Mars 2016 en numérique : la tournée mensuelle de Phylacterium

Avec cette épisode de mars, ma série de « tournées numériques » a un an ! Je prends grand plaisir à réaliser cette revue tous les mois, et j’espère qu’elle vous est agréable et utile. Merci à mes lecteurs anonymes, et longue vie à la bande dessinée numérique !

Un an de tournée numérique :

En mars : médiatisation de la bande dessinée numérique

En avril : piratage et partage

En mai : la formation des acteurs de la création numérique

En juin : évolution des catalogues de bandes dessinées numérisées

En juillet-août : succès du Turbomédia

En septembre : le Festiblog change de nom : le crépuscule des blogs bd ?

En octobre : un peu de lexicographie : quel(s) nom(s) pour la bande dessinée numérique ?

En novembre : prix et concours

En décembre : Webcomic.fr en sursis, ou la fin d’une époque

En janvier : spécial FIBD, le numérique en festival

En février : les plateformes de Turbomédia

La revue du mois : presse belge, recommandation et coup de gueule

Pour cette revue du mois, on va d’abord sortir des frontières françaises pour aller voir à l’international. Notre première actualité nous conduit outre-Quiévrain : Izneo, toujours soucieux d’étendre le champ de son action, a conclu un accord avec IPM, important groupe de presse belge, pour une diffusion en partenariat. Il s’agit d’intégrer une librairie de bande dessinée au site web de La Dernière Heure et La Libre Belgique, un des principaux journaux belges francophones. On se souvient qu’une opération identique avait été mené avec Le Figaro en France. En un sens, Izneo (et à travers lui une partie des éditeurs de bande dessinée) prend acte de l’avance de la presse en matière de diffusion web, un thème qui doit parler aux plus attentifs de mes lecteurs. Ce n’est pas un mystère que de dire que le monde de la presse papier a depuis bien plus longtemps intégré le changement culturel du passage au numérique : si l’édition de bande dessinée a du retard, on comprendra l’intérêt de s’appuyer sur des proches cousins. Au risque d’une dépendance accrue ?

On continue autour des plateformes de bandes dessinées numérisées : le géant Google a passé un accord avec BDGest, site de critiques de bande dessinée, pour proposer des recommandations des chroniqueurs du site sur l’application Google Play Livres. J’ignore la politique globale de Google vis à vis de la recommandation « artisanale », mais il s’agit là d’une alternative intéressante aux recommandations par algorithmes devenues la norme sur la plupart des sites de vente. Sans aller jusqu’à dire que Google s’est inspiré de Sequencity, il se dessine ici les contours d’un nouveau modèle de plateforme « avec recommandations de spécialistes. ». Au passage, comme l’annonce fièrement BDGest, « Ce partenariat exclusif entre les deux sociétés valide la place du site BDGest.com comme annonceur et prescripteur dans le domaine de la Bande dessinée. ». Une réalité, d’autant plus vraie que, adossée à la gigantesque base de données « Bedetheque », BDGest, depuis son lancement en 2001, a pris une ampleur considérable dans la communauté francophone. Pas de détails pour le moment (mais cela viendra peut-être) sur le contenu de l’accord, la cession des droits et la rémunération des chroniqueurs.

Un peu d’autopromo pour continuer : je vous parlais le mois dernier de la sortie de notre ouvrage universitaire collectif Bande dessinée et numérique. J’invite ceux que le sujet intéresse, ou qui ont lu l’ouvrage, à lire également la pertinente recension qu’en fait Benoit Crucifix. Il pointe les qualités, mais aussi les limites de l’ouvrage, et ce faisant ouvre des pistes dont il serait bon de s’emparer.

Et je terminerais avec comme une sorte de coup de gueule personnel. En faisant ma revue du mois, je tombe une fois de plus sur un article sur Delitoon titré « Le premier site français dédié au webtoon ». J’ai toujours trouvé le projet de Didier Borg un peu plat : un format de lecture peu innovant, des inédits qui, personnellement, ne m’ont jamais emballé. Face à d’autres, y compris plus ancien, l’ergonomie de la plateforme me semblait limité : elle restait sur le scrolling à l’ère du diaporama. Mais enfin pourquoi pas, toutes les initiatives sont bonnes à prendre en matière de bande dessinée numérique, et celle-ci a au moins le mérite de promouvoir (un peu) le numérique de création. De là à en faire à chaque nouvel article un « pionnier » de la bande dessinée numérique… La stratégie de communication de Delitoon (ou la paresse des journalistes qui l’interviewent) semble être basée sur l’ignorance de tout projet antérieur. Alors qu’on se le dise : Delitoon, apparu en 2011 (après @Fluidz, Coconino, Lapin, Webcomics.fr, Grandpapier, et même AveComics, Manolosanctis, Les Autres Gens et le Turbomedia) n’est pas un pionnier de la bande dessinée numérique et il n’a que peu innové en la matière. Le fait d’appeler le contenu « webtoon » au lieu de « bande dessinée numérique » ne doit pas tromper. J’en appelle à tous les chroniqueurs du web et journalistes de se renseigner un peu sur les sujets qu’ils traitent pour éviter de se faire prendre au piège de stratégie de communication mensongères…

 

L’enjeu du mois : marathons-BD et bande dessinée numérique

Un enjeu un peu plus léger ce mois-ci. Comme tous les ans depuis neuf ans s’est tenu l’évènement « 23 heures de la bande dessinée » qui a donné lieu à quelques créations que j’évoque plus loin. Créé par Turalo, cet évènement est l’un des quelques « marathons de bande dessinée » dont le principe est, pour les participants, de dessiner en un laps de temps très court un récit complet avec des contraintes (thématiques ou narratives). Il y a d’ailleurs eu, rien qu’au mois de mars, un second marathon-BD : les « 24 heures de la bande dessinée de Bordeaux« , qui existe lui depuis 2009. Si j’en parle, c’est que, au-delà des oeuvres qui émergent (les participants sont aussi bien des pros que des amateurs), ce type d’évènement est très lié au mouvement de la bande dessinée numérique. Un peu d’histoire…

Le principe des « 24h de la BD » est imaginé par Scott McCloud, théoricien et auteur connu pour être, aux Etats-Unis, un des pionniers de la bande dessinée numérique. The 24 Hour Comics Day, qui se tient tous les automnes depuis 2004, met en place une formule qui sera repris en France par Lewis Trondheim à l’occasion du Festival d’Angoulême qu’il préside en 2007. Un premier constat est que les initiateurs de marathons-bd sont aussi des auteurs numériques : pas surprenant quand on se dit qu’il s’agit d’abord d’une expérimentation, et qui nécessite donc un esprit d’expérimentation gratuite (pas de rémunération, pas de revente des créations). Or, dans les années 2000, l’esprit d’expérimentation est du côté de la création Web.

Surtout, au fur et à mesure des éditions, les marathons-bd se sont de plus en plus inscrits dans la culture de création numérique. Les participants des premières éditions en France sont souvent des blogueurs bd. Après tout, à l’issue du marathon, il y a « mise en ligne » des oeuvres : nous sommes bien dans un cas de diffusion numérique. Les participants hors Angoulême pouvant ainsi faire connaître leur création à distance. La création des 23h de la BD, qui n’est plus, comme dans le cas des 24h, localisé dans un espace précis, renforce encore cette inscription dans la création en ligne. Tant et si bien que, depuis quelques années, il est bien précisé que l’évènement accepte des « Turbomedia », soit des bandes dessinées entièrement numériques.

Finalement, les marathons-bd sont des performances dérivées en large partie de la création en ligne. Ce qui est paradoxal quand on se dit qu’il s’agit de performances live qui, dans le cas des 24h, ont aussi une contrainte de lieu (les dessinateurs ne devaient pas quitter la maison des auteurs où se déroulait la performance). Un évènement très réel (« en temps réel »), très physique et matériel pour les auteurs participants, donc… Dans le cas des 24h de Bordeaux, les auteurs se rassemblent dans la Maison des Etudiants de l’Université Bordeaux Montaigne et la plupart dorment sur place.

C’est précisément ce que je trouve intéressant dans cet évènement : il me semble qu’il concilie expérience physique et expérience virtuelle de création. Par exemple, et ce dès les débuts, les marathons-bd ont largement profité des outils de communication des réseaux sociaux : au-delà de la performance elle-même, le récit de la performance a posteriori par le blogueur bd a toujours fait partie de l’expérience, et de son partage auprès des lecteurs. Pour les 24h de Bordeaux, on pouvait suivre sur Twitter l’état d’esprit des participants via des twits animés. Cette implication du lecteur non-auteur dans la création découle des performances live qui se développent sur Internet depuis quelques années (on peut penser à Twitch pour le jeu vidéo) où le but est d’entraîner avec soi le plus de spectateurs virtuels.

Alors les marathons-bd me semblent une réponse formidable à ceux qui voient une déconnexion entre création en ligne et création papier.

 

L’oeuvre du mois : Tortuga de Sébastien Viozat [https://www.facebook.com/tortugabd/]

Côté création, « l’enjeu » du mois dernier était consacré aux plateformes de Turbomedia. Parmi elles, la plateforme Les auteurs numériques dont le lancement officiel a eu lieu durant ce mois de mars. Créée par Hervé Creach et Frédéric Detez, elle s’articule autour d’un logiciel de création spécifique, Skribble. Malgré mes doutes sur l’idée d’une plateforme « captive » d’un seul logiciel, j’étais impatient de découvrir le résultat de plusieurs mois de travail pour ce nouvel espace de diffusion de bandes dessinées numériques natives.

On y trouve pour l’instant trois créations sur une plateforme qui, techniquement, tient bien ses promesses et s’avère tout à fait ergonomique (seul regret : l’absence d’url unique pour une série donnée) : L’esprit d’aventure, reprise d’un vieux récit d’Hervé Creach lui-même, Starella, un space-opera retro par Eric Van Elslande, et enfin Tortuga de Sébastien Viozat et Antoine Brivet. C’est ce dernier qui va m’intéresser.

Tortuga a une histoire (racontée par l’auteur ici et que je vais paraphraser) : le récit (par Sébastien Viozat et Antoine Brivet) est d’abord paru en album chez Ankama en deux tomes (2010 et 2012). En 2015, ils sont retirés de la vente. L’auteur a alors la bonne idée de concevoir une diffusion numérique. Mais une diffusion numérique intelligente : pas juste la mise en ligne des planches scannées. L’idée est, déjà, de retravailler l’album sous une forme nativement numérique, le Turbomedia. Après plusieurs essais, le projet se concrétise avec la plateforme Les auteurs numériques ; grâce à l’accompagnement d’Hervé Creach, Gipo et Audrey Molinatti, Sébastien Viozat parvient à une oeuvre purement numérique.

Tout d’abord je trouve l’histoire formidable : penser une seconde vie numérique, en diffusion libre, pour un ouvrage qui, de toute façon, ne donne plus de revenus à son auteur. Qui sait, cette diffusion va peut-être permettre, via au système Tipee (et même si ce n’est pas l’objectif de la plateforme) de rapporter un peu d’argent complémentaire à Sébastien Viozat. S’ajoute à ça le fait que l’auteur a la bonne idée d’aller plus loin dans sa démarche en concevant lui-même le nouveau découpage de l’album ; pas un simple pdf à télécharger, une vraie réécriture narrative. Encore mieux.

Enfin et surtout, le résultat est bon. Je ne connaissais pas Sébastien Viozat, mais son style est parfaitement professionnel, très agréable à lire, plutôt au-dessus de la moyenne des bandes dessinées en ligne. L’ambiance du récit est classique dans son genre, mais plutôt prenante : une histoire de pirates sur l’île de la tortue au XVIIIe siècle, pleine de crimes, de vengeance, et de naufrages. Même si les héros sont un peu caricaturaux (le méchant est un noble arrogant, le héros au sang-froid et aux réflexes d’acier, le compagnon un peu comique, l’intérêt amoureux qui se profile…), on y trouve un vrai plaisir. Le tout est par moment crépusculaire (des allures de western dans la narration par moment). Rien à dire de ce côté-là non plus. Une lecture à suivre, diffusée par épisodes dans les semaines à venir.

Ce n’est pas souvent que cette rubrique met en avant une bande dessinée qui n’est pas nativement numérique, mais ici cela vaut le coup, car il me semble que la piste de Tortuga est une piste à suivre. La renaissance d’oeuvres papier oubliées peut passer par le numérique, mais une numérique contrôlé par l’auteur qui fait acte de re-création.

Du point de vue de l’adaptation numérique, Sébastien Viozat a fait un travail sobre mais satisfaisant qui s’est surtout concentré sur le re-decoupage et l’affichage des cases dans une mise en page repensée pour écran. Exit la page ; on peut deviner, à chaque écran, l’importante élaboration du rythme de lecture : comment placer telle case par rapport à sa voisine ? Plus en haut ? En bas ? En insert ? Quand changer d’écran ? Le résultat final est efficace et il y a peu de ruptures de rythme ou de confusion de lecture. On est loin (très loin) des bandes dessinées numérisées des grandes plateformes comme Izneo. La différence est qu’ici le regard du lecteur numérique est vraiment pris en compte pour rendre la lecture la plus fluide possible malgré le changement de dispositif. Mais cela nécessite un vrai investissement de l’auteur.

J’ai parfois un peu regretté que l’auteur n’aille pas plus loin. On reste encore dans une oeuvre où le travail d’adaptation se voit, rendant l’ensemble un peu statique. Les contraintes de l’imprimé (cases, planches) sont encore présentes en filigrane. Il manque (mais c’est mon goût), deux-trois animations ici ou là, quelques effets numériques, discrets (changements d’échelle, chatoiements, ombres…), des ajouts de liens ou de textes complémentaires (le sujet, bien documentée, s’y prête) qui auraient pu signer définitivement un abandon de la version papier tout en renforçant l’ambiance de l’aventure. Je pense par exemple aux premières cases de l’épisode 3 où la gestion de la spatialité de l’auberge aurait pu être mieux exploité par l’écran numérique (panoramique, scrolling ?). Mais je comprends aussi le choix de ne pas trop dénaturer l’oeuvre originelle.

Malgré ces quelques réserves, Tortuga est un chouette récit et un excellent cas d’école pour qui se demanderait comment adapter une oeuvre papier au format numérique.

A lire également…

Un formidable projet à suivre lancé ce mois-ci : Le secret des cailloux qui brillent. Sur un principe de cadavre exquis, plusieurs auteurs vont proposer régulièrement un nouvel épisode une histoire sans cesse réinterprétée dans un monde médiéval-fantastique coloré. Mention spéciale au dernier épisode sorti, par Emmanuel Espinasse, plein d’inventivité visuelle.

J’aurais bien aimé vous parler de 2101, nouvelle création mêlant science et bande dessinée, mais impossible d’y accéder… Je mettrais à jour dès que la connexion sera revenue. En attendant, vous pouvez en lire la critique par BDZMag.

Du côté des marathon-bd, je vous conseille aussi quelques lectures : la toujours excellente Clemkle propose L’horloge brisée, Dr Folaweb, vétéran et vrai pionnier de la création numérique, ébauche Kaffa, une très belle histoire imaginative et pleine de beaux noirs, malheureusement inachevée, enfin Turalo, chef de ces 23h de la BD, y va lui aussi de son Western à épisodes ; et du côté de Bordeaux, dans un style plus amateur, la production d’Ima intitulée La proie est une discrète réussite.

Une réflexion au sujet de « Mars 2016 en numérique : la tournée mensuelle de Phylacterium »

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