Mai 2016 en numérique : la tournée mensuelle de Phylacterium

Lentement mais sûrement, la création numérique fait son chemin dans la bande dessinée, chez les auteurs comme chez les lecteurs. Ce mois de mai 2016 est en la preuve, avec des actualités fort discrètes, mais en réalité bien significative d’un changement d’usages…

La revue du mois : expo néérlandaise, illimité américain et audiovision française

Notre revue du mois de mai va se rendre hors de France, car une fois de plus l’actualité nous vient de plus ou moins proches voisins.

Tout d’abord, rendons-nous aux Pays-Bas, ou Submarine Channel organise du 3 juin au 24 juillet l’exposition « Motion Comics Exhibition ». Petite mise en contexte : Submarine Channel est une entreprise néérlandaise de création de projets transmedia et de récits numériques. Ils se sont intéressés à la bande dessinée via des projets comme Ascent from Akeron par William Maher et Gustavo Garcia. La plupart des oeuvres qu’ils produisent cherchent à explorer des formes nouvelles de récits numériques. Et il semble bien que c’est là aussi l’objectif de cette exposition organisée dans le cadre du Stripdagen Comics Fesival de Haarlem : mettre en avant, sur le modèle du jeu vidéo, la création « indépendante » de bande dessinée numérique. Le programme promet des visualisations d’oeuvres via des iPad, des expositions « physiques » (l’incroyable Meanwhile de Jason Shiga) et des workshops comme celui du Sutu dont le Memories flies a été nommé aux derniers Eisner Awards. Bref, un programme fort alléchant pour ceux d’entre vous qui auraient la possibilité de vous rendre aux Pays-Bas. A défaut, allez faire un tour sur le site de Submarine Channel qui fourmille d’idées originales pour des créations numériques.

 

Allons encore plus loin, aux Etats-Unis, cette fois. Comixology, filiale d’Amazon dédiée à la vente de bandes dessinées numériques, a annoncé le lancement d’un « abonnement illimité ». Ce type d’offre existe déjà du côté de Marvel, mais Comixology casse les prix : des 10 euros mensuels de Marvel Unlimited, on passe à 6 euros. La force de frappe commerciale du géant Amazon est évidemment une assurance suffisante.

Actualitté souligne néanmoins les limites de ce lancement, et c’est cette analyse qui m’intéresse. Si l’offre comprend des « gros » titres comme The Walking Dead, on y trouvera pas des comics Marvel ou DC, principales têtes d’affiche du comic book. Il n’est pas certain non plus que ce type d’offre corresponde à une réelle demande. De plus, l’offre « illimitée » ne l’est pas vraiment : il y a certes beaucoup de titres (« des milliers » annonce la réclame), mais pour quelques uns de ces titres seuls les premiers tomes sont accessibles, la suite demeurant payante.

Enfin, limite cruciale pour mes lecteurs : pour l’instant, l’offre n’existe que pour le marché américain. Les utilisateurs de Comixology France devront attendre. En réalité, je me demande si ce type d’offre est réellement légale chez nous : on se souvient il y a un an des remous provoqués par l’injonction de l’Etat aux distributeurs de livres numériques de se conformer au « prix unique du livre numérique ». Les abonnements de type « illimités » avaient alors été mis en cause, dans l’idée que l’éditeur devait rester maître du prix. Tout se jouera donc chez nous par les accords qui pourront se nouer entre Comixology et les éditeurs français.

 

Dernière nouvelle, ou plutôt dernier conseil, avec un retour dans notre petit microcosme français : je vous invite à écouter/voir deux podcasts audio et vidéo. D’abord l’interview de Balak et Clemkle par l’équipe de One Eye Pied à l’occasion du Festival des Calanques et des Bulles. Ensuite la vidéo-making of de Tony sur sa dernière création Les monstres d’Amphitrite.

Parce que c’est toujours bien d’écouter les créateurs…

 

L’enjeu du mois : université, bande dessinée et diffusion numérique

Pour l’enjeu du mois, je vais rebondir en partie sur un article de Nicolas Labarre interviewant Nicolas Beck à propos du projet 11 thèses en bd. On dévie un peu de la bande dessinée numérique, mais on va y revenir, ne vous en faites pas. Ce projet consiste à mettre en dessins les sujets de thèses de onze doctorants, dans une optique de vulgarisation scientifique. L’ouvrage est édité au Potager Moderne et les dessins sont du duo Peb et Fox. L’initiative du projet en revient au service de culture scientifique de l’Université de Lorraine. C’est-à-dire des instances universitaires elles-mêmes, ce qui est à souligner.

Si j’évoque ce projet dans cette tournée numérique, c’est pour plusieurs raisons. D’abord parce que les planches de l’ouvrages 11 thèses en bd sont diffusées en ligne, au format pdf. ça se passe ici, et ça traduit bien l’idée d’une connaissance scientifique qui doit (impératif catégorique) être librement accessible. Une partie l’a aussi été sur le site The Conversation, webzine cherchant à faire dialoguer scientifiques et société civile. Bref, on trouve là le point commun entre l’évolution de l’édition scientifique et celle de la bande dessinée à l’ère numérique : l’idéal d’une libre diffusion sur le Web. Et ce indépendamment de toute question de rémunération des auteurs : je ne doute pas que Peb et Fox ont été payés pour ce travail qu’ils participent à diffuser gratuitement via leur Facebook). L’encouragement actuel de l’Etat en direction de la « médiation scientifique » (le nouveau nom de la vulgarisation) peut permettre, indirectement, de financer des projets de bande dessinée. En un sens l’Université française devient « producteur » de bandes dessinées. Qui l’eût cru ? L’essor incroyable de la bande dessinée documentaire, qui « apprend » aux dessinateurs à adopter un langage graphique didactique, ne fait qu’encourager le phénomène.

Or, ce rôle de producteur passe très souvent par une diffusion numérique, extrêmement valorisée dans de nombreux milieux scientifiques pour lesquels la publication est, dans certains cas, presque à 100% numérique. Les exemples de collaboration entre chercheurs et université aboutissant à des créations numériques ont été légion ces dernières années. J’en ai occasionnellement parlé dans ces pages. On peut en lister quelques uns, et je doute que ma liste soit exhaustive :

– Prenons Peb et Fox, par exemple : en 2014, ils illustrent la newsletter officiel du projet scientifique « Synchrotron Soleil »

– le (trop) éphémère laboratoire Sciences Dessinées a participé au projet lyonnais du tumblr Hero(ïne)s sur la représentation des femmes dans la bande dessinée (2015)

– l’Université Paris-Sud, via le groupe de recherche La Physique Autrement, a été à l’origine de nombreuses bandes dessinées numériques de vulgarisation comme les très réussis Infiltrée chez les physiciens d’Heloïse Chochois, Physiciens des solides de Chloé Passavant et Récits de physique de Margaux Khalil et Claire Thibon.

– l’European Research Council est à l’origine de la plateforme ERC Comics qui vise à expliquer en bandes dessinées les recherches financées par l’Union Européenne

– et bien sûr, je peux difficilement passer sous silence l’agrégateur de blogs Strip Science qui relaie les nombreux blogs bd scientifiques, parmi lesquels ceux de Marion Montaigne, Mazan, Fiamma Luzzati.

 

Il y a là une piste qui fonctionne bien car elle est à la croisée de trois mouvements concomitants : le besoin pour la science de s’adresser autrement au grand public, l’idéal de liberté d’accès à la publication numérique et la bande dessinée documentaire. J’espère voir émerger d’autres projets de ce type dans les années à venir.

 

L’oeuvre du mois : Trompette

A ma grande honte, je n’avais pas évoqué dans les actualités du mois d’avril la création de la revue Trompette. C’est rattrapé ce mois-ci puisque j’y consacrer mon « oeuvre du mois ».

Micael-Trompette-2016

Petit résumé de ce à quoi ressemble l’aventure « Trompette » pour le moment de la position du lecteur. Au mois d’avril (le 19 précisément) est annoncé la création d’une nouvelle revue de bande dessinée numérique sous le nom de Trompette. Cette annonce fait suite à un extraordinaire teasing de plusieurs semaines organisé sur une page Facebook créée pour l’occasion et annonçant les noms des dessinateurs participants. Et c’est peu dire que le casting était alléchant : en plus des fondateurs (Terreur Graphique, Jorge Bernstein, Stéphane Trapier et Vincent Lecoq), on pouvait croiser des pointures de l’humour graphique comme Etienne Lécroart, Marc Dubuisson, Ted Benoit, James, Micaël…

Après plus d’un mois de publication, à quoi ressemble Trompette ? Pour le moment, la revue n’est publiée que sous une forme : des gags courts mis en ligne sur Facebook. De ce point de vue, c’est un peu décevant : je pensais que Facebook n’allait servir que pour l’annonce et que la revue allait ensuite prendre une forme plus éditorialisée… Mais on ne saurait trop bouder son plaisir dans la mesure où le rythme de publication est effréné et revient finalement à plus d’un dessin d’humour quotidien. Et puis, fondamentalement, il y a dans cette stratégie de publication atypique via les réseaux sociaux (Trompette est aussi sur Twitter) quelque chose d’à la fois original et pragmatique. Après tout, les lecteurs sont là-bas, autant les capter avec des outils de publication ultra-simples, qui demandent peu d’investissements au départ et correspondent aux usages du public d’Internet. Le Web offre cette façon de « tester » le public et Trompette n’est pas le premier à expérimenter la publication de bandes dessinées via Facebook. Le format choisi, celui du gag court voire, dans la plupart des cas, du dessin d’humour unique, s’adapte très bien à cette modalité de diffusion très volatile. Elle rappelle un peu les mèmes, et toutes ces images détournées qui circulent sur le Web. La mode des blogs bd devenus tumblr bd va aussi dans ce sens. Tout de même, j’attends avec impatience le moment où Trompette va prendre son envol et gagner en assurance pour proposer un « vrai » site web. J’ignore en réalité si le projet est déjà pensé, ou s’il s’agit d’une simple expérience. Si c’est ce dernier cas, encourageons là.

JC_Royer-Trompette-2016

Avec tout ça je n’ai pas parlé du contenu. Là, c’est très simple, et c’est aussi le plus réjouissant. Trompette, on pouvait s’en douter, se spécialise dans l’humour. Mieux encore, Trompette réhabilite en numérique le « dessin d’humour » au sens traditionnel du terme : un dessin unique drôle en lui-même, hors de tout contexte de publication, forme brève par excellence fondée sur une forme de « condensation » humoristique. Le genre était très à la mode dans la première moitié du XXe siècle et c’est tout à fait plaisant de le retrouver ici. Il y a une vraie diversité d’auteurs : ça va de l’humour léger d’un Boll et d’un Micaël aux détournements absurdes de Vincent Lecoq et Jean-Christophe Royer en passant par la satire d’un James ou d’un Terreur Graphique. Sans oublier les jeux de mots en images d’Etienne Lécroart, qu’on se réjouit de retrouver ici. La tendance globale va tout de même nettement vers une forme d’humour absurde, d’humour pour l’humour, de « gaudriole » au sens noble du terme.

Le programme général est d’ailleurs ainsi exposé : « Parce que plus que jamais nous ressentons la nécessité de l’humour et de la création comme moyens de lutter contre le désespoir, la peur et la morosité ambiante. « , avec une pincée d’un discours un peu plus politique interprétant la diffusion en ligne comme un outil d’émancipation de l’auteur : « Parce que nous avons besoin de laboratoires d’expérimentation artistique pour casser les codes, continuer à inventer et à se renouveler loin des carcans de l’industrie culturelle mais aussi du piège de la tiédeur et de l’autocensure. « . Cet éditorial laisse entendre qu’il y a plus derrière qu’une simple page Facebook…

ted_benoit-Trompette-2016Déjà, les auteurs savent fidéliser avec des « séries » : ils profitent ici de la fidélisation que permettent les réseaux sociaux. Parmi ces séries, je recommande chaudement les détournements de photos de Kim-Jong Un par Jean-Christophe Royer, mais aussi les formidables sentences métaphysiques de Ray Banana par Ted Benoit, ou encore la série « Ecrits vains » de James, petite satire de la vie littéraire.

Un projet bien réjouissant, donc, dont on souhaite qu’il aille plus loin, vraiment plus loin, et je ne doute pas que, du point de départ des réseaux sociaux, des systèmes de financement participatif pourraient émerger et permettre un développement plus important auprès du public…

 

A lire aussi :

Electrozz, la souris électrique est le premier essai de la plateforme Badoom, du studio de création lyonnais Stripop Creative. Dans les plus, un format original par défilement ; dans les moins, de l’humour un peu classique, même s’il ne faut pas se fier au premier épisode, ça s’améliore après. A suivre donc, si le modèle narratif peut s’adapter à des projets plus ambitieux.

Ce samedi 4 juin, la plateforme grandpapier.org organise un workshop de création graphique à Bruxelles, En Double, dont les résultats seront postés toute la journée, ou à suivre sur Twitter. L’alliance parfaite de l’évènementiel et du numérique, dans la lignée des 24h de la bd…

Le webzine Attaque Surprise se remplit peu à peu d’excellentes oeuvres et accueille Utena Maniac, un webcomic à la fois trash et girly d’inspiration japonaise, autrement dit fort surprenante, par Ima et STC019 : http://www.attaquesurprise.com/utenamaniac. On peut aussi continuer d’y lire Mekka Nikki de Exaheva et félix Laurent, qui se bonifie au fil des épisodes.

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