Avril 2016 en numérique : la tournée mensuelle de Phylacterium

Ce mois-ci, côté numérique, on picore sur Phylacterium : plein de petites news, un focus sur la réalité virtuelle en réponse à un article de BDZ Mag, et des tas d’oeuvres à lire. En mai, fait ce qu’il te plaît…

La revue du mois : achats et accès aux livres numériques, remise de prix et adaptation Turbomédiatique

On commence la revue du mois par l’actualité d’Izneo. Si j’étais mauvaise langue, je dirais que leur service de comm fait tout pour qu’il y ait une actualité tous les mois, même à l’importance limitée. Ce mois-ci, la nouvelle est liée à l’abonnement Izneo pour les bibliothèques. Souvenez-vous : jusqu’à présent, les abonnements de bandes dessinées numériques pour bibliothèques publiques étaient très limités puisqu’ils ne permettaient qu’une lecture « dans les murs » (et encore, avec des quotas). Tout ça, vous l’aurez deviné, par crainte du méchant « piratage. Il semblerait que les choses évoluent avec l’annonce d’un abonnement dit « premium » (sic) qui permettrait, tenez-vous bien… la lecture nomade ! Un lecteur pourrait emprunter une bande dessinée numérique dans sa bibliothèque et la lire chez lui. Ironie mise à part, les mentalités des éditeurs évoluent… lentement… dans le bon sens, celui de la diffusion…

Pour être honnête, une autre nouvelle concernant Izneo pourrait expliquer cette libéralité inédite, et cette fois on ne peut pas dire que la comm de l’entreprise ait vraiment été maîtrisée. Actualitté a révélé que, lors d’une audition de la Commission Européenne sur la notion de « licence globale » pour la rémunération des oeuvres numériques, le député Hervé Gaymard, par ailleurs membre du Conseil d’Administration de Dargaud, a laissé entendre qu’Izneo n’était « pas un franc succès ». D’où peut-être, face à l’insuccès, l’idée d’élargir le public en se servant des bibliothèques comme « caisse de résonance ». Au-delà de l’anecdote amusante et un peu ridicule pour Izneo, ce que révèle cette sortie est la difficulté d’avoir des informations sur la diffusion de la bande dessinée numérisée. Autant on peut avoir accès à des chiffres de tirages pour l’imprimé, autant les chiffres des plateformes numériques restent secrets (hors nombre de titres). Même le rapport Ratier n’arrive pas à avoir des statistiques… Pourtant, après plus de cinq ans d’expérimentations, il serait vraiment intéressant de savoir où en est, économiquement parlant, l’offre légale de bande dessinée numérique… Si certains de mes lecteurs ont des pistes…

Je reste brièvement dans le domaine de l’offre numérisée avec une annonce légale cette fois, via le toujours bien informé Aldus : nos sénateurs sont en train de légiférer sur la question de la territorialité de la lecture numérique. Est-ce normal de ne pas pouvoir lire des livres numériques sur des plateformes françaises quand on est à l’étranger ? A travers un amendement à la loi sur le prix unique du livre numérique, les dispositifs de territorialité seraient rendu illégaux. Bon… Cela ne concerne encore que l’offre numérisée et le livre dit « homothétique ».

 

Alors venons-en à la création, maintenant, pour évoquer la remise de différents prix. Dans un récent article sur les Eisner Awards je déplorais l’absence de prix de la bande dessinée numérique en France. Heureusement, les américains sont là pour récompenser nos créateurs français.

Par exemple le pure player international Slate remet tous les ans, en association avec le Center for Cartoon Studies, les Cartoonist Studio Prizes… et dispose naturellement d’une catégorie webcomic. Et cette année, c’est notre Boulet national qui a remporté le prix !. Une reconnaissance mérité pour ce stakhanoviste du blog bd à la française qu’il incarne depuis plus de dix ans. Le jury a récompensé « his characteristically witty and madcap comic » (sa bande dessinée si spirituelle et délirante) I want to believe, qui va paraître dans une anthologie. Pour rappel, le blog de Boulet existe depuis quelques années en version anglaise, d’ou sa présence dans ce concours aux côté de sommités du webcomic dont l’excellent Perry Bible Fellowship.

Vous voulez un autre exemple ? Les Webby Awards sont des prix remis depuis 1996 par l’International Academy of Digital Arts and Sciences pour récompensé les créations et initiatives du Web. Cette année, dans la catégorie « meilleure application de divertissement », l’excellente bande dessinée numérique de Marietta Rien Phallaina était nominée. Alors certes, elle n’a pas eu le prix face à l’application Marvel. Mais, pour une création indépendante, cette nomination est déjà une belle réussite qui prouve que nos créateurs français ont de la ressource côté création numérique, quand on veut bien les reconnaître !

 

Une petite dernière actu : j’évoquais dans mon précédent article l’excellente adaptation en Turbomedia de la bande dessinée papier Tortuga. La plateforme Les auteurs numériques a eu la bonne idée de présenter un tutoriel en plusieurs parties pour donner quelques astuces sur comment transformer une bande dessinée papier en Turbomedia. Ce type d’initiative est précieuse car elle fait office de théorisation en direct de nouvelles pratiques et d’une nouvelle esthétique de création.

 

L’enjeu du mois : VR

A la fin du mois de mars, BDZMag proposait une réflexion sur l’application de la réalité virtuelle à la bande dessinée. Comme le rappelait l’auteur, il s’agit là d’un sujet encore très peu exploré… C’est donc un enjeu du mois un peu hors de l’actualité que je vous propose.

D’abord, en quelques mots, qu’est-ce que la réalité virtuelle (ou virtual reality, VR) ? C’est un type de perception d’une création qui, par l’intermédiaire d’une simulation informatique, cherche à donner l’illusion qu’une représentation donnée est réelle. La réalité virtuelle fonctionne par immersion du lecteur/spectateur et par des jeux d’illusions sensorielles : représentation en trois dimensions, interfaces tactiles ou sonores… etc. Les simulateurs de réalité virtuelles existent depuis les années 1990, que ce soit pour des applications professionnelles (simulateur de conduite, médecine…) ou en art numérique (voir par exemple le travail de Maurice Benayoun). En revanche, les applications grand public de la VR sont encore très peu nombreuses : elles ont commencé à pointer le bout de leur nez ces dernières années via l’industrie culturelle du jeu vidéo ; des casques de réalité virtuelle (Oculus Rift, PlayStation VR) ont été mis en vente pour favoriser l’immersion dans des univers virtuel. Il faut savoir que Google propose un « Google Cardboard », casque de réalité virtuelle à bas prix puisqu’il est en carton et à monter soi-même (ce qui interroge sur les tarifs de 500 ou 600 euros des autres modèles).

La piste est donc pour l’instant principalement exploitée pour le jeu vidéo. Dans son article, BDZMag donne quelques exemples de réalisations pour la bande dessinée. On trouve en gros deux tendances (aux Etats-Unis uniquement) : soit des dispositifs recréant l’acte matériel de lecture (mais dans des environnements inhabituels, dans l’espace par exemple), soit des interfaces en trois dimensions recréant de la profondeur dans des cases de bande dessinée.

Personnellement, ces quelques exemples de réalisations actuelles ne me semblent pas vraiment palpitantes. On reste encore sur de l’adaptation de bandes dessinées papier que l’on essaye de rendre faussement « interactives » par des effets visuels qui touchent beaucoup au gadget et n’essayent pas vraiment de penser autrement la création. Par ailleurs, la VR telle qu’elle existe actuellement pose des questions de compatibilité et de standardisation : on le voit dans le jeu vidéo, seuls quelques jeux ont pu être « adaptés » pour être compatibles avec ces nouvelles interfaces. Mais dans les faits il n’y a pas de marché autre qu’expérimental. Pour donner à voir une oeuvre en réalité virtuelle, il faut soit en créer deux différentes, soit créer uniquement pour une interface VR. Dans les deux cas, ce n’est pas viable économiquement. On se retrouve un peu dans le cas des films en 3D qui ne peuvent être projetés que dans certaines salles ayant acquis un équipement onéreux : à ces conditions, un usage courant peut difficilement décoller.

En revanche, il me semble qu’il y a un vrai potentiel esthétique à s’intéresser à la réalité virtuelle pour la bande dessinée. Et, dans les faits, plusieurs expériences ont déjà été tenté. Un exemple : la « réalité augmentée », cousine de la « réalité virtuelle » qui consiste à intégrer des interfaces numériques sur des objets analogiques pour dresser des ponts entre réel et fiction. A un niveau minimal, cela peut consister à accéder via un album papier à des contenus numériques complémentaires, plus ou moins complexes. En la matière plusieurs essais tout à fait réussis ont eu lieu ces dernières années : Mediaentity de Simon et Emilie, La Douce de Peeters et Schuiten, Melvile de Samuel Beauclair. Et franchement, on aurait tort d’y voir systématiquement un gadget : l’enjeu est à chaque fois de donner à voir un univers derrière l’album, et de favoriser l’immersion du lecteur par des dispositifs numériques.

Pour moi, c’est bien cette piste de l’immersion qui fait que la VR peut être pleine de promesses pour la bande dessinée numérique. On le voit dans plusieurs créations récentes (The Boat, Phallaina), le travail sur l’immersion, en tant que dispositif permettant d’améliorer l’entrée du lecteur dans le récit, d’améliorer la « suspension d’incrédulité » face à la fiction, fait partie des domaines où le numérique, parce qu’il fonctionne grâce à des interfaces sensorielles hommes-machines, a toute sa place. Et c’est relativement nouveau comme expérience de lecture.

Sur ce sujet il faut suivre l’avancée du projet S.E.N.S. annoncé en février dernier et produit sous l’égide d’arte : il s’agit d’une adaptation en jeu vidéo de réalité virtuelle d’une bande dessinée du même nom de Marc-Antoine Mathieu. Alors bien sûr on s’éloigne largement de la bande dessinée « traditionnelle »… Mais à ce stade, quelle importance ? Ce qui est intéressant, c’est avant tout la création et le récit graphique, et sa capacité à stimuler notre esprit ! On en reparle sur Phylacterium dès qu’il y a du nouveau…

L’oeuvre du mois : un bouquet d’oeuvres à lire en ligne

Côté oeuvre du mois, je change un peu de formule pour ce mois-ci en raison d’une abondance d’oeuvres passionnantes que je ne voulais pas départager. Plutôt qu’une oeuvre principale et des « à lire aussi », vous avez donc droit à une liste de lecture exhaustive, et pour tous les goûts.

Décidément, ça n’arrête plus… Une véritable épidémie… Encore deux nouveaux blogs bd sur lemonde.fr ! Il y a d’abord le dessinateur de presse Voutch qui propose des strips verticaux où il fait parler des objets de tous les jours. Il est suivi de près par Boucq, auteur de bande dessinée et grand prix du FIBD, qui met en scène son personnage fétiche de Jérôme Moucherot dans Jungleries. Tous deux livrent des dessins d’humour en lien avec l’actualité. Un peu trop traditionnels à mon goût, ces deux nouveaux blogs n’ont pas l’admirable cohérence thématique de celui de Fabrice Erre, par exemple. Mais comme le rappelle Anaïs Aubert, la communauté des blogs bd du monde.fr est maintenant un vrai petit village.

 

Une initiative à saluer dans le domaine de la vulgarisation scientifique, et dans la lignée de projets comme Infiltrée chez les physiciens d’Heloïse Chichois : l’Union Européenne lance un portail « ERC Comics » pour mettre en avant les projets financés sur fonds européens (European Research Council) à travers des bandes dessinées. Le premier webcomic pilote, Max Order, a commencé sa diffusion feuilletonnesque ce mois-ci, et de nombreux autres vont paraître au fil de l’année sur la plateforme. Et, pour ce projet pilote, la collaboration entre le chercheur en intelligence artificielle François Pachet la dessinatrice italienne Fiammetta Ghedini est prometteuse : ce n’est pas une simple vulgarisation scientifique, mais plutôt un vrai récit à suivre illustrant un thème scientifique, en l’occurrence la création artistique assistée par ordinateur. Pour les autres oeuvres, il faudra attendre septembre… On en reparle !

 

Ceux qui suivent régulièrement Phylacterium connaissent Tony, un des pionniers de la branche interactive et expérimentale de la bande dessinée numérique contemporaine, et dont les créations sont toujours des oeuvres singulières et inventives. Il revient ce mois-ci avec Les monstres d’Amphitrite, un conte où l’on retrouve l’un de ses thèmes favoris, le destin implacable. L’incursion inédite dans la mythologie grecque permet de donner une dimension supplémentaire à son travail, moins théorique sans doute, et plus imaginative. On appréciera (ou non selon les goûts) la tentative d’imaginer un nouveau mode de lecture numérique du gaufrier traditionnel où la case à cliquer « clignote ». Je ne suis pas toujours convaincu du résultat, même si dans certaines séquences ce dispositif se marie très bien à l’intrigue.

 

J’évoquais les auteurs numériques et la question de l’adaptation d’oeuvres papier au format numérique. On se penchera sur la bande-annonce numérique de l’album Ozville de Coel et Saber qui s’avère être une bonne réussite, et confirme la place de la plateforme Les auteurs numériques dans la création originale (je l’ai déjà dit plus haut, je crois).

 

Je n’en avais parlé qu’en passant le mois dernier, mais le projet Le secret des cailloux qui brillent devient de semaine en semaine de plus en plus réjouissant. Lancé par un collectif d’auteurs, ce webcomic à suivre raconte les aventures fantastiques de Grut, soldate dans une univers de fantasy qui acquière subitement des pouvoirs et va se plonger dans un monde plein de magie. Chaque épisode est dessiné par un auteur différent. ça ne paie pas de mine, mais c’est vraiment réjouissant à la fois par l’histoire enchanteuse et l’utilisation subtile des outils numériques ; et pour moi un rendez-vous incontournable.

 

Je terminerais par l’évocation de trois oeuvres des bonnes vieilles plateformes d’auto-publication que sont Grandpapier.org et Webcomics.fr sur lesquelles on trouve régulièrement des perles.

Il faut aller voir Belgique, août 14 d’Antoine Houcke, une histoire en quelques pages qui retrace l’errance d’un soldat pendant la Grande Guerre. C’est court, mais beau et délicat, tout en aquarelles douces pour traiter d’un sujet difficile. Je regrette presque qu’un meilleur dispositif de lecture numérique que la succession de planches n’existe pas.

Dans un tout autre registre, L’usine à femmes de Madet est une fable réjouissante, gentiment pornographique, sur les expériences sexuelles du héros embarqué dans un cours de théâtre amateur. Le dessin ne paie pas de mine, mais finalement le côté très enlevé de la narration l’emporte.

Et mon dernier coup de coeur : la parution très (très) épisodique de Jotunheim de Belzaran sur Webcomics.fr a repris ces derniers temps. On y suit le héros en pleine randonnée dans les immensités scandinaves. Au récit d’initiation et de contemplation se superpose un véritable apprentissage du dessin qui donne l’impression que la marche à pied et les grands espaces libèrent progressivement le trait d’abord un peu limité de l’auteur. De ce point de vue, c’est une oeuvre à découvrir !

 

J’espère qu’avec tout ça vous avez de la lecture pour le mois…

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *