Cet article a été écrit pour le site Fiction-interactive.fr, un excellent site sur les nouvelles formes de la fiction, notamment à la suite de cet article d’Hugo Labrande sur les différentes types d’histoires interactives. Merci à Hugo Labrande pour la double publication !
Dans cet article, je me propose de définir, puis catégoriser les bandes dessinées que l’on peu dire « interactives ». C’est aussi, ne nous mentons pas à nous-mêmes, une excellente occasion de vous proposer à la lecture tout un tas d’oeuvres passionnantes et innovantes.
Qu’est-ce que la bande dessinée interactive ?
Le terme « bande dessinée interactive » est récurrent dans l’histoire de la bande dessinée numérique. Il connaît, pour la France, deux moments importants. Avant les années 2000, il est le terme désignant les premières bandes dessinées numériques, réalisées sur CD-Rom ou pour le premier Web et intégrant des mécanismes venus du jeu vidéo. Si elle devient peu à peu désuète à mesure que les créations numériques abandonnent ces dispositifs pour des œuvres plus simples se limitant aux formes de la bande dessinée imprimée, la bande dessinée interactive est redécouverte à la fin des années 2000 et connaît un retour en grâce durant la décennie 2010 à travers des artistes-théoriciens qui s’y spécialisent comme Tony en France ou Daniel Merlin Goodbrey au Royaume-Uni. Des deux côtés de l’Atlantique, la bande dessinée interactive forme donc un corpus d’oeuvres qui s’étend des années 1990 aux années 2010 et que je vais essayer de vous décrire dans cet article.
Mais avant de passer aux œuvres, quelques mots sur la théorie de la bande dessinée numérique pour vous permettre de mieux délimiter le périmètre qui va nous intéresser aujourd’hui… La bande dessinée interactive est un concept qui a été théorisé par Anthony Rageul, dit « Tony », dans son travail de thèse en 2014, et dont on peut avoir une synthèse dans cet article pour Du9. Pour Tony, l’interactivité est le fondement même de la création numérique, ce qui définit sa spécificité par rapport à la création imprimée, et une bande dessinée « authentiquement numérique » doit comporter de l’interactivité, c’est-à-dire offrir au lecteur la possibilité d’agir sur l’oeuvre. Il distingue principalement une interactivité « exogène » ou l’action du lecteur agit sur le protocole de réception du récit (par exemple cliquer sur une flèche pour passer à l’écran suivant) et une interactivité « endogène » qui produit du sens dans le récit (par exemple choisir entre deux alternatives).
Il existe donc, dans les bandes dessinées numériques, plusieurs degrés d’interactivité. Je vais pour ma part me concentrer sur l’interactivité endogène, où l’action du lecteur a un réel impact sur le déroulement de l’histoire ou fait sens dans la narration autrement que comme un simple dispositif de lecture. Par affinité, je vais surtout évoquer des œuvres francophones (pour une liste plus complète d’oeuvres internationales, voir : https://screendiver.com/). Cette liste ne se veut en aucun cas exhaustive, et le lecteur est invité à suggérer en commentaires ses propres découvertes !
Jeu vidéo et point-and-click
A l’origine des bandes dessinées interactives se trouvent des œuvres qui, dans les années 1990, mêlent au mode de lecture classique de la bande dessinée par case, planche et bulles, des dispositifs issus du jeu vidéo d’aventure dit « point-and-click », où le lecteur doit trouver la zone à cliquer pour faire avancer une intrigue linéaire. Entre 1995 et 2001, plusieurs œuvres francophones sont produites sur ce modèle hybride, dont Opération Teddy Bear d’Edouard Lussan (sur Cd-Rom, 1995), John Lecrocheur de Simon Guibert et Julien Malland (1999) ou encore L’oreille coupée de Djief et André Côté (2000). Dans ces œuvres, le mélange d’animations, de sons et d’interactivité permet de proposer des récits graphiques interactifs pleinement immersifs en faisant appel aux potentialités de plusieurs médias à la fois.
Ce type de créations numériques, précocement inventives mais coûteuses, n’a malheureusement pas essaimé par la suite. Le principe d’hybridation avec le jeu vidéo revient un peu dans les années 2010 et gagne en complexité par l’abandon d’histoires strictement linéaires au profit d’une plurilinéarité. On le voit chez des dessinateurs français comme Thomas Mathieu et Exaheva, avec Mais oui, mais oui (2014), histoire de zombis prenant les apparences d’un jeu vidéo où le choix d’un personnage permet de voir l’histoire autrement, ou chez des anglo-saxons comme Daniel Merlin Goodbrey (dont nous reparlerons !) avec The Empty Kingdom (2013), où le lecteur joue un roi errant dans son royaume déserté à la recherche des objets qui lui permettront de s’en échapper…
Arborescence/pluri-linéarité
Le principe de plurilinéarité a été très fécond dans la bande dessinée numérique anglo-saxonne grâce à l’influence de Scott McCloud, important théoricien du genre à l’origine du principe de « toile infinie » (infinite canvas). Pour McCloud, l’un des principes essentiels de la bande dessinée numérique est d’autoriser la construction d’un récit pouvant se déployer dans un espace infini, puisque le défilement de l’écran et l’hypertextualité autorisent à « déborder » des limites imposés par une seule page, ou un seul écran. McCloud s’est appuyé sur la toile infinie pour concevoir des récits à embranchements, où la l’histoire dépend de la direction de lecture choisie par le lecteur, dont Choose your own Carl (1998) est la version primitive. L’interactivité y est d’autant plus intéressante que chaque choix a été défini en fonction de suggestions des lecteurs à mesure que l’histoire avançait.
D’autres auteurs ont par la suite conçu des systèmes plus élaborés où le lecteur est invité à choisir entre plusieurs suites à l’histoire. Daniel Merlin Goodbrey, figure majeure de la bande dessinée numérique britannique, est ainsi l’auteur de PoCom-UK-001 (2003), une œuvre collaborative où le cheminement linéaire d’un personnage parti chercher du lait génère tout un tas de nouveaux récits. Merlin Goodbrey va jusqu’à concevoir The Tarquin Engine, un logiciel permettant de construire ce type de bande dessinée. Il créera plus tard A Duck Has An Adventure (2013), où le lecteur peut explorer les multiples destins d’un canard.
Dans la même veine, le célèbre auteur Andrew Plotkin s’est associé au dessinateur Jason Shiga pour proposer l’incroyable Meanwhile (2011), aventure de science-fiction débridée et palpitante dont le trait le plus extraordinaire est sans doute d’avoir d’abord existé sous la forme d’un livre imprimé à choix multiples (avec languettes et jeu de couleurs) avant de devenir une œuvre numérique ! (en français sous le titre Vanille et Chocolat, chez Cambourakis)
Côté français, la plurilinéarité a été peu explorée, mais l’exception notable est L’immeuble de Vidu et BatRaf (2017). Dans cette histoire, le lecteur est invité à explorer les différentes pièces d’un immeuble pour découvrir les histoires qui s’y cachent. Deux lectures sont possibles : dans l’espace (pièce par pièce) ou dans le temps (minute par minute) ; le tout génère un grand nombre de récits qui s’avèrent tous liés entre eux au final…
Génération automatique/base de données
D’une façon un peu différente, la plurilinéarité permise par le numérique a été exploitée pour générer des bandes dessinées « procédurales » à partir d’une base de données de cases, selon l’héritage de l’Ouvroir de Bande Dessinée Potentielle (OuBaPo). Dans le n°14 du webzine Professeur Cyclope, Anne Baraou et Fanny Dalle-Rive publient Vampire Bandit Manchot (2014), un dispositif simple de strip en quatre cases à générer d’un simple clic.
Plus complexe est l’oeuvre de Yannis La Macchia, Racontars (2015) : chaque lecture est effectivement unique et générée à chaque chargement du récit par le lecteur à partir d’un ensemble de séquences prédessinées. Mais l’écriture est nettement plus guidée, à la fois du côté de l’auteur, qui a écrit des séquences narratives entières et organise la navigation pour que toutes soient lues, et du côté du lecteur dont les choix de clics influencent l’ordre des séquences, ce qui en fait une œuvre plus cohérente et aboutie et non un simple exercice de style. S’y ajoute le fait que le récit a été élaboré à partir d’anecdotes envoyées par les lecteurs.
Enfin, difficile d’ignorer la version numérique de la stimulante bande dessinée Here de Richard McGuire (2014, primé au Festival d’Angoulême). Le principe de la version imprimée était de représenter l’évolution d’un même salon américain (et de l’espace fixe qu’il occupe sur la Terre) à travers le temps, pour suivre des évolutions aux dimensions cosmiques et humaines. Chaque image représente donc le même salon à une date donnée, des premiers temps de la planète à un futur lointain. La version numérique reprend les images dessinées pour en faire une base de données de scènes pouvant être lue et relue dans n’importe quel ordre, sur la base de mots-clés ou d’associations visuelles ou chromatiques.
Interactivité « simple » et hypertextualité
A un premier niveau, plusieurs œuvres de bandes dessinées numériques, sans être interactives au sens fort du terme, font appel à l’attention et aux actions du lecteur de façon innovante et méritent d’être signalées ici.
Dans une création comme Anne Frank au pays du manga (Alain Lewkowicz, Vincent Bourgeau, Marc Sainsauve, Herminien Ogawa, 2013) l’interactivité réside avant tout dans la possibilité, pour le lecteur, d’accéder à du contenu complémentaire (visuel, sonore ou animé) en cliquant sur certaines zones de l’image. Le récit peut néanmoins être compris sans ces compléments, qui ont d’abord une valeur documentaire et adventice.
Protanopia d’André Bergs [http://andrebergs.com/protanopia/] fait également appel au lecteur de façon accessoire, mais met en jeu la « matérialité » de son récit numérique qui se passe pendant le débarquement en Normandie. En effet, la lecture sur tablette invite le lecteur à faire osciller l’inclinaison de la tablette pour voir les cases sous plusieurs angles, selon un effet de 3D qui a au moins le mérite de l’originalité.
Bien qu’il ne se revendique pas explicitement de l’interactivité, Level 1 de Victor Hussenot (2014) joue lui aussi sur l’hypertextualité, c’est-à-dire la possibilité d’inclure dans une image un lien cliquable vers un autre document numérique, mais cette fois les actions du lecteur sont indispensables à la conduite du récit. L’originalité de Level 1 est de se déployer sur trois plateformes différentes (Grandpapier.org, une plateforme de blog, tumblr et facebook) pour faire évoluer l’environnement dans lequel les personnages évoluent et ajouter une forme de plurilinéarité au récit. On retrouve un principe similaire sur le Turbomedia plein de surprises de Dave Donut (2011).
L’interpellation du lecteur
A l’autre bout du spectre, quelques œuvres poussent l’interactivité dans ses retranchements en jouant sur l’interpellation du lecteur et la mise en abyme de leur dispositif. Leur principe de base est que, pour faire avancer l’histoire, c’est au lecteur de comprendre qu’il est dans une bande dessinée numérique interactive et qu’il doit trouver le type d’action à effectuer, quitte à briser le « quatrième mur » le séparant de la fiction. Ces œuvres, bien qu’elles se rapprochent un peu dans leur principe des créations hybrides bande dessinée/jeu vidéo, me semblent aller plus loin dans la mesure où elles ne font que s’inspirer de mécaniques vidéo-ludiques, mais font de la découverte de ces mécaniques le plaisir même du jeu. Et ce second niveau de jeu fait bien souvent sens pour l’histoire elle-même.
Un exemple simple et court de ce type d’œuvres est Tu ne peux pas te retourner d’Exaheva (2013). S’il est d’abord donné au lecteur l’illusion qu’il peut agir en faisant avancer le personnage de case en case de gauche à droite, le choix même de ce dispositif et les contraintes qu’il finit par générer se transforment finalement en une réflexion existentielle…
On oubliera pas non plus, en pleine vogue des « blogs BD », l’étonnant Blog girly de Moon, (malheureusement, les effets interactifs ne sont plus visibles…) (2009). Il commence comme un blog bd classique, mais évolue rapidement de surprise en surprise vers un blog expérimental intégrant de faux commentaires, des espaces à cliquer, des easter eggs à trouver, des passages cachés vers d’autres blogs…
Mais l’auteur ayant le mieux exploré ces dispositifs interactifs impliquant le lecteur au coeur de l’histoire, c’est sans doute Anthony Rageul alias Tony, également théoricien de la bande dessinée numérique. Sans citer l’ensemble de son œuvre (on peut consulter son site web : http://www.anthonyrageul.net/, je m’arrêterais sur deux œuvres en particulier. Prise de tête (2009) raconte l’histoire d’un personnage ayant perdu sa tête, et qui va faire appel au lecteur pour la retrouver dans une aventure épique… Au gré de plusieurs chapitres de plus en plus élaborés, Tony joue avec son lecteur en l’amenant à utiliser toutes les ressources possibles de la navigation numérique : le clic, le défilement, le glisser-déposer… Dans Romuald et le tortionnaire, le dispositif de lecture est interrogé par le narrateur désabusé d’un conte rendu cruel par les actions du lecteur…
Conclusion : quelles frontières ?
Beaucoup de ces œuvres interrogent les frontières entre la bande dessinée et le jeu vidéo, deux médias visuels et narratifs qui, avec l’évolution numérique de la bande dessinée, peuvent parfois se confondre. Si ces œuvres restent des bandes dessinées, c’est qu’elles privilégient l’expérience narrative à l’expérience ludique. Mais nous avons vu que, pour une grande part, la bande dessinée va chercher son interactivité numérique du côté du jeu vidéo, que ce soit par l’emploi de dispositifs narratifs spécifiques (le fait de trouver la zone à cliquer pour faire avancer l’histoire) ou simplement par l’ajout d’une dimension ludique (le gameplay) à la lecture de l’oeuvre. Ainsi, les créations de Daniel Merlin Goodbrey comme The Empty Kingdom sont aussi des jeux vidéos, et leur diffusion se fait d’ailleurs significativement sur le site kongregate spécialisé dans les jeux en flash. Certaines œuvres comme Florence du Studio Mountain se situent réellement à mi-chemin, et comprennent à la fois des passages narratifs et des moment de jeu. De ce point de vue là, un jeu comme Gorogoa pousse à fond l’ambiguïté en utilisant dans ses mécanismes de jeu des codes visuels de la bande dessinée (case, bulle, séquentialité…). A l’inverse, on peut se demander si certains jeux vidéos, notamment les visual novels à la japonaise, où l’élément ludique est souvent assez linéaire, ne sont pas aussi des bandes dessinées numériques… L’essentiel est sans doute de constater à quel point la création numérique permet l’hybridation des genres et la naissance d’œuvres originales et surprenantes.