La tournée numérique de Phylacterium : février-mars 2018

A la croisée de l’hiver et du printemps, la bande dessinée numérique poursuit encore et toujours son petit bonhomme de chemin… qu’on suit avec attention sur Phylacterium ! Au menu de ces deux mois passés, de l’epub3, de la recherche scientifique et du roman-photo

La revue du mois : epub3, futur du livre et 23h

On commence cette revue des mois de février-mars par un aller-retour en Asie grâce à l’attention sagace de Xavier Guilbert de Du9. Dans sa rubrique « Vues éphémères » de mars, commente l’annonce venue du Japon : pour la première fois les ventes numériques de manga ont dépassé les ventes physiques. Nous sommes bien loin de cette situation en France, où le marché de l’édition numérique est estimé à moins de 5 % du marché papier, mais l’analyse que livre Xavier Guilbert donne à la fois des clés pour comprendre ce qui diffère entre les situations françaises et japonaises et ce qui, au contraire, est à suivre de près. Il décrit notamment les raisons de la réussite japonaise, aussi bien lié aux habitudes de lecture (fétichisme du livre bien moins important) qu’au réel investissement des éditeurs vers le numérique (300 000 mangas sur la plateforme ebookJapan, contre 20 000 titres sur Izneo, par exemple).

L’évolution pourrait peut-être venir d’évolutions techniques… Une nouvelle importante pour la distribution de la bande dessinée numérique, peut-être passée inaperçue, est la généralisation du format epub3 permise grâce à l’évolution des systèmes de protection. Le choix du streaming, qui est celui d’Izneo jusqu’à présent, ne permet pas de commercialiser convenablement les albums. L’un des enjeux de ces dernières années pour les éditeurs et diffuseurs du livre numérique a été de développer un format de fichier diffusable hors streaming qui mêle protection des données (DRM), facilité d’utilisation pour le lecteur et interopérabilité entre les plateformes (pour qu’un fichier téléchargé via tel distributeur soit lisible quel que soit le logiciel de lecture). Le passage de l’epub2 à l’epub3 constituait déjà, pour la bande dessinée, une évolution technique importante : là où l’epub2 ne fonctionnait que pour du texte, l’epub3 permet une meilleure intégration des images fixe et une conservation de leur mise en page ; son adoption pour la bande dessinée numérisée permet aussi de libérer la distribution de la mainmise d’Adobe et de son format PDF propriétaire. Reste le problème des DRM et de la nécessaire (?) protection des fichiers destinés à circuler via des distributeurs numériques ; or la solution récente dite « LCP », proposée par ePagine, semble satisfaire Izneo et l’encourager dans la direction de l’epub3. Si je ne suis pas moi-même amateur de bande dessinée numérisée, et encore moins de DRM, je me réjouis malgré tout de l’émergence d’une solution qui peut faire évoluer la timidité des éditeurs de bande dessinée face aux enjeux technico-juridiques… Après tout, la mise en place d’un circuit de distribution satisfaisant pourra profiter, à terme, à la création numérique (si les éditeurs s’en préoccupent un jour).
Revenons justement à la création numérique, car là aussi se trouvent des nouvelles fort positives. Par exemple la réussite du financement d’Elya Police investigation de Vidu (bravo !). Ou encore le lancement de la plateforme FuturLivre par l’Institut Français. Cette plateforme est destinée à servir de vitrines à des créations numériques innovantes, en particulier dans le domaine du jeu vidéo, de la bande dessinée et du récit numérique. L’initiative est louable en ce qu’elle permet de s’affranchir enfin de l’obsession pour l’homothétie du livre. Et dans le cas de la bande dessinée, plusieurs œuvres sont présentes, certaines déjà citées sur Phylacterium, d’autres non. On écoutera aussi sur cette plateforme une interview très intéressante de Marianne Lévy-Leblond, responsable des programmes numériques chez Arte, une société publique de production qui représente actuellement, il faut bien le dire, le principal espoir pour la bande dessinée numérique de création. Elle y parle notamment d’Eté et de la websérie Ploup qui n’est pas vraiment une bande dessinée… quoique, il y a des bulles, non ?

La création était foisonnante en ce mois de mars grâce aux 23h de la BD qui, comme tous les ans, ont donné naissance à une centaine d’oeuvres numériques produites en moins de 24h. Pour certaines d’entre elles, on pouvait même suivre en direct la production de la bande dessinée via webcam, à la manière d’un twitch de la bande dessinée ! Comme tous les ans, ces 23h ont donné lieu à des vagues de Turbomedia, preuve que ce format a toujours de l’avenir ! Et si vous avez la flemme de feuilleter l’ensemble des œuvres, je vous invite à lire les conseils de lecture de Mlle Karensac, sur Twitter.

 

Et je termine cette revue par l’annonce de deux évènements sur la bande dessinée numérique en mai, pour bien les noter dans vos agendas : le 17 mai, à Tourcoing, dans le cadre des Rencontres de l’édition numérique a lieu une journée consacrée à la bande dessinée ; quant au 19 mai, ce sera à la Villa Bernasconi, près de Genève, que vous pourrez entendre une conférence autour de la (très très) attendue collection RVB des éditions Hécatombe…

 

L’enjeu du mois : à la recherche de la bande dessinée numérique

Une fois n’est pas coutume… Pour l’enjeu du mois, je me permets un peu d’autopromo ! Certains de mes quelques lecteurs n’ignorent pas qu’à côté de ce blog, j’essaye de diffuser mes écrits sur la bande dessinée numérique en contexte universitaire, dans des revues scientifiques et des colloques… Et bien en mars dernier est paru un article de ma part dans The Comics Grid une revue académique sur la bande dessinée qui a le mérite d’être en libre accès. Mais au-delà de ma pomme, c’est surtout l’occasion de lire dans The Comics Grid trois articles de recherche de la collection « Poetics of Digital Comics ». Alors c’est en anglais mais vous ferez bien l’effort…

Paru dès septembre 2017, « With, Against or Beyond Print? Digital Comics in Search of a Specific Status » de Côme Martin traite la question, éternelle mais encore jamais vraiment résolue, de l’autonomie esthétique de la bande dessinée numérique vis à vis de la bande dessinée papier. L’article de Martin a le mérite de tenter une typologie tri-partite de la bande dessinée numérique en fonction de son rapport à l’imprimé : soit des création « avec » l’imprimé, dominée par le principe d’homothétie ; des créations « contre » l’imprimé, conçues expressément pour n’être lisibles qu’au format numérique, avec un beau développement sur le Turbomedia contre principal modèle ; et enfin soit des créations « au-delà » de l’imprimé, qui ne cherchent même plus à être des bandes dessinées et assume entièrement l’écart médiatique que peut produire leur support numérique. L’atout principal de cet article est de démontrer combien certains aspects qui paraissent spécifiques à l’innovation numérique, comme le principe de défilement ou le jeu sur l’espace de la toile infinie ont en réalité des équivalents dans la création imprimée… et que finalement l’instabilité formelle est un trait propre à la bande dessinée, papier ou numérique.

Puisqu’il faut en passer par là, nous en arrivons à mon article, « Paradoxes of innovation in French Digital Comics ». Sans me concerter avec Côme Martin, j’y ai traité d’une problématique finalement assez semblable, mais sous l’angle historique et non strictement esthétique. La question y est de comprendre la place de l’innovation formelle dans la bande dessinée numérique française des années 1990 aux années 2010. La décennie 2000 m’a particulièrement intéressée comme moment charnière où, après des années 1990 marquées par de vraies expérimentations numériques, s’opère un retour massif aux modèles formels de la bande dessinée imprimé, le strip et la planche en particulier. Mon hypothèse est de considérer que cette période, qui pourrait apparaître, dans une vision téléologique de la bande dessinée numérique, comme une période de régression, est en réalité une étape classique de l’innovation technologique qui, lorsqu’elle cherche à se répandre, doit d’abord en passer par un mimétisme des formes antérieures. Bref, l’enjeu principal de mon propos aura été de montrer comment une historicisation de la bande dessinée numérique peut éviter d’énoncer des constats partiels, biaisés ou erronés.

Mais pour dépasser les jugements strictement théorique, on s’intéressera aussi au passionnant article d’Anthony Rageul (Tony), théoricien et praticien du medium bien connu de mes lecteurs : « On the Pleasure of Coding Interface Narratives ». Tony se place (naturellement) du côté du créateur et interroge trois questions majeures qui se posent à l’auteur d’une bande dessinée numérique : quelle interface de lecture pour l’oeuvre ? ; comment détourner la contrainte technique au service de la narration ?; comment intégrer l’expérience du lecteur dans la création ?. A ces trois questions, Tony répond en insistant sur sa pratique du codage informatique : c’est grâce à elle qu’il peut répondre aux trois questions ci-dessus avec la plus grande liberté créative. Le code informatique est pour lui la meilleure façon de replacer l’auteur au coeur de la création, loin d’une certaine forme d’automatisation de la création via des interfaces, plateformes et outils clé-en-main du Web. On appréciera encore davantage l’article que son auteur y parle bien de « plaisir », et met l’accent sur le maintien de la liberté créative en contexte numérique, loin d’une vision étriquée d’un numérique qui serait difficile d’accès pour les auteurs.

 

Ces trois articles sont aussi pour moi l’occasion d’évoquer rapidement la progressive montée en puissance de la recherche académique sur la bande dessinée. De plus en plus de chercheurs s’intéressent à ce medium. Parmi les publications récentes, on lira par exemple dans le numéro 36 revue Art&Fact (2017) un article Benoit Crucifix et Bjorn-Olav Dozo sur la façon dont le numérique fait évoluer la temporalité de lecture de la bande dessinée. Plus récemment, dans le numéro 12 de la Revue française des sciences de l’information et de la communication (2018), Hélène Crombet livre une analyse plutôt détaillée de Phallaina de Marietta Ren. Mieux encore, des chercheurs habitués à des thématiques classiques hésitent moins à mêler dans une même réflexion théorique bande dessinée imprimée et bande dessinée numérique. C’est ainsi une vraie satisfaction que de lire Raphaël Baroni, éminent spécialiste de la narratologie en bande dessinée, à intégrer la dimension numérique à sa réflexion sur les rapports entre temps et espace dans la bande dessinée ; ou encore Ian Hague, auteur en 2014 d’une somme incontournable sur la place de la multisensorialité de la lecture de bande dessinée, de se tourner depuis quelques années vers la question de la matérialité de la bande dessinée numérique. Dans le monde anglo-saxon, d’Ernesto Priego à Daniel Merlin Goodbrey, en passant par Lukas Wilde, les chercheurs sont aussi nombreux à travailler sur cette question.

En bref : autour de la bande dessinée numérique s’est construit, en quelques années, aussi bien en France que dans le monde anglo-saxon, un ensemble théorique conséquent et solide. Nous avons les outils pour penser la bande dessinée numérique. Le défi qui se pose à présent aux chercheurs est double : élargir le corpus pour ne plus se limiter toujours aux mêmes exemplres, et surtout faire en sorte que cette élaboration théorique puisse avoir un impact sur la pratique des auteurs. C’est là sans doute le plus grand des défis…

Ah… et puis je vous prépare une petite surprise pour l’année 2018 autour de mes recherches sur la bande dessinée numérique… Je n’en dis pas plus, même si je pense que la moitié de mes lecteurs sont déjà au courant !
L’oeuvre du mois : Le Syndicat des algues brunes d’Amélie Laval

L’oeuvre du mois s’est imposée assez vite car je suis de près l’intérêt des éditions FLBLB pour le roman-photo, et c’était un vrai plaisir que de constater qu’une de leur dernière parution en la matière, Le Syndicat des algues brunes d’Amélie Laval, est paru en version numérique. Comme j’ai pas mal de choses à dire à son sujet, on va essayer de compartimenter tout ça…

Le contenu d’abord : Le Syndicat raconte l’histoire de Ky Duyen, une championne d’arts martiaux qui revient au pays pour retrouver son père et se retrouve entraîné dans une étrange machination autour d’un mystérieux « syndicat des algues brunes ». Tout ça se déroule dans un futur indéterminé où les manipulations génétiques, sur les plantes, les animaux et les humains, sont devenues monnaie courante ; les paysages de Provence quasiment lunaires, si minéraux et désertiques, renforcent encore l’étrangeté d’une intrigue dystopique, qui mêle dans un savant équilibre réflexion écologique et humour farfelue. Rien que pour son histoire si pleine d’inattendue, l’album d’Amélie Laval vaut le coup ; mais ce n’est pas là sa moindre qualité…

Ce qui surprend aussi le lecteur c’est qu’il s’agit d’un roman-photo, genre devenu désuet à partir des années 1980, mais qui voit un petit retour en grâce dans les années 2010, notamment grâce aux éditions FLBLB, qui en éditent et en rééditent depuis quelques années, notamment ceux de Grégory Jarry, Benoît Vidal et Jean Teulé. Les romans-photos de FLBLB sont toujours des petits bijoux : ils démontrent qu’il n’y a aucune raison que le roman-photo soit uniquement rattaché aux drames à l’eau de rose ou à des montages rigolos. De vraies histoires, bien racontées, bien pensées, qui captivent à la lecture… Et Le Syndicat… ne fait pas exception.

Mais je n’ai pas encore évoqué le côté numérique… Car vous l’aurez compris, Le Syndicat…, c’est avant tout un album papier publié par FLBLB en ce début d’année. L’interface de lecture en ligne témoigne d’ailleurs de cette volonté d’aller au plus simple : soit un PDF à télécharger (et c’est encore la meilleure méthode), soit une visionneuse issuu intégré qui n’est pas du plus bel effet. Ce qui m’intéresse en revanche, c’est le choix de s’associer à un journal en ligne, en l’occurrence Mediapart, pour diffuser de la bande dessinée, comme au bon vieux temps des feuilletons. Les connaisseurs sauront que le partenariat entre FLBLB et Mediapart dure depuis maintenant deux ans, et aura permis de post-publier gratuitement des albums comme « Les grands moments de la prochaine révolution française » ou Le Profil de Jean Melville. Loin des grosses machines des distributeurs numériques, certains éditeurs alternatifs font donc des choix très pragmatiques sur la diffusion en ligne. Un partenariat avec un pure player, des formats de diffusion simples, la rareté pour un public ciblé plutôt que l’abondance des titres pour tous.

J’aurais tendance à saluer ce choix parce qu’il assume pleinement la matérialité du livre physique : il n’y a pas tromperie sur la lecture, pas de gadgets, de zooms, d’interfaces de lecture, l’album mis en ligne s’assume comme un album papier, maladroitement adapté à la lecture numérique. Dans le même temps, FLBLB, en tant qu’éditeur alternatif, fait aussi le choix d’une diffusion gratuite sous licence libre, invitant tout lecteur a rediffuser sur son site web ou à partager l’oeuvre. Le traitement du numérique par l’édition alternative est rare : peu de ces éditeurs indépendants des grands groupes se lancent vraiment dans l’aventure, préférant se concentrer sur leur expertise sur le livre imprimé. Mais quand ils le font, cela se traduit par des choix proprement alternatifs, centrés sur l’accès libre et gratuit, l’absence de DRM, et un certain détachement vis à vis des grands circuits de distribution, que l’on peut voir aussi chez L’Employé du moi et sa plateforme Grandpapier, chez les québecois de La Pastèque avec Tout Garni, ou encore chez Hécatombe et sa (très très très) attendue collection RVB.

A lire aussi :

Plein de « à lire aussi » pendant ces deux mois, alors faites-vous plaisir, il y en a pour tous les goûts :

L’équipe de BiggerThanFiction, le studio à l’origine d’Eté, s’est associé avec Le Grand Palais pour proposer, encore sur instagram, La Relève, une bande dessinée à suivre sur l’art contemporain : https://www.instagram.com/le_grand_palais/

Reineke, dessinateur génial du Grand Méchant Renard a mis en ligne une petite bande dessinée interactive à lire sous la forme d’une application autour de sa bande dessinée, et à même appeler les twittos pour un retour d’expérience : https://twitter.com/Reineke17/status/979400963982315520

Sur Turbointeractive, la nouveauté du mois qui m’a marquée s’appelle La Roue Béninoise : un Turbomedia bien rythmé sur une histoire de voyage au Bénin par Fred Rimbau (https://turbointeractive.fr/roue-beninoise-partie-2/)

E.N.D. de Pascal Cataye et Caroline Gonzales raconte les derniers jours de la race humaine dans un graphisme saisissant ; à l’origine auto-éditée, elle débarque à présent sur Allskreen et c’est une belle trouvaille : https://www.allskreen.fr/end-7

Je parlais des 23h de la bd : sans avoir tout lu, j’ai un petit coup de coeur pour le turbomedia L’appel du vide d’Ama, une déclinaison inspirée du thème de la solitude spatiale : https://www.23hbd.com/?pg=turbomedia&p=4339

Et comme sur Phylacterium on adore Tarmasz, je vous dis deux mots de Bisous de feu, une histoire de romance lycéenne et de magie dans le style si particulier de cette auteure, sous l’excellent label Attaque Surprise : https://bisousdefeu.tumblr.com

Enfin, ceux qui connaissent bien l’actualité de la bande dessinée numérique ont du remarquer que je n’avais pas parlé de Still Heroes d’Exaheva… Pas de panique, c’est sur ma read list d’avril, et sans doute à la meilleure place pour la future tournée numérique ! En attendant, pour les impatients : https://exaaa.itch.io/stillheroes

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *