En chemin avec La Revue Dessinée

Il y a quelques semaines est paru le numéro 11 de La Revue Dessinée, première revue d’informations entièrement en bande dessinée. Lancée il y a maintenant deux ans et demie par une équipe composée, entre autres, des auteurs de bande dessinée Franck Bourgeron et Sylvain Ricard, et du journaliste David Servenay, cette publication de grande qualité, sans équivalent dans le milieu de la presse à son époque, est une des rares à avoir survécu parmi la « grande vague » de création de revues de bande dessinée des années 2012-2014. Cela tient peut-être, justement, au fait qu’elle n’est pas une revue de bande dessinée…

En guise de retour subjectif sur mes impressions de lecteur assidu de La Revue Dessinée, j’ai décidé de revenir dans cet article sur mes six articles préférés. Un classement tout à fait personnel pour me donner l’occasion de me replonger dans une des plus stimulantes aventures éditoriales de la bande dessinée de ces dix dernières années.

De par ma connaissance de l’histoire de la bande dessinée, je suis convaincu que La Revue Dessinée saura être lue, pour les années à venir, un jalon essentiel des évolutions éditoriale et esthétique du média au XXIe siècle. Elle est parvenue à cristalliser une envie d’auteurs et de lecteurs, jusqu’ici dispersée, en faveur du « journalisme en bande dessinée », une des branches de cette « bande dessinée documentaire » (ou « de reportage ») dont la présence se fait de plus en plus remarquer. Preuves récentes que nous sommes face à une tendance de fond : les créations simultanées en ce début d’année 2016 des collections « La petit bédéthèque du savoir » au Lombard (combinaison d’un dessinateur et d’un scientifique pour donner à connaître un grand thème de culture générale) et « Sociorama » chez Casterman (mise en images des travaux de sociologues contemporains). Ajoutons à cela deux revues sur le terrain de l’actualité en bande dessinée pour les adolescents : Groom de Dupuis, et Topo de la rédaction de La RD. Quant aux albums relevant de la bande dessinée documentaire, ils sont de plus en plus nombreux.

Alors, quelle place de La Revue Dessinée dans ce mouvement ? Il ne s’agit pas de dire que sans La RD ces initiatives n’auraient pas vu le jour, et encore moi que Franck Bourgeron et son équipe ont inventé le genre (qui existe depuis les années 1970). Ils ne le prétendent d’ailleurs pas. Cependant, il me semble que l’apport de La RD au mouvement a été double : d’une part quantitativement l’amplifier en proposant, tous les trois mois, plus de 200 pages systématiques de contenus de ce type, d’autre part le diversifier qualitativement en déclinant en bande dessinée toute la variété des genres journalistiques (reportages denses, chroniques, enquêtes de terrain, carnets de voyage, portraits, témoignages…). Grâce à ce double apport, la bande dessinée documentaire est sortie à la fois d’un certain exceptionnalisme (des sorties et initiatives ponctuelles par des auteurs pionniers) et d’une rigidité générique qui pouvait la menacer (l’unique paradigme de la « bande dessinée de reportage » à la Joe Sacco/Etienne Davodeau/Jean-Philippe Stassen).

Enfin, La RD a permis de resserrer les liens entre auteurs de bande dessinée et journalistes (mais aussi chercheurs et spécialistes), ce qui n’est pas rien : le terrain est ainsi préparé pour engager des collaborations plus profondes, et plus longues.

Personnellement, ce que je retiens et qui me plaît le plus dans La RD, c’est précisément cette variété d’approche du genre documentaire en bande dessinée. Là se situe toute l’intelligence de la rédaction : une ouverture d’esprit importante qui leur permet d’accepter une variété de sujets (actualité ou histoire, France ou international, faits divers ou création artistique…) illustrés par une variété de techniques.

Le revers de cette médaille est que, dans un numéro, il est rare que l’ensemble des reportages me plaisent. Prenons par exemple le numéro 4 (et je mets là ma casquette de lecteur subjectif) : je dévore le reportage sur la Poste de Sébastien Vassant et Elsa Fayner, ou encore le témoignage du psychiatre Christophe Debien sur la prise en charge des adolescents. Je suis moins convaincu par le reportage de Damien Vidal et Sylvain Ricard sur l’extrême-droite grecque, ou encore l’enquête de Martin Untersinger et Thibaut Soulcié sur l’espionnage numérique… Les sujets me passionnent moins, leur traitement est trop descriptif à mon goût, un peu attendu. Le reportage sur les églises évangéliques de Lucie Romano et Nicolas André, avec ses pavés de textes, est sans doute très bien mais me fait moins envie. En attendant, d’autres lecteurs auront une perception inverse. La RD joue sur cette diversité qui, aussi, caractérise la presse en général : la pratique de lecture extensive de la presse qui pouvait exister au XXe siècle se perd. Je m’abonne à La RD parce que je sais que, dans la quantité des contenus, je vais trouver quelques perles. C’est précisément ces perles que j’ai choisi d’extraire, comme le chemin personnel d’un lecteur au milieu des pages de la revue.

Numéro 1 (automne 2013) : « Allende, le dernier combat » d’Olivier Bras et Jorge Gonzalez

rd-allende-2013Pour son premier numéro, La RD tient ses promesses. J’y trouve ce que je m’attendais à y trouver. Des reportages consistant sur les gaz de schiste (voir ci-dessous), un carnet de voyage magnifique dessiné par Christian Cailleaux, des enquêtes locales comme celle de Manon Rescan et Sébastien Vassant, et puis des « respirations » tout aussi humoristiques qu’instructives par Marion Montaigne, James, Terreur Graphique, Vandermeulen et Daniel Casanave… La présence de Jean-Philippe Stassen donne un côté « parrainage ». On reste dans de l’attendu, qui fait plaisir mais attendu quand même.

Et puis parmi les pages, je trouve aussi autre chose, et cet autre chose m’intéresse peut-être davantage que les classiques « reportages dessinés » que j’attendais de toute façon. Il y a, en fin de revue, « Allende, le dernier combat » d’Olivier Bras (journaliste) et Jorge Gonzalez (dessinateur). Les deux auteurs mettent en scène en une vingtaine de pages les dernières heures de Salvador Allende, président chilien, juste avant sa mort en septembre 1973. Ce qui m’enthousiasme, c’est bien ce léger décalage que l’article propose par rapport à mes attentes vis à vis de La RD. Quel décalage ? On n’est pas vraiment dans l’actualité mais dans un fait historique, donc hors du temps présent du journalisme. Le dessin se veut plus poétique que réaliste ou précis. Et puis les auteurs reconstituent (certes grâce à des témoignages et connaissances historiques) un évènement qu’ils n’ont pas vécu par l’intermédiaire d’un narrateur « fictif ». Ce jeu sur le rapport du documentaire au réel (et la façon dont le dessin permet de donner à voir ce réel reconstitué) me plaît. Je m’épate que la rédaction de La RD ait, dès le premier numéro, pris le risque de publier un article aussi singulier et tranchant autant avec les autres articles, plus traditionnels. Je m’épate et je m’en réjouis.

Numéro 2 (Hiver 2013-2014) : « Gaz de schiste » de Sylvain Lapoix et Daniel Blancou

rd-gaz_de_schiste_2013A côté de la singularité je trouve aussi de l’attendu : l’enquête sur le gaz de schiste, son exploitation et ce qu’il dit des enjeux énergétiques actuels, fait mouche. En parcourant les dessins de Blancou, son style sobre au trait fin et aux teintes pastels, aéré de schémas, je me fais cette réflexion : ce reportage, je ne l’aurais certainement jamais lu s’il avait été simplement écrit au lieu d’être dessiné ; je ne m’y serais pas plus intéressé s’il avait s’agit d’un documentaire de radio ou de télévision. Il y a bien quelque chose dans le langage de la bande dessinée, que je lis depuis mon enfance, qui rend intéressant un sujet qui, a priori, ne me passionne pas. Là aussi, bien joué La RD, je ne pensais pas un jour trouver du plaisir à lire un reportage sur la fracture hydraulique (ou, pour prendre l’exemple d’un autre excellent reportage du même numéro par David Servenay et Alain Kokor, sur la vente internationale d’armes de guerre).

En plus, « Gaz de schiste » se déroule sur trois épisodes, du numéro 1 ou numéro 3. En publiant ce reportage, la rédaction de La RD répond à une objection potentielle : d’accord, la bande dessinée prend « plus de place » que l’écrit, mais rien ne nous interdit de faire durer un sujet sur trois numéros. Et trois fois quarante pages de reportage, cela finit par offrir une lecture dense en l’étendant dans le temps, pour éviter l’overdose et l’ennui. « Gaz de schiste » est pour La RD le premier reportage de grande ampleur, par le thème abordé (enjeu énergétique international, ce n’est pas rien) et par la densité du propos. Un gage de sérieux qui a peut-être joué pour certains lecteurs, ou pour de futurs auteurs-journalistes.

Numéro 3 (printemps 2014) : « En plein front » de Valérie Igounet et Julien Solé / « Guillotine » de Marie Gloris et Rica

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Avec leur troisième numéro, les membres de la rédaction de la RD passent un nouveau cap : ils osent aller au-delà de la bande dessinée, et, contrairement à ce que dira plus tard une lectrice (courrier des lecteurs du numéro 6), je trouve qu’il s’agit là de leur meilleure idée. Le numéro recèle deux perles qui vont dans ce sens, tout en explorant deux directions contraires. D’un côté Valérie Igounet et Julien Solé nous plongent dans une séance de formation au Front National, de l’autre Marie Gloris et Rica explore l’histoire d’un sujet en apparence rébarbatif, mais rendu passionnant par le dessin : la guillotine.

Je suis d’abord un peu désarçonné par l’article sur le Front National : il commence par neuf pages de plein texte, avec simplement quelques images d’illustrations (affiches et logos du parti, reproduction de documents d’archives). Que se passe-t-il à La RD ? Quelle révolution a eu lieu ? Puis viennent les pages du reportage graphique à proprement parler qui commencent par la mise en scène des deux auteurs, la journaliste Valérie Igounet et le dessinateur Julien Solé. Là encore beaucoup de texte, manuscrit cette fois, pour reproduire les paroles des dirigeants frontistes. Je ressors de ma lecture avec une sorte de sidération : un sujet parfaitement banal au risque du lieu commun (le Front National), mais traité sous un angle original et de façon objective (la formation des élus), par un dessinateur inattendu (je connais surtout Solé pour ses séries humoristiques), et surtout avec un équilibre surprenant entre textes et images (textes typographiés et manuscrits, dialogue et discours ; images dessinées ou photographiées) qui casse la forme classique du reportage dessiné où un auteur raconte en bande dessinée son enquête. L’ensemble a un côté un peu brouillon, mais finalement convaincant.

Sidération aussi dans ce même numéro avec l’article de Marie Gloris et Rica sur la guillotine. Parce que d’emblée je me dis que le sujet ne va pas m’intéresser, et que le dessin, camaïeu gris-vert est d’abord trop déstabilisant, presque grotesque par moment, pour un reportage sérieux. Puis finalement la magie opère : le mélange entre le texte rigoureux et factuel de Marie Gloris et le dessin dérangeant de Rica s’avère être une réussite au regard du thème, la guillotine. C’est un des premiers reportages où je me dis vraiment que le dessin n’est pas qu’un véhicule (plus ou moins efficace) pour le texte, mais qu’il est en complète adéquation avec ce dernier, retranscrivant à merveille l’horreur froide que l’on peut ressentir à l’égard de l’objet de mort et de progrès qu’est la guillotine.

Numéro 6 (Hiver 2014-2015) : « Affaires Sarkozy » de Fabrice Tessel et Benjamin Adam

rd-sarkozy-2015Le sixième numéro de la RD est pour moi le meilleur. D’abord plaisir de retrouver le rare mais précieux Killofer à la couverture ; ensuite satisfaction de lire des enquêtes de qualité, alliant en plein précision du fait et originalité du traitement narratif et graphique : « 48h à la Crim » et « Esquisse d’un meurtrier » parviennent à élever le fait divers an rang d’art visuel, et poursuivent la déstructuration formelle du genre « bande dessinée documentaire » entamé au troisième numéro.

Mais c’est un autre reportage qui retient le plus mon attention, « Affaires Sarkozy » de Fabrice Tessel et Benjamin Adam. Par d’autres reportages La RD m’avait peu à peu invité à apprécier la valeur des « schémas » : un outil graphique permettant de synthétiser un sujet en une demi-page. La rencontre parfaite entre la précision journalistique (qui raffole du schéma !) et les arts graphiques. « Affaires Sarkozy » se présente comme un schéma géant étendu sur près de quinze pages. Une fois encore la rédaction de La RD fait fort : elle part d’un sujet archi rebattu (les affaires judiciaires dans lesquelles Nicolas Sarkozy est cité) et en propose un traitement original à base de cases reliées par des flèches et de phrases courtes allant droit au but. Peu de fioritures, peu de « méta » où l’auteur se met en scène, on montre les faits, rien que les faits. Voilà une nouvelle façon d’allier récit d’actualité et narration graphique.

Ce qui me plaît aussi avec « Affaires Sarkozy » est plus personnel. J’avais beaucoup apprécié Benjamin Adam pour son album de fiction Lartigues et Prévert. En lisant son interprétation de l’enquête de Fabrice Tessel, je me rends compte comme son style graphique et narratif s’adapte à merveille à l’art du schéma. Je constate alors que La RD n’est pas qu’un plaisir pour le lecteur : elle semble être aussi un plaisir pour les auteurs, ou du moins leur propose des défis originaux qui les oblige à aller chercher dans leur style une façon singulière de représenter et raconter le réel. C’est ce que réussit à faire ici Benjamin Adam (qui devient un habitué de La RD), et le plaisir de l’auteur se transmet au lecteur.

Numéro 10 (Hiver 2015-2016) : « Le suicide était presque parfait » de David Servenay et Thierry Martin

rd-juge_borrel-2015J’ai voulu terminer l’évocation de mes « perles » personnelles de La RD en revenant aux fondamentaux. Mon lecteur pourrait croire que ce qui m’intéresse le plus est lorsque la rédaction fait des choix originaux et sort de sa ligne principale et commune. C’est en partie vrai, mais je sais aussi apprécier de bonnes vieilles bandes dessinées de reportage à l’ancienne. Alors allons-y pour un modèle du genre : « Le suicide était presque parfait » de David Servenay et Thierry Martin, un reportage sur l’enquête au long cours concernant la mort du juge Bernard Borrel à Djibouti. Tous les ingrédients sont au rendez-vous : un sujet grave tiré de la longue liste des affaires d’état non-élucidées, ton sérieux dans l’investigation et l’exposition des faits, mise en scène des auteurs eux-mêmes, quelques schémas mais pas trop quand même, un récitatif omniprésent, prudence dans la citation des sources, dessin sans affects ni accidents au plus près du récit journalistique… Et malgré ce classicisme absolu « Le suicide était presque parfait » me captive.

Peut-être est-ce justement parce qu’il synthétise à merveille les canons du genre sur lequel s’appuie La RD, ce mélange entre le sérieux du journalisme d’investigation et la capacité de la bande dessinée à « mettre en images » des situations réelles. A cet égard le style sobre de Thierry Martin (que j’avais déjà apprécié dans un reportage sur la Syrie dès le numéro 3) se trouve être un excellent véhicule pour exposer les méandres d’une affaire judiciaire complexe et aux multiples rebondissements : le dessin y remplit bien son rôle de synthèse visuelle. « Le suicide était presque parfait » illustre bien l’efficacité du documentaire dessiné pour un lecteur qui suit ce genre depuis plusieurs années. Retrouver des ingrédients attendus, une certaine familiarité, certes dépourvue de surprises mais à cet égard rassurante, fait aussi partie des réussites de La RD.

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