(4) La BD au musée, entre légitimation d’un medium et produit d’appel muséographique

La question de la place de la bande dessinée au musée est devenue un grand classique des expositions de bande dessinée qui, lorsqu’elles « envahissent » un musée des Beaux-Arts « traditionnels », s’affirment à un moment donné comme transgressives d’une pseudo-règle qui voudrait que la bande dessinée n’ait pas sa place au musée. C’est cette question que je vais examiner de plus près aujourd’hui en analysant l’appel du pied de plus en plus voyant que les musées font auprès du monde de la bande dessinée. Une exposition de bande dessinée dans un musée (je mets volontairement de côté dans cet article deux institutions, le musée de la bande dessinée d’Angoulême et les bibliothèques en général, particulièrement la Bibliothèque nationale de France ; pour cette dernière, se reporter à un précédent article de mon collègue Antoine Torrens) est généralement un événement qui vient rompre le cours tranquille de la programmation muséographique habituelle, comme si elle n’était pas « évidente » et ressentie comme « étrangère ».
Si la question se pose de façon si flagrante, c’est pour deux raisons historiques. D’une part, il n’y a pas de pièces de bande dessinée dans les collections des musées (ou du moins pas suffisamment), ce qui implique que toute exposition de bande dessinée est forcément « exogène » à l’espace dans lequel elle s’installe. La multiplication des musées sans collections, simples espaces d’expositions temporaires (Pinacothèque de Paris, musée du Luxembourg, Fondation Cartier) a toutefois rendu cette raison en partie caduque. D’autre part, sans parler de « délégitimation de la bande dessinée » qui serait à examiner de plus près, ce n’est que depuis une quarantaine d’années que la bande dessinée a reçu une médiatisation suffisante pour cesser d’être marginalisée comme émanant d’une sous-culture. Phénomène du dernier tiers du XXe siècle, il s’explique autant par l’action des militants bédéphiles que par l’effacement général de la hiérarchisation culturelle qui prévalait depuis le XIXe siècle.
De ces deux problèmes initiaux qui peuvent sous-tendre, non pas tant l’opposition réelle entre BD et musée (dans les faits, la démarche de certains auteurs étant plus proches de celle des artistes contemporains que de leurs collègues dessinateurs) mais une opposition supposée dès que le sujet est évoqué, on peut déduire deux situations extrêmes des expositions de bande dessinée dans les musées : d’un côté les musées qui font de la bande dessinée un produit d’appel susceptible d’attirer un large public ; d’autre part les auteurs, ou amateurs, de bande dessinée qui se servent du musée pour élever, à tort ou à raison, leur oeuvre ou leur medium préféré au rang d’art. La multiplication des expositions de bande dessinée dans les musées dans les années 2000 peut en partie s’expliquer par la rencontre de ces deux besoins : les musées ont besoin d’attirer un plus large public qu’auparavant, et les différents acteurs de la bande dessinée entendent achever sa « légitimation » et son mérite à être appelée « neuvième art ».

Quelques données : du rejet structurel à la multiplication conjoncturelle

Il faut bien l’avouer : historiquement, bande dessinée et musée correspondent à deux mondes antagonistes, sinon étrangers l’un à l’autre. Un petit rappel tracé à très gros traits, j’espère que l’on m’en excusera : le musée est une invention du XIXe siècle, qui est aussi le siècle d’une forte hiérarchisation des arts. La notion de musée découle avant tout de l’ouverture au public (plus ou moins large), dans le courant du XVIIIe siècle, de vastes collections privées constituées en « cabinets de curiosité » et de la nécessité de conserver un patrimoine artistique et scientifique au service du bien commun (ou de la nation, pour le dire autrement). Un cabinet de curiosité regroupe des objets de plusieurs types : pièces archéologiques, médailles, instruments scientifiques, collections d’histoire naturelle, et s’y ajoute des galeries de peinture et de sculpture… Mais pas de trace de livres, qui sont regroupés, comme on s’en doute, dans la bibliothèque. Lorsque les premiers musées nationaux d’importance sont créés, cette typologie du cabinet de curiosités est reprise. En France, le palais royal du Louvre devient un musée de la République en 1793, même si le projet d’en faire un musée avait déjà été imaginé par Louis XVI avant la Révolution, à l’image du British museum de Londres, ouvert au public dès 1759, ou de la galerie des Offices de Florence, en 1765. Ils sont ce qu’on appellerait actuellement des musées des Beaux-Arts et des musées d’histoire naturelle.
Tout au long du XIXe siècle, le développement des musées est intimement lié à la volonté de rassembler dans un même lieu et de donner à voir au public des objets essentiels à la connaissance des beautés du monde, qu’elles soient artistiques (musée des Beaux-Arts), naturelles (musée d’histoire naturelle et ethnographique), ou industrielles (conservatoire des arts et métiers, exposition universelle). Le musée doit être élévation de l’esprit à visée encyclopédique. Dans le domaine de l’art, qui nous intéresse ici, la hiérarchisation demeure très forte : l’objet de musée par excellence est le tableau, la sculpture, la pièce d’architecture, le vestige archéologique. Ce sont par eux que passe le savoir esthétique, le goût du Beau et de l’art occidental. Si on peut exposer des estampes anciennes, les histoires en images et autres dessins de presse sont étrangers au musée. Non qu’on ne reconnaisse pas leur mérite esthétique : simplement se situe-t-il dans une catégorie d’objet qui n’est pas pris en charge par les musées. Durant le XXe siècle, la marginalisation de la bande dessinée au rang d’oeuvre produite en série pour les enfants ou les lecteurs de grands quotidiens ne facilite pas sa reconnaissance institutionnelle, au moins jusqu’aux années 1960. Elle est comparée avec l’écrit, non avec les arts visuels.
Si j’invoque ce constat historique, ce n’est évidemment pas pour justifier l’absence de bande dessinée dans les musées. Dans la seconde moitié du XXe siècle, musée et bande dessinée ont connu des évolutions patentes qui permettent de comprendre qu’on n’en soit pas resté à une franche opposition. Les musées se sont ouverts, de gré ou de force, à un public plus large, à de nouveaux types d’objets, et à la nécessité de créer des « évènements » autour de leurs expositions. La bande dessinée s’est largement diversifiée, tant esthétiquement qu’éditorialement, quitte à devenir, pour certains auteurs, une simple déclinaison livresque de leur oeuvre graphique au sens large (dessin, illustration, peinture…).

Un premier essai avait été tenté lors de la fameuse exposition « Bande dessinée et figuration narrative » en 1967 : pour la première fois, des planches de bande dessinée entraient dans l’enceinte d’un musée (en l’occurence le musée des arts décoratifs, et donc le palais du Louvre). Si l’évènement est sans conteste important, il reste assez isolé. Les rares cas de bande dessinée au musée dans les décennies suivantes seront l’invasion momentanée d’un espace d’exposition public lors des festivals.
Il faut attendre les années 1990 pour assister à un véritable démarrage des expositions de bande dessinée dans les musées. Outre la « légitimation », encore imparfaite, de la bande dessinée, les raisons potentielles sont multiples : la volonté de certains auteurs de sortir du seul cadre éditorial ; l’exemple donnée par le musée de la bande dessinée d’Angoulême qui a ouvert ses portes en 1990 et multiplie depuis les expositions ; la côte de certains originaux qui en fait un objet de luxe à afficher chez soi ; l’émergence d’une tendance scénographique qui réfléchit à la mise en scène de la bande dessinée dans un espace muséographique (justement incarnée par l’exposition Le musée des ombres au tout récent CNBDI) ; les premiers achats d’oeuvres par l’Etat ; le début des galeries d’art exposant des auteurs de bande dessinée… Les années 1990 sont essentielles dans l’histoire des expositions de bande dessinée et pourraient être longuement détaillées. Je ne m’y attarde pas plus ici, j’y reviendrais à l’occasion.

Une liste pourrait permettre de comprendre l’ampleur du phénomène : les expositions de bande dessinée au musée sont nombreuses dans les années 1990 et 2000, et de natures très variées. Parfois simple présentation d’originaux, parfois retrospective de l’oeuvre d’un dessinateur, parfois liées à un projet éditorial, ce qui m’intéresse ici est leur nombre. La liste qui suit ne se veut pas exhaustive, en particulier pour les années 1990.

1990 : musée Ingres de Montauban, ouvrage Le violon et l’archer, Casterman (Baru, Juillard, Tripp, Boucq, Ferrandez, Cabanes)
1991 : exposition Opéra Bulles à la Cité des Sciences de la Villette
2003 : exposition Reiser ! au Centre Pompidou
exposition Le Chat s’expose à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris (circulera au musées des beaux-Arts de Bordeaux en 2004, puis aux Champs Libres à Rennes en 2006)
exposition Blake et Mortimer à Paris au musée de l’homme
2005 : exposition Miazaki/Moebius à la Monnaie de Paris
exposition Le Monde de Franquin à la Cité des sciences de la Villette
2007 : retrospective Hergé au Centre Pompidou (mai 2008 : remise officielle au Centre Pompidou d’une planche originale d’Hergé pour L’affaire Tournesol)
exposition BD reporters au Centre Pompidou
exposition De Superman au chat du Rabbin au musée d’art et d’histoire du judaïsme
2008 : La BD s’attaque au musée au musée Granet d’Aix-en-Provence
Toy Comix au musée des Arts Décoratifs
Quintet au MAC de Lyon (Ware, Masse, Blanquet, Swarte, Shelton)
2009 : exposition au Louvre accompagnant la série d’album Louvre/Futuropolis (Liberge, Mathieu, Yslaire, de Crécy)
exposition sur Astérix au musée de Cluny
exposition Vraoum à la Maison rouge (art contemporain et bande dessinée)
2010 : exposition Archi et BD à la cité de l’architecture et du patrimoine
exposition Moebius Transeformes à la Fondation Cartier
2011 : exposition Les voyages en Orient de Corto Maltese à la Pinacothèque de Paris.
exposition Histoire de la vie sur Terre au museum d’histoire naturelle d’Aix-en-Provence

On le voit : depuis 2007, en quatre ans, j’ai pu répertorier treize expositions de bande dessinée ayant lieu dans des musées des Beaux-Arts ou d’histoire naturelle. La liste n’est sans doute pas exhaustive, en particulier en ce qui concerne les villes de province. Je ne compte pas ici les expositions ayant lieu dans d’autres espaces, tels que les galeries, les instituts culturels, etc.
Je vais simplement tenter maintenant de cibler trois grandes problématiques de la présence de dessinateurs de bande dessinée dans les musées d’art. D’abord la question des « expositions-prétextes » et de leurs écueils, puis deux catégories de projet muséographique mêlant au mieux, à mon sens, bande dessinée et musée : les expositions d’artistes et les projets mixtes édition/musée.

De l’exposition-prétexte, à manier avec précaution

Un certain nombre des expositions sus-citées sont des expositions-pretextes où l’appel du pied au monde de la bande dessinée permet soit de présenter les collections du musée en regard d’un pendant graphique quelconque, soit d’attirer le public au musée (parfois les deux en même temps). Nous sommes là dans le modèle « lama et bd » dont je parlais à propos d’Archi et BD, dont a tant parlé ces derniers mois. Au moins sur le papier, la mise en regard d’objets muséographiques « traditionnels » et de cet « étranger » qu’est la bande dessinée peut être réussie. Toute la difficulté consiste à ne pas tomber dans l’écueil de la juxtaposition. Bien souvent, malheureusement, cet écueil n’est pas évité et l’exposition en vient paradoxalement à souligner l’écart entre la bande dessinée et le réel. L’exposition Astérix qui s’était tenue au musée de Cluny à Paris en 2009 avait, à mon sens, en partie raté son objectif. Présenter des planches d’Astérix dans un musée exposant des pièces archéologiques aurait pu être l’occasion d’expliquer à quel point le monde créé par Uderzo et Goscinny était le résultat du filtre de l’imagerie historique des manuels scolaires, et donc d’un savoir canonique sur l’époque gallo-romaine qui n’est plus guère d’actualité aujourd’hui, cinquante ans après la création du petit héros gaulois. Dans ce cas précis, l’impression de juxtaposition était flagrante, même si certains documents sur les créateurs d’Astérix valaient en effet le coup d’être exposés. Dans d’autres cas, le musée ne prend même pas la peine d’utiliser ses propres réserves pour les mettre en rapport avec la bande dessinée : le projet muséographique est alors entièrement détourné et le musée se transforme en un simple espace d’accueil d’une exposition de bande dessinée. Le cas d’Archi et BD était assez étonnant de ce point de vue là : le thème annonçait un dialogue entre l’architecture et la bande dessinée, mais l’apport des collections de la Cité de l’architecture et du Patrimoine de Paris (et de son expertise scientifique sur le patrimoine architectural) était malheureusement très limité. Et, par conséquent, l’exposition était un simple catalogue de planches où apparaissaient des bouts d’architecture, objectif malheureusement assez vain qui permettait de repartir en ayant appris que les dessinateurs de bande dessinée dessinent aussi de l’architecture.
Que des expositions-prétextes existent ne me dérangerait pas autant si elles ne soulignaient pas avec autant d’évidence les écarts entre l’univers du musée et celui de la bande dessinée. Ecarts qui, dans le fond, n’ont pas véritablement lieu d’être, comme je vais tenter de le démontrer dans les deux parties suivantes. Les effets de juxtaposition sont d’autant plus facheux que, dans certains cas (et notamment dans celui de la Cité de l’architecture, ou du musée de Cluny), l’exposition de bande dessinée est d’emblée évaluée comme l’exposition « détente » au milieu d’autres expositions sérieuses et scientifiques. On peut se permettre de ne pas y être trop pointu, alors qu’on l’est le reste de l’année. Et rien ne m’agace plus que le discours qui consiste à dire que la bande dessinée est un loisir qui ne peut donc pas être étudié sérieusement, discours tenu aussi bien par des non-amateurs de BD (auxquels l’ignorance sert d’excuse) que par des amateurs de bande dessinée suspicieux à l’égard de toute forme d’intellectualisme.
D’autre part, l’un des sous-entendus des expositions-prétextes est relativement dangereux : il consiste à dire (ou à penser sans l’avouer) que le public des musées est par essence différent de celui de la bande dessinée. Et qu’une exposition de bande dessinée sera donc propre à conduire au musée un « autre » public qui ne serait pas venu autrement. Ainsi, l’exposition La BD s’attaque au musée au musée Granet d’Aix-en-Provence s’était construite sur la base d’une opposition entre le musée et la bande dessinée, opposition reflétée jusque dans le titre (où l’on parle bien « d’invasion » du premier par la seconde). L’un des chapitres du catalogue (« Visites », écrit par la conservatrice du Patrimoine Anne-Claire Laronde) commençait ainsi « L’un des objectifs que se fixe la présente exposition est de tenter de rapprocher les lecteurs de bande dessinée des visiteurs de musées. ». Heureusement consciente qu’il est dangereux de ne se fier qu’à des préjugés, l’auteur de l’article poursuivait ainsi : « Cette simple intention présuppose que les amoureux et habitués de cet art soient bien différents des curieux qui se pressent dans les salles des établissements culturels. Il serait donc bien étrange d’aimer à la fois la BD et les musées ; quelle drôle d’idée ! (…) Tout n’est certainement pas si simple à l’heure où la bande dessinée se diversifie de plus en plus et où les musées vont de plus en plus à la rencontre de leurs publics. ». De fait, j’ignore s’il existe des études sur les pratiques culturelles qui prouveraient que musée et bande dessinée touchent un public différent. Mais, ne serait-ce que par ma propre expérience, j’aurais tendance à penser que c’est une erreur et qu’il faut éviter les généralités. La bande dessinée n’est pas un objet unique et homogène, et son public non plus, surtout depuis quelques décennies.

Les raisons derrière les expositions-prétextes et leurs écueils sont sans doute plus prosaïques, à mon grand désarroi. D’un côté, la bande dessinée est une industrie qui, économiquement, se porte plutôt bien et qui sait draîner le « grand public » par des séries à succès. Ce « grand public » que les musées sont contraints à conquérir pour multiplier les entrées et donc le chiffre d’affaires. C’est un lieu commun que de dire que les expositions du Grand Palais à Paris sont avant tout des « évènements », pour lesquels il est nécessaire de faire la queue : leur succès se mesure d’abord à la foule qui s’y presse. De l’autre côté, les conservateurs de musée, formés à l’Ecole du Louvre et à l’Institut du Patrimoine, ont d’abord de solides connaissances en matière d’histoire de l’art et de l’archéologie, mais hésitent peut-être à s’investir intellectuellement sur le terrain de la bande dessinée qu’il risque de ne connaître qu’en tant que lecteur, et pas avec la même acuité que les autres arts. Lorsqu’une exposition de bande dessinée a lieu dans un musée des Beaux-Arts, je m’interroge toujours sur l’investissement réel des conservateurs de l’établissement : ce qui, aux yeux du public est un « évènement » n’est il pas, pour eux, un simple divertissement en attendant les choses sérieuses ? L’avis des conservateurs du Patrimoine était, à mon sens, ce qui manquait le plus dans Astérix et Archi et BD pour que l’exposition s’intègre à l’établissement autrement que pour des raisons financières.

Quand projet muséographique rencontre projet éditorial… ou pas
Ce qui pèche sans doute le plus dans les expositions-prétextes est donc l’absence de dialogue réel entre BD et musée et l’effet de juxtaposition qui en résulte, dommageable autant pour la BD (réduit à l’état de divertissement passager) que pour le musée (qui n’exploite pas à fond le potentiel d’ouverture du sujet). Alors, me direz-vous, quels projets peuvent trouver grâce à mes yeux ? Je m’en vais vous répondre de ce pas.
Restons-en d’abord au niveau de ce que chacune de deux parties sait faire : la bande dessinée sait faire des livres, et le musée sait faire des expositions. A trois reprises (mais il y en eut peut-être d’autres, je l’ignore), une exposition s’est doublée d’un réel projet éditorial (autre que le catalogue). Ce type de partenariat encourage à mon sens plus le dialogue que les expositions-prétextes où le dialogue entre différents types de collections et d’objets est voulu, mais rarement consommé. Trois exemples donc : l’album Le violon et l’archer du musée Ingres de Montauban, en collaboration avec Casterman (1992), l’album Toy Comix édité par l’Association en collaboration avec le musée des Arts décoratifs (2007-2008), la série d’albums Futuropolis/musée du Louvre (Eric Liberge, Hislaire, Marc-Antoine Mathieu, Nicolas de Crécy ; 2005-2009) [dans le premier cas, je ne suis pas sûr qu’il y ait euvune exposition]. A chaque fois, le principe est le même : un groupe de dessinateurs est invité à s’inspirer du musée et de ses collections pour dessiner une ou plusieurs planches (ou un album entier). L’exposition sert ensuite à présenter le résultat du projet, en regard des objets choisis par les auteurs (le musée des Arts Décoratifs n’appartient pas au Louvre mais se trouve dans ses locaux, ce qui peut expliquer la présence simultanée de deux projets de même type).
L’effet juxtaposition est minimisé par l’existence d’un réel projet de collaboration entre le musée, les auteurs et l’éditeur. Le musée accueille des planches de bande dessinée et, en contrepartie, les auteurs intègrent des objets muséographiques à leurs travaux. Les planches ont donc un rapport direct avec le musée, qui interprète un rôle de « commanditaire » de l’art vivant et contemporain. L’album qui en résulte permet, à mes yeux, une intégration harmonieuse du projet muséographique dans le monde de l’édition, qui est bel et bien celui de la bande dessinée. L’intérêt de l’exposition peut ensuite varier : dans le cas du Louvre, le choix avait été fait d’une scénographie minimale où chaque auteur était laissé libre de présenter son travail sur les collections du Louvre. Hislaire montrait les étapes du traitement numérique du dessin ; Mathieu proposait des planches originales ; de Crécy avait peint des aquarelles pleine page ; Liberge présentait plusieurs étapes d’une même planche… L’exposition pouvait, à l’occasion, donner une idée du travail graphique des auteurs.
Dépassant du seul album, le projet Toy Comix, dans l’exposition, s’était focalisé sur quelques auteurs chez qui les jouets (type d’objets du musée choisi pour l’exposition) s’avéraient être un thème récurrent de l’oeuvre (ou de « l’univers », comme il faut dire maintenant). C’était le cas de Benoît Jacques, de Stéphane Blanquet, de l’équipe de Ferraille (Winshluss, Cizo, Felder), Reumann et Robel, Sardon, Thiriet. Ils avaient donc préparé chacun de leur côté quelques installations mêlant leurs oeuvres et les collections du musée. Ce processus s’apparentait à celui employé dans les « expositions d’artistes » auxquelles je viens maintenant…

L’auteur comme artiste, une redéfinition de l’art comme de la bande dessinée.

Par « exposition d’artistes », j’entends une exposition réalisée par un musée qui ne perd pas son temps à trouver d’autre prétexte à exposer de la bande dessinée que le constat qu’il s’agit d’un art comme les autres, et qu’il n’y a pas besoin de raison pour lui faire franchir les portes du musée. Un ou plusieurs dessinateurs sont choisis et une partie ou l’ensemble de leur oeuvre est présentée au public, sans plus de détails. Certains espaces muséographiques sont plus à même de recevoir ce type d’exposition : les musées sans collections propres permanentes à mettre en regard (la Fondation Cartier et l’exposition Moebius Transeformes ; la Maison Rouge et l’exposition Vraoum), les musées d’art contemporain (l’exposition Quintet au MAC de Lyon). Dans le premier cas, il s’agit de fondations ayant l’habitude de fonctionner avec des fonds et des collections privées, population entre les mains desquelles se trouve la majeure partie de la bande dessinée exposable (planches originales, dessins inédits, etc.). Dans le second cas, c’est le simple constat que la bande dessinée peut être considérée comme une partie de l’art contemporain.
L’exposition Quintet affronta à bras le corps de fameuses questions qui taraudent les nuits blanches des amateurs de bande dessinée depuis plusieurs décennies : la bande dessinée est-elle un art ? Qu’expose-t-on dans une exposition de bande dessinée ? A la première question, elle répondit de façon ambiguë mais pertinente que la question n’est pas de savoir si la bande dessinée en elle-même est un art mais si les dessinateur de bande dessinée sont des artistes. Et dans ce cas oui : dont acte, cinq dessinateurs de bande dessinée (Chris Ware, Francis Masse, Stéphane Blanquet, Joost Swarte, Gilbert Shelton) furent traités comme on traite les artistes dans un musée d’art contemporain, c’est-à-dire sans prétexte. A la seconde question, elle répondit d’une façon tout aussi ambiguë que, dans une exposition de bande dessinée, finalement, on n’expose pas de bande dessinée ; ou du moins pas seulement. Les cinq artistes avaient chacun une pièce. A côté d’inévitables planches originales, chacun d’eux avait conçu son espace avec des oeuvres personnelles hors bande dessinée, créées ou non pour l’occasion (des sculptures pour Masse, une scénographie complexe pour Blanquet, des illustrations pour Swarte, etc.). Ce choix pourrait être rapproché de la seconde partie de l’exposition Moebius à la Fondation Cartier, à mes yeux plus réussie que la chenille géante de planches originales de la première partie, où des oeuvres de natures différentes se mêlaient (carnets inédits, peintures, illustration, créations numérique, etc.). Enfin, l’exposition du président Blutch au FIBD 2010 présentait, là encore, des oeuvres qui n’étaient pas de la bande dessinée (mais des dessins « uniques » et inédits de l’auteur), mais qui résonnaient néanmoins efficacemment avec l’oeuvre graphique de Blutch, quand on la connaissait.
Quintet ne répondait donc pas directement aux questions habituelles de « la BD au musée », mais, dans son évitement, proposait une exposition qui se trouvait être à la fois bénéfique pour la bande dessinée (dont on démontrait qu’elle pouvait cohabiter avec l’art contemporain au sein d’une même oeuvre d’artiste) et pour le musée (qui, tout à son honneur traitait la bande dessinée comme le reste de ses collections, et sans remettre en cause son identité et son expertise). A ce petit jeu, l’exposition Vraoum à la Maison rouge (Paris) avait joué sur les deux tableaux. Voulant traiter des rapports entre la bande dessinée et l’art contemporain, elle mêlait des oeuvres-prétextes (planches originales diverses et variées mais hors sujet) avec des oeuvres d’art contemporain s’inspirant de la bande dessinée (déjà moins hors-sujet) et enfin des oeuvres d’art contemporain d’auteurs de bande dessinée (dont Jochen Gerner, par exemple).

Evidemment, le problème de ce type d’exposition est qu’elle ne met en avant qu’un seul aspect de la bande dessinée : le dessin. L’aspect narratif passe à la trappe, à moins de dispositifs ingénieux. C’est la virtuosité graphique qui est mise à l’honneur plus que l’habilité à raconter des histoires. Certains dessinateurs sont plus susceptibles que d’autres à recevoir ce traitement (Druillet, Bilal, Moebius…), parfois parce qu’eux-mêmes ont un pied dans le marché de l’art contemporain (Jochen Gerner, Dominique Goblet, Vincent Sardon…). On pourrait toutefois penser qu’avec ce type d’expositions, la bande dessinée entre au musée en trahissant ses particularités ; que, dans le fond, elles ne mettent pas en avant la bande dessinée pour elle-même. En valorisant des auteurs, ne le font-elles pourtant pas plus que les longues traînes de planches originales ? Ne prennent-elles pas le contrepied d’une image de la bande dessinée qui ne serait qu’une industrie à divertissement pour une consommation de masse ?

Vous l’aurez compris, cet article se voulait éminemment subjectif ; mais il faut bien des outils pour comprendre et traiter avec justesse cet étrange multiplication des expositions de bande dessinée dans les musées. J’apporte malheureusement plus de questions que de réponses, mais je laisse les conservateurs de musée prendre le relais de cette réflexion !

Ichtyoscopie printanière : lapin et bande dessinée

Franchement, qui s’intéresse à l’histoire des expositions de bande dessinée ? Et la bande dessinée numérique, tellement à la mode, c’est déjà de l’histoire ancienne (et qui comprend quelque chose à ces articles abscons sur le TurboMachin ?) ! Non, Phylacterium a décidé de se pencher sur des sujets qui intéressent vraiment les amateurs de bande dessinée. Voilà pourquoi, en collaboration avec la Société Protectrice des Animaux et le magazine Le Chasseur français, nous avons décidé d’un commun accord avec moi-même de consacrer un article au sujet brûlant du lapin dans la bande dessinée. Parce que, sur Phylacterium, on a pas peur des polémiques !

Un vrai héros français : le lapin

J’aimerais pouvoir vous le prouver parce que j’en suis persuadé : le lapin est à l’origine de la bande dessinée. Je suis sûr que si on regarde avec attention quelques unes des vignettes de Rodolphe Töpffer pour Les amours de monsieur Vieuxbois, on trouvera bien un petit lapin qui se promène. En tout cas, dans L’idée fixe du savant Cosinus de Christophe, il y en a. Et regardez le Yellow Kid, première véritable bande dessinée©, comme chacun le sait (sauf les cuistres) : rajoutez-lui des oreilles, et c’est un lapin.

L'idée fixe du savant Cosinus : déjà Christophe se préoccupait des lapins.

Mais il me faut sans doute préciser ma pensée. Que le lapin soit à l’origine de la bande dessinée mondiale, ce n’est peut-être pas très sûr. En revanche, il ne fait aucun doute que le lapin est un héros de bande dessinée authentiquement français ! Regardez les anglais : ils ne surent que l’utiliser dans Peter Rabbit de Beatrix Potter en 1902 : il n’y a même pas de bulles mais du texte sous l’image, forme primitive qui précéda la véritable bande dessinée©, comme chacun le sait (sauf les cuistres). Alors qu’en France, on savait très bien que cette forme primitive était mieux adapté à, disons, un éléphant. Autre preuve du particularisme cuniculophile de la bande dessinée française : il n’y a pas de lapin dans Mickey, de Walt Disney, mais des souris, des chiens et canards.Quant à Tintin et Spirou, deux héros belges, ils sont accompagnés respectivement d’un chien et d’un écureuil, et non d’un lapin. Alors bien sûr, Benjamin Rabier aussi s’est abaissé à employer le lapin dans une forme primitive de texte sous l’image, dans Les Contes du lapin vert. Mais toute l’originalité du plus grand dessinateur animalier de son époque était de saisir l’anormalité de ce procédé en teignant en vert le lapin en question.
Il faut attendre les années 1940 pour qu’Edmond-François Calvo (le Walt Disney français) se rendre compte de tout le potentiel narrativo-séquentiel du lapin (Des esprits chagrins vont me dire que Calvo n’utilisait pas de bulles… C’est parce qu’ils n’y connaissent rien.). Il créé en 1943 le personnage de Patamousse pour la Société Parisienne d’Edition, un charmant petit lapin frondeur qui va dans l’espace. N’oublions pas non plus que dans son chef-d’oeuvre, La bête est morte, puissante satire des ambitions démesurées d’Hitler, dessiné pendant l’Occupation et diffusé sous le manteau (Hé oui ! Quelle audace ! Voilà un vrai résistant, pas comme ces collabos d’Alain Saint-Ogan et d’Auguste Liquois.), Calvo choisit pour représenter les français le personnage du lapin. Son dessin admirable, plein de vie, venant en droite ligne de Peter Brueghel l’Ancien, est une véritable réussite. La bonhomie optimiste des lapins est célébrée dans de célèbres doubles pages fourmillante de détails.

Un autre dessinateur de la génération de Calvo, Sirius, a su faire du lapin un excellent ambassadeur de la fiction française (les mêmes esprits chagrins que précédemment me diront que Sirius est belge… C’est une grossière manipulation.). Avec Niki Lapin (1941), quoi de mieux qu’un lapin-mousquetaire pour héroïser notre animal dans un genre mis à l’honneur par le grand Alexandre Dumas : le récit de cape et d’épées. Assurément, dans la France de ces années 1940, la bande dessinée permet de mobiliser la jeunesse contre l’occupant par l’impact métaphorique de subtiles animaux anthropomorphisés. Symbole du courage, de la bravoure, de l’honneur, le lapin acquiert un sens qui ne qu’émouvoir le coeur meurtris des petits Français.

Le lapin, Poulidor de la bande dessinée

Après la Libération, l’emploi du lapin dans la bande dessinée subit un étrange phénomène : là où Rabier, Calvo et Sirius étaient capables d’en faire un héros, il est curieusement relégué à des rangs subalternes, voire hostiles.
N’est-ce pas un belge, Hergé, qui enclenche cette triste déchéance dont les conséquences, dans les années 1990, seront bien funestes ? Qui se souvient de son Popol et Virginie au pays des Lapinos ? Outre l’ignoble jeu de mots de ce titre qui ridiculise l’héritage littéraire de Bernardin de Saint-Pierre, cette histoire, publiée en 1934 dans Le Petit Vingtième, met en scène deux genres d’ursidés pris dans les mailles de lapins-indiens belliqueux. L’histoire est rééditée en 1952 par Casterman : là réside peut-être l’explication de la malédiction qui touche alors le lapin dans la narration figurative.
Fort heureusement, ce n’est pas dans une fonction d’antagoniste que le lapin connaîtra un destin le plus régulier. Et tous les belges ne ridiculisent pas traitreusement ce noble animal : Macherot en fait un ami du héros dans Chlorophylle, et Serpolet le lapin combat vaillamment les vilains rats noirs dans Chlorophylle contre les rats noirs, premier épisode de la série (1954 dans Tintin). Un univers animalier sans lapin n’est pas envisageable. Plus tard, Philippe Coudray retiendra cette leçon dans L’Ours Barnabé (Hachette, 1989). Mais, là encore, ô funeste décadence, le lapin n’est que le compagnon du héros éponyme.
Le lapin est-il dès lors condamné à cette secondarité ontologique ? Est-il trop petit ? Si cette théorie fonctionne face au gros ours Barnabé, elle n’a pas de sens face à Chlorophylle, lérot visuellement diminué. Certes, mettre en avant un représentant d’une minorité mammifère peu usitée dans la bande dessinée, et qui plus est menacée et, ici, en situation de handicap, est fort remarquable (quoique bien pensant) de la part de Macherot. Mais on ne me fera pas croire que le lapin ne méritait pas plus que cette créature joufflue et pataude ! Trop commun, diront certains progressistes peu attachés à la tradition… Non, ce n’est définitivement pas charitable de traiter ainsi un digne habitant de notre belle campagne française.
Il n’y a pas que les bandes dessinées animalières qui s’en tiennent à la subalternité graphique intrinsèque au lapin. On retiendra ainsi la présence d’un lapin dans Yakari, de Derib et Job. Dans cette série, les animaux sont justement à l’honneur et le petit indien Yakari rencontre Nanabozo le grand lapin (Yakari et Nanabozo, Casterman, 1978) . Est-ce à dire que Derib et Job avaient lu Popol et Virginie et, dans leur bienveillance toute helvétique, voulu redorer le blason des lapins-indiens ? Nanabozo est un lapin magicien d’essence divine qui laisserait presque croire à la résurrection de la tradition du lapin-héros des années 1940.

Yakari et Nanabozo, une saine tentative de restaurer l'honneur séquentiel du lapin


Mais le temps n’a guère confirmé cette tendance… Dans De Cape et de crocs, Masbou et Ayroles font une référence directe à Sirius en intégrant un lapin dans un récit de cape et d’épées. Mais Eusèbe, quoiqu’assurément brave, n’est qu’un petit lapin blanc une fois de plus réduit à une comparsitude totalisante.

Des lapins mis en cage ?
Dans les années 1990, le personnage du lapin s’est fait kidnapper par une pseudo-avant-garde composée d’artistes ratés. C’est là la dernière étape de la déchéance cunicole durant tout le XXe siècle, préparé par sa réduction au niveau de personnage secondaire.
Dès avant les années 1970, des versions alternatives et déformées du lapin se font jour chez des « auteurs » peu soucieux de la tradition. Jean-Claude Forest, connu pour ses faiblesses scénaristiques, se permet d’utiliser le lapin dans Comment décoder l’etircopyh (1972 dans Pilote) en mettant en scène des gangsters ridiculement grimés en lapin, et se faisant appeler les « grands lapins noirs de l’AMFFFPA ». Il ne s’agit plus d’honorer l’animal en l’humanisant, mais d’en faire un costume de carnaval. Régis Franc utilise certes un anthropomorphisme de meilleur aloi, mais les lapins de cet auteur typique de la bande dessinée intellectuelle des années 1970 ont tous les défauts de l’homme, ce qui n’aide guère à renouer avec l’héroïsme. Et ne parlons pas des Etats-Unis, qui démontrent ici leur volonté de se moquer des valeurs françaises : j’ai entendu parler d’un certain Robert C. (??), sans doute fort peu connu en dehors de sa contrée d’outre-atlantique, qui invente en 1975 le personnage de Fuzzy, transportant un lapin dans son monde si graveleux et malsain.
A partir des années 1990, c’est comme une invasion de lapins de la part d’auteurs issus de ladite « bande dessinée alternative ». Quelle mouche les a donc piqués ? Lewis Trondheim ouvre le bal avec son Lapinot et les carottes de Patagonie (L’Association, 1995). Il récidive en faisant de ce « Lapinot » un personnage récurrent : goût vestimentaire incertain, tension suspecte vers l’individualisme, facheuse tendance à changer opportunément de genre comme de chemise dans des scénarios absurdes, rien n’est fait pour le transformer en héros à part entière. Heureusement garde-t-il une certaine tenue morale (dans une certaine mesure, puisqu’il s’oppose à l’ordre naturel en se reproduisant avec une souris !). Et Trondheim d’exporter encore sa volonté de colporter une mauvaise image du lapin dans Donjon, la série qu’il crée en 1998 pour Delcourt avec Joann Sfar (les esprits chagrins, décidément bien décidés à ne pas me laisser ma liberté d’expression, vont me dire Delcourt n’est pas un éditeur alternative… Mais voyons, c’est une stratégie d’entrisme caractérisée !). Il nous laisse le choix entre les lapins xénophobes de Zootamauksime (tournant en plus violemment en dérision des opinions démocratiquement acceptées dans le jeu politique) et la brute sanguinaire anarchiste qu’est Marvin Rouge, dont la couleur fait naturellement référence à des tendances gauchisantes.

Lapinot, suppot de l'extrêmisme bédéistique


Trondheim n’est pas le seul à avoir corrompu la belle image du lapin dans notre bande dessinée française (si tant est qu’on puisse appeler cela « bande dessinée »). Récemment, le sommet de l’horreur a été atteint par Le Lièvre de Mars avec Henri le Lapin à grosses couilles, odieux pamphlet fort irrespectueux d’un bien facheux handicap. Le pseudonyme de l’auteur laisse à penser qu’il travaille en sous-main pour le puissant lobby des lièvres, ces lapins dévoyés. James et la tête X ont imaginé un monstre, Zzzwük, celui qui ressemble à un lapin, laissant là une approximation bien malheureuse qui ne va pas aider nos enfants à identifier les animaux en ce temps où la campagne fait partie du passé.

L’OPA de ce groupuscule qui complote contre la véritable bande dessinée© doit être dénoncée : l’Association, maison d’édition confidentielle et connue des seuls initiés (ou plutôt devrais-je dire des « adeptes » de cette secte de philistins), utilise le nom du noble lapin pour titrer sa revue, et ce depuis 1992 ! Et encore de nos jours ! Cela doit cesser : rendez-nous nos lapins !chronique des jours anciens
Et, pis encore, on m’annonce maintenant que la prétendue « bande dessinée numérique », qui défait le si beau marché patiemment conçu de la véritable bande dessinée©, s’intéresse aussi aux lapins ! Par exemple, cela fait plusieurs années que dure le strip Lapin de Phiip (http://www.lapin.org/index.php), où, une fois de plus (car telle est la coutume chez ces gens-là), le lapin est complètement ridiculisé, réduit à quelques traits et à un humour attaquant avec insistance nos entreprises françaises créatrices d’emploi. Et je passe sur le Wonder Lapin de Dranéouf, triste concession à l’américanisation galopante de notre société (http://wonderlapin.blogspot.com/).

Lapin, ta déchéance dans le domaine de la bande dessinée est à l’image de la déchéance de la bande dessinée elle-même… D’abord populaire héros français, tu es devenu l’étendard d’éditeurs de peu de foi, méprisant le public, qui te tournent en ridicule. Il est grand temps que l’image du lapin soit restaurée dans ce média populaire qu’est la bande dessinée !

La dernière cigarette, Alex Nikolavitch et Marc Botta, La Cafetière, 2004

La dernière cigarette nous est offerte par Messieurs Alex Nikolavitch (scénario) et Marc Botta (dessin) aux éditions La Cafetière. Le récit court, au rythme maitrisé, se déroule dans la deuxième moitié de la seconde guerre mondiale, sur le front de l’est de l’Europe, et dans les cendres encore chaude de l’après-guerre en Allemagne. En toute subjectivité, le graphisme d’un flou élégant est associé à un texte simple et incisif, dont le traitement sobre et sombre fait ressentir la mélancolie qu’ont pu vivre les acteurs de ces évènements.

Séduit par cette bande dessinée, le propos de ce billet est de livrer quelques raisons expliquant pourquoi ce récit si court et sobre m’a autant plu. Attention, il serait dommage de lire ce commentaire avant de lire l’œuvre.

 

Forces d’un graphisme qui sert la narration.

Sur des planches à peine plus grandes que du A5, le récit est partagée entre du noir et blanc et des passages en « couleur ». En fait de couleur il ne s’agit que d’un dégradé d’ocres ajouté au noir et blanc, mais cela suffit à donner une fraîcheur aux passages ainsi marqués, qui se rapportent aux évènements se déroulant après l’arrêt officiel des combats. Le lecteur, ainsi guidé de manière plus ou moins inconsciente par ce code et par d’autres indices graphiques (les uniformes, en particulier), n’est jamais perdu dans la chronologie. Cela permet au narrateur de faire alterner deux temporalités qui avancent en parallèle et se font écho, l’une pendant la guerre et l’autre dans une paix dont la saveur n’est pas plus douce, sans toutefois que le texte se retrouve alourdi par des précisions chronologiques devenues inutiles. Ce procédé fonctionne d’autant mieux qu’il est utilisé de manière discrète. Sur le trait et la texture du dessin, je dois préciser que je suis admiratif du style adopté, mais les avis divergent probablement, en particulier sur ce qui peut être un abus de flou pour les visages et silhouettes des personnages. Cela permet en tout cas à chacun de plaquer les expressions qu’il imagine, là où un dessin précis ne pourrait pas convenir à l’imaginaire de tous en exprimant des émotions trop figées.

La dernière cigarette utilise une des principales forces de la bande dessinée : combiner l’image et le texte et, dans ce cas, ne garder qu’un texte efficace.

 

 

Comment un monologue descriptif peut-il maintenir l’attention du lecteur ?

Une grande part du récit suit le monologue d’un soldat-narrateur. Ce procédé facile peut parfois manquer d’intensité, mais cela n’est pas le cas ici grâce deux ressorts. Le premier consiste à se reposer sur une culture préexistante sur cette période de l’histoire et à utiliser le graphisme pour se contenter d’ouvrir des portes en ne s’attardant que très peu sur chaque point. Le résultat est un tableau dense d’évocation. Le second ressort consiste à distiller dans ces tableaux des éléments cyniques sur des réécritures de l’histoire par les alliés vainqueurs.

 

De la bonne utilisation des coïncidences.

Dans beaucoup de récits, on trouve des coïncidences en grand nombre, qui sont souvent amenées sans aucun effort de justification et qui surtout n’apportent pas grand-chose. Un défaut de ce procédé est que l’on finit par perdre les effets que pourraient apporter certaines de ces coïncidences (à commencer par la surprise). Par exemple, quand deux personnages se retrouvent contre toutes probabilités, l’esprit critique peut être réveillé par les grosses ficelles du scénario, aux dépens des émotions ou du message. Dans le récit proposé par Nikolavitch, les deux protagonistes se croisent à deux reprises, chaque fois contre leurs volontés. Cela apparait ici comme le résultat d’une fatalité digne d’un mythe, dont certains apprécieront l’ironie tandis que d’autres pourront trouver qu’elle s’insère bien dans l’absurdité de la guerre. Par ailleurs, le lien utilisé pour forcer la seconde rencontre, s’il reste une coïncidence de faible probabilité, est loin d’être invraisemblable et, surtout, il apporte une charge symbolique riche sur le dernier tiers du récit.

Un deuxième exemple de coïncidence bien utile permet à un soldat russe de converser avec un allemand russophone pendant la guerre puis avec un américain russophone dans l’après guerre, à une époque où il n’était pas forcément fréquent que deux soldats ennemis puissent se comprendre. Ces brefs échanges bilatéraux entre les trois camps apportent de la matière au récit et, encore une fois, le scénariste se débrouille pour que cela n’apparaisse ni comme une surprise artificielle, ni comme une banalité sans crédibilité.  La justification qu’il offre dans le second cas apporte même matière à penser sur la notion d’ennemi.

Sans qu’il s’agisse vraiment d’une coïncidence, on peut aussi saluer l’utilisation de la cigarette comme point fixe commun à deux scènes qui se font écho, donnant un sens ex-post très fort au titre au récit.

 

Sur la richesse des thèmes évoqués.

Concernant, la guerre, La dernière cigarette aborde des thèmes qu’il est toujours intéressant de revisiter ou même d’effleurer, pour se souvenir comme pour comprendre :

  • La justice des vainqueurs, avec l’un des procès d’anonymes éclipsés dans la mémoire collective par les procès de Nuremberg.
  • La capacité d’un homme conditionné à faire un choix.
  • La proximité avec l’ennemi pour un soldat.
  • Le malheur d’appartenir à un pays en guerre pour un soldat, un peu comme le fait de n’avoir pas choisi ses parents.
  • Le front de l’est de l’Europe et certaines actions perpétrées par les armées du Reich et de l’Union soviétique pendant, respectivement, la fuite et la marche vers Berlin.

 

Pour terminer, une dernière approche : la Description par référence à des œuvres connues.

Il n’est pas question, dans ce paragraphe, de juger si une modeste bande dessinée est digne d’être comparée à l’une ou l’autre des références suivantes. En revanche, il est possible de positionner en quelques mots son contenu par rapport à d’autres œuvres afin de définir les contours de ce que nous offrent Nikolavitch et Botta.

  • De la même manière que Les bienveillantes de Jonathan Littell met en perspective la folie de la guerre et la folie d’individus qui en sont acteurs, cette bande dessinée illustre une vision sans espoir de la guerre et de l’après-guerre par les témoignages de personnages désabusés.
  • L’intensité de la mélancolie et du cynisme rappelle le roman Kaputt de Curzio Malaparte (l’absurde et l’humour en moins).
  • Les passages sur l’armée allemande en déroute rappellent l’atmosphère donnée dans le film La chute (Der Untergang) d’Oliver Hirschbiegel.
  • Contrairement aux personnages-héros du scénario de Stalingrad de Jean-Jacques Annaud, les protagonistes de La dernière cigarette ont des rôles plus anonymes et l’identification n’en est plus forte.

 

Theoden Janssen

TurboMedia : un nouveau paradigme pour la bande dessinée numérique ?

Nouveau, pas vraiment, en réalité. Mon attention a été alertée par le célèbre blog du Monde.fr de Sébastien Naeco, Le comptoir de la BD, dans un récent article. Je vous renvoie d’emblée à cet article, d’autant plus intéressant que Sébastien Naeco est allé interroger ledit Gilles Gipo sur sa vision de la bande dessinée numérique.
Or, ce qui m’a intéressé dans cet article (et dans la réflexion de Gilles Gipo en général) c’est l’introduction d’un terme différent au sein de la bande dessinée numérique, la notion de « TurboMedia ».

Ça ne vous aura pas échappé : la médiatisation accrue de la bande dessinée numérique a commencé et j’ai la sensation que, entre le début et la fin de l’année 2010, le sujet est devenu un passage obligé pour de nombreux médias. L’évolution serait intéressante à suivre, et j’ignore si quelqu’un l’aura fait quelque part, de la transmission médiatique de la BD numérique et la manière dont, en quelques années, se sont forgés les discours à son propos. Son point de départ naturel s’est trouvé être Internet, via des blogs et sites spécialisés tels que ceux de Julien Falgas, Sébastien Naeco, Yannick Lejeune… Sans que le terme « bande dessinée numérique » ne soit systématiquement employé, c’est bien de cette réalité de la bande dessinée en ligne que l’on parlait. Puis, à partir de l’année 2009, des sites de plus grande ampleur commence à en parler avec plus d’attention : Actuabd (dès 2008), Bodoï (dès 2008 à travers les blogs bd), Actualitté, et plus tardivement Du9.org, à qui revient toutefois le mérite de diffuser des articles plus réflexifs que descriptifs sur le sujet, tel celui de Tony sur la bande dessinée interactive (analyse dressée d’après mes piochages effectués sur le mode recherche desdits sites, donc fondamentalement perfectible). La raison principale de ce lancement médiatique en 2009 est la médiatisation de la grogne des auteurs contre les éditeurs sur la question des droits numériques, ainsi que la multiplication de structures éditoriales tout au long de l’année, et jusqu’au début de 2010 qui vit naître Les autres gens et se développer Manolosanctis, deux projets qui générèrent une médiatisation importante. Enfin, en 2010, on a vu fleurir des articles variés dans des revues papier plus (Télérama) ou moins (Livres Hebdo) généralistes. Dans cette revue de presse, Izneo se taille souvent la part du lion, j’y reviendrai. Cette même année 2010, d’ailleurs, l’université d’été du CIBDI d’Angoulême était consacrée au « trans-media / cross-media » sur les croisements entre la bande dessinée et d’autres medias, le numérique en tête. La bombe médiatique était lancée, et le salon du livre 2011 ne pouvait bien évidemment pas faire abstraction de la bande dessinée numérique : des auteurs de bande dessinée étaient conviés pour parler du livre numérique (Thomas Cadène, Fabien Vehlmann, Jean Léturgie, Fabrice Parme), Benoit Berthou et Sébastien Naeco animaient deux tables rondes sur le thème du manga numérique dans la journée de vendredi, et la matinée de lundi était marquée par une suite de conférences sur le thème de la BD numérique organisée par la CIBDI.
Et, dernier événement récent : une revue est apparue, entièrement consacrée à la bande dessinée numérique : BDZ. Elle présente le double avantage d’être elle-même en ligne et de se vouloir « impertinente », prenant le contre-pied du reste du monde médiatique.

Le TurboMedia et son blog

Revenons au blog de Gilles Gipo. TurboMedia, créé en février 2011, est un agrégateur de liens spécialisé dans un type de contenu, le « TurboMedia ». Le site affiche d’emblée le côté novateur du terme puisque le TurboMedia serait « un nouveau medium ». Je vais m’attarder un peu non sur le contenu de ses TurboMedia (pour cela, je vous laisse flâner vous-mêmes sur le site, qui apporte d’excellents liens : voir en particulier les blogs de Balak et de Malec, ou enfin le dernier opus de l’ingénieux Fred Boot, Cocteau Pussy.
La description qui est donnée du TurboMedia dans le bandeau-titre signale d’emblée le caractère hybride de son contenu, faisant écho au fameux « trans-média / cross-média » du CIBDI : « Des récits-dessinés-diapo, pour web et mobiles, à mi chemin entre : BD, cartoon et diaporama ». L’hybridation concerne deux caractéristiques du TurboMedia : son mode de lecture, et son appartenance à une catégorie médiatique. Concernant le mode de lecture, il se lit en ligne ou sur un support mobile (on pense d’abord au smartphone), l’un n’empêchant pas l’autre, on le devine. L’hybridation devient plus audacieuse quand il s’agit de catégoriser le TurboMedia par rapport à d’autres media puisqu’il est « à mi chemin entre : BD, cartoon et diaporama ». Le plus simple me semble de retenir les premiers termes employés, qui résument les trois aspects du TurboMedia selon Gipo : un récit (quel type de discours), dessiné (quel technique) en diaporama (quelle modalité de lecture). Le TurboMedia se veut donc l’appropriation d’une technique de défilement d’images par des dessinateurs qui vont créer des récits sous la forme du diaporama, avec cette idée que le lecteur doit cliquer pour accéder à l’image suivante. Il génère en quelque sorte lui-même le déroulement de l’histoire. L’idée paraît simple, mais elle permet en réalité une grande diversité d’oeuvres et d’images.

Pour comprendre le TurboMedia, il faut aussi revenir un peu sur son histoire, pas si récente. Gipo le fait dans les premiers posts de son blog, et je me contente ici de reprendre ses mots. L’origine du TurboMedia vient du forum Catsuka.com : il réunit des dessinateurs de films d’animation, et on voit comment le TurboMedia est le fruit de spécialistes de l’animation, non de dessinateurs « d’images fixes ». C’est sur Catsuka que le terme apparaît en 2009, propulsé par Balak qui va d’une part créer les premiers TurboMedia « officiels », et d’autre part recenser d’autres projets semblables. D’autres dessinateurs s’en emparent alors, parmi lesquels Malec qui commence en 2010 la première publication régulière en TurboMedia. Le forum Catsuka reste aussi un lieu d’expérimentation important, de même que le site de partage DeviantArt. A partir des premières créations de Balak, utilisant la technologie Flash, ses collègues expérimentent à tout va en essayant de diversifier l’objet soit sur le plan technique (autre chose que flash), narratif (quels propos ?) ou simplement au niveau de l’inspiration graphique. L’enjeu est de se saisir de cet objet qu’est le TurboMedia, qui se définit d’abord par des caractéristiques techniques, pour le remplir d’images nouvelles et inédites.

L’enjeu terminologique à l’heure d’Izneo
Si j’insiste autant sur des questions de terminologie, c’est que, à mes yeux, elles ont leur importance, et d’autant plus à une période où le terme de « Bande dessinée numérique » tend à se faire coloniser par les gros sabots d’Izneo, la plate-forme de diffusion de bande dessinée en ligne du groupe éditorial Medias Participations. Réfléchir sur le nom, c’est savoir comment on va appeler, interpréter et catégoriser dans l’esprit de tous le nouveau media qui est en train de naître et qui nous permet de lire des récits en images sur Internet. De la même façon, jusqu’aux années 1960, le terme « bande dessinée » se partageait l’affiche avec ceux de « récits en images », de « dessin d’humour » ou de « comics ».
Certes, dans ces pages, j’utilise sans guère de précaution le terme de « bande dessinée numérique », plus par facilité et habitude qu’autre chose. J’avais déjà, au début du blog, tenté de distinguer « webcomics » et « blogs bd » pour éviter que toute publication de bande dessinée en ligne ne soit assimilé à un blog bd dont la vogue semble se dégonfler doucement. Nous sommes toutefois dans un moment d’entre-deux où les termes et les représentations se construisent, s’édifient doucement selon l’activisme des différents acteurs.

Alors quid du TurboMedia ? D’abord, pas question de confondre « bande dessinée numérique » et « TurboMedia » : dans sa définition, le TurboMedia implique un mode de lecture spécifique (le diaporama contrôlé par le lecteur) qu’il est loin de partager avec tout ce qui se fait en terme de BD en ligne. A la limite serait-il une modalité de la BD en ligne, et encore, cette idée ne me plaît pas complètement et, je pense, ne reflète pas la pensée des inventeurs du TurboMedia dont le but est justement de détacher la production de récits en images sur support numérique du tropisme envahissant de la bande dessinée. Il est intéressant de constater que l’initiative de « renommer » le media vienne de professionnels de l’animation comme Balak : c’est une manière de rappeler 1. que la BD n’est pas le seul media qui utilise des dessins pour raconter une histoire 2. que l’apport esthétique de l’animation pourrait être une valeur ajoutée évidente pour les créateurs en ligne. Car le format diaporama n’est pas là juste pour faire joli : il implique une nouvelle manière de dessiner qui est relativement proche des méthodes d’animation graphique où le spectateur ne peut envisager qu’une seule image à la fois (et non toute une page comme dans une bande dessinée). Le constat est simple : face à une technique nouvelle, il faut oser parler d’un media nouveau, ce qui passe sans doute par l’invention d’un nom entièrement nouveau.

Julien Falgas avait publié sur son blog une étude sur les termes employés pour parler de bande dessinée numérique dans la presse (il utilise pour ses relevés la base en ligne d’articles de presse Factiva) : en 2009, il remarquait la bonne santé du terme « bd en ligne », à égalité avec « bd numérique », tandis que « blog bd », surtout utilisé en 2007 tendait à être moins employé. D’autre part, il soulignait combien, pour lui, le terme « bd numérique » est une construction marketing lié au développement des albums numérisés. L’étude 2010, outre une expansion démesurée de la médiatisation, montre à quel point le terme de « bd numérique » gagne du terrain par rapport à « bd en ligne » dont l’emploi, en valeurs absolues, stagne. En d’autres termes, l’hypermédiatisation est corrélée à l’utilisation d’un vocable, celui de « bd numérique », adopté par la presse.
Je relie directement ce phénomène à l’arrivée d’Izneo et à l’emballement médiatique qui a suivi, porté à la fois positivement par un service marketing sans doute conséquent, et négativement augmenté par la grogne des auteurs (voire plus haut). En effet, Julien Falgas n’avait sans doute pas tort de souligner la logique marketing sous-jacente dans le terme « BD numérique ». Dans le cas d’Izneo, l’objectif semble clair : identifier la bd numérique et leurs produits qui sont des bandes dessinées numériques « homothétiques », c’est-à-dire des albums papier mis en ligne et accompagnés d’une interface de navigation spécifique dans la page. Que ce soit clair : ils n’inventent rien mais utilisent l’expérience emmagasinée avant eux par d’autres éditeurs comme AveComics, Digibdi ou Foolstrip, par exemple. La différence tient à la médiatisation qui en est fait (en particulier en dehors de la seule sphère des amateurs de bande dessinée) et au peu d’intérêt porté par Izneo sur la création numérique « native ».
Il n’est donc pas innocent que le terme de TurboMedia rejaillisse maintenant. Dès 2009, Balak avait conçu ce terme comme une réponse à l’apparition de la « BD scannée au parcours scénarisé » d’AveComics (si je ne me trompe pas sur l’éditeur visé par les propos de Balak). La place médiatique prise par Izneo mérite en effet de poser la question terminologique.
Jouons un peu les prophètes. Deux positions se mettent en place au début de la chaîne. D’un côté, pour ce groupe d’éditeurs papier intéressés par le profit qui peut émerger du public en ligne, la bande dessinée numérique est un terme idéal pour désigner une bande dessinée « numérisée », le glissement de l’un à l’autre étant facile. De l’autre côté, des dessinateurs en ligne, complètement affranchis du papier (ne l’ayant même généralement jamais considéré) incluent dans leur démarche expérimentale le fait de réflechir au nom que peut porter le media nouveau qui naît de la rencontre de plusieurs médias (bande dessinée, animation dessinée, outils numériques) : TurboMedia pour Balak et Gipo, bande dessinée interactive pour Tony, webcomics pour Julien Falgas. Dans ce dernier cas, les termes de « BD numérique » ou « BD en ligne » sont vécues comme trop restrictifs et impropres à définir les aspects et les expériences les plus novatrices de ce media, celles qui s’écartent le plus des habitudes de lectures et de consommation de la bande dessinée. On aurait donc d’un côté le terme « BD numérique » qui désignerait prioritairement la bande dessinée papier numérisée, et une diversité de termes, dont TurboMedia, qui désigneraient la création native originale. Les choses ne sont bien sûr pas si claires que ça, et il faudrait aussi considérer les propos intéressants de certains auteurs issus du papier (Fabien Vehlmann, Fabrice Parme, Thomas Cadène, Lewis Trondheim), qui ne sont pas dans ce débat sur la manière d’appeler le media (débat qui semble bien éloigné de considérations économiques et juridiques, tout aussi pertinentes). Tout de même, il me semble que, par rapport aux années précédentes où les enjeux numériques et web intéressaient encore peu le monde de la BD papier, une tension grandit entre deux conceptions de la bande dessinée en ligne, tension dont la question terminologique est un des marqueurs.

Dans le débat TurboMedia contre Bd numérique, je n’arrive pas franchement à me faire un avis : bande dessinée numérique présente l’avantage de s’ancrer dans un univers culturel préexistant qui lui donne un début d’identité. Le terme me semble pouvoir fédérer un ensemble d’oeuvres déjà conséquent. Il appauvrit aussi l’effet de nouveauté qui pourrait donner du souffle au media dans son volet purement créatif et natif. En revanche, j’espère que le terme de TurboMedia pourra être promu à un bel avenir. A suivre, donc, comme toujours quand on parle de bande dessinée numérique.

(3) Festivals de BD et développement des expositions (années 1970)

Avec toutes ces sorties et ces articles sur la bande dessinée numérique, j’en viendrais presque à oublier la série en cours sur ce blog. Mais si rappelez-vous : voilà quelques semaines que je m’interroge sur les différentes manières d’exposer la bande dessinée au fil du temps. Après un bref aperçu des premières tentatives d’exposition par les artistes eux-mêmes dans la première moitié du siècle, après une présentation de la fameuse exposition « Bande dessinée et figuration narrative » de 1967, je vais cette fois évoquer l’apparition des premiers festivals de bande dessinée et le rôle de ces derniers dans la généralisation de la mise en exposition de la bande dessinée.

Du fandom au festival de fans

Le précédent article nous avait permis de voir comment une partie spécifique du petit monde de la bande dessinée s’était emparé de la question de l’exposition : le « fandom », c’est-à-dire la communauté d’amateurs désireux de légitimer cet art « injustement méconnu », pour reprendre une formule à la mode. Plus spécifiquement dans le cas de l’expo 67, les fans en question étaient des nostalgiques dont l’un des buts étaient de présenter leurs lectures enfantines, d’en montrer (et de démontrer) au plus large public la valeur. La domination des « nostalgiques » est toutefois une phénomène davantage présent dans les années 1960 et la décennie suivante voit la diversification du fandom, avec en particulier un véritable intérêt porté à l’égard de la production contemporaine plutôt que passée. Ce tournant se produit autour de 1970 avec la multiplication de revues publiées par des amateurs (non-auteurs, non-éditeurs) : Schroumpf de Jacques Glénat (1969), Haga (1972), pour citer les deux plus connues en France. Ils sont le plus souvent l’oeuvre de structures associatives de lecteurs de bande dessinée, de collectionneurs ou de libraires spécialisés (ainsi la célèbre librairie Futuropolis possède sa propre publication au début des années 1970) qui cherchent moins à publier de la bande dessinée qu’à construire autour d’elle un discours, et la faire mieux connaître. C’est la grande époque des fanzines et revues d’étude et d’information, qui coïncide avec le développement d’une nouvelle presse de bande dessinée pour adultes (Métal Hurlant, Fluide Glacial, L’Echo des savanes). Beaucoup de ces fanzines sont inspirés par de grands ancêtres comme Rantanplan en Belgique et Phénix en France qui, bien que nés pendant la vague nostalgique, ont su s’en détacher en partie.

Dans ce contexte de multiplication des revues d’étude se produit également un renouvellement des moyens d’expression du fandom, tant interne (les fans parlent aux fans) qu’externes (les fans parlent à des non-fans). C’est tout au long des années 1970 et 1980, que le festival va s’imposer en France comme un moyen d’expression privilégié des associations bédéphiliques, à côté des réunions, conférences, revues, rééditions, expositions. Il est souvent le fait d’associations implantés localement et colore pour longtemps des politiques culturelles régionales. Sur le plan chronologique, le modèle européen des festivals de bande dessinée est celui de Bordighera en 1965 (qui se déplace ensuite à Lucca). S’il se déroule en Italie, il n’en est pas moins un produit du fandom français puisque les membres du CELEG font partie du comité d’organisation. Pour la France, il faut attendre les années 1970 pour que les premiers festival apparaissent : tout d’abord en 1973 à Toulouse, sous l’impulsion de l’association des Amis de la bande dessinée, puis en 1974 à Angoulême, grâce aux membres de la SOCERLID. Le troisième festival de la décennie sera celui de Chambéry, fondé en 1977 par l’association Chambéry-BD. Il ne faut pas oublier non plus que dès 1962 se tient à Epinal un festival de l’Image au musée de l’Imagerie, qui existe encore, et qui accueille à l’occasion de la bande dessinée. Il ne s’agit pas dans ce dernier cas d’un festival du fandom bédéphilique, toutefois.
Un mot sur la bédéphilie des années 1970 : même s’il ne faut pas perdre de vue qu’elle est diverse, certaines de ses caractéristiques, ou plutôt des caractéristiques de son discours sur la bande dessinée, ont pu être critiquées a posteriori. Nous reprenons ici une analyse de Charles Ameline pour du9.org. Cette bédéphilie porte d’abord en elle une partie des stigmates laissés par la première génération des « nostalgiques ». Il faut d’abord leur faire crédit d’une érudition qui va de pair avec le goût pour la collection et « l’encyclopédisme », cette manie de compiler, de classer, d’énumérer, de ranger, de s’interesser aux faits plutôt que d’aborder la bande dessinée de façon globale et théorique. Mais le fait le plus durable est sans doute l’héritage du militantisme de la légitimation, qui conduit les fans à adopter un discours volontairement non-critique, laudatif et lissant à l’égard de la bande dessinée. Le « discours fanique » mythifie des périodes (durant les années 1970 se construit la légende d’une toute-puissance de la bande dessinée belge dans l’après-guerre), des auteurs plus que des oeuvres. Dans la mesure où aucun autre discours (universitaire, institutionnel, par les auteurs eux-mêmes), n’émerge, le discours fanique domine largement le paysage critique de la bande dessinée. Il est susceptible d’influencer le contenu des expositions, comme je vais essayer de le montrer.

Le festival comme moyen privilégié du fandom ?
La notion de festival n’est-elle pas pleinement adaptée à cette conception dominante de la bande dessinée ? Il s’agit bien de « célébrer » la bande dessinée, dans une « fête » (pour reprendre l’étymologie du mot) fédératrice. A bien des égards, il me semble que le festival est, pour les fans, l’occasion de rassembler, dans une unité de temps et de lieu, l’ensemble des évènements et expérience jusque là disséminés dans le temps et l’espace pour faire parler de la bande dessinée : espaces de vente (librairies), conférences, expositions, rencontre avec les auteurs, remise de prix (les fans s’étant adjugés un rôle de découvreurs de talents jeunes ou étrangers) ; avec un double objectif ambitieux de rassembler les fans de bande dessinée et d’attirer des non-fans vers la bande dessinée. Peut-être peut-on le voir aussi comme une adaptation d’autres manifestations du même type, bien plus anciennes, comme le Salon de l’automobile (1898) ou le Salon du Bourget pour l’aéronautique (1909) : des évènements qui sont à la fois des espaces de vente géants et des espaces d’information grandeur nature.
En cela, le « festival » est un objet bien plus complexe que les méthodes employées jusqu’ici par le fandom, car multiforme : il demande davantage d’organisation, et souvent le soutien des mairies des villes concernées. L’exposition y est un objet parmi d’autres, et l’influence de la partie commerciale sur l’exposition informative n’est pas négligeable.

Quelles expositions dans ces premiers festivals ?
Pour évaluer la place des expositions dans les premiers festivals, je vais d’abord détailler les contenus des manifestations de Toulouse (1973 et 1974) et Angoulême (1974 et 1975).
A Toulouse, l’évènement organisé du 27 mai au 4 juin par les Amis de la bande dessinée comprend une grande exposition intitulée « Des incunables à Zig et Puce » par André Daussin, qui se tient à la bibliothèque municipale. Outre cet évènement isolé, le festival de Toulouse est conçu comme une « exposition-vente-échange », le terme d’exposition étant ici interprété au sens le plus large possible de présentation de stands d’éditeurs et d’associations bédéphiliques. Enfin, deux plus petites expositions ont lieu parallèlement : un panorama des illustrés français d’après-guerre et une exposition des planches originales des Six voyages de Lone Sloane de Philippe Druillet (Dargaud, 1972). La presse, reprenant sans doute un dossier de presse, nous renseigne sur le contenu de la grande exposition-panorama « Des incunables à Zig et Puce », ainsi, La Dépêche du Midi : « A la bibliothèque nationale [probable erreur pour « municipale »] une exposition ravira les amateurs : des éditions rares de Rodolphe Töpffer, Benjamin Rabier, Christophe, etc, voisineront avec l’oeuvre d’Alain Saint-Ogan. ». Lors de l’édition 1974, les expositions se multiplient, dans divers espaces culturels de la ville : « La bande dessinée dans la presse quotidienne française », « L’aviation dans la bande dessinée », « Les dessinateurs français de western d’après-guerre » et enfin une retrospective de l’oeuvre de Pellos, et une, plus modeste visiblement, sur Jean Ache.
Le premier salon d’Angoulême en 1974, oeuvre du SFBD, associé à d’autres groupements internationaux, est l’occasion de poursuivre la politique d’expositions de cette association dont les membres étaient à l’origine de l’expo 67. Ainsi Pierre Couperie, l’historien du groupe, monte-t-il une exposition intitulée « L’esthétique du noir et blanc dans la bande dessinée », au musée d’Angoulême. Il s’agit, d’après le programme, de la seule exposition. Ce déficit par rapport au festival de Toulouse sera comblée l’année suivante lors de l’édition 1975 puisque, outre « le noir et blanc dans la bande dessinée » qui est reprise dans une variante intitulée « les hachures », on trouve trois autres expositions : au musée, « Histoire de la bande dessinée, classements par courants », de Pierre Pascal et Pierre François, accompagnée d’une projection de diapositives ; au théâtre, une exposition organisée par le spécialiste espagnol du cinéma Luis Gasca sur « Les 100 visages de Frankenstein », et une exposition de bandes dessinées réalisées par les enfants des écoles.

Une grande partie de ces expositions reprennent des partis pris théoriques et des obsessions esthétiques du fandom des années 1960, se basant sur un existant, certes encore limité, en matière d’exposition de bande dessinée. Tout d’abord, il y a de part et d’autre une volonté de dresser des panoramas historiques de la bande dessinée. Deux visions s’affrontent : celle de Toulouse, qui intègre plus largement la bande dessinée à l’histoire de l’imagerie imprimée en utilisant pour cela les collections de la bibliothèque (manuscrit, ouvrages du fonds ancien, incunables, presse illustrée du XIXe) et celle d’Angoulême, qui semble davantage fidèle à la logique de classements propre à l’encyclopédisme de la SOCERLID (qui est en train de travailler à une encyclopédie de la bande dessinée à la mêm date). Dans les deux cas demeure l’idée d’investir des institutions de la culture officielle (bibliothèque et musée), comme cela avait été le cas lors de l’expo « Bande dessinée et Figuration narrative » au musée des arts décoratifs. Ensuite, certaines obsessions des revues d’études des années 1960 sont présentes, comme « l’esthétique du noir et blanc » et « l’aviation » et « le western », approches thématiques maintes fois étudiées. Enfin, les thèmes de ces expositions, à l’exception de celle sur Druillet, sont très axés vers une approche historique du medium qu’il est facile de relier au phénomène de constitution d’un marché de l’édition ancienne et d’un « collectionnisme » souvent nostalgique. Les noms de Saint-Ogan (né en 1895), Pellos (né en 1900), Jean Ache (né en 1923) sont bien ceux d’auteurs qui ont commencé leur carrière dans la première moitié du siècle, et dont la notoriété date d’avant 1970.
En revanche, on va trouver du côté de Toulouse quelques nouveautés dans le choix des thèmes d’exposition. Je remarque d’abord le lien à l’actualité éditoriale, avec l’exposition d’originaux des Six voyages de Lone Sloane de Philippe Druillet dont l’album est paru en 1972 chez Dargaud. Cette idée d’exposer des originaux d’un album (ou d’une réédition) qui fait l’actualité fait partie de celles qui connaîtront un grand succès lors des festivals suivants, car elle mêle l’impact commercial et l’intérêt du collectionneur pour l’objet rare et, à la rigueur, l’analyse scientifique de la génèse de l’oeuvre. C’est aussi à Toulouse que l’on va trouver des expositions consacrées à un auteur en particulier : Saint-Ogan, Pellos et Jean Ache, donc. Enfin, comme l’a démontré l’évocation de ces trois noms, Toulouse se démarque d’Angoulême par son intérêt porté à l’égard du domaine strictement français (dans les expositions : « Les dessinateurs français de western d’après-guerre », « panorama des illustrés français d’après-guerre » et « La bande dessinée dans la presse quotidienne française »), là où la bédéphilie des années 1960, dont la SOCERLID, préférait mettre en avant des auteurs américains. Dans les deux expositions « panorama des illustrés français d’après-guerre » et « La bande dessinée dans la presse quotidienne française », je souligne aussi le choix de traiter du support comme élément thématique, démarche plutôt absente des études critiques précédentes. Il correspond aussi aux attentes du public des collectionneurs de domaines spécialisés.

Bien sûr, il m’est impossible de décrire le détail de ces quelques expositions, dont le contenu m’est connu grâce aux cahiers d’Alain Saint-Ogan numérisés par la CIBDI (cahiers 79 et 80 reprennent les programmes respectifs des deux festivals). Dans cette mesure, je ne m’avancerai évidemment pas sur la qualité des expositions, sur la pertinence des documents exposés et les choix scénographiques. Je vais donc me contenter de quatre conclusions pour achever cet article, en attendant des études plus fouillées :
1.Par l’intermédiaire des festivals, le fandom s’approprie pleinement la notion d’exposition de bande dessinée en les multipliant, mais sur une durée plus réduite et avec la garantie d’un public présent. Par les festivals, on assiste à une forme de généralisation des expositions de bande dessinée. L’ambiguité de la bande dessinée comme objet d’exposition demeure toutefois en partie car elle est circonscrite dans le temps et l’espace, et destinée et organisée par une communauté de fans.
2.L’exposition « Bande dessinée et Figuration narrative » de 1967 semble avoir perdu sa valeur d’étalon dans la mesure où, tout particulièrement à Toulouse où les organisateurs sont différents, d’autres choix sont faits quant aux thèmes (abandon du seul « panorama », du tropisme américain, et des obsessions de la première génération de fans), tout en conservant une ambition historique très marquée, presque « archéologique ». D’autre part, l’original tend à devenir un critère dominant, en même temps que le phénomène de la collection et du marché de l’ancien.
3.La proximité des stands commerciaux commencent à avoir un effet sur la tenue des expositions dont certains, en l’occurence celle du Lone Sloane, acquièrent une valeur promotionnelle.
4.Par la suite, les festivals de bande dessinée vont intégrer des scénographies de plus en plus variées, et les réflexions portées ici valent surtout pour les premières manifestations. J’aurais sûrement l’occasion d’y revenir dans les articles suivants.