Novembre en numérique : la tournée mensuelle de Phylacterium

Avec un bon retard sur son planning, votre tant attendue tournée numérique de Phylacterium arrive enfin pour le mois de novembre… Comme tous les mois, des nouvelles plus ou moins en vrac et des conseils de lecture.

Une fois n’est pas coutume, je me lance dans un teaser de cette tournée numérique en trois phrases racoleuses : « ça balance grave sur Izneo », « comment lire des bds quand on est un ordinateur ? » et « présidentielles 2017 : les dessinateurs se déchaînent ».

La revue du mois : transmedia et patrimoine numérique et papier

Je m’en voudrais de ne pas commencer par la pire nouvelle d’un mois dernier par ailleurs peu réjouissant sur beaucoup de points qui ne concernent pas la bande dessinée : la mort de Gotlib, pour moi un des auteurs de bande dessinée les plus importants du XXe siècle. Difficile de parler de Gotlib dans cette revue mensuelle car on ne peut pas dire que le Maître se soit réellement frotté au numérique, mais on va quand même essayer. Tiens, ne serait-ce que pour parler du « Grand Format » (de chouettes expositions virtuelles tout en images) publié par lemonde.fr en son hommage. En un vingtaine d’extraits choisis de ses bandes dessinées célèbres, les cinquante ans de carrière de Gotlib nous sont résumées et nous offrent la possibilité de rire en sa mémoire, et en sa compagnie.

Ne pas oublier Gotlib donc, maintenant qu’il appartient au passé de la bande dessinée. Et justement, parmi ceux qui n’oublient pas le passé de la bande dessinée au point de ne pas réussir à s’en détacher, il y a nos éditeurs traditionnels d’albums réunis dans Izneo, que je ne présente plus (en quelques mots : la plateforme la plus visible de vente de bandes dessinées numérisées). Je me retiens toujours un peu de dire du mal d’Izneo, mais ils ont tout de même une drôle de vision de l’histoire de la bande dessinée. Eux aussi proposent un bien maigre hommage numérique à Gotlib, avec seulement 4 albums dont deux seulement de Gotlib lui-même ; on leur préférera la diffusion sur le site de Fluide Glacial d’un carnet de croquis qui permet de voir le geste en action (malgré une interface de lecture médiocre). Autre questionnement : le « coffret Izneo/Fnac » de Noël, qui contient, en plus d’un abonnement de 6 mois, l’accès illimité à 3000 albums dit « le meilleur de la bande dessinée ». Soit dit en passant c’est là le premier résultat direct de la prise de position de la Fnac au capital d’Izneo. Je n’ai pas pu trouver le contenu exact de ces 3000 albums, mais la pochette laisse à penser que l’essentiel est tiré d’un patrimoine de la bande dessinée franco-belge vieux de quarante ans dont on arrive pas vraiment à se débarrasser malgré les successives révolutions du genre. Et comme en ponctuation de mes ronchonneries, Xavier Guilbert livre, pour son humeur de novembre, à partir d’un constat proche, une même critique de cette « profaçon » qui érige le plagiat officiel des classiques en « machine à cash ». Il est d’autant plus clair pour Izneo que la bande dessinée numérique n’est pas synonyme de renouvellement, mais plutôt de ressassement, voire de recyclage.

J’y pense d’autant plus qu’en même temps la toile bruissait de la sortie en fanfare du dessin animé Lastman dont la diffusion a commencé le 22 novembre dernier. Adaptation, ou plutôt prequel de la série dessinée du même nom, Lastman, tout en restant dans le registre du populaire et de l’évènementiel, est un peu l’exact inverse des opérations commerciales izneo-fnacquesques. Lastman est un bol d’air qui a tout compris des logiques de diffusion contemporaines : un produit « transmédia » qui mise sur un couplage bande dessinée/audiovisuel (bande dessinée, puis jeu vidéo, puis dessin animé), des modes de financement et de diffusion originaux (rappelons que Lastman connaît une prépublication en ligne sur la plateforme Delitoon et que la série animée a été en partie financée via crowdfunding), bref, tous les mots-clés d’une industrie culturelle bouleversée par le numérique. J’en parle aussi parce que, au-delà de sa capacité à se fondre dans l’air du temps, c’est une excellente série. Le maître d’oeuvre en est Balak, un des espoirs de la bande dessinée numérique. Donc on soutient plutôt deux fois qu’une.

 

Et puis quand on parle de patrimoine, il y a un autre sujet à aborder, même s’il ne l’est jamais vraiment : ok pour rediffuser en numérique ce sacro-saint patrimoine de la bande dessinée papier… Mais quid du patrimoine de la bande dessinée numérique ? Submarine channel, boîte de production audiovisuelle, a eu la bonne idée de ressortir Le tueur de Jacamon, une bande dessinée numérique historique (2001 !) retoilettée pour pouvoir être lue sur nos écrans contemporains. C’est une initiative que l’on salue vivement. Reste à faire pareil pour les autres perles de la préhistoire de la bande dessinée numérique.

L’enjeu du mois : la bande dessinée numérique, outil d’apprentissage des intelligences artificielles et humaines

Un peu d’espoirs : on va parler sciences dans notre enjeu du mois et vous inviter à lire de vrais articles scientifiques avec statistiques et expériences.

Tout part d’une annonce originale tombée dans ma veille ce mois-ci : des chercheurs (américains : University of Maryland et University of Colorado) ont essayé de savoir si les intelligences artificielles informatiques étaient capables de lire et comprendre des bandes dessinées avec autant d’acuité qu’elles peuvent comprendre des textes. L’expérience est résumée sur le site de Sciences et Avenir, mais les plus persévérants d’entre vous liront l’article scientifique original en anglais. Je la re-résume pour vous donner un avant-goût. Environ 1 million de cases correspondant à 4000 comics des années 1938-1954 ont été données à lire à des ordinateurs capables de deep learning (apprentissage automatique). Il était demandé aux machines des tâches simples de compréhension narrative : choisir parmi un ensemble de textes ou d’images celui de la prochaine case d’après le contexte des cases antérieures, rattacher le bon dialogue au bon personnage… Les résultats montrent, de façon assez attendue, que les ordinateurs échouent souvent dans ces épreuves qui supposent de leur part la double maîtrise de l’analyse textuelle (sémantique) et de l’analyse d’image. A titre d’exemple, pour la reconnaissance de personnages, le taux de réussite de la machine est au mieux de 68%, contre 87% pour des humains. La conclusion des chercheurs est donc que « pour que les machines atteignent des performances humaines, ils doivent améliorer leur capacité à faire émerger un contexte [des images]. Un lecteur humain s’appuie sur son savoir courant pour comprendre le sens d’une scène ou d’un changement de caméra. Comment injecter un tel niveau de savoir dans les modèles algorithmiques ? »

Au-delà de l’anecdote amusante (la bande dessinée pose un défi à l’intelligence artificielle), cette étude est vraiment passionnante pour un tas de raisons. L’une d’elles est sa façon de s’appuyer sur une théorie américaine de la bande dessinée héritée de McCloud : aurait-on eu une étude différente sur un modèle théorique groensteenien ? Mais surtout, les auteurs terminent en disant que leur étude démontre que, si la compréhension d’images par des machines a fait de gros progrès ces dernières années (testez par exemple dans Google le filtre de recherche d’images par « Visages » pour vous rendre compte que ce moteur de recherche grand public sait distinguer un visage d’un autre type d’images), il y a encore du chemin à parcourir quand il s’agit d’analyser des suites d’images narratives. Hors, les corpus de bande dessinée sont des objets idéaux pour tester et améliorer les capacités des intelligences artificielles.

Ce sujet était précisément l’objet d’étude d’une équipe de recherche de La Rochelle, le L3i, pour un projet mené en 2012-2015. Les chercheurs rochelais s’étaient intéressés plus spécifiquement à des outils numériques permettant d’isoler les bulles, les personnages, les textes et leurs relations sémantiques. En plus de constituer un champ de recherche original, les applications de ce projet de recherche, mené en collaboration avec la CIBDI, concernait précisément les bandes dessinées numériques et numérisées : de même qu’il est désormais possible de rechercher les occurrences d’un mot dans un corpus de textes numérisés, pourrait-on imaginer chercher les occurrences d’un personnage ? De plus, les outils imaginés par ces chercheurs pourraient permettre, à terme, de concevoir automatiquement des scénarios de lecture dans des bandes dessinées numériques pour diriger le regard du lecteur d’une case à l’autre, ou pour lire le contenu des bulles. Et même si cela me rejouit moins que l’avancée des connaissances, on imagine les applications industrielles pour Izneo et consorts à partir de leurs catalogue numérisé, par exemple. Bref… La science n’est jamais très loin du commerce.

 

La recherche sur l’IA a trouvé une variation intéressant dans une autre étude menée par des chercheurs français et par l’association Stimuli : pour eux, il ne s’agissait pas d’expérimenter la lecture de bande dessinée numérique par des machines, mais par des (jeunes) humains. A partir d’une bande dessinée numérique inédite sur l’histoire des sciences, Les Grandiloquents, que des enseignants de collège et lycée ont donné à lire à leurs élèves, les chercheurs ont essayé d’analyser comment les enseignants et les élèves se sont appropriés cet outil didactique nouveau, le numérique offrant « une nouvelle forme de lecture collective au cours de laquelle l’enseignant.e dirige le rythme selon les besoins de sa séquence ».

Toute autre en apparence, l’expérience n’est pas sans point commun. Dans les deux cas, un récit dessiné est donné à lire à des intelligences en phase d’apprentissage. Dans les deux cas on se rend compte que la bande dessinée permet de faire advenir à cette intelligence un savoir autre que le savoir né du texte. Dans les deux cas, le support numérique joue un rôle crucial, pour les machines parce qu’il s’agit de leur contexte de compréhension, et pour les petits humains parce que l’écran se présente comme un nouveau support d’enseignement collectif. On sait depuis les années 1970 que bande dessinée et apprentissage ont des liens forts, et je suis ravi de constater que des études sur ce sujet se poursuivent dans le contexte du numérique.

 

L’oeuvre du mois : Battre la campagne, par l’équipe de La Revue Dessinée

L’oeuvre du mois n’est pas vraiment une « oeuvre » mais un tas d’oeuvres. Plus précisément une suite de dessins de presse mis en ligne par la formidable équipe de La Revue Dessinée sur un site dédié, http://battrelacampagne.fr/. La formule est toute simple : un peu plus d’une vingtaine de dessinateurs (des habitués de La RD, pour les connaisseurs) se relaient pour publier un dessin par jour commentant la campagne présidentielle en cours. Les modes de lecture sont au choix de chacun : certains préféreront suivre les comptes Facebook et Twitter pour recevoir leur dessin quotidien, d’autres, plus Web 1.0 (mais non moins valeureux) se reporteront directement au site web à l’intervalle de leur choix.

Cela fait un bon moment que la presse en ligne s’est mise au dessin de presse. J’ai déjà eu l’occasion d’évoquer ce sujet sur Phylacterium. Le concept même de « dessin de presse quotidien en ligne » avait été lancé dès 2009 par Ave!Comics et l’application Ça ira mieux demain (Aurel était d’ailleurs déjà de la partie). Il y a aussi les dessins de la matinale de lemonde.fr. Battre la campagne vient donc poursuivre ce mouvement d’adaptation d’un genre graphique canonique, le dessin de presse, dans le contexte du Web. De ce point de vue là, le projet n’a rien d’original et on peut regretter que les organisateurs n’aient pas opté aussi pour le développement d’une application mobile qui se prêtait bien au principe. Mais ce qui compte, après tout, c’est le contenu, pas le contenant…

Sur le contenu même, avec un dessin par jour, difficile de tout apprécier. Mais les signatures qui se succèdent sont des bonnes surprises : pour ma part James, Soulcié, Aurel et Ravard ont ma préférence. Régulièrement, certains auteurs jouent sur le support numérique avec une esthétique du gif qui donne par exemple un amusant fight entre Fillon et Juppé par Ravard, ou encore une relecture caustique des singes de la sagesse par Pascal Gros. De même que le dessin de presse est un travail de condensation en une image, le gif devient la norme du format court pour l’image animée. Dommage que ces petites envolées vers l’expérimentation numérique soient l’exception et non la norme : il est presque décevant que le « Slogan Generator » de Bernko ne soit pas animé, voire interactif !

Le tout est estampillé Mediapart et arte, deux parrains de qualité qui approfondissent l’ancrage journalistique de l’opération et préviennent les lecteurs égarés qu’il va surtout s’agir d’humour de gauche. Pour ma part, j’attends avec impatience que se remplisse la page « Récits graphiques » pour pouvoir lire des bandes dessinées roboratives du niveau de La Revue Dessinée. Sans prétention et avec dérision, Battre la campagne est donc l’assurance d’une alternative salutaire pour s’amuser aussi pendant les mois politiques à venir qui s’annoncent bien mouvementés…

A lire aussi :

Puisqu’on parle de politique, les frères Jouvray viennent de commencer un blog pour mieux comprendre la science politique en en revenant aux bases.

J’en ai déjà parlé, mais le Jotunheim de Belzaran se poursuit et vaut vraiment le coup. Le récit d’une randonnée scandinave en forme de réflexion personnelle, délicate et drôle à la fois.

On salue l’arrivée de Paka, le génial stripeur du Pakablog sur Les auteurs numériques le temps d’une mini-série intitulée Le vendeur.

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