Casterman et Le Lombard vers la bande dessinée documentaire

Je crois que ça y est, c’est définitif : la grande tendance des années 2010 en matière de bande dessinée est l’essor vertigineux de la bande dessinée documentaire. Après le succès de La Revue Dessinée en 2013, après le lancement conjoint de deux revues de bandes dessinées documentaires pour adolescents (Topo et Groom), deux éditeurs historiques lancent simultanément une collection spécialisée dans le genre : Casterman avec « Sociorama » et Le Lombard avec « La petite bédéthèque des savoirs ». Après la lecture de Séducteurs de rue de Léon Maret et Mélanie Gourarier pour la première, et Les requins de Julien Solé et Bernard Séret pour le deuxième, c’est un avis très positif que je vous livre aujourd’hui…

En quoi est-ce une nouvelle importante que le lancement de ces deux collections ayant en commun le but de délivrer un propos didactique sur un sujet donné en bande dessinée ? Le choix opéré par Casterman et Le Lombard confirme que la bande dessinée documentaire, qui était encore, jusqu’aux années 2000, qu’un genre expérimental avec quelques précédents historiques et quelques auteurs spécialisés (Davodeau, Stassen, Kriss, Guibert…), peut être considéré par des grosses structures éditoriales comme suffisamment installé pour donner lieu à une collection à part entière. Il ne faut pas oublier que les deux maisons d’édition en question font partie de deux gros groupes éditoriaux (Madrigall pour Casterman, Médias-Participations pour Le Lombard, respectivement troisième et quatrième groupe éditorial français), en plus d’être parmi les plus vieux éditeurs de bande dessinée de l’aire francophone. En d’autres termes, avec les collections Sociorama et La petite bédéthèque des savoirs, la bande dessinée documentaire passe à l’ère industrielle.

Sans être dans le secret des cabinets éditoriaux, il me semble que le modèle éditorial de ces deux collections doit beaucoup à l’expérience de La Revue Dessinée. J’ignore quels sont les liens entre les trois expériences, mais, outre le fait qu’on retrouve des dessinateurs de La RD dans La petite bédéthèque des savoirs (Marion Montaigne, Cazanave, David Vandermeulen, Hervé Bourhis) et qu’ils partagent un même directeur artistique (Elhadi Yazi), il est manifeste que le choix de sélectionner un duo d’auteurs associant dessinateur et spécialiste du sujet est une formule introduite par La RD et ses duos journaliste/dessinateur. Cette formule rompt avec le modèle antérieur de bande dessinée documentaire « post-2010 » où, à l’image d’Etienne Davodeau et Jean-Philippe Stassen, le dessinateur-auteur-complet prenait en charge l’ensemble du travail, y compris la partie purement documentaire. Là où on parlait surtout alors de « bande dessinée de reportage », la notion de « bande dessinée documentaire » s’impose ici davantage : l’objectif est d’abord la vulgarisation scientifique, le dessinateur se met peu ou pas du tout en scène. Il y aurait beaucoup à dire de cette formule qui modernise le bon vieux didactisme old school des Histoires de l’Oncle Paul de chez Dupuis tout en conservant l’ambition d’expliquer le monde en images. Je laisse à d’autres le soin d’attaquer ce sujet…

La petite bédéthèque des savoirs : culture pour tous

La petite bédéthèque des savoirs : culture pour tous

Avant de vous proposer une lecture de deux titres sélectionnés par mes soins, une petite comparaison des deux collections dans leur ensemble. Casterman a été le premier à dégainer, dès le mois de février 2016, avec Sociorama, une collection dirigée par Lisa Mandel et Yasmine Bouagga, par ailleurs auteurs du blog Les nouvelles de la jungle. Quatre volumes sont parues à l’heure actuelle. Le Lombard a lancé les premiers volumes de « La petite bédéthèque des savoirs » en mars 2016. C’est cette fois David Vandermeulen qui est aux manettes, et l’éditeur a mis le paquet puisque huit volumes sont prévus tout au long du printemps. Les deux éditeurs parient sur des petits formats mais à pagination dense, et des tarifs réduits (12 euros chez Casterman, 10 euros au Lombard).

Sociorama : mettre la sociologie en images

Sociorama : mettre la sociologie en images

Les optiques diffèrent cependant légèrement dans les contenus : là où La petit bédéthèque des savoirs affiche dès le départ une ambition généraliste et « ne s’interdit aucun domaine du savoir », Sociorama fait dès le départ le choix, à la fois plus risqué mais en un sens plus ambitieux, de ne s’intéresser qu’à une discipline scientifique, la sociologie, par l’entremise de l’excellente association « Socio en cases ». Dans les deux cas, on est d’ailleurs bien dans la vulgarisation de sujets qui relèvent des sciences, dures ou sciences humaines. Les spécialistes sollicités sont pour la plupart des chercheurs venus de l’université ou de centres de recherche. C’est ça aussi qui fait l’originalité des deux projets par rapport à d’autres pans du riche genre qu’est devenu, en l’espace de quelques années, la bande dessinée documentaire.

 

Pour rentrer dans le coeur des oeuvres, j’ai choisi un volume de chaque collection, largement en fonction du sujet et du dessinateur.

 

Collection « La petite bédéthèque des savoirs » : Les requins de Bernard Séret et Julien Solé

julien_solé-les_requins-2016Retrouver dans une collection d’ouvrages documentaires Julien Solé, autrement connu comme Ju/CDM, fils de Jean Solé, pilier de Fluide Glacial, trublion de la grande époque du webzine @Fluidz, auteur de la série parodique Cosmik Roger, était une de mes grandes surprises, et au moins la curiosité m’a poussé vers ce volume, le troisième de la collection. Il dessine l’album en compagnie du biologiste Bernard Séret, chercheur au muséum d’histoire naturelle de Paris.

En réalité, la présence de Julien Solé s’explique rapidement par une « passion pour les requins » qui nous est présentée en quatrième de couverture, et surtout par un précédent ouvrage d’illustrations, Shark Book (éditions Fluide Glacial, 2014). Les requins est le pendant « sérieux » de cet album délirant où l’on découvre une véritable obsession graphique : Julien Solé semble adorer dessiner les requins, sous toutes les coutures. Et c’est certainement la principale réussite de l’album : on sent que le dessinateur s’en donne à coeur joie pour représenter des requins de toute sorte, une variété incroyable de squales. Le tout avec une précision assez réjouissante, y compris dans des schémas anatomiques qu’on pourrait voir dans des ouvrages de zoologie. De ce point de vue là, Solé trouve le bon équilibre entre un naturalisme un peu sec et une représentation trop grossière qui réduirait le propos. Objectivement, ses requins sont magnifiques, et je ne pensais pas m’esbaudir autant devant des dessins animaliers.

Précision et beauté des requins par Julien Solé.

Précision et beauté des requins par Julien Solé.

Pour le reste, l’album reste décevant par certains aspects. On y apprend beaucoup, le propos est toujours très clair et offre avec sérieux et références les échos des plus récentes découvertes sur son sujet, mais le choix de supprimer toute trace de fiction et de narration donne parfois l’aspect d’un catalogue. Dans cette collection, il semblerait que le lecteur doive s’attendre à beaucoup de didactisme et des albums très (trop ?) codifiés, ici par un découpage en « questions » qui se suivent, parfois de façon un peu abrupte.

Et puis surtout, surtout, les auteurs auraient pu éviter l’écueil fatal des « têtes qui parlent », que j’espérais ne plus voir depuis les débuts de Scott McCloud dans la théorisation de la bande dessinée. La plupart des cases alternent entre des dessins de requins (magnifiques, donc) surmontés d’un récitatif, et la tête de Pr Séret en train de parler. La fin offre quelques variantes quand il s’agit d’évoquer des faits culturels, et les schémas donnent une variété bienvenue, mais le dispositif narratif finit vraiment par être lassant. Des extraits que j’ai pu voir des autres volumes de la collection, ce n’est pas le cas à chaque album.

Bref, en résumé : un album qui atteint certainement son objectif principal, donner à comprendre aux néophytes les requins avec des images et des mots simples, mais dont le dispositif est un poil trop simple. Heureusement que Solé dessine les requins avec brio…

 

Collection « Sociorama » : Séducteurs de rue de Léon Maret d’après une enquête de Mélanie Gourarier

leon_maret-seducteurs_de_rue-2016Puisqu’on parle du dispositif narratif, c’est sans doute là la principale différence entre les deux albums de ma sélection. Là où Les requins fait le choix du documentaire pur, Séducteurs de rue opte pour un savant dosage de fiction et de réalité. Léon Maret dessine l’histoire de Sacha, un jeune homme qui va découvrir le milieu des « communautés de séduction », ou pickup community, ces cercles masculins où l’on apprend à « séduire » les femmes, dans une vision très cynégétique des rapports homme-femme que chacun jugera en fonction de son tempérament. Même si cela n’est jamais dit, on suppose que Sacha n’existe pas vraiment mais rassemble les personnalités de plusieurs des personnes rencontrés par la sociologue Mélanie Gourarier.

Ainsi, si la réussite des Requins tenait à une adéquation entre un objet de dessin et un dessinateur, celle de Séducteurs de rue tient à l’équilibre trouvé entre la réalité reconstituée et les artifices de la fiction. En « créant » un personnage archétypal et des situations ad hoc permettant d’évoquer certains points précis (des jeux de coïncidences dans les rencontres entre personnages, la révélation d’un cas d’homosexualité, des mécanismes issus du roman d’initiation…) Léon Maret rend linéaire et accessible un propos scientifique que l’on devine beaucoup plus touffu et nuancé.

De ce point de vue, d’ailleurs, la courte introduction laisse deviner qu’il n’y a pas eu de collaboration directe entre Léon Maret et Mélanie Gourarier, mais plutôt que le dessinateur a interprété à sa façon le travail de recherche de cette dernière. En réalité, sa voix apparaît en fin d’ouvrage de façon masquée à travers le personnage d’Anoushka, jeune fille mettant en garde sa copine après avoir fait quelques recherches sur le sujet des communautés de séduction. Les thèses passionnantes de l’anthropologue sont alors avancées, que je vous laisse découvrir si le sujet vous intéresse.

Dans le même temps (et c’est là que je me demande s’il n’y a pas eu, malgré tout, une forme de supervision de la chercheuse), Léon Maret reste fidèle à la logique même de l’étude anthropologique qui suppose de ne pas moraliser son sujet mais de garder une forme d’objectivité. L’histoire de Sacha, celle de son changement de comportement, pour détestable qu’elle puisse nous paraître, n’est pas jugée implicitement, mais plutôt racontée comme un fait normal. C’est là que le choix du dessinateur me semble extrêmement judicieux : l’expressivité du dessin de Maret, notamment dans certaines scènes où les déformations des visages n’ont rien à envier au grotesque de certains mangas, est parfaitement adapté pour nous rendre sympathique un héros plutôt antipathique. Les amateurs de Maret (dont je fais ardemment partie !) reconnaîtront un peu dans Sacha la naïveté sans gène de Mohammed Michel, le héros de son Course de bagnole.

L'irruption du grotesque comme résumé sociologique chez Léon Maret.

L’irruption du grotesque comme résumé sociologique chez Léon Maret.

Vous le comprendrez, j’ai été beaucoup plus emballé par Séducteurs de rue, bien moins didactique que Les requins. Quelques réserves tout de même sur l’album de Léon Maret : l’enquête mise en images est assez pointu, et, même rendue fluide par l’image, il faut vraiment porter un intérêt à l’étude sociologique de nos semblables pour s’y intéresser, là où Les requins me paraît, en un sens, plus abordable par tout public. Il faut dire aussi que, si je suis un fan absolu de Léon Maret, son trait, tout en déformations stylisées, parfois volontairement approximatives, peut peut-être en rebuter certains ; contrairement à Julien Solé, ce n’est pas un dessin beau et précis. Mais à ceux-là, je suggère d’aller au-delà du dessin et de se laisser raconter une histoire passionnante…

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