Février 2017 en numérique : la tournée mensuelle de Phylacterium

Février est le mois le plus court de l’année, oui, mais la bande dessinée numérique ne connaît pas de répit… Allons-y pour une tournée numérique où on rebondit sur une réflexion entamée par l’équipe de Bigger Than Fiction sur les réseaux sociaux comme lieu de publication, et où on s’intéresse à Jotunheim de Belzaran. Sans oublier la revue du mois…

La revue du mois : Tintin, webtoon et grand voyage

On commence par un léger rattrapage de janvier : une info qui, dans le tumulte du FIBD, m’avait échappée : quid des droits numériques de Tintin, à l’occasion de la sortie de la version colorisée de Tintin au pays des Soviets ?. C’est vrai que je ne m’étais jamais vraiment posé la question… Mais la série la plus célèbre du monde, la seule qui atteint des sommes astronomiques à l’argus, est visiblement l’objet d’âpres disputes quand il s’agit de diffusion numérique. Car s’il est facile de trouver l’intégrale d’Astérix sur Izneo, si Casterman y est présent, les éditions Moulinsart ont préféré à la plateforme francophone les géants américains Apple et Google. Il faut aller sur iBooks ou Google play Livres pour lire en ligne ces albums vénérables. Une preuve supplémentaire de l’absurdité du paysage actuel de l’édition numérisé, dispersé sur plusieurs plateformes pour des raisons de droits numériques gérés en priorité par les éditeurs. Preuve aussi de l’hégémonie des GAFA sur l’édition numérique française, malgré tous les efforts des éditeurs français réunis.

Un autre rattrapage tant que j’en suis là : je profite du dernier lifting de son site web pour vous parler de Projetsbd. Plateforme de publication amateur et semi-pro avec comité de sélection, Projetsbd ranime l’esprit so 2007 des plateformes communautaires type Webcomics.fr ou Grandpapier, avec forum, commentaires, etc… Le tout fonctionne selon un principe de périodicité mensuelle, chaque auteur publiant un jour donné. Le site existe depuis 2015 et, lentement mais sûrement, se remplit de belles réalisations que je vous invite à aller voir pour vous rappeler l’époque bénie d’une création qui ne se voulait pas que professionnalisante.

Après Bigger than fiction à « I love transmedia » en octobre 20169, après les tables rondes d’Angoulême 2017, les conférences sur la bande dessinée numérique essaiment de plus en plus. Le 17 février se tenait à Paris 13 une conférence professionnelle sur les technologies numériques et les arts, et avait lieu une table ronde intitulée « La BD et les innovations technologiques qui la transforment ». Elle réunissait des têtes connues du secteur : Sébastien Célimon (stratégie numérique de Glénat), Samuel Petit (Sequencity) et Laurent Mélikian (journaliste bd). Pas de retransmission en ligne, mais la possibilité de suivre la conférence sur Twitter [#Confp13]. Difficile d’en donner un compte-rendu sur cette seule base, mais à lire le fil twitter, j’ai l’impression qu’on a parlé de création numérique avec Phallaina (ce qui est bien), qu’on a une fois de plus montré l’exemple coréen comme contre-exemple face à un marché français qui ne décolle pas (pourquoi pas…), mais qu’on a un peu dit du mal de l’interactivité et de l’ajout d’animations (ce qui est moins bien). Bon… Je n’y étais pas, donc je me réjouis simplement que ces sujets soient discutés et diffusés.

Comme il n’y a heureusement pas que moi qui parle de bande dessinée numérique et que le sujet vous passionne si vous êtes en train de lire cet article, allez donc regarder les vidéos de Casabulles sur ce sujet, partie 1 et partie 2. La deuxième partie permet d’avoir un bon aperçu de la diversité de la création originale en 5 mn. Parfait pour ceux d’entre vous qui en ont marre de mes pavés de texte.

Et je termine par une info amusante : des danois ont eu l’idée d’imprimer Le long voyage de Boulet, l’incroyable scrolling vertical désormais célèbre. C’était à l’occasion du festival Copenhagen Comics ; la photo a circulé sur twitter et ça donne quelque chose comme ça (plus de 25 mètres). A rapprocher bien sûr du rouleau infini de l’Une histoire de l’art de Philippe Dupuy lors du dernier FIBD. J’adore quand l’étrangeté numérique se transforme en étrangeté matérielle.

L’enjeu du mois : nouveaux réseaux sociaux pour la bande dessinée

Je voulais revenir sur le stimulant article de BiggerThanFiction à propos de la diffusion de bandes dessinées numériques sur Instagram. L’article, publié à l’occasion de l’annonce de lancement prochain de Eté (mené par Thomas Cadène), date de fin janvier, mais soulève dans le fond une question intéressante : comment les auteurs utilisent-ils les réseaux sociaux comme espace de publication, et qu’est-ce que cela change en termes de création ? Je vous invite à le lire avant de revenir ici pour regarder quelques uns des exemples présentés. L’article permet non seulement d’identifier de vrais pépites, comme le Rick and Morty Rickstraverse qui transforme Instagram en un jeu de pistes vertigineux, mais aussi de constater que des blogueurs bd bien connus n’ont pas hésité à faire une infidélité à leur format de prédilection (Boulet, Bastien Vivès, Balak…).

Déjà en 2014, à l’occasion d’un article sur le concours Révélation Blog, j’avais fait le constat que le bon vieux « blog bd », qui connut son âge d’or à la fin des années 2000, subissait un changement important. Le format « blog » à proprement parler n’était plus forcément majoritaire. J’écrivais alors :  » les blogs bd « à l’ancienne » était des outils de communication uniques, cohérents en eux-mêmes et par eux-mêmes en tant que principal espace de publication de l’auteur, professionnel ou amateur. À présent, il semble que le blog ne soit qu’un outil au cœur d’un réseau d’outils plus ou moins interconnectés qui sont autant d’espaces de publications. Ainsi, si la plateforme de blog est encore majoritaire, la plupart des blogueurs dispose aussi d’un ou plusieurs tumblr. Certains mêmes se servent de tumblr comme d’un blog ». Dans mon calcul de l’époque, 7 dessinateurs parmi les 30 sélectionnés utilisaient tumblr.

Le remplacement du concours Révélation blog par RévélatiOnline ne permet pas de comparer avec la situation actuelle, mais je suis persuadé que cette tendance n’a fait que se renforcer. Ce n’est pas simplement la substitution d’un outil technique (le blog) par un autre (tumblr, ou autre), mais un principe de dispersion, un auteur pouvant cumuler la publication sur plusieurs plateformes. Et en un sens, le changement de nom du concours est significatif de la fin de l’hégémonie du blog, qui n’est plus l’espace de publication dominant qu’il était il y a sept ou huit ans. Les dessinateurs semblent privilégier des espaces de diffusion plus partagés là où les blogs, certes plus facilement personnalisable, était aussi dispersée sur de nombreuses plateformes différentes. Le but aujourd’hui est d’aller là où se trouve le lecteur.

L’investissement d’autres réseaux sociaux que le blog est désormais un phénomène très net, en gros depuis 2010. Quelques exemples parmi des oeuvres déjà citées dans mes tournées numériques : la revue Trompette (avril 2016), n’a jamais consisté en autre chose qu’une publication sur Facebook et Twitter des dessins de ses membres ; même chose pour Fred Boot qui a publié sa dernière création, Yehoshua, via la visionneuse-diaporama de Facebook. En réalité, c’est dès 2010 qu’on observe la diffusion d’histoires longues sur Facebook (Marc Lataste, notamment). Si on remonte aussi dans le temps, les plus vénérables se souviennent peut-être des expérimentations du formidable Moon Armstrong, auteurs de « Facebook strips » détournant l’usage du réseau social. Mais je ne vais pas vous enquiquiner avec mes lubies d’historiens… Quant à Instagram, on se souvient peut-être (ou pas ?) du très curieux teasing du dernier Iznogoud via ce réseau, qui transformait non sans un talent certain une bonne vieille bd papier en lecture case à case. On peut aller encore plus loin, à l’exemple de Boulet (encore lui !) qui utilise twitch, plateforme de streaming en direct plutôt orienté jeu vidéo, pour offrir à ses fans des sessions de dessin en direct.

Et puis il est assez courant que les modalités de diffusion soient dupliquées. Un exemple parmi d’autres : la (terriblement drôle) dessinatrice Elosterv possède au moins deux blogs « classiques » (le premier en 2009 http://elosterv.blogspot.fr et plus récemment http://elostruche.blogspot.fr/), une page facebook, un tumblr, et a été la co-auteur du tumblr Relation cheap avec Davy Mourier (qui vient de sortir en album chez Delcourt). Sur chacun de ses espaces, c’est un type différents de publications qui est mis en ligne. Victor Hussenot, avec le trop méconnu Level 1 (2014) jouait précisément sur la circulation d’une plateforme à l’autre, comme pour démontrer la puissance de l’hyperlien dans la grammaire de la création numérique.

Vous me direz : est-ce que je ne pinaille pas sur une simple question technique d’outil de diffusion là où l’essentiel est dans le contenu ? Non, dans la mesure où chaque réseau social possède sa propre logique d’affichage et de diffusion. Prenons le cas le plus basique : celui de tumblr. Il se rapproche dans son usage du blog bd et on pourrait se dire que ce qui est mis sur un blog pourrait très bien l’être sur un tumblr. Pas tout à fait. Si le tumblr permet lui aussi une publication antéchronologique, et s’avère donc idéal pour une diffusion périodique (feuilleton à suivre ou gags courts), il n’a pas les mêmes qualités que le blog en termes de gestion des archives, de rubrication et d’éditorialisation. Moins bavard et plus orienté image que texte, il met plus directement en valeur les dessins, et eux seuls. Le blog bd s’était affirmé comme un espace d’expression personnelle, de mise en scène de soi. Le tumblr offre des créations brutes, moins éditorialisées mais d’accès plus direct.

J’attends donc avec impatience l’expérience de Thomas Cadène et ses amis (sans oublier arte qui finance le tout) autour de Eté sur Instagram. Avec une équipe aussi imaginative et un vrai dispositif de financement, on peut espérer une création inventive qui, je l’espère, saura tirer partie d’Instagram !

L’oeuvre du mois : Jotunheim de Belzaran

J’avais déjà mis en avant Jotunheim il y a plusieurs mois, mais j’ai envie d’en reparler un peu plus longuement cette fois, peut-être à la faveur d’un petit article-portrait sur culturebd et à l’imminence de la fin de la publication de ce récit personnel que je vous invite à lire.

L’histoire est celle d’Alexis, un trentenaire qui part randonner à Jotunheim, en pleine montagne scandinave, sans autre compagnie que lui-même, pour une première expérience de marche en montagne. Il va croiser la route d’une jeune randonneuse plus expérimentée, l’écossaise Laura, qui va transformer peu à peu son expérience en réflexion sur lui-même, sur ses peurs et ses désirs.

Jotunheim est un récit assez classique dans sa forme (des suites de planches, en cours de colorisation), linéaire et reprenant les codes classiques de ce type de récit initiatique. Il y est question de passage à l’âge adulte, de quête personnelle, d’accomplissement de soi. Il se déroule au milieu de paysages exotiques et sauvages que le trait de Belzaran rend avec une qualité certaine, sans en faire trop non plus. L’identité du héros (un jeune enseignant amateur de dessin) donne à l’ensemble un côté autobiographique dont on pourra apprécier l’ambiguïté (Alexis s’arrête souvent pour dessiner, et ce n’est pas anodin, j’y reviendrais).

Alors bien sûr le webcomic de Belzaran, commencé début 2015 mais pensé dès 2014, ne révolutionne pas la bande dessinée numérique, comme d’autres oeuvres mises à l’honneur dans cette rubrique au fil des mois. Mais, au-delà d’être une lecture sympathique (il m’arrive souvent de le relire avec plaisir depuis le début quand un nouvel épisode paraît), il m’a plu pour ce qu’il dit de la publication en ligne, et là prend une dimension différente, plus importante, encore plus intéressante. Belzaran fait partie de cette masse de dessinateurs non-professionnels pour qui le Web est la meilleure façon de laisser libre cours à une passion, et recevoir avis et conseils tout en assumant le côté amateur de sa production. Il est aussi assez actif dans la communauté du dessin en ligne, via des interviews, des articles, et sur le vénérable forum bdamateur et d’autres lieux encore. Bref, Belzaran est un bon exemple de ce que produit la bande dessinée numérique dans son versant d’auto-édition libre, ouverte à tous.

Or, jusqu’à présent, les créations de Belzaran restaient (de mon point de vue), dans une certaine modestie, malgré de chouettes récits comme Le modèle vivant. Et puis, en le voyant se lancer dans Jotunheim, en suivant régulièrement la parution (lente mais sûre) des planches, du coin de l’oeil, sans trop en attendre – mais quand même – j’ai eu le sentiment que Belzaran avait passé un cap et se rapprochait discrètement d’un vrai professionnalisme. Il y a déjà le net changement de style graphique, qui lui fait abandonner le minimalisme animalier un peu facile pour se risquer à davantage de réalisme, mais sans abandonner ses personnages anthropomorphes (la combinaison est intéressante !). On peut alors passer d’une abondance de têtes qui parlent devant des décors limités pour davantage d’ampleur. Ici, notamment, le rendu des paysages scandinaves et leur intégration aux planches est vraiment réfléchi. La narration prend son temps, et c’est heureux, preuve d’une maturité de récit (ne pas brusquer, ne pas tout dire, ménager ses effets). Ce qui est plaisant c’est qu’il parvient à garder un équilibre entre cette ampleur nouvelle et la modestie des débuts, ce qui rend Jotunheim intéressant en confrontant l’humilité de son héros à des paysages grandioses dont on se demande s’il en sera à la hauteur.

Et c’est précisément en traitant cette question, dans son scénario et son découpage, que Jotunheim acquière une autre dimension. Derrière ce récit d’un randonneur novice s’attaquant avec difficulté à une chaîne de montagne sauvage à plusieurs milliers de kilomètres de chez lui, difficile de ne pas voir un récit d’initiation à cette « montagne » qu’est, pour le dessinateur amateur, le « Belzaran-Jotunheim-2015-2017beau dessin » ou « l’oeuvre ultime » (ce qui était déjà le thème du Modèle vivant). L’histoire autobiographique devient la métaphore de sa propre réalisation. Ce qui a une résonance toute particulière dans l’univers de la publication en ligne. Parce que le lecteur, ici, y suit les progrès réguliers du héros, mais aussi du dessinateur, s’étonne de voir surgir d’un coup une demi-planche contemplative qu’on ne l’aurait pas cru capable de franchir. Alexis remet sans cesse en question ses capacités (de randonneur et de dessinateur), et dans le même temps Belzaran, à coups de making-of et de commentaires, fait part au lecteur de ses propres doutes sur une case ou un choix de découpage. J’ai beaucoup apprécié cette planche 28 où le héros blagueur des premières cases s’arrête pour dessiner et laisse la montagne combler le vide de la planche.

L’un de mes grands plaisirs de lecteurs de bande dessinée en ligne (cela va faire maintenant plus de dix ans !) est de voir évoluer des dessinateurs, d’assister en direct à l’éclosion de talents et de qualités, sans trop avoir à se poser la question du professionnalisme et de l’amateurisme, en l’absence de véritable système de validation (sur le Web, tous les dessinateurs sont égaux). Jotunheim montre avec force ce que ça donne quand on laisse un dessinateur s’épanouir doucement : on finit toujours par récolter une pépite, dont on espère qu’elle donnera d’autres fruits par la suite.

Lire aussi :

Puisque je parlais de Projetsbd, l’une des oeuvres du site m’a particulièrement frappé : 200 000 ans de Sarell, une histoire de pirate-fantasy qui fait le choix de mêler récitatif et image dynamique, avec un graphisme particulièrement soigné.

Je regarde de temps à autre ce que fait Fabien de Souza d’Arcady Records et je me suis rendu compte récemment que ce qui me bottait le plus était sa série de chansons (de rap généralement) mis en images sur son Instagram. Particulièrement inventif.

Je profite de ce mois de février pour répérer un oubli : je n’avais jamais parlé du webzine Marsam Graphics qui existe pourtant depuis 2015 et publie les créations d’auteurs éminents dont Golo, Elric et Alain François, tout trois rédacteurs en chef. Un bel espace de publication professionnelle en ligne.

Et on termine dans la droite ligne de mon enjeu du mois avec une de mes découvertes préférées en matière de tumblr graphique : celui de François Henninger. S’il est si extraordinaire, c’est dans sa perception de l’outil de diffusion qui invite à une lecture tabulaire qui transforme l’accumulation de ses petits gifs amusants en une merveilleuse impression stroboscopique.

2 réflexions au sujet de « Février 2017 en numérique : la tournée mensuelle de Phylacterium »

  1. Gipo

    Le problème des blogs, c’est que c’est devenu une « charrette » qui a perdu son « tracteur » : RSS. Tracteur qui avait d’ailleurs des lacunes (RSS ne permet que la collection privée, pas le partage, ou alors, on doit reporter manuellement une URL dans un post à créer spécialement dans ce but).

    Les nouveaux « tracteurs » des blogs sont désormais les réseaux sociaux… qui ont de toute façon leur propre système de publication ! Alors…
    Pour l’instant, les blogs permettent encore une qualité de présentation plus intéressante et un archivage plus sûr, mais cela n’aura qu’un temps.

    Ce qui est dommage, c’est qu’avec les réseaux sociaux, on a perdu l’intérêt même du web qui est le réaffichage d’images provenant d’une source unique, d’un serveur unique (ne serait-ce qu’avec un tag [IMG src= »img/de/mon/serveur.jpg »] comme dans les forums), mais bon… on y gagne en multiplicité de promotion…

    By the way : BALAK se distingue encore en présentant sa propre expérience de BD sur Instagram (mais qui ne marche pas sur un PC) :
    https://www.instagram.com/p/BROYFy5BVeP/?taken-by=balakbalek

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    1. mrpetch Auteur de l’article

      Bien vu… Finalement, l’enjeu socio-technique est souvent crucial quand on parle de bd numérique. Ce que peuvent/ne peuvent faire les outils est vraiment important, même si ce n’est pas tout de suite apparent.

      Pas mal le test de Balak : ça va dans le sens que les nouveaux formats perdent certaines fonctionnalités, mais en gagnent d’autres.

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