’est ainsi qu’il se rapproche du collectif Onapratut, qui édite un fanzine du même nom. Cette petite maison d’édition issue du fanzinat traditionnel, à l’initiative de Filak, Radi et Unter, commence à s’intéresser aux jeunes auteurs qui émergent sur la toile vers 2007. Ses deux réussites dans ce domaine sont Le blog, de Nemo7 et Martin Vidberg, qui moque justement le phénomène des blogs bd, et, début 2010, Les Nouveaux Pieds Nickelés, recueil-hommage à la série de Louis Forton pour lequel elle fait appel à des nombreux dessinateurs qui se sont fait connaître sur Internet. Politburo commençant à être connu, Pochep participe à un autre collectif d’Onapratut, Qu’est-ce qu’on mange ?, en 2009. On y retrouve d’autres noms de la blogosphère comme Raphaël B, Wayne, Wouzit, Unter, Jérômeuh…
La rencontre avec Onapratut débouche sur un autre projet papier : La Battemobile, album qui sort fin 2010. La Battemobile est une étape importante dans l’évolution de Pochep. D’un bout à l’autre, on y lit une évolution graphique manifeste, et la construction d’un style sur laquelle je reviendrai plus loin. Mais c’est aussi au niveau de la narration que l’auteur gagne en complexité. Dans ses premières pages, La Battemobile reprend la construction sobre du Génome, sur un thème complètement différent. On l’aura compris au titre : les deux héros (ou plutôt anti-héros) sont les célèbres Batteman et Robine, justiciers de Gottame City. Un gag court sur trois cases pour ridiculiser le héros américain. Puis, progressivement, le nombre de cases s’agrandit, les personnages secondaires prennent de plus en plus d’importance (dont l’incroyable madame Lulu, une bien sympathique péripatéticienne) et l’intrigue s’étoffe quand un second Batteman vient concurrencer notre héros et qu’il en est réduit à devenir femme au foyer. Si le schéma du strip en trois cases est maintenu tout du long, il s’agit bien d’une histoire complète et bigrement inventive qui confronte la justicier américain, en vrac, à des punks à chien, à des ménagères tupperware et à des lesbiennes bodybuildées. Pochep sort de la parodie pure et simple, évite la répétition lancinante de gags de même nature, pour construire une aventure humoristique aux multiples rebondissements.

Le prochain album de Pochep est également directement lié à la blogosphère : il a pour titre Traboule, paraîtra chez Vraoum (autre éditeur proche de l’auto-publication en ligne) dans quelques semaines et consiste en une traduction papier d’un projet développé sur Internet…

Appropriation et réappropriation du format blog

Venons-en, justement, à la présence graphique de Pochep sur Internet. Lui-même le dit : son blog, joliment intitulé Politbüro (http://pochep.over-blog.com/), est créé sur la suggestion de l’éditeur de son premier album, Septième choc. C’est bien l’album qui l’a conduit au blog, ainsi que le constat d’un phénomène à l’oeuvre depuis 2004. Il est courant (sans aller jusqu’à dire obligatoire) que les jeunes dessinateurs qui commencent à la fin des années 2000 s’auto-promeuvent au moyen d’un blog, outil idéal pour acquérir un public et nouer des contacts.
Mais si créer un blog est facile, l’animer est une autre paire de manches. J’ai déjà eu l’occasion de rappeler maintes fois que, contrairement à une idée reçue qui assimile blog bd et journal personnel dessiné, un blog bd ne se réduit pas à un « récit d’anecdotes du quotidien » et encore moins avec « l’autobiographie du dessinateur », même si ce motif est le plus fréquent dans les blogs bd. Pochep s’approprie le format à sa manière : il y autant de blogs bd que de blogueurs bd. Outre des informations personnelles sur la sortie de tel ou tel ouvrage, il décline sur Politburo plusieurs histoires, dont les principales sont Feu mes volûtes, L’homme anatomique et Lady Oscar. Dans le dernier cité, il reste dans la parodie en malmenant un célèbre héros de manga transexuel dans la France de la Révolution. Lady Oscar, à milles lieues du héros original de La Rose de Versailles, devient à la fois une brute moustachue et un sex-symbol.
Feu mes volûtes est le projet le plus développé sur Politburo, et aussi celui qui se rapproche le plus du cliché du blog « autobiographique ». Laissons Pochep lui-même le présenter : « Les protagonistes de la série gravitent dans un univers (gay en l’occurrence) qu’ils ont le plus grand mal à intégrer, alors que leur volonté première est de s’y inscrire pleinement. Mes personnages n’ont de cesse de vouloir s’extraire de la marginalité dans laquelle les confine la difficulté à suivre les codes en vigueur (quel que soit le cadre). ». Pochep profite de cette série à suivre qu’il mène depuis fin 2008 pour exorciser ses obsessions personnelles. Parfois réalisés comme des comédies musicales dessinées, les épisodes malmènent le héros, avatar de l’auteur, dans sa quête de l’homme idéal et de l’amour accompli. La série incarne l’appropriation la plus personnelle du blog.

A côté de son propre blog, Pochep participe à plusieurs projets nativement numériques, qu’il en soit ou non à l’initiative. Il collabore avec Stpo sur un webcomic à quatre mains, Marne Valley, qui tourne en dérision l’univers de Disney. Il participe également au blog Amazing Monday, qui rassemble de fausses couvertures de romans de science-fiction (un projet du collectif Vide Cocagne). Enfin, last but not least, il est aussi de l’aventure des Autres gens, la bédénovela lancée en mars 2010 par le scénariste Thomas Cadène. Dessinateur régulier des « résumés » mensuels de la série, il est aussi l’auteur d’un excellent épisode bonus, « Noël 1980 », centré autour du personnage d’Henri Islematy, farouche militant de gauche en pleine exaltation communiste.
Mais le projet de publication en ligne le plus récent de Pochep, et sans doute le plus ambitieux, est Traboule. Tous les ans depuis 2009, le festival LyonBD (qui se tient tous les ans au mois de juin) confie son blog à un dessinateur. Après Wandrille en 2010, le relais a été passé à Pochep pour qu’il y pré-publie l’album Traboule, qui sort à l’occasion du festival chez Vraoum, la maison d’édition dudit Wandrille (http://blog.lyonbd.com/).
Plus encore que La Battemobile, Traboule révèle les capacités de Pochep à construire une histoire étonnante, aux références hétéroclites. On y suit deux intrigues parallèles (le récit est encore en cours de publication sur le blog LyonBD) dans une pittoresque Amérique des années 1970 : le sénateur Logan prépare sa réélection avec son équipe de campagne qui veut rajeunir son image. En même temps, un homme mystérieux qui se déplace en fauteuil roulant et dirige l’agence « Traboule » débarque dans la ville de Logan avec une machine magique qui donne vie aux fantasmes sexuels de celui qui s’en approche. L’humour y est moins présent, seulement par petites touches et dans une galerie de personnages secondaires, et s’y substitue une finesse psychologique et un fantastique inquiétant. Ce changement de registre, là où Le Genôme et La Battemobile étaient purement humoristique est réussi. Il était déjà en germe dans un Feu mes volûtes doux amer, où l’humour apparaissait plus comme contrepoint de piteuses anecdotes. C’est là aussi qu’il me rappelle un peu le parcours de Terreur Graphique qui, avec Rorschach, passait de l’humour noir au drame sordide avec une habileté étonnante.
Et comme le format du blog permet de multiplier les types de contenus différents, Pochep a confié le soin à plusieurs autres dessinateurs de réaliser de fausses couvertures de faux albums de leur enfance ; autant de rendez-vous réguliers à suivre sur le blog LyonBD.
Par tous ces projets, Pochep fait partie d’une génération de dessinateurs qui trouvent sur Internet de multiples occasions de créer.

Pour la crispation de l’entière humanité

Le blog Politbüro permet d’apprécier l’évolution du style de Pochep, de même que La Battemobile. Dans Le génôme comme dans les premiers articles du blog, le style de Pochep est relativement sobre : un dessin au trait stylisé plutôt basé sur l’économie de moyens. Le choix du dessin muet dans Le génôme comme celui d’un comique de répétition dans les premières pages de La Battemobile font partie de ses premiers choix. Mais, au fur et à mesure de ses dessins, Pochep va se construire un style de plus en plus singulier.
Il va notamment aller plus franchement sur la voie de la caricature, avec un trait moins propre, mais beaucoup plus expressif. Le procédé de déformation des visages et des corps est manifeste dans La Battemobile où Batteman voit d’abord son menton s’agrandir, puis se change progressivement en un être sans forme au gré de ses déguisements involontaires. La meilleure façon de décrire les personnages croqués par Pochep est peut-être leur crispation, à l’image de l’avatar de l’auteur sur son blog, un être chétif aux bras trop longs, sans cesse en train de suer et grincer des dents. Ses personnages sont sous tension permanente, ce qu’il explique lui-même dans une interview donnée au Comptoir de la bd : « Je mets en scène des personnages souvent dépassés, écrasés par les évènements ou les images qu’ils inspirent. Un trait contrarié pour des personnages sous pression. ». C’est là que vient se nicher son expressivité graphique, attentive aux détails et aux gestes.
Ce changement de style coïncide sans doute mieux avec l’humour grinçant de Pochep ; il l’encourage dans l’exagération et la transgression. Là aussi, on note une évolution, des gags simplement absurdes du Génome à un comique potache beaucoup plus assumé, dont les thèmes favoris sont le sexe et la confusion des genres. On voit aussi émerger une attirance particulière pour une certaine forme de ringardise, qui s’exprime dans un humour référencé dont les thèmes récurrents (la musique et la culture des années 1970-1980, le potentiel comique des supermarchés, le communisme qui donne son nom au blog) construisent un univers cohérent. A cet égard, il utilise à plusieurs reprises sur son blog, et plus récemment dans Traboule, le procédé du détournement de publicités ridicules, comme dans ce « Time Traveller ». Il touche ici à la satire du monde contemporain qui, comme il le dit lui-même, assomme ses personnages jusqu’au délire. Pochep se dit influencé par le Fluide Glacial des années 1980, qui a beaucoup joué sur le détournement satirique des références contemporaines et sur la parodie burlesque.

Mais dans Traboule, Pochep élargit encore sa palette en exagérant encore les attitudes et en se concentrant sur d’efficaces gros plans. L’exagération caricaturale trouve sa place non plus comme simple tic humoristique, mais comme une façon de manipuler les émotions du lecteur et de dynamiser l’aventure et le mystère. Et ce faisant, il poursuit l’exploration de thèmes qui lui sont désormais chers : la confusion des genres et la ringardise.

Pour en savoir plus :

Le génome, Septième choc, 2008
Qu’est-ce qu’on mange, (collectif), Onapratut, 2009
La Battemobile, Onapratut, 2010
Traboule, Vraoum, 2011 (à paraître)
Webographie :
Blog de Pochep : Politbüro
Blog de LyonBD, pour la série Traboule
Interview de Pochep pour le festiblog 2009
Interview de Pochep sur le Comptoir de la BD

Golothon 1 : Ballades pour un voyou, Editions du Square, 1979

Il m’aura fallu plusieurs mois avant de trouver l’auteur qui allait succéder à Baru après mon « Baruthon » de l’année 2010, qui consistait à lire et commenter en un an l’intégralité de l’oeuvre d’un auteur. Comme le successeur de Baru à la présidence du FIBD d’Angoulême m’avait laissé coi (ma connaissance du domaine américain étant bien trop limitée), j’en étais resté là de mes réflexions.
Puis m’est venue l’idée de parler de Golo, que j’ai découvert, souvenez-vous, il y a moins d’un an, avec la sortie de ses Milles et une nuits au Caire chroniqué lors d’un voyage en Egypte. Pourquoi Golo ? Peut-être parce que, à l’instar de Baru, il demeure un auteur assez peu connu par le public, et pourtant passionnant sur bien des points. Et si la partie égyptienne de son oeuvre commence à se faire reconnaître, en relation avec les évènements politiques qui secouent le pays, ses oeuvres plus anciennes n’ont fait l’objet d’aucune réédition, ce qui, cette fois, le distingue nettement d’un Baru qui, par la présidence du festival d’Angoulême 2010, a vu la plupart de ses albums, y compris les plus anciens, resurgir dans des éditions toutes neuves. Je note au passage qu’en parcourant la toile, à part une fiche Wikipédia, une autre dans Lambiek.net, et bien sûr les descriptions de ses albums sur les catalogues en ligne des éditeurs, je n’ai pas trouvé le moindre site ou article un peu complet dédié à Golo. Donc disons que ce sera l’occasion d’engager la réflexion autour de ce dessinateur…
Et, sait-on jamais, si un éditeur bienheureux passe par ici, il aura au moins un client pour la réédition des oeuvres de Golo…

Les débuts de Golo dans la presse


Guy Nadeau, qui choisit pour pseudonyme Golo, commence sa carrière au début des années 1970 (la date varie selon les sources, entre 1971 et 1973) comme dessinateur de presse. Mais pas de n’importe quelle presse : il participe à l’engouement pour une presse que j’ai du mal à qualifier autrement que « rock » par les attaches qu’elle affirme pour cette musique, mais qui, en réalité, s’étend bien au-delà au sein d’une culture contestataire et jeune, friande de contre-culture pour ne pas employer l’horrible terme journalistique « branchée ». Au milieu des années 1980, l’idée d’une « culture rock » engagée à gauche et dépassant le seul goût pour un genre musical se cristallisera autour des Inrockuptibles. L’archétype de cette presse musicale mais ambitieuse qui apparaît à partir de la fin des années 1960 (Rock and Folk, encore en vie, est fondée en 1966) est Actuel. Ce mensuel est fondé en 1968 et s’engage sur le terrain de ce qu’on nomme alors les « contre-cultures ». Tout naturellement, il croise un grand nombre de dessinateurs de bande dessinée et accueille le dessin entre ses pages, devenant une première passerelle entre la culture underground contestataire et la bande dessinée. Dans les pages d’Actuel, on pouvait lire Marcel Gotlib, Robert Crumb, Francis Masse : la revue vit grandir toute une génération de dessinateurs et c’est bien à tort qu’on l’oublie quand on évoque la bande dessinée de presse pour adulte des années 1970. Actuel participait , dans le domaine de la bande dessinée, du même mouvement que Charlie, Fluide Glacial, L’Echo des savanes, Métal Hurlant, par la recherche d’une irrévérence pointue. Je cesse là ma description, de peur de m’aventurer sur un terrain trop connu, bien conscient des dangers d’assimiler presse underground et presse rock. Les spécialistes n’hésiteront pas à me reprendre.
Revenons à Golo. Dans le contexte de foisonnement d’une presse rock et underground, il commence à dessiner pour le magazine Best, mensuel fondé en 1968 et concurrent direct de Rock and Folk. La revue sait profiter des grandes évolutions du rock des années 1970, et notamment le punk, puis le hard rock. Le dessin y est présent, au point que, dans les années 1980, le dessinateur Bruno Blum y tient une rubrique dédiée : c’est bien par presse interposée que se nouèrent les liens entre auteurs de bande dessinée et journalistes rock (Métal Hurlant servant de pendant de l’autre côté, qui a certainement plus de points communs avec Best qu’avec Le journal de Spirou).
Golo reste fidèle à la presse de la contre-culture des années 1970 et livre des dessins pour Actuel, Zoulou, Hara-Kiri, autant de titres mêlant rédactionnel culturel alternatif, dessins de presse et engagements politiques. C’est aussi durant cette décennie qu’il commence à travailler pour des journaux égyptiens. Mais de ses débuts dans une presse culturelle marquée par la contre-culture, Golo franchit finalement le pas vers des revues entièrement consacrées au dessin de presse et à la bande dessinée. Nous sommes alors en juillet 1978 et il collabore avec le scénariste et traducteur Frank Reichert, (alias Frank, à ne pas confondre avec Frank Pé) pour créer leur première série de bande dessinée, Ballades pour un voyou dans Charlie Mensuel.

Charlie, passerelle entre le dessin de presse et la bande dessinée

Je m’étendrai sans doute plus longuement sur Frank à une autre occasion : il devient le scénariste attitré de Golo pour les années à venir. Pour l’instant, quelques précisions sur Charlie Mensuel, car souvenez-vous que l’un des leitmotiv de ce Golothon, comme pour le Baruthon, est de replacer l’auteur dans l’histoire de la bande dessinée française.
A la fin des années 1970, la presse est encore le principal support de la bande dessinée. La décennie a vu une nouvelle presse adulte apparaître et, surtout, trouver un public et un succès (là où quelques tentatives avaient échoué dans les années 1960, comme Chouchou). Fluide Glacial, L’Echo des savanes, Métal Hurlant, sont les plus connus de ces titres. Charlie Mensuel est en un autre, plus ancien (1969) et différent en ce qu’il ne dérive pas directement de la presse pour adolescents. Au contraire, Charlie Mensuel se trouve à la croisée entre deux mouvements et héritages. D’une part il est un des titres de la presse contestataire et underground déjà citée plus haut ; il en incarne le versant satirique, puisqu’il est créé par les éditions du Square qui publient depuis 1960 le journal Hara-Kiri du professeur Choron. Dans les pages de Charlie Mensuel se retrouvent de nombreux dessinateurs de presse, parmi les plus virulants : Cabu, Gébé, Reiser, et bien sûr Wolinski qui en est le rédacteur en chef à partir de 1970. D’autre part, côté bande dessinée, Charlie Mensuel dérive de la tradition des fanzines bédéphiles des années 1960, aussi bien des revues d’études nostalgiques que des revues de publication/réédition. C’est par son penchant bédéphile qu’il va rééditer des auteurs américains anciens (Al Capp, Herriman, Bud Fisher) et faire connaître des auteurs étrangers contemporains, en particulier américains, argentins et italiens (Schultz, Breccia, Copi, Crepax, Munoz et Sampayo…).
De cette façon, on comprend mieux l’entrée de Golo en bande dessinée, lui qui avait commencé comme dessinateur de la presse rock. En ce sens, Charlie Mensuel a constitué une plate-forme où se sont mêlées des traditions graphiques et journalistiques, la bande dessinée ayant été une des briques de cette construction culturelle multiforme.

L’influence du dessin de presse n’est pas négligeable chez Golo, et c’est pour cela qu’un petit détour par l’histoire de Charlie Mensuel n’était pas inutile. On retrouve chez lui, tout au long de sa carrière, un goût pour la représentation caricaturée de ses contemporains, en particulier dans d’intenses scènes de rue. Ballades pour un voyou est plein de foules où chaque trogne est travaillé le plus précisément possible, comme un calque d’une réalité urbaine déformée. Dans cette série, c’est le Paris des années 1970 qu’il croque, un Paris nocturne et interlope qui fonctionne souvent sur le mode du stéréotype (le blouson noir, le juif pingre, le voyou à la gueule cassé, l’adolescente rebelle de bonne famille…), mais y gagne, dans le fond, une force satirique. Par-delà l’intrigue policière, que je ne vais pas tarder à vous conter, le dessin lui-même (et le dessin seul) se risque à quelques infidélités en racontant en arrière-plan d’autres histoires, anecdotiques mais témoignant d’un bon sens de l’observation qui est le propre des dessinateurs satiriques de presse. La génération de Golo regorge de ces jeunes dessinateurs (Cabu, notamment) qui s’attachent très vite à dépeindre une société post-soixante-huitarde, jeune et contestataire. Chez Golo se sent, dès cette première série, une véritable tension presque sociologique pour tirer le portrait de son époque, comme Honoré Daumier et Gavarni faisait de la leur, plus de soixante-dix ans auparavant. Son époque, ou du moins ce que Golo en retient, c’est l’efferverscence du mouvement punk, le retour du rock fifties, la crise qui crispe le rapport à l’argent, la libération sexuelle vainqueur de l’amour, la contestation politique par la violence.

Ballades pour un voyou, une entrée en matière littéraire

Scène de bar à la fin des années 1970 : juke box et blouson noir


A la fin des années 1970, le modèle éditorial canonique prépublication en revue/parution en album est encore solidement implanté. La plupart des maisons d’édition possède à la fois une revue mensuelle ou hebdomadaire et une collection livresque : même Casterman, qui jusque là n’était qu’un éditeur de livre, se lance dans la presse en 1978 avec (A Suivre). Les éditions du Square, qui éditent Charlie Mensuel (mais aussi Hara-Kiri, Charlie Hebdo, et l’hebdomadaire politique à tendance écologique La Gueule ouverte auquel Reiser participe pour le dessin), ont lancé depuis 1974 une collection intitulée « Bouquins Charlie » pour publier leurs auteurs dans des albums à couverture souple. A titre anecdotique, le nom de cette collection est un amusant pied-de-nez anticipé aux prétentions littéraires de la collection des « Romans (A Suivre) » qui nait en 1978 chez Casterman. Mais ce n’est pas si innocent : ces deux collections se ressemblent, tant par la rupture qu’elles imposent en terme de nombre de pages (des albums autour d’une centaine de pages, sans pagination fixe) que dans la densité romanesque des récits proposés.

Toutefois, rendons à César ce qui lui appartient : le scénario de Ballades pour un voyou n’est pas de Golo mais de Frank Reichert, sous le pseudonyme de Frank. C’est le début d’une collaboration qui durera jusqu’à la fin des années 1980. Après tout, Golo ne s’est consacré jusque là qu’à dessiner, et pas à raconter. Frank trouve son inspiration dans la vogue du roman noir qui sévit alors sur la France, venue des Etats-Unis. Des romans policiers qui situent leur intrigue dans le milieu du crime organisé et des villes nocturnes et corrompues, portant un regard profondément pessimiste et cynique sur la société, traitée comme un théâtre de violences et de malhonnêtetés à peine dissimulées : voilà les codes narratifs du roman noir. Dans les années 1970, c’est le romancier et critique Jean-Patrick Manchette qui redonne du souffle à un genre actif en France au moins depuis la Libération (et la création en 1945 de la collection Série Noire chez Gallimard, qui fait découvrir au public français les auteurs américains). Le genre se développe également, dans les mêmes années, au cinéma.
Frank respecte ici avec précision les codifications et les thèmes récurrents du genre, que je vous invite à retrouver dans mon court résumé. L’histoire est celle de Jean, un truand désabusé et nonchalant qui sort de trois ans de prison après un casse manqué et tente de reprendre pied. Il retrouve son ami Vlad et rencontre Babet, avec qui il s’installe. Inévitablement, Vlad lui propose un coup : le vol d’un diamant dans les beaux quartiers parisiens à une bourgeoise dont il a séduit la fille, Sof. Le plan est complexe mais Jean, Vlad, Babet, Sof ainsi que Nicolas et Boris, l’oncle faussaire juif de Vlad, se lancent dans l’aventure. La suite est classique : rien ne se passe comme prévu, entre l’intervention d’une commissaire sadique et les efforts égoïstes de Boris pour tromper un vieil ennemi. Le tout se déroule dans une atmosphère sombre, urbaine, de corruption facile et de règlement de comptes. La violence et le sexe, ingrédients habituels du roman noir, sont bien entendu au rendez-vous : tout est fait pour respecter le code, y compris l’emploi très pointu de l’argot.

L’inspiration littéraire est là : j’aurais l’occasion de la détailler dans les albums suivants qui ancrent le duo Golo/Frank dans la déclinaison du roman noir en bande dessinée. C’est l’émergence d’un style chez Golo qui m’intéresse plus précisément ici. Parfois un peu maladroit sur la durée (des personnages qui changent de visage, des perspectives aléatoires), il n’est pas sans personnalité. C’est ce style graphique étonnant qui permet à l’album de décoller de sa seule influence littéraire. J’ai déjà signalé ce goût pour les scènes de foule. Il rappelle un peu José Munoz (d’autant plus avec le jeu des clairs-obscurs), surtout quand on sait que, depuis 1975, Charlie Mensuel accueille dans ses pages la série policière Alack Sinner, elle aussi déclinaison du roman noir, que l’Argentin dessine sur un scénario de Carlos Sampayo ; la série est très apprécié en France. Difficile, dans ses conditions de ne pas faire le rapprochement. Golo transpose les Etats-Unis d’Alack Sinner en France, tout en conservant l’ambiance noire et urbaine. Munoz affectionne les arrières-plans habités, et l’irruption de figurants au premier plan pour le seul plaisir de représenter de caricaturer ses semblables. Golo emploie ces mêmes techniques dans Ballades pour un voyou.
Un autre procédé propre à Munoz que Golo choisit également d’utiliser est le jeu du collage et de la citation. Il le démultiplie même, jusqu’à tracer, tout au long de l’histoire un patchwork de références des plus diverses, mais qui forment un tout cohérent. Elles interviennent à différents titres et sont de différentes natures : des chansons entonnées par un passant, par une radio, par un juke-box, des citations mises en exergue en début de chapitre, des images photographiques d’actualité rêvées par les protagonistes, un livre, un film ou une revue entraperçus, sans compter le traitement architectural de Paris qui, sans être omniprésent, est parfois reconnaissable (Beaubourg, Montmartre, Barbès…). L’écheveau est trop épais pour que les références se trouvent là par hasard. Nous nous trouvons face à une esthétique du collage par juxtaposition d’image et de texte débouchant sur un vaste travail d’intertextualité. Les citations littéraires et cinématographiques, par exemple, renvoient toutes au stéréotype romanesque du hors-la-loi rebelle mais libre de toute autorité, avec des figures comme Cartouche, Lacenaire et Zapata. Elles sont comme des commentaires érudits et instantanés de l’intrigue policière, comme si les auteurs prenaient de la distance par rapport à leurs héros, les reliant à une longue généalogie d’artistes du crime.
Il faut voir comment, par leurs procédés graphiques et littéraires, Golo et Frank construisent et manipulent un folklore de leur époque : celui d’une société désabusée en décomposition où les blousons noirs et les mafias font la loi, où la bande sonore est soit le rock le plus sauvage, soit des chants bohèmes de la contestation populaire (dont le Renaud débutant de cette époque, dont on reconnaît les chansons, incarne l’alternative moderne). C’est là un autre objectif du collage de références : construire tout un imaginaire autour de ces années 1970 qui s’achèvent. Certains trouveront peut-être que cet ancrage puissant dans l’époque fait de Ballades pour un voyou un objet daté ; les autres se réjouiront au contraire de ce voyage dans le temps.

Pour en savoir plus :

Ballades pour un voyou, scénario de Frank, éditions du Square, 1979. L’album est réédité en 1983 chez Dargaud.
Une brève histoire de la presse rock : http://steviedixon.com/presse.html

Trois voyages en Arctique

C’est une sortie récente qui m’a inspiré cette chronique triple autour des albums suivants : Monroe de Pierre Wazem et Tom Tirabosco (Casterman, 2005) Groenland Manhattan de Chloé Cruchaudet (Delcourt, 2008) et Celle qui réchauffe l’hiver de Pierre Place (Delcourt, 2011). Trois albums sur un même sujet : les déboires historiques et contemporains du peuple inuit dans sa confrontation avec l’Occident. Par le biais de fictions aux styles forts différents, c’est une des cultures les moins bien connues de la planète qui est la matière première de l’aventure.
Ensemble de peuples autochtones vivant dans les terres situées autour de l’océan Arctique (actuellement : Groenland, province du Danemark mais de plus en plus autonome depuis 1979 ; Alaska, état des Etats-Unis ; Nunavut, territoire du Canada), le peuple inuit subit la colonisation occidentale dès le XVIIIe siècle. Cette colonisation est généralement liée à la recherche du passage du Nord-Ouest, reliant l’océan Atlantique à l’océan Pacifique par l’Arctique ; puis, au XXe siècle, ce sont les richesses minières qui attirent les Occidentaux. Le paradoxe fut cependant que, bien que revendiquant les territoires inuits comme leur possession, les Occidentaux (Danois, Russes et Nord-Américains) n’en connaissaient que très peu la nature exacte et la géographie. La découverte de la culture inuite se fit progressivement, lors des explorations polaires du XIXe siècle. Elles s’accélèrent au tournant des XIXe et XXe siècle, autour de Joseph-Elzear Bernier, James et Joseph Tyrell, Roald Amundsen et Knud Rasmussen. Du fait des explorations, la connaissance du peuple inuit par les Occidentaux va avant tout passer par des récits de voyage, puis par de nombreux documentaires après l’invention du cinématographe. Nanouk l’esquimau de Robert Flaherty fait connaître, en 1922, la vie quotidienne d’un Inuit de la baie d’Hudson : l’inspiration de ce film documentaire est bien ethnologique. Leur assimilation dans la fiction semble plus tardive et plus limitée que les autres cultures autochtones ; les amérindiens ont vite été importés dans le riche folklore du western qui se développe à la fin du XIXe siècle. Ce sont d’autres thèmes en lien avec le pôle nord qui sont plus volontiers mis en avant dans les fictions que les peuples qui y vivent : les explorations, le mythe de Thulé et de l’Hyperborée, et les animaux exotiques que sont le pingouin et l’ours polaire, ces derniers intègrant notamment la culture enfantine, sont transformés en stéréotypes romanesques et des représentations types commencent à émerger. Dans les années 1950, le courant ethnographique est encore très présent et dynamique, avec la parution en 1955 du livre Les derniers rois de Thulé de l’explorateur français Jean Malaurie, qui poursuit la tradition des récits d’immersion totale dans la culture inuit, tels ceux de Knut Rasmussen.

C’est aussi là l’originalité des albums dont je souhaite parler aujourd’hui : il s’agit bien de fictions qui mettent en scène le peuple Inuit comme personnages principaux, non de récits d’explorateurs. Un retournement de perspective qui permet un regard plus seulement scientifique ou ethnologique sur la culture inuit, mais qui laisse une large part au déploiement d’un merveilleux exotique. Chacun des auteurs s’est approprié ce thème d’une manière forte différente, en se basant sur des représentations encore à construire.

Pierre Wazem et Tom Tirabosco, ou l’ironie du silence

L’album de Pierre Wazem et Tom Tirabosco est mystérieusement titré Monroe. Un titre qui ne s’éclaire qu’à la lumière du point de départ presque surréaliste choisi par les deux auteurs : en 1962, un groupe d’inuits chasseurs de baleine découvre dans les entrailles d’une de leurs proies un escarpin blanc qu’ils identifient comme celui de l’actrice Marilyn Monroe. L’un d’eux est désigné pour partir à la rencontre des Occidentaux et aller rendre à Marilyn sa chaussure, pour une lapidaire raison : « On ne peut pas marcher avec une seule chaussure ». L’heureux élu, de rencontre en rencontre, affronte l’étrangeté d’un monde moderne qu’il ne maîtrise pas, et va d’une déception à l’autre vers sa propre déchéance. La mésaventure d’un seul a fonction de parabole pour tout un peuple, confronté à des codes qui ne sont pas les siens et ne risquent que de le détruire. Derrière l’aventure se niche aussi un conte initiatique, le récit d’une transformation progressive.
Le fable de Monroe n’est pas véritablement muette, mais l’effet de contraste joue entre un peuple Inuit avare de mots (ils parlent surtout avec leur visage) et les Américains bavards que le personnage principal rencontre sur sa longue route. Des paumés, pour la plupart, qui n’ont pas plus d’attaches que lui. A ce titre, d’ailleurs, les deux auteurs suisses, bien loin de toute intention documentée et scientifique, manipulent notre propres clichés d’Européens, tant sur les Inuits que sur les Américains. Les premiers sont naïfs, les seconds désabusés et violents. Les images de l’Amérique dessinées par le trait épais de Tom Tirabosco sont profondément évocatrices, des grandes forêts de pins aux rues désertes des quartiers pauvres, en passant par un sombre cargo à la dérive. S’y oppose la croyance de l’Inuit, attaché à son icône-Marylin, à son escarpin blanc, à son « Hollywood ». C’est à une Amérique tout aussi cinématographique dans son inspiration, mais bien loin de la grandeur de la grande époque hollywoodienne, qu’il va se trouver confronté.
Derrière les mots, réduits à une fonction utilitaire, l’image est bien au centre du dispositif dans Monroe, en tant que vecteur de croyances : c’est à cause d’une simple photographie de Marilyn Monroe que l’Inuit part à l’aventure, pensant que la chaussure appartient à l’actrice (la date de 1962 est choisie avec soi : c’est l’année de la mort de Marilyn Monroe), ignorant des notions de production en série et encore subjugué par un culte de l’image sacré, même quand elle vient d’Hollywood, machine à construire de fausses images.
Même si la fable court au rythme d’un road-movie américain, avec son lot de péripéties et de violences, elle n’en oublie pas sa dimension morale. De la gentillesse initiale de l’Inuit, il ne reste plus grand chose à la fin de son aventure quand il a affronté les réalités douces-amères du « rêve » américain.

Chloé Cruchaudet, ou l’ambiguité de la science

Il est toujours question de confrontation, de transformation et de voyage dans Groenland-Manhattan de Chloé Cruchaudet. L’histoire est celle de Minik, un jeune esquimau choisi par l’explorateur Robert Peary en 1897 pour être présenté au public new-yorkais et étudié par les scientifiques américaines. Arraché à sa famille, il est élevé par des Blancs et finit par s’intégrer à la culture occidentale et changer d’identité, au point d’être étranger sur sa terre d’origine.
Ce qui est intéressant dans Groenland-Manhattan est le traitement qui est fait de la science. Dans un premier temps, la science sert l’album. Chloé Cruchaudet s’est en effet inspirée d’une solide documentation, et donne en fin d’ouvrage une bibliographie, des références en ligne, et des photographies d’époque. Son récit met en scène des personnes ayant réellement existé : c’est le cas de Robert Peary, célèbre explorateur des régions polaires (1856-1920), mais aussi de Minik, dont l’histoire a fait l’objet d’un documentaire par Delphine Deloget en 2003. Chloé Cruchaudet a travaillé avec elle pour l’album et est allée voir les sources d’archives qui relatent la courte vie de Minik, qui meurt à 28 ans. Ce poids de l’histoire fait toute la densité romanesque de Groenland-Manhattan qui croise les questions de la colonisation et de l’acculturation, répétant là encore, par le destin d’un homme, celui de son peuple. Mais en même temps, la science est aussi ce qui motive le déracinement de Minik, que les hommes du museum d’histoire naturelle vont étudier sous tous les angles et exposer comme un objet de musée, avant que l’intérêt pour les exhibitions d’Inuits ne s’émoussent. Dans le New-York de la Belle Epoque, la science devient vite spectacle. Là se situe toute l’ambiguïté entre la recherche de savoir et ses limites humaines. L’Occident du début du XXe siècle va bientôt, avec la guerre, entrer dans une phase de questionnement autour du progrès.
D’une certaine façon, Chloé Cruchaudet revient à la tradition du documentaire ethnographique comme voie d’accès privilégié à la culture inuit. Elle le traite comme sujet, et dans sa démarche de documentation. Mais elle en retourne aussi la perspective en illustrant la vision de l’explorateur par les Inuits et non le choc de l’Occidental auprès d’un peuple exotique, thématique courante des récits d’exploration. Le traitement graphique est ici essentiel. Par les dialogues, elle signifie l’incompréhension, les paroles des Américains étant remplacées par des gribouillis quand les Inuits les écoutent. Par de courtes séquences oniriques, probablement inspirées des codes graphiques de l’art inuit, elle déploie le monde rêvé de Minik, une Amérique où les gratte-ciel sont des tipis posés les uns sur les autres. Par contraste, les images américaines sont de modernes et sèches coupures de presse, où les caractères imprimés remplacent les courbes fantastiques.
Là où Monroe traitait à la façon manichéenne des fables la mise en relation d’un peuple inuit avec leurs colonisateurs occidentaux, Chloé Cruchaudet est bien davantage dans l’entre-deux, à l’image de son héros qui, d’Inuit, devient un vrai Américain. Il navigue entre la science et le rêve, entre les bienfaits de la « civilisation » et le calme de la vie dans les régions polaires. Et lorsque le rêve du grand Nord a perdu toute sa valeur auprès des spectateurs américains, l’histoire s’achève sur la vanité des grandes épopées héroïques.

Pierre Place, ou le merveilleux moderne

C’est sur la plateforme en ligne 8comix (http://cellequirechauffe.8comix.fr/) que vous pourrez lire les soixante premières pages de Celle qui réchauffe l’hiver de Pierre Place, sorti en avril 2011, album qui m’a inspiré cet article. Le voyage dans la culture inuite y est plus durable et profond, parce qu’il s’inscrit dans leurs croyances, et le potentiel narratif des légendes locales. Plusieurs récits se mêlent autour d’un même groupe : celui de Amaat, né au moment où le printemps venait juste chasser un hiver venteux ; celui de Tagak et Anki, chargés au nom de leur tribu d’aller coiffer la « Déesse sous la mer » pour qu’elle libère les poissons et les phoques de sa chevelure et rendent aux chasseurs leurs proies.
Si Chloé Cruchaudet se situait encore dans la veine ethnographique, Pierre Place s’en éloigne définitivement. Ce n’est pas sur le mode de la précision documentaire qu’il se situe, mais il travaille au contraire à nous rendre plus proches la vie des Inuits. Quitte parfois à jouer sur l’anachronisme, quand ses personnages empruntent à nos propres familiarités gestuelles ou langagières. Il n’est plus du tout question de confrontation entre une modernité occidentale et une « authenticité » inuite, mais d’une étrange fusion des deux, dont l’album est parsemé d’indices : ainsi de Mifune, un vieux taxidermiste Japonais vivant dans une carcasse d’avion au sein de la tribu ; ou encore de l’improbable irruption d’une chanson de Renan Luce au fond des mers.
La gestion du merveilleux est le principal moteur de cette modernisation qui n’est pas là pour choquer ou dénoncer mais pour rapprocher. Alors que Pierre Wazem en revenait presque à la structure narrative du conte, Pierre Place utilise le contenu des contes locaux, mais les retravaille sous une forme moderne occidentale. Ses Inuits ont clairement glissé d’un discours légendaire mythifié et sacralisé à une proximité avec le merveilleux qui fait de la rencontre entre les deux aventuriers, Anki et Tagak, et la Déesse sous la mer une simple séance de séduction, et non plus un rituel magique. Engoncé dans son scaphandre, Anki évacue les traditionnelles « épreuves » de conte de fées en deux ou trois coups de poings. Un dialogue entre deux personnages illustre peut être mieux que tout le glissement d’un imaginaire codifié à l’aventure fictionnelle moderne. Parlant de leurs maris respectifs partis à l’aventure au fond des mers, deux femmes échangent : « Je me dis juste que deux manchots valent mieux qu’un seul. » « C’est même pas un proverbe, ça ! » « Bah non, c’est juste une phrase. » « Ça sonnait un peu proverbe. ».
La familiarité de ces aventures inuits n’empêche pas Pierre Place de déployer un fantastique graphique élégant. Les séquences relevant du merveilleux sont l’occasion de dessiner d’étranges monstres difformes. Mais là où Chloé Cruchaudet mettait l’accent sur l’exotisme du rêve, Pierre Place ne différencie pas la vie quotidienne de la vie de l’esprit. Le merveilleux fait partie de leur quotidien. Une autre façon de faire d’un peuple peu connu des héros modernes.

(7) Les expositions scientifiques de bande dessinée

Avant de commencer mon article, une petite publicité pour le colloque organisé par les étudiants du master bande dessinée de l’Ecole européenne supérieure de l’image d’Angoulême. Elle a pour titre Spectres ! et s’intéresse donc à la représentation du spectre dans la bande dessinée. C’est à Angoulême, et on trouve parmi les intervenants Thierry Groensteen et Thierry Smolderen.

Mais revenons à nos propres fantômes…

J’avais décrit, il y a quelques semaines, l’exposition en cours au Centre d’histoire de la Résistance Traits résistants comme une exposition « d’un genre nouveau », arguant du fait qu’elle fasse appel à des méthodes assez originales dans le cadre des expositions de bande dessinée, en particulier l’appel à des universitaires et la publication d’un catalogue scientifique. C’est que j’avais en tête l’article d’aujourd’hui qui, dans le cadre de ma série « exposer la bande dessinée à travers les âges », s’intéresse cette fois aux expositions scientifiques, avec comme titre-choc : les expositions scientifiques, grandes oubliées des discours sur la bande dessinée.
L’occasion de voir un peu ce qu’on peut entendre par « exposition scientifique », pourquoi ce type d’exposition manque, et ce qui la différencie des autres. Juste une précision préalable : mon propos n’est pas du tout de transformer toutes les expositions de bande dessinée en expositions scientifiques, mais simplement de questionner un type de présentation présent dans d’autres arts, absent dans le nôtre.

Exposition scientifique : un modèle extérieur à la bande dessinée
Qu’est-ce que j’entends par « exposition scientifique », me direz-vous ? Je l’envisage ici comme un type d’exposition (comme j’ai défini lors de mon précédent article « l’exposition hyperscénographiée ») qui comporte quelques caractéristiques spécifiques, identifiées par référence à des expositions assez courantes dans le milieu des Beaux-Arts notamment. Un certain nombre d’expositions que l’on trouve au Louvre, au Centre Pompidou, au museum d’histoire naturelle de Paris, au musée de la Renaissance d’Ecouen, pour ne citer que quelques exemples dans des domaines assez variés, peuvent être qualifiées d’expositions scientifiques. Elles contiennent, dans leur intention et leur réalisation, une double caractéristique que n’ont pas d’autres types d’expositions.
D’abord sont-elles guidées par un objectif pédagogique qui vient se superposer voire surpasser le seul objectif « esthétique » de la rencontre avec une oeuvre. L’approche pédagogique a des conséquences sur la tenue de l’exposition : la progression d’un espace à l’autre se fait dans une cohérence intellectuelle forte, avec peu d’artifices scénographiques, sous-tendue par une problématique annoncée au début, à la manière d’une dissertation ; le texte est souvent abondant, avec trois degrés de lecture (une panneau général pour chaque espace, des panneaux intermédiaires, un cartel documenté qui ramène chaque objet exposé à la problématique). L’exposition scientifique se propose (aussi, mais pas uniquement) comme un cours géant sur un thème donné. Ce discours pédagogique qui façonne le parcours de l’exposition ne signifie pas forcément 1. que l’enjeu de pur émerveillement esthétique est complètement oublié (disons que l’éveil cognitif est privilegié) 2. que l’exposition ne s’adresse qu’à un public averti. On peut penser aux expositions de vulgarisation scientifique de la Cité des Sciences et de l’Industrie, ou celle du Palais de la découverte, dans la même veine, qui s’adresse au grand public. Les musées scientifiques et techniques ont souvent moins de mal que les musées des Beaux-Arts à franchir le pas vers la vulgarisation dans la construction de leur discours : la plupart des expositions présentées dans les museums d’histoire naturelle des grandes villes de France sont à dominantes pédagogiques, mais ne poussent jamais vers la complexité réelle des travaux de la recherche scientifique.
La seconde caractéristique est plus ou moins présente selon les expositions, mais reste une donnée fondamentale : l’exposition scientifique s’inscrit et s’appuie sur l’état de la recherche sur le sujet. Là encore, cette caractéristique a une influence sur la conception de l’exposition : le commissaire fait appel à des chercheurs et des spécialistes du sujet qui sont déjà, par ailleurs et par divers biais, des producteurs d’un discours pédagogique et scientifique (par « chercheurs et spécialistes », je n’entends pas forcément des universitaires : certains champs d’étude, et en particulier la bande dessinée, demandent de s’adresser à des non-universitaires). Le choix du thème est alors dicté par le contexte des études menées sur le sujet : soit l’exposition fait la synthèse des connaissances sur un thème bien connu, soit elle aborde un thème novateur que quelques études auront récemment mis en lumière. Deux exemples d’expositions où la donnée scientifique est prépondérante dans le choix et le traitement du sujet : l’exposition Dans l’ombre des dinosaures présentée au museum d’histoire naturelle de Paris depuis le 14 avril 2010 s’inscrit dans une évolution de la paléontologie qui, après s’être abondamment intéressée aux dinosaures, déporte son regard vers les mammifères entre l’ère secondaire et l’ère tertiaire ; l’exposition Claude Le Lorrain : le dessinateur face à la nature correspond à des études menées sur la peinture du paysage, thèmatique qui a fait l’objet de plusieurs autres expositions ces derniers temps.
L’une des conséquences de l’articulation entre la recherche et l’exposition est que cette dernière est l’occasion de diverses manifestations scientifiques : des colloques, et, surtout, un catalogue scientifique auquel vont contribuer des spécialistes du sujet, et qui a vocation à servir de référence. Par nature, l’exposition scientifique s’appuie sur l’existence d’une communautés de spécialistes et d’érudits capables d’écrire sur le sujet. Elle est un trait d’union entre les recherches à haut niveau et le grand public, auquel on restitue un savoir neuf.

Qu’en est-il de la bande dessinée ? Les expositions scientifiques sont en général assez rares ou, du moins, beaucoup moins ambitieuses que ce que l’on trouve dans d’autres disciplines. Elles doivent parfois composer avec l’attitude anti-intellectuel parfois présente chez les amateurs de bande dessinée, qui apprécient qu’on « intellectualise » leur passion dans les disciplines traditionnelles que sont l’histoire, l’esthétique, la sociologie, etc. Elles ont pourtant une forme d’antériorité : Bande dessinée et figuration narrative, à sa manière, est une exposition scientifique, puisqu’elle s’appuie sur une communauté d’érudits et sur leurs travaux. Il me faudrait fouiller un peu la question, étudier plus en détail les expositions proposées dans les festivals de bande dessinée, pour savoir si la logique d’expositions scientifiques, à contenu dense et pédagogique, fruit d’études précises et indépendantes de l’exposition elle-même, ont été maintenu. J’aurais tendance à dire que l’importance de l’enjeu promotionnel et commercial a poussé à remplacer la visée pédagogique par un simple discours laudatif et non-critique, mais cela resterait à vérifier. Certaines expositions du FIBD 2011 pouvaient correspondre à ma définition de l’exposition scientifique, dans des domaines très différents : d’une part l’exposition sur la jeune bande dessinée belge, qui portait la problématique de l’existence ou non d’un nouveau courant homogène d’auteurs belges ; d’autre part l’exposition plus grand public sur les Peanuts, série de Charles Schultz qui fêtait ses soixante ans. Elle s’appuie en partie sur une récente biographie du dessinateur paru en 2007 chez HarperCollins, sous la plume de David Michaelis. Toutefois, pas de publication de catalogue ici.
Evidemment, on serait tenté de dire que le déficit en exposition scientifique sur la bande dessinée est proportionnelle à la forme encore embryonnaire des recherches universitaires sur la bande dessinée. C’est en partie juste si on prend comme point de référence les expositions d’autres disciplines qui sont souvent directement liées à la recherche en histoire de la peinture, en archéologie, etc. Mais c’est ignorer que le discours savant sur la bande dessinée n’a pas attendu l’université pour se construire, et pour se constituer en communautés de chercheurs susceptibles d’être mobilisés pour une exposition… J’en veux pour preuve l’exposition Maîtres de la bande dessinée européenne

Maîtres de la bande dessinée européenne : les chercheurs à la manoeuvre

Malgré les précautions ci-dessus, une exposition fait date dans l’histoire des expositions scientifiques sur la bande dessinée : Maîtres de la bande dessinée européenne, présentée en 2000-2001 à la Bibliothèque nationale de France. Elle se distingue par son ambition, tant au niveau du thème (un panorama de la bande dessinée européenne) que du lieu : la prestigieuse BnF. Dans cet établissement public, centre bibliographique français, la plupart des expositions présentées ont une ambition scientifique affirmée. La BnF est une bibliothèque de recherche et accompagne la recherche dans de nombreux domaines par des expositions et des colloques. Alors que plusieurs expositions ont prouvé ces dernières années que programmer une exposition sur la bande dessinée permettait de s’affranchir de la même ambition scientifique que dans d’autres manifestations la BnF n’a pas fait ce choix en 2000 et a préféré rester fidèle à sa politique culturelle exigeante (il est vrai que la « mode » de la bande dessinée n’était pas à son apogée comme maintenant).
Dans quelle mesure Maîtres de la bande dessinée européenne est-elle une exposition scientifique ? En prenant le quatrième de couverture du catalogue comme déclaration principe, on retrouve une rhétorique pédagogique : des problématiques sont posées (quelle particularité des bandes dessinées européennes par rapport à leurs voisins mondiaux ? Quelles divergences des traditions nationales ?), et il est bien précisé que la bande dessinée européenne sera « étudiée » : le choix du mot est important, il diffère d’un simple « présenté ». Elle offre sur le thème des hypothèses savantes. En outre, si on cherche à lui appliquer les critères retenus plus haut, l’exposition de 2000 se révèle imiter les expositions scientifiques d’autres disciplines. Elle fait l’objet d’un catalogue assez conséquent (environ 200 pages), avec bibliographie et notice des pièces exposées ; elle vient conclure à un tournant important des études sur la bande dessinée européenne : le moment où la figure de Rodolphe Töpffer émerge clairement comme « inventeur » de la bande dessinée, en réponse à l’idée d’une naissance américaine. Les recherches d’une dizaine d’années sur les origines de la bande dessinée aboutissent à travers elle auprès du grand public (en 1996 paraît un numéro spécial du Collectionneur de bandes dessinées sur « Les origines de la bande dessinée », dirigé par Thierry Groensteen). En même temps, la notion même de « bande dessinée européenne », assez neuve dans les discours sur le medium ouvre un chantier intéressant. La scénographie est relativement sobre et très structurée, comme une représentation en trois dimension de la pensée. Pour les objets exposées, on trouve mêlées des planches originales et des oeuvres imprimées, façon de se démarquer d’une exposition de collectionneur où seul compterait la contemplation de pièces rares. Surtout, l’exposition s’appuie sur un groupe de spécialistes et chercheurs sollicités pour l’occasion et regroupés autour de Thierry Groensteen, directeur scientifique. La plupart participent ou ont participé à des revues comme Les Cahiers de la bande dessinée ou Neuvième art ; pour la plupart, leurs écrits et publications relèvent de l’étude critique plus que du journalisme d’actualité, qu’il s’agisse de critiques (Gilles Ciment, Pierre Sterckx), de membres du CNBDI (Jean-Pierre Mercier, Jean-Philippe Martin), de chercheurs (Annie Renonciat, Laurent Gerbier, Vincent Baudoux, Philippe Videlier). Tous sont dirigés par Thierry Groensteen, dont l’activité scientifique (organisation de colloques, d’expositions, direction scientifique de revue, ouvrages d’étude en histoire et en esthétique de la bande dessinée…) n’est pas à prouver. Il est d’ailleurs amusant de retrouver dans l’équipe de Maîtres de la bande dessinée plusieurs de ses complices des Cahiers de la bande dessinée qu’il a dirigé de 1983 à 1988 (Harry Morgan, Gilles Ciment, Pierre Sterckx).
Le même Thierry Groensteen raconte dans La bande dessinée, un objet culturel non identifié les difficultés qu’il a pu avoir pour monter l’exposition. Il dévoile notamment que c’est faute d’experts-maisons capables de monter une exposition sur la bande dessinée que la BnF s’était adressé à lui (Thierry Groensteen est alors directeur du musée de la bande dessinée d’Angoulême). Il va jusqu’à en parler comme un « fait du prince », le prince étant Jean-Pierre Angremy, président de l’établissement. L’anecdote prouve que la mise en place d’une telle exposition n’est pas évidente, et plutôt vécue comme un changement, mais aussi qu’il existe une solide communauté de chercheurs sur laquelle s’appuyer (la remarque est toujours valable).

(on peut consulter l’exposition virtuelle de Maîtres de la bande dessinée européenne)

Quelle posterité ?
On peut s’interroger sur la posterité réelle de Maîtres de la bande dessinée européenne comme exposition scientifique. Thierry Groensteen en parle en 2006 comme d’une « exposition de troisième génération – jusque là sans posterité ». En décembre 2006 surgit au Centre Pompidou l’exposition Hergé, qui sonne comme une réponse décalé à Maîtres de la bande dessinée européenne. Elle fait le bilan des (très nombreuses) études sur Hergé, s’accompagne de conférences, complète les planches originales par des documents d’archives (correspondances, documentation, croquis…), tend à une exhaustivité scientifique (en abordant une chronologie de l’oeuvre, puis une partie sur les méthodes de travail d’Hergé), s’accompagne d’un catalogue de 1 000 pages. Certes, le catalogue n’est pas constitué d’articles, mais reproduisant des pièces exposées et les commissaires ne sont pas à proprement parler des chercheurs spécialistes de la discipline (Laurent Le Bon, conservateur du Centre Pompidou et Nick Rodwell, des éditions Moulinsart).
En réalité, Hergé interroge les limites de l’exigence scientifique d’une exposition de bande dessinée. Par « exigence scientifique », j’entends sa capacité à rendre compte des discours d’études historiques, esthétiques, sociologiques sur le sujet, à structurer le propos en problématiques et hypothèses, et à s’inscrire dans une dynamique de recherche indépendante à l’exposition. Cette exigence passe-t-elle avant les impératifs de contemplation d’oeuvre ou de prestige des pièces exposées ? Dans le cas d’Hergé, l’une des intentions affirmées étaient de submerger le visiteur sous les originaux (un original d’Hergé étant le Graal des collectionneurs d’un point de vue émotionnel). Ainsi, d’autres expositions ont adopté dans une mesure plus ou moins forte une démarche scientifique : Archi et BD déploie une réflexion organisée et ébauche quelques hypothèses ; elle propose un épais catalogue. Même chose pour De Superman au chat du Rabbin au musée d’art et d’histoire du judaïsme, dirigée par Didier Pasamonik : la problématique était de réfléchir à la présence de l’identité juïve dans la bande dessinée. Si les éventuelles conclusions de ces expositions peuvent être discutées, il n’en demeure pas moins qu’elles prennent à bras le corps un propos structuré. Durant les années 2000, l’ambition intellectuelle des expositions de bande dessinée a augmenté, sans imiter autant que ne l’avait fait Maîtres de la bande dessinée européenne les structures d’exposition scientifique d’autres disciplines (car, il faut le redire, ce modèle me semble en partie étranger à la tradition des expositions de bande dessinée).

S’il y a une structure qui peut bénéficier d’une équipe et d’une logistique idéale pour la conception d’expositions scientifiques, c’est la CIBDI. Durant les années 2000, l’établissement, qui porte une mission nationale de conservation et de valorisation de la bande dessinée et s’appuie sur un fonds patrimonial qui attire des chercheurs, a participé à la multiplication d’expositions scientifiques, combinant une exposition grand public mais avec beaucoup de textes et un propos scientifique, et un catalogue à destination des chercheurs. Le duo formé par Jean-Pierre Mercier (conseiller scientifique) et Thierry Groensteen (qui n’est cependant plus directeur du musée) fonctionne bien et les expositions organisées depuis la réouverture de 2009 correspondent à des obsessions scientifiques de Thierry Groensteen et lui permettent de faire le point sur la question de la bande dessinée animalière (Plumes, poils et pinceaux) et la parodie (Parodies : la bande dessinée au second degré). Les catalogues sont l’occasion de solides réflexions. En ce sens, le CIBDI (ex-CNBDI) a su tenir son rôle auprès de la recherche en bande dessinée en relayant quelques travaux.
Avec Traits résistants, l’exposition scientifique s’est détachée du seul CIBDI tout en respectant les caractéristiques mises au jour plus haut. Pour le catalogue, plusieurs spécialistes ont été contactés, mêlant là encore critiques (Didier Pasamonik) et chercheurs (Sylvain Lesage). C’est un bon signe, assurément, celui d’une diversification des expositions de bande dessinée. Une exposition est prévue à la BnF sur Astérix en 2013 à la suite du don Uderzo : ce sera la seconde exposition sur la bande dessinée dans ces murs, et elle pourra manquer de se positionner sur le plan scientifique.