Histoire de la bande dessinée numérique, épisode 3

Juste une annonce pour signaler que la troisième partie de mon Histoire de la bande dessinée numérique est paru sur Neuvième art 2.0. Il est cette fois question des blogs bd, une partie centrale de ce panorama historique dont je me suis efforcé de montrer la juste place.

 » Les blogs bd, une spécificité française ? « 

En voici le résumé introductif :

On considère traditionnellement le mouvement des blogs bd comme le démarrage véritable de la bande dessinée numérique française, et comme le particularisme essentielle de la production nationale. Déclenché vers 2004 avec les premiers blogs graphiques, il est incontestablement le premier grand mouvement structuré de production de bande dessinée en ligne, ou du moins le premier mouvement qui entend s’adresser d’abord à un public d’internautes plutôt qu’à une communauté d’auteurs. En médiatisant brusquement la bande dessinée en ligne, il accélère sa mise en relation avec le marché papier et définit un premier type de rapport de l’un vers l’autre où la bande dessinée numérique devient l’antichambre des futurs auteurs de la bande dessinée papier.
Mais derrière les grandes tendances des blogs bd, derrière la façade de l’autofiction dessinée, se cache aussi une diversité d’œuvres dont l’objectif est tantôt la communication pure, tantôt la création, tantôt un peu des deux.

Bande dessinée numérique et standard

Pour fêter la mise en ligne du second épisode de mon histoire de la bande dessinée numérique sur Neuvième art 2.0, voici une réflexion sur la notion de standard. Cet article est paru antérieurement sur du9.org.

L’un des débats qui agitent le petit cercle des amateurs et spécialistes de bande dessinée numérique est la question du « standard ». Elle intervient à un moment clé où la bande dessinée numérique donne les signes qui peuvent faire d’elle une « industrie culturelle » à l’égal de son aînée papier. La question du standard est alors fondamentale dans la mesure où elle garantit une forme de stabilité, qui contrasterait avec les quinze années qui viennent de s’écouler durant lesquelles la bande dessinée dite numérique a revêtu de multiples formes… Et en même temps, certains y voient, justement, le risque que cette forme encore neuve de récits en ligne prenne dès ses débuts le pli d’une diffusion commerciale nécessairement contraignante…

Emergence du débat sur le standard

Pendant très longtemps, l’idée qu’il puisse y avoir une standardisation de la bande dessinée numérique, au sens de normes reprises par tous, ne se pose pas parmi les créateurs de bande dessinée numérique. La raison la plus évidente est l’absence d’enjeu commercial réel, mais il faut aussi compter avec la dispersion de cette communauté de créateurs qui ne forment pas un tout homogène et ne se placent pas sur le même plan, des amateurs du forum Bdamateur aux professionnels expérimentateurs comme Hislaire, en passant par les bd blogueurs des années 2005-2009. Il n’est pas indifférent que la notion de standard surgisse autour de 2010, pendant une ample vague de création d’entreprises commerciales autour de la bande dessinée numérique, que ce soit des éditeurs numériques (Foolstrip, Manolosanctis), des prestataires techniques proposant leur logiciel (Ave!Comics, Emedion), ou des distributeurs de bandes dessinées numérisées (Digibidi, Izneo). La question se pose de savoir quelle est la forme et le moyen de diffusion les plus efficaces pour garantir l’éclosion d’un marché. Chacune des entreprises citées y répond à sa manière, à chaque fois différente, ce qui tend à prouver qu’il n’y a pas, à cette date, de vision unifiée de la bande dessinée numérique.

L’enjeu du standard, il en est notamment question dans l’ouvrage de Sébastien Naeco État des lieux de la BD numérique, enjeux et perspectives1. L’auteur écrit ceci : « Entre les SSII qui essaient d’imposer leurs formats propriétaires, et les tenants de la composition libre à base d’Ajax ou de Flash, entre ceux qui se suffisent en intégrant une image en JPG dans la console de leur prestataire de blog, et ceux qui dessinent directement à même l’écran, on peut dire que, créativement, nous ne sommes pas prêts d’avoir un format standard qui va s’imposer en BD numérique. (…) Adopter un format et trouver un consensus simplifieraient pourtant beaucoup les choses, à plusieurs titres. », et il déroule ensuite plusieurs arguments :

  • créer des repères pour les lecteurs
  • lisser les coûts de production par des variables fixes
  • soutenir le développement d’un appareil critique sur un socle commun
  • stimuler l’imagination, comme un défi à la créativité des auteurs
  • trouver des partenaires et des diffuseurs

Parmi ces cinq arguments en faveur du développement d’un standard, trois portent sur la question des repères formels (pour le lecteur, l’auteur et le critique) et deux autres sur des nécessités économiques. Sébastien Naeco évoque ici plus spécifiquement des problématiques techniques de format numérique, et du débat entre le flash, le jpg et autres formats d’image. Mais la question peut avoir une portée plus globale, qui touche aux supports de diffusion ou à la « mise en scène » numérique de l’image.

A l’autre bout du débat, Anthony Rageul se fait le porte-parole d’une vision de la bande dessinée numérique qui réfute la notion de standard. Lors d’une communication donnée à Liège2, il récuse ainsi l’idée d’un « 48CC » de la bande dessinée numérique que serait le player unique pour support mobile. Le terme « 48CC » n’est pas choisi par hasard par Anthony Rageul : il provient des critiques adressées par Jean-Christophe Menu quand il dirigeait l’Association, à l’encontre des grands éditeurs commerciaux. Ici, le débat sur le standard quitte le terrain purement technique pour s’aventurer sur des terres idéologiques où l’originalité de la création libre est opposée aux contraintes de l’édition commerciale. L’absence d’édition commerciale de bande dessinée numérique fait que nous nous situons encore dans un moment décisif où rien n’est joué en terme de standardisation.

Qu’est-ce qui force le standard, du format à la diffusion ?

Revenons un peu à la notion de standard pour essayer de comprendre « ce qui peut faire standard », c’est-à-dire ce qui contribue, ou peut contribuer, en bien ou en mal, à une uniformisation des pratiques des créateurs. Un premier indice nous est donné par le fait que Sébastien Naeco et Anthony Rageul ne se positionnent pas exactement sur le même plan : le premier se limite à évoquer la question technique du « format » standard, tandis qu’Anthony Rageul se déplace plus globalement sur le modèle de diffusion. Il n’y a donc pas de réelle contradiction, si ce n’est sur le principe même de l’existence d’un standard. Les discours peuvent peut-être s’accorder si l’on tente de distinguer les différentes formes de standardisation qui se préparent pour la bande dessinée numérique.

Le standard en matière de format est un problème très concret et souvent moins évoqué que les autres. Mais la liste proposée par Sébastien Naeco résume assez justement un paysage qui va du simple .jpeg mis en ligne à des formats propriétaires comme flash, voire lié à un outil, comme le format .ave du Comic Composer d’Ave!Comics, en passant par les formats de compression .cbz et .cbr spécialement dédiées à l’échange de ces fichiers images lourds que sont les bandes dessinées. Il y a ici une vraie diversité, le seul point de convergence étant le fait que le format de la bande dessinée numérique doit être compatible avec le Web, au sens où la quasi-totalité des bandes dessinées numériques sont diffusées par le Web. Plus récemment, l’arrivée des smartphones et tablettes a permis l’essor de format qui, à l’instar de l’epub pour les livres numériques, sont suffisamment flexibles pour s’adapter à des lecteurs de taille différente. Le format Flash, format propriétaire de Adobe, a pu l’espace d’un instant s’imposer pour sa flexibilité. Toutefois, la tendance depuis quelques années est à l’apparition de formats dédiées à la bande dessinée numérique, et non de formats génériques comme flash, ponctuellement utilisé dans ce but. Finalement le débat sur le format a aussi porté sur l’opposition entre formats propriétaires et formats libres.

Les formats propriétaires posent un problème inédit qui est celui de la dépendance de l’auteur à ses propres outils de création et de diffusion. Inédit car un album imprimé, même avec une imprimante maison, est lisible par n’importe qui. Or, deux visions s’opposent parmi les acteurs qui souhaitent accompagner les auteurs dans l’usage d’un format plus avancé que les traditionnels .jpg, .pdf ou flash. D’une part celles d’éditeurs qui proposent leur propre format (comme Ave!Comics avec le format .ave). D’autre part celles d’auteurs férus d’informatique qui tentent de mettre au point un langage d’écriture numérique modulable à partir de formats libres, comme Joël Lamotte avec « Art of Sequence ». C’est une partition à trois qui se joue entre les formats génériques, les formats spécifiques libres et les formats spécifiques propriétaires. Pour l’instant, aucun format ne s’affirme vraiment, et la majorité des bandes dessinées mises en ligne le sont plutôt dans des formats génériques, flash et .jpg.

Le standard en matière de diffusion est un autre point aigu qui s’est encore accéléré avec la croyance, tenace depuis 2009, que les smartphones et les tablettes vont être l’avenir de la bande dessinée numérique, jusque là principalement diffusées pour ordinateur. Le plus remarquable est que, jusqu’à il y a peu, les standards de diffusion les plus courants étaient fortement dépendants d’une production papier. Il s’agissait de standards de transition, dictés par des usages majoritaires de scans de planches, donc finalement par la nature des oeuvres publiées. La vague des premières « bandes dessinées numérisées » à grande échelle, qui émerge avec Digibidi et Aquafadas en 2009, mais prend de l’ampleur avec l’apparition de la plateforme Izneo en 2010. Ce modèle est, par définition, un modèle de transition puisqu’il s’agit de transposer en numérique des bandes dessinées originellement papier. Et, contrairement à des travaux déjà effectués en ce sens par l’équipe de Coconino Classics pour la numérisation de vieilles bandes dessinées de la Belle Epoque3, il n’est pas question d’adapter l’interface de lecture à l’oeuvre. Au contraire, toutes les numérisations rentrent dans un moule unique, dans un player qui décompose la planche en navigant d’une case à l’autre. Ce premier standard est caricatural de l’écart entre numérique et papier, et des difficultés à transposer l’un dans l’autre. Une même différence qualititative est à l’oeuvre dans la littérature « textuelle », entre les numérisations de Google, capture d’images au format pdf océrisées pour les recherches plein texte, et les transcriptions du Projet Gutenberg, bien plus capables de s’adapter à différents formats de lecture.

Mais, me dira-t-on, le standard des bandes dessinées numérisées est un standard de copie, et non de création… Certes, mais il importe dans la mesure où, pendant longtemps, la majeure partie des bandes dessinées diffusées au format numérique (création originale comprise) sont des scans de planches, ou sont réalisées sur des modèles du format papier. Deux exemples témoignent que l’attachement aux normes du papier n’est pas l’apanage des éditeurs et des oeuvres numérisées. Les plateformes de diffusion et d’hébergement grandpapier.org et Manolosanctis diffusent, en très large partie, des oeuvres conçues comme des planches. L’interface de lecture de Manolosanctis reprend les principes de navigation d’une case à l’autre que l’on trouve sur Digibidi. Quant à grandpapier.org, son objectif initial est la promotion de dessinateurs papier. Ce modèle hybride, qui joue de la complémentarité entre numérique et papier a sa logique propre et sa pleine légitimité tant qu’il apporte au lecteur des oeuvres inédites. Mais dans le même temps il contribue à faire de la dépendance formelle aux normes de la bande dessinée papier un standard récurrent de diffusion et de création.

Standardisation formelle

La disponibilité des formats tout comme les usages en terme de diffusion de bande dessinée en ligne vont tous deux dans le même sens : de plus en plus, si standard il doit y avoir, il s’oriente vers une autonomisation du numérique par rapport à son aîné papier. Autonomisation lente, mais réelle.

Elle se remarque lorsque l’on s’intéresse à une troisième forme de standardisation, plus esthétique cette fois, la standardisation formelle. Car s’il est une constante formelle formelle dans les bandes dessinées diffusées durant la décennie 2000, c’est bien leur forte dette à l’égard des normes narratives et graphiques de la bande dessinée papier. L’exemple de Manolosanctis cité plus haut le montrent bien : jusqu’en 2009, la bande dessinée numérique est formellement pensée, dans son ensemble4, par rapport à la bande dessinée papier. Certes, on note des adaptations : le format du strip se verticalise parfois, pour s’adapter à la lecture en scrolling. Mais les codes que les auteurs ont en tête sont bien ceux de la bande dessinée papier.

Ce qui contribue à faire bouger les lignes est, justement, l’action combinée des évolutions de format et de diffusion. En terme de format, l’idée fait son chemin que la création de bande dessinée numérique demande un format spécifique. En terme de diffusion, l’arrivée de la lecture nomade modifie également la perception de la bande dessinée, au sens où l’on finit par admettre qu’une page ne peut bien se percevoir avec un smartphone. Ce standard formel qui, depuis 2009, fait son chemin, c’est le diaporama.

Cette fois, il est d’abord question d’oeuvres de création originale : Bludzee de Lewis Trondheim en 2009 participe d’un modèle de diaporama où le lecteur fait défiler une à une des images uniques. D’une certaine façon, l’écran remplace la page, et la forme de la bande dessinée s’adapte à un nouveau support de lecture. Une fois de plus, l’idée fait son chemin quant à la standardisation qui pourrait survenir de la généralisation de ces bandes dessinées pour support mobile, et du fait que le diaporama pourrait devenir le modèle de la bande dessinée numérique.

De nombreuses oeuvres tendent à confirmer cette idée. La bédénovela de Thomas Cadène Les autres gens adopte elle aussi le principe d’un diaporama uniforme, même si sa finalité n’est pas d’être lue sur support mobile. Certains auteurs comme Marc Lataste, dans Le règne animal, conserve le principe du diaporama tout en faisant varier le nombre d’images par séquence. La différence entre le premier standard et le second est que le diaporama est un standard purement formel qui ne se trouve pas lié à un mode de diffusion spécifique. Au contraire, les bandes dessinées en diaporama se developpent aussi bien sous des formes commerciales (Les autres gens), pour smartphone (Bludzee) et tablettes (Le règne animal), sur des blogs d’accès gratuits (Le blog à Malec), sur des hébergeurs comme deviant art (Balak) ou Webcomics.fr (Fred Boot), et même sur Facebook (Marc Lataste avec Tim Banak). L’historique du diaporama comme standard présente l’avantage d’une absence de contrainte de diffusion exclusive qui lui permet d’évoluer et de varier formellement.

Car en même temps survient le Turbomedia de Balak, variation numérique autour du principe du diaporama, mais interprétée de façon plus dynamique, avec insertion de séquences animées et variations de rythme calculées, inspirées en partie des principes de l’animation graphique. Le principe du Turbomedia, initialement imaginé par Balak en 2009, est repris par plusieurs auteurs et circule dans les milieux de l’animation, des graphistes et des concepteurs de jeux vidéos. Balak est finalement recruté par Mark Waid, auteur américain de bande dessinée, pour le lancement de la plateforme Thrillbent, destinée à diffuser des oeuvres conçues exclusivement pour support numérique, sur le principe des Turbomedia. Ce qui est intéressant dans le Turbomedia de Balak, c’est la façon dont l’auteur a de faire référence à des oeuvres commerciales existantes, autrement dit d’être conscient du contexte dans lequel il se place. Il parodie brièvement Bludzee avec Broutzi, clochard d’intérieur, et ironise sur les players qu’il compare à une lecture de bande dessinée à travers des rouleaux de papier toilette. Surtout, parmi les premiers Turbomedia se trouve une oeuvre qui entend, justement, expliquer les principes narratifs de nouveau format. C’est, en quelque sorte, la défense et illustration d’un standard.

Et si on peut parler de standard, c’est aussi parce qu’un phénomène de filiation qui se construit à la suite du Turbomedia : les auteurs de Turbomedia reconnaissent explicitement, voire revendiquent, leur emprunt à l’invention de Balak, et se placent dans sa continuité. On est bien face à une norme admise et reconnue comme telle.

Si le Turbomedia est le nom qui revient le plus souvent, la chronologie tend à montrer, entre Les autres gens, Bludzee, Marc Lataste, et d’autres encore, qu’autour de 2010, le format du diaporama devient de plus en plus courant comme alternative proprement numérique, et pas seulement en raison du développement du marché des supports mobiles.

En guise de conclusion…

L’évolution des standards de diffusion va depuis trois ou quatre ans vers une autonomisation, tant formelle que technique, qui fait qu’émergent des codes propres à la bande dessinée numérique. Formellement, la standardisation paraît sur sa route avec le diaporama. Techniquement, le débat entre formats propriétaires et formats libres a encore de beaux jours devant lui. Enfin c’est en terme de standard de diffusion que l’avenir est le plus incertain, tant il semble que chaque nouvelle bande dessinée numérique propose un nouveau modèle de diffusion. En cette année 2012, avec l’arrivée consécutive de Bdnag (Pierre-Yves Gabrion avec Emedion), de Uropa (Casterman avec iSlaire) et de La revue dessinée (un collectif d’auteurs, dont Kriss), c’est la diffusion sur les principes de la presse traditionnelle qui est remise à l’honneur, profitant du succès des tablettes comme outil de lecture de la presse.

Mais le 48CC de la bande dessinée numérique n’est pas pour tout de suite ; il est intimement lié aux évolutions économiques, et donc bien loin de préoccupations esthétiques qui ont le temps de murir avant que les éditeurs ne se mettent d’accord… Le diaporama a l’avantage de ne pas être une norme formelle directement imposée d’en haut par les éditeurs, de ne pas non plus être restreinte à un format de fichiers, mais d’avoir eu une fortune suffisamment diverse pour ne pas être encore vécu comme une contrainte par les auteurs, qui ont encore beaucoup à défricher.

12011, éditions Numerik livres.

2Colloque sur la bande dessinée alternative : http://www.acme.ulg.ac.be/?p=31.

3Ou, plus loin encore dans le temps, par les Humanoïdes Associés avec l’adaptation en CD-Rom de La Trilogie Nikopol en 1996.

4Tout est dans le « dans son ensemble » : les exceptions sont nombreuses, mais il est bien question dans cette article de « standard », c’est-à-dire du majoritaire.

L’EMI : une formation diplômante unique en bande dessinée au Québec

 

De Réal Godbout, qui partage avec Pierre Fournier la paternité de Michel Risque et de Red Ketchup, à Guy Delisle, primé au dernier festival d’Angoulême pour ses Chroniques de Jérusalem, sans oublier Delaf et Dubuc, dont la série à succès Les Nombrils est publiée aux éditions Dupuis, la BD québécoise est reconnue sur la scène internationale pour sa vitalité et sa créativité.

C’est actuellement l’Outaouais qui contribue, en partie, au rayonnement et au foisonnement du neuvième art, par le biais d’une alliance entre l’Ecole multidisciplinaire de l’Image (EMI), la bibliothèque de l’Université du Québec en Outaouais (UQO) et le Studio coopératif Premières lignes.

Cet élan prend sa source dans la création à l’UQO de deux baccalauréats [1] avec concentration ou avec majeure en BD, qui dispensent une formation diplômante unique en Amérique du Nord. En parallèle, la bibliothèque du pavillon Lucien-Brault de l’université s’est dotée d’un fonds patrimonial de bandes dessinées québécoises, à partir de ses collections propres et surtout grâce au don considérable de Sylvain Lemay, scénariste et professeur en arts à l’EMI. Enfin, pour promouvoir l’essor de la création graphique dans la région, des « finissants » du baccalauréat en BD ont créé le Studio coopératif Premières Lignes.

Cette formation universitaire d’exception en bande dessinée, permise par la création du baccalauréat en Arts et Design et du baccalauréat avec majeure, et renforcée par la fondation de l’EMI, a favorisé la promotion de la création graphique en Outaouais.

Le pavillon Lucien-Brault de l'UQO

 

Quelques repères historiques : CEUOQ, DEUOQ, UQAH et UQO

 

L’UQO vient de célébrer les trente ans de l’obtention de ses lettres patentes en tant qu’université autonome. Elle est née dans le sillage de la « Révolution tranquille » qui a mis en œuvre une réforme en profondeur de l’éducation [2] afin de l’adapter au développement de la province. En 1968, la fondation du réseau UQ, « une institution mère » et des « institutions filles », autonomes juridiquement [3], sur le modèle des universités publiques américaines, a permis de coordonner les services entre les différentes régions de la province et de favoriser « l’accès aux études supérieures à moindre coût » [4], tout en s’investissant activement dans la communauté.

Atlas de Gatineau. Source : Ville de Gatineau

 

Toutefois, la création d’une université francophone à Hull [5], à l’ombre de l’université anglo-saxonne d’Ottawa – dont elle n’est séparée que par la rivière – n’allait pas de soi, pour des raisons politiques : les droits civils des Québécois venaient d’être suspendus lors de la crise d’Octobre 1970 [6]. Elle était pourtant nécessaire pour pallier la sous-scolarisation des Québécois, dont la formation était inadaptée aux exigences de l’industrialisation et des progrès technologiques. Le ministre de l’Education finit par obtenir de l’UQ la possibilité de créer un établissement d’enseignement supérieur dans l’Outaouais, afin de maintenir la formation des maîtres à Hull [7]. C’est ainsi que les Services universitaires de l’Outaouais (SUO), créés en mars 1971, furent rassemblés avec ceux de l’Abitibi-Témiscamingue, sous l’égide de la DEUOQ (Direction des études universitaires de l’Ouest québécois), elle-même érigée en centre (CEUOQ) en 1976, sous la direction de Jean R. Messier. Dans le même temps, le gouvernement fédéral installa ses bureaux dans le centre-ville de Hull, au prix de nombreuses expropriations, et offrit pour la première fois aux Québécois des postes de fonctionnaires, jusque-là réservés aux élites ontariennes. Par l’adoption de la loi 88, l’Assemblée nationale reconnut l’université outaouaise comme école supérieure autonome dans le réseau UQ et la dota d’un triple mandat : « favoriser l’accessibilité à la formation universitaire, contribuer au développement scientifique du Québec et participer au développement des régions » [8], en assurant les services à la collectivité [9]. L’université comptait alors 23 professeurs à temps complet et 650 étudiants, avec une vingtaine de programmes de premier cycle.

Puis, en mars 1981, Hull et Rouyn-Noranda (Abitibi), liées juridiquement dans le cadre du CEUOQ, prirent des chemins différents, et le conseil des ministres de l’Assemblée nationale créa l’UQAH (Université du Québec à Hull), qui devint l’UQO en 2002, suite à la fusion des villes de Gatineau et de Hull. Dans les années 1980, l’université mit en œuvre des études de deuxième cycle, complétées par une maîtrise en Relations industrielles et un programme de doctorat en Education, ainsi que deux baccalauréats : l’un en Informatique, l’autre en Coopération internationale [10]. Les années 1990 furent remarquables pour l’essor du département en Arts visuels et graphiques et la création d’une concentration en BD. Dans la dernière décennie, quatre nouveaux doctorats furent instaurés en Sciences sociales appliquées, Sciences et technologies de l’information, Relations industrielles et Psychologie, et l’EMI fut créée.
Enfin, l’UQO s’est étendue au nord du Québec, avec la fondation du campus de Saint-Jérôme dans les Laurentides en janvier 2010 [11]. Aujourd’hui, l’université propose plus d’une centaine de programmes dispensés par 200 enseignants et 600 chargé(e)s de cours, accueillant 6 000 étudiants par an.

 

Nord-Ouest du Québec. Source : Publications du gouvernement

 

Un département artistique autonome : l’EMI


La création d’un département indépendant en Arts visuels à l’UQO est le fruit d’une longue histoire [12]. Le baccalauréat en Arts plastiques, qui devient baccalauréat en Arts et Design, est d’abord placé sous la responsabilité du Module de l’Education en 1976, puis du Module des Arts et lettres à partir de 1985. Ensuite, les professeurs en arts rejoignent le département des Sciences de l’éducation pendant treize ans ; toutefois, le secteur des Arts est situé au pavillon Lucien-Brault tandis que les professeurs en éducation sont rattachés au pavillon Alexandre-Taché [13]. Lorsqu’en 1992, au terme d’un mandat de sept ans, l’administrateur délégué veut suspendre les admissions en Arts visuels, Louise Mercier, professeure de typographie et de design graphique depuis 1980, défend le programme au prix d’une lutte incessante : elle en assure les modifications et obtient sa réouverture, célébrée avec plus de 350 personnes de la région. C’est donc en 1993 qu’est instauré le baccalauréat en Arts et en design, avec concentrations en arts visuels et design graphique, auquel s’ajoute une concentration en BD à partir de 1999.

Louise Mercier, directrice de l’unité de gestion des études de premier cycle en arts (2008-2012)

 

Louise Mercier a reçu en 2010 le Prix Hommage de la Ville de Gatineau pour s’être illustrée de façon marquante dans le développement artistique et culturel de l’Outaouais, au titre notamment d’ « alliée précieuse de la bande dessinée outaouaise » [14]. Son engagement et celui de ses collègues ont en effet abouti à la création de l’EMI en 2003, école qu’elle co-dirige actuellement avec Nada Guzin Lukic, professeure en muséologie : la première est en charge des études de premier cycle en arts, tandis que la seconde est directrice de l’Ecole et de ses ressources.

L’EMI est un lieu de création exceptionnel qui forme des artistes visuels, des auteurs en bande dessinée et des graphistes. L’EMI peut également compter sur ses partenariats avec l’Ecole Supérieure des Arts Saint-Luc de Bruxelles, l’Ecole de Communication visuelle de Paris et d’Aquitaine-Bordeaux ainsi que l’École supérieure des arts et du design d’Amiens, en France. L’École propose soit un baccalauréat en Arts et en Design avec une « concentration » en arts visuels, en bande dessinée ou en design graphique, soit un baccalauréat avec « majeure » (arts visuels, BD, design graphique ou muséologie et patrimoines) et « mineures et certificats » (arts visuels, BD, design graphique ou muséologie et patrimoines). Nouvellement introduite dans le programme d’enseignement en 2008-2009, la discipline « Muséologie et patrimoines » [15] trouvera en 2013 un prolongement dans la création d’une maîtrise interdisciplinaire en arts avec concentrations en arts et en muséologie.

De gauche à droite, dans la première rangée : Valérie Yobé, Ginette Daigneault et Sylvain Lemay. Rangée du haut : Louise Mercier, Eric Langlois. Dernière rangée : Jean-François Lacombe et Réal Calder.

 

Les grandes valeurs qui fondent cette école sont le travail d’équipe, et l’esprit familial du corps professoral, qui travaille également en étroite relation avec la bibliothèque du pavillon Lucien-Brault, spécialisée en Arts et patrimoines et en BD. Sa cohésion et son ouverture reposent sur le dialogue entre les disciplines et le partage des savoir-faire entre les étudiants.

Des intervenants extérieurs sont également conviés à titre d’observateurs et de critiques, lorsque les étudiants présentent leurs travaux. J’ai eu la chance d’y participer le 21 mars dernier. Dans le cadre du cours de Rosaura Guzman Clunes « Processus, concept et méthodologie », les étudiants devaient matérialiser un concept global autour d’une couleur, en produire une publication de type magazine, définir une ligne éditoriale précise et un lectorat cible : les réalisations se sont avérées très créatives et riches d’une grande cohésion entre la narration, le visuel et le sens.

En outre, le cours « Graphisme, synthèse : recherche et innovation » de Louise Mercier et de Valérie Yobé et le cours « Illustration » de Johanne Sylvestre-Drouin préparent les étudiants à l’édition 2012 de l’exposition « POSTER for tomorrow » autour du thème « Gender Equality Now ! ».

 

 

 

Les programmes de l’EMI combinent tous une formation en histoire de l’art à une maîtrise technique des mediums visuels, et aident l’étudiant à définir son style en l’insérant dans une démarche autocritique et cohérente. Surtout, l’école vise à assurer l’insertion professionnelle des « finissants » par des cours de gestion et de marketing [16], et par des rencontres permanentes avec des professionnels de ces milieux artistiques, dont certains sont chargés de cours.

 

Le baccalauréat en BD

L’idée d’une concentration en BD, concrétisée en 1999, a été impulsée au milieu des années 1990 par Ginette Daigneault, professeure en Arts visuels, à la demande d’étudiants intéressés par la mise en place d’un cursus en Bande dessinée. Jusque-là, la bande dessinée était enseignée dans différents départements universitaires comme un objet d’étude et non par le prisme de la création. Cette formation diplômante permet dès lors de vaincre bon nombre de préjugés au sein de la profession.
Ce cursus dispense en effet une formation très complète, sur les plans historique (de l’étude des pionniers à celle des tendances nouvelles), technique et professionnel. La première année propose un tronc commun englobant toutes les formes d’arts, et plus particulièrement les arts visuels, l’histoire des arts, le dessin abstrait, l’exploration des genres et des médiums traditionnels et numériques. Les deux années suivantes comprennent l’apprentissage de différents styles graphiques et approches du travail sur les planches, l’étude de la scénarisation, le dessin d’observation, la photographie, le découpage graphique, l’encrage, le noir et blanc, l’analyse sémiologique et l’histoire de la BD, permettant ainsi aux étudiants de cerner et de situer leur travail de création. De nombreuses rencontres entre les enseignements en design graphique et en arts visuels permettent aux étudiants de confronter et mélanger les différents médiums pour les intégrer aux ressources de la BD.

Comme dans les autres programmes de l’EMI, l’aboutissement professionnel est pensé comme partie intégrante de la formation, et de nombreux enseignements sont assurés par des chargés de cours en contact avec le milieu professionnel, afin d’apprendre à concevoir une BD qui intéressera un éditeur, à s’insérer dans un contexte professionnel, celui de l’édition ou de la publicité, à savoir répondre à une commande en vue de trouver des débouchés en Outaouais et pas seulement à Montréal. A cette fin, des bédéistes notoires sont invités en tant que conférenciers : Thierry Groensteen, Loisel, Boucq, Jean-Paul Eid, Jimmy Beaulieu, mais aussi Émilie Villeneuve et Julie Rocheleau, les auteures de la bande dessinée La Fille invisible (Glénat Québec), toutes deux lauréates d’un Shuster Award en juin 2011. Les enseignants eux-mêmes sont des artistes reconnus du monde de la bande dessinée : Réal Godbout, Paul Roux, Sylvain Lemay, Mario Beaulac, Marc Tessier et Sébastien Trahan. Jacques Samson et Catherine Saouter ont également enseigné à l’EMI. Edmond Baudoin, mieux connu sous son seul patronyme, et co-auteur avec Fred Vargas du roman graphique Les Quatre Fleuves (2001), a été professeur invité pendant trois ans à l’UQO de 1999 à 2003. Jean-Louis Tripp a également fait un séjour à l’EMI au titre de professeur en BD.

 

Des étudiants français et belges viennent aussi à l’EMI dans le cadre d’échanges. Ils repartent ravis de l’expérience, et leur séjour confirme pour certains la naissance d’une vocation.

 

Sylvain Lemay

Sylvain Lemay et Mario Beaulac sont les piliers de l’enseignement théorique de la BD à l’EMI. Docteur en Littérature, Sylvain Lemay est l’auteur d’une maîtrise à l’UQAM sur Grotesque et satire dans les aventures de Michel Risque et de Red Ketchup de Réal Godbout et Pierre Fournier (1996), complétée par une thèse de doctorat sur Le Printemps de la BD québécoise (1968-1974). Il a également effectué de nombreux stages en France et en Belgique dans le milieu de la BD. C’est précisément pour sa spécialisation en littérature qu’il a été choisi à l’UQO, afin d’enseigner la maîtrise de la narration, les principes fondamentaux du découpage séquentiel et du développement événementiel, et la pratique du « remue-méninges ». Lors des travaux d’application, les étudiants doivent créer un personnage et lui faire vivre des aventures dans différents formats : image narrative, strips, gags en une planche et récit bref. Il enseigne la scénarisation, l’histoire et l’analyse de la bande dessinée.

Avec Mario Beaulac, il assure le cours de « Synthèse en BD », qui correspond au stade final de réalisation d’une BD traditionnelle ou d’une cyber-BD, d’un roman illustré ou d’un dessin animé, c’est-à-dire une production prête pour la publication. Le projet de synthèse a pour but de faire réfléchir les étudiants au sens et à la portée de leur démarche de création afin de faciliter leur insertion dans le milieu professionnel de la BD. Mario Beaulac et Sylvain Lemay apprennent aux étudiants les mécanismes privilégiés de diffusion de leurs travaux, en relation avec les structures de diffusion ou de réception existantes.

Généreux contributeur des collections de la bédéthèque du Pavillon Lucien-Brault, Sylvain Lemay a fondé le Prix Marc-Olivier Lavertu, qui récompense un étudiant auteur d’un album québécois. Au terme de cet événement, tous les livres sont donnés à la bibliothèque. [17]. Il contribue également au développement de la recherche en BD : le recueil Regards sur la bande dessinée qu’il a publié en 2005 rassemble les contributions de l’ensemble de la communauté universitaire québécoise sur les œuvres de Marc-Antoine Mathieu, Gotlib, Claire Brétécher, Alan Moore et Dave Gibbons, et Hergé. Enfin, avec l’un de ses anciens étudiants, André St-Georges, Sylvain Lemay est l’auteur du roman graphique Pour en finir avec novembre (2010).

Source : bedetheque.com

 

Cette BD-polar s’inspire de la biographie du felquiste Francis Simard Pour en finir avec octobre (2000), ainsi que du film Octobre de Pierre Falardeau (1994). Premier opus d’une trilogie, cette œuvre mêle étroitement récit intime et contexte politique et joue subtilement de la superposition des temporalités, à partir d’un graphisme très dépouillé qui masque paradoxalement les motivations complexes des personnages. Cette incursion en marge de la crise d’Octobre 1970 livre une réflexion sur l’érosion ou l’évolution des idéaux, en prenant pour point de départ l’engagement d’un quatuor de jeunes Gatinois aux noms d’évangélistes. Le premier volume se clôt en 1996 sur les retombées du dernier référendum sur l’indépendance du Québec. La suite, sous-titrée « décembre » et « janvier » est vivement attendue [18].

 

Mario Beaulac

Mario Beaulac a débuté dans le fanzinat, vers la fin des années 1970. Impliqué dans les mouvements de jeunes qui préparaient l’année internationale de la jeunesse en 1985, il a cofondé en 1984 l’organisme culturel pour la relève « NEX : Nouvelle Expression », année où il a aussi œuvré comme graphiste-illustrateur pigiste pour une agence de publicité. Directeur de la publication initiée par NEX, il y a également contribué par des articles, des éditoriaux, des illustrations et des bandes dessinées. Grand gagnant en 1985 de la seconde édition d’un concours de bande dessinée à l’échelle du Québec organisé par Le Journal de Montréal , il a été accueilli à Paris aux bureaux des Éditions Glénat. Ses contacts avec les auteurs gravitant autour du magazine satirique Croc l’ont conduit à partager un atelier de travail avec Réal Godbout et Jules Prud’homme, puis à participer à Croc durant quelques années. Directeur artistique et co-conspirateur (avec Pierre Fournier) du magazine pour adolescents Anormal lancé par le même éditeur, entre 1989 et 1991, il exerce ensuite brièvement en tant qu’illustrateur pigiste auprès de clients rattachés notamment à l’édition scolaire.

C’est en 1992 que Mario Beaulac bifurque vers les études universitaires, complétant un baccalauréat puis une maîtrise en communication axés sur le cinéma à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Son mémoire de maîtrise (1998) analyse le dessin animé à l’Office national du film du Canada (ONF) durant la période de 1975 à 1995, sous l’angle de la sémiotique visuelle et sociale. Professeur agrégé depuis 2009, il poursuit actuellement un doctorat conjoint en communication (UQAM, l’Université de Montréal et Concordia University) et rédige une thèse sur la problématique de la convergence du graphique et du photographique au cinéma avant l’avènement du tout-numérique, par le biais du cinéma américain de long métrage, du milieu des années 1920 à 1993.

Depuis 2001, Mario Beaulac enseigne à l’UQO des disciplines aussi diverses que l’histoire de la bande dessinée, son analyse critique et sémiologique, sa scénarisation (formes brèves et humoristiques autant que plus longues et dramatiques) et son découpage graphique. Son cours de « Bande dessinée de commande et scénarimage (storyboard) » apprend à l’étudiant à adapter sa conceptualisation et son style personnel en rapport avec le sujet à traiter, les contraintes de commande, le marché visé, et le support de publication utilisé (affiche, revue, livre d’enfants, illustration de contenu scientifique, politique, industriel, bibliothérapie). Il enseigne également les facettes logistiques (devis et contrat), financières et légales qui accompagnent tout projet à dimension commerciale ou éducative, autant d’aspects qui sont approfondis dans le cours « Milieux professionnels » de Rosaura Guzman Clunes. Il a à cœur d’aider chaque étudiant à approfondir son appréciation des potentialités de la bande dessinée, en premier lieu à partir des champs d’intérêt qu’il ou elle nourrit (y compris hors de la BD elle-même), puis en ouvrant la perspective sur les formes extrêmement variées que peut prendre cet art :

« Chacun doit pousser sa réflexion sur les fondements qui l’amènent à concevoir puis réaliser une bande dessinée de telle ou telle manière en fonction de ce qu’il cherche à exprimer, ceci afin que s’affirme une perspective personnelle, capable au besoin de puiser dans la riche histoire de la BD tout en favorisant une réappropriation ou un affranchissement de ce qui peut devenir parfois un lourd héritage – perceptible dans le désir fréquent en début de bac de « faire comme untel », souvent en référence à un produit imprimé plutôt qu’au labeur initial, mental et physique, d’un auteur ».

 

Réal Godbout

Acteur majeur du « printemps de la BDK », Réal Godbout est né à Montréal en 1951. A partir de 1971, il a participé, entre autres, à la naissance de l’Hydrocéphale illustré avec son personnage du Pollueur nocturne, a collaboré au magazine B.D, à la Coopérative Les Petits dessins et à L’Illustré, en compagnie de Jacques Hurtubise et de Pierre Fournier, le père de Capitaine Kébec.

Source : bedetheque.com

 

Son trait satirique fortement hachuré, dans le style de l’underground, évolue ensuite vers une ligne plus claire. Il a pris part, dès sa création en 1979, au mensuel satirique Croc dans lequel il a publié avec Pierre Fournier les aventures de Michel Risque, parodie de Bob Morane qui constitue le plus long des feuilletons de Croc. A la mort de cette revue en 1995, les aventures de Michel Risque se sont brièvement poursuivies dans le magazine Safarir. En 1983, le personnage de Red Ketchup, agent fou du FBI, émerge de la série pour devenir le héros d’une BD éponyme publiée dans la revue Titanic, puis dans Croc lorsque cette revue disparaît, et enfin dans Safarir. Satire de la violence gratuite et de l’esprit « nazi », selon les dires des auteurs, Red Ketchup « est un monstre » qui emprunte les manières ultra-violentes et expéditives d’un Terminator. Cette série a également été publiée en Europe chez Dargaud.

Source : la bedetheque.com ©Dargaud 1994 Godbout/Fournier

Réal Godbout enseigne le découpage graphique, c’est-à-dire la manière de construire un scénario cohérent que l’on puisse comprendre sans le texte, et montre comment utiliser avec pertinence les procédés de l’ellipse et du dialogue. Ses ateliers d’encrage et de mise en couleurs apprennent à adapter le graphisme aux exigences de la narration et à développer un système graphique propre, en relation avec les dimensions plastiques et chromatiques de la BD. Les exercices comportent notamment l’étude de la BD muette et des travaux appliqués à partir d’objets et de modèles vivants, sans oublier un volet spécial consacré au lettrage.

 

Paul Roux

Pionnier de l’enseignement de la BD à l’UQO, Paul Roux a fondé le Rendez-vous international de la bande dessinée de Gatineau (RVIBDG) en 1999. Il est l’un des principaux artisans de la bande dessinée pour la jeunesse, avec la fameuse série Ariane et Nicolas, relatant les aventures merveilleuses de deux jeunes enfants qui voyagent dans des mondes imaginaires grâce un miroir magique [19], mais aussi par ses albums éducatifs publiés dans les années 1990.

Source : les 400 coups

Il est également l’auteur d’ouvrages humoristiques, tels que l’Histoire du monde… revue et corrigée, ainsi que Les Mésaventures de Max Média – Repor-Terre (1997), gags en un strip qui illustrent les gaffes d’un jeune reporter aux quatre coins de la planète. Il a par ailleurs contribué à la bande dessinée de science-fiction, en publiant le recueil collectif Images d’ailleurs (1996), compilation de bandes et d’illustrations publiées dans la revue panquébécoise Solaris. Enfin, il est l’auteur d’ouvrages sur la BD : un essai sur la BD américaine et européenne intitulé Ils sont tombés dedans quand ils étaient petits… et ils y sont restés ! (1999), ainsi qu’un ouvrage pédagogique : La BD, l’art d’en faire (1994). Son cours d’ « anatomie et perspective » permet d’expérimenter la transformation de l’image par rapport au sujet et en relation avec les différents thèmes, fonctions et supports (crayon, encre, feutre, aquarelle, acrylique, pastel, papier coloré, photographie).

 

Marc Tessier

Maître du roman graphique, Marc Tessier a fondé avec Stéphane Olivier plusieurs revues de BD alternatives et underground, telles que L’Organe (1988-1989) qui précède Mac Tin Tac (1990-1994), et a également publié des bandes dans Guillotine (1994-1996) et Monsieur Swiz (1996- ) [20]. Il est le scénariste de plusieurs albums mystiques où le dessin d’Alexandre Lafleur explore la violence des émotions : The Theater of Cruelty (1997) qui comprend quatre histoires inspirées par le tarot, A Chandra de Surya (1997, rééd. 1999) qui retrace le voyage initiatique en Inde d’un jeune homme tourmenté par des démons intérieurs, mais aussi La Maison du regard (1995), récit graphique d’une jeune femme aux prises avec un amour possessif. Son roman graphique Petits nuages de fumée (2007) comporte quant à lui plusieurs facettes : autobiographique autant que critique, composé de narrations et d’entrevues mais aussi d’explorations culturelles, graphiques et géographiques, il témoigne d’une histoire personnelle et de l’évolution d’une œuvre aussi bien que de l’essor de la BD. Marc Tessier est aussi l’auteur de l’album À la brunante sur une plage d’agates, publié par Studio Coopératif Premières Lignes (2010).

Source : Culte BD

Marc Tessier enseigne la scénarisation du récit en images et la narration visuelle sous toutes ses formes (cinéma, photo, beaux-arts, et BD), à partir de recherches documentaires et d’ateliers et d’échanges. L’étudiant doit être en mesure d’écrire un scénario pour un récit de deux planches, puis de produire un récit de trois planches inspiré du tarot, de réaliser ensuite un photo-roman de quatre pages et enfin une BD originale pour un livre d’artiste ou un fanzine. Son cours sur « l’édition et la diffusion de la BD » concerne les rouages de l’édition et de l’autoédition : l’étudiant y apprend à devenir un auteur indépendant, c’est-à-dire à maîtriser son graphisme, à travailler avec l’imprimeur et à faire le suivi de son projet au niveau de la distribution des événements et festivals. L’exploration d’un travail d’édition, l’étude des différentes étapes de fabrication d’un album et les visites spécialisées de chacun des secteurs de l’édition figurent donc au programme.

 

Sébastien Trahan

Sébastien Trahan, qui a collaboré entre autres à la revue underground Bédélirium (1995-1996), et qui a publié Fô et autres dérivés fictifs (1997), enseigne « l’éditique et la bande dessinée expérimentale ». Axé sur l’édition numérique, le cours montre comment reporter de manière pertinente les codes et outils de la BD dans un cadre numérique, avec la maîtrise du logiciel Flash de Macromedia, l’apprentissage des techniques de publication numérique et la connaissance globale de la chaîne de production numérique [21].

 

Nhu-Hoa Nguyen

Chargée de cours à l’EMI, Nhu-Hoa Nguyen a réalisé une thèse sur la figure de l’ellipse en BD et a ainsi donné à quelques reprises des cours théoriques, prenant la relève de Sylvain Lemay ou de Mario Beaulac.

 

Les finissants de l’EMI

 

 Exemple de réalisation des étudiants : les « Bandistes », auteurs du fanzine Le Monstruaire

 

Le Monstruaire (2008) : extrait

 

Les « finissants » (bacheliers) de l’EMI ont pu s’accomplir sur le plan professionnel. Tel est le cas par exemple d’Iris Boudreau, finaliste avec Zviane du Prix « Albéric-Bourgeois » [22] pour L’Ostie de chat (Delcourt) [23]. Iris s’était déjà illustrée à l’été 2005, alors qu’elle préparait son baccalauréat en BD, en publiant un strip par jour sur son blog, dans la tradition « petits comiques » québécois. L’ensemble avait alors fait l’objet d’un recueil intitulé Dans mes rellignes (2006). La jeune auteure et dessinatrice a poursuivi sur sa lancée avec l’album Justine (2010), qui relate, à travers le point de vue faussement naïf d’une jeune fille malmenée par la vie et par son entourage, l’irruption de la marginalité dans un quotidien morose. La ligne claire d’Iris retrace les relations ambiguës entre des personnages borderline, du mystérieux Guillaume aux inquiétants « Fils du King », sans oublier Manon, la colocataire tyrannique, et opère des détours dans les quartiers un peu « croches » de Gatineau.

 

©Les éditions de la Pastèque 2010 Iris Source : la bedetheque.com

 

Au rang des diplômés figurent également Jean-Sébastien Bérubé et Stéphanie Leduc, qui publient respectivement les séries « Radisson » et « Titi Krapouti » chez Glénat Québec.

 

Quant au magazine TRIP, fondé en 2005 par Stanley Wany dans le cadre de son baccalauréat en Bande dessinée, il a pris rapidement de l’envergure, au point de publier des bandes et des entrevues d’auteurs notoires. En 2010, la revue donna naissance à une nouvelle maison d’édition québécoise, les Éditions TRIP créées par Marc Tessier et Stanley Wany. TRIP # 6 comporte un dossier incontournable sur la bande dessinée québécoise et publie des entretiens avec Jimmy Beaulieu et Réal Godbout, tandis que TRIP # 7, transgénérationnel, rassemble les contributions de Sylvain Lemay, Jacques Samson, Christian Quesnel, Denis Lord, Michel Viau, Gabriel Tremblay-Gaudette, Eric Bouchard, Anabelle Martin, Yves Millet, Al+Flag, Julie Delporte, David Turgeon et Mira Falardeau, parmi tant d’autres.

 

 

Enfin, la première cohorte de « finissants » du baccalauréat en BD a elle-même fondé il y a quelques années le Studio coopératif Premières Lignes, pour promouvoir la bande dessinée dans la région. Leurs réalisations et le potentiel de la création graphique en Outaouais feront l’objet d’un prochain article.

 

 

Post-Scriptum
Je remercie Louise Mercier, Sylvain Lemay et Mario Beaulac, ainsi que tous les membres de l’EMI qui ont grandement contribué à la réalisation de cet article.

 

Notes

[1] Le baccalauréat québécois est l’équivalent de la licence en France.

[2] Une Commission royale d’enquête sur l’enseignement a été menée en mars 1961, pour mettre à jour les nouveaux besoins de la population : le rapport Parent conclut trois ans plus tard à la nécessité de démocratiser l’enseignement d’un point de vue social et géographique. L’éducation, jusque-là contrôlée par l’Eglise, devient une mission d’Etat et un ministère lui est dédié à partir de 1964. Les premiers cégeps (collèges d’enseignement général et professionnel), qui équivalent à nos lycées, s’ouvrent à la même époque.

[3] Voir Bâtisseurs d’avenir, Histoire d’une université qui voit grand. Gatineau (Québec) : Coopérative de Solidarité des Ecrits de Hautes Terres, 2011. En 1969 sont créées l’UQAM (Montréal), l’UQATR (Trois-Rivières) et l’UQAC (Chicoutimi), puis l’ENAP (Ecole Nationale d’Administration Publique) et le CEUR (Centre d’Etudes de Rimouski). Ce sont ensuite les SUNOQ (Services Universitaires dans le Nord-Ouest Québécois) qui naissent en Abitibi-Témiscamingue en 1970, suivis des SUO (Services universitaires de l’Outaouais) un an plus tard.

[4] Voir Bâtisseurs d’avenir, op. cit. Cette question est très délicate en ce moment puisque le gouvernement du Québec a décidé d’augmenter les frais de scolarité : depuis la mi-février les étudiants québécois sont en grève contre la hausse.

[5] L’université britannique de Hull, que Benjamin nous a présentée récemment, a en effet un pendant québécois dans la communauté de communes de Gatineau, en Outaouais.

[6] La question souverainiste, sur fond de crise économique et de contestation politique, a violemment opposé les partisans du Front de Libération du Québec (FLQ) au gouvernement canadien de Pierre Eliott Trudeau. L’enlèvement, par les cellules felquistes de différentes personnalités du monde économique et politique, et la lecture dans les médias du Manifeste du FLQ, ont abouti à l’application de la Loi des mesures de guerre canadiennes, tandis que le gouvernement fédéral s’est livré à un espionnage illégal et à un vol par effraction des listes des membres du Parti québécois (PQ). L’état de siège, décrété le 16 octobre 1970, suspend les droits civils des Québécois, déploie l’armée canadienne dans l’ensemble de la province, tandis que la Sûreté du Québec procède à l’arrestation de plus de 450 citoyens suspectés d’indépendantisme : artistes, intellectuels, journalistes, syndicalistes et militants. L’indépendance du Québec a fait l’objet d’un référendum en 1980 puis, en 1995, le « non » l’a emporté à 60 % en 1980, puis à 50, 6 % en 1995.

[7] La plupart des Ecoles Normales du Québec n’existent plus depuis 1969.

[8] Bâtisseurs d’avenir, op. cit, p. 16.

[9] Par le biais notamment de la formation continue et des cours du soir destinés aux étudiants salariés.

[10] En 1990, forte de 130 professeurs et de 165 chargés de cours, l’UQAH accueille 5 789 étudiants auxquels elle offre 51 programmes de premier cycle, 7 de deuxième cycle et 1 de troisième cycle.

[11] Suite à une entente conclue en 2001 avec le Cégep de St-Jérôme pour installer l’UQO dans les locaux du Centre collégial de Mont-Laurier.

[12] Quelques anecdotes savoureuses émaillent l’histoire de ce département, d’abord installé dans des préfabriqués : ceux-ci étant voués à la destruction en raison d’un risque d’incendie, les étudiants ont pu les investir pour des expérimentations visuelles et graphiques. Le professeur Paul Lajoie quant à lui décida de faire de la piscine, alors inoccupée, un lieu d’expérimentation et d’enseignement pictural, considérant, contre l’avis du ministère de l’Education, que les espaces de travail étaient insuffisants.

[13] Il faut compter 15 minutes de marche pour se rendre d’un pavillon à l’autre.

[14] A cette occasion, Louise Mercier a d’ailleurs vivement incité les dignitaires présents à investir dans les projets culturels de l’Outaouais : « Il faut que tout le monde prenne connaissance du potentiel culturel de la région. Des projets dorment sur les tablettes depuis trop longtemps et il est temps de les mettre sur pied. Plus il y a de culture dans une région, plus cette culture est riche et plus cette région le devient ». Propos rapportés dans Le Droit, 11 novembre 2010. Voir aussi le communiqué du Studio Premières Lignes du 11 novembre 2010.

[15] Ce programme comporte les enseignements suivants : histoire internationale du patrimoine matériel et immatériel et des grands établissements et institutions ; étude des processus de muséalisation, de conservation et de gestion des collections physiques et numériques, ainsi que de leur archivage et de leur description ; initiation à la gestion d’un musée : connaissance de la sphère culturelle et des partenaires publics et privés, recherches de financement, législation, marketing, promotion et mise en marché ; organisation d’une exposition, d’un point de vue logistique et juridique aussi bien que scénographique et pédagogique.

[16] L’un des cours assurés par Rosaura Guzman Clunes s’intitule « Milieux professionnels » et permet à l’étudiant de découvrir les différentes opportunités de son futur milieu professionnel et de se familiariser avec les volets légal, juridique et financier… En un mot, il s’agit d’apprendre à maîtriser son environnement.

[17] Jusque-là, les étudiants devaient lire toutes les BD parues dans l’année et se prononçaient pour un lauréat. Du fait de l’explosion de la production graphique, la formule de l’événement va changer : l’an prochain les professeurs effectueront une présélection d’une dizaine d’ouvrages.

[18] Le deuxième volume fera entre autres allusion aux manifestations hostiles à Georges W. Bush, Stephen Harper et Felipe Calderón lors du Sommet de Montebello en 2007.

[19] Voyage au pays des mots, 1992 rééd. sous le titre Le Miroir magique (1994), puis Le rêve du capitaine (1996), Le Phylactère fou (1998), Le Passé dépassé, Les tours de Babel (2008), et Les toiles mystérieuses (2011).

[20] Fanzine qui réunit presque toute la crème de la BD underground montréalaise : R. Suicide, Mr. Swiz (Luc Leclerc), Hélène Brosseau, Jeni Gozlin (Geneviève Gosselin), Henriette Valium (Patrick Henley), Eric Thériault, Alexandre Lafleur … Voir Michel VIAU, BDQ : répertoire des publications de bandes dessinées au Québec : des origines à nos jours. Laval, Québec : Editions Milles-Iles, 2000.

[21] Voir, par exemple, la bande annonce d’Emilie Villeneuve qui fait la promotion de La Fille invisible (2011), Glénat Québec.

[22] Albéric Bourgeois est le pionnier de la bande dessinée québécoise au début du XXe siècle : ses héros les plus connus sont Baptiste Ladébauche (à partir d’un personnage créé par Hector Berthelot) et son épouse Catherine dont les aventures étaient publiées dans La Presse. Voir son port-folio dans cyberpresse.

[23] Iris et Zviane étaient en lice pour la mention « meilleur album de langue française publié à l’étranger par un auteur québécois ».

 

Making of – Ecrire l’histoire de la bande dessinée numérique

Cet article est la seconde partie d’un making of sur l’histoire de la bande dessinée numérique, publié sur le site Neuvième art 2.0 d’avril à mai 2012. J’explique ici les intentions principales qui ont conduit à la réalisation de ce travail.

Après deux ans d’observation attentive des évolutions de la bande dessinée numérique sur mon blog Phylacterium, le moment était venu d’en rédiger une synthèse qui serve de première pierre à l’édifice encore à bâtir de l’histoire de la bande dessinée numérique. Le récent appel à contribution pour Comicalités lancé par Julien Falgas et Anthony Rageul est un excellent moyen d’enclencher une vraie réflexion sur la bande dessinée numérique, qui croise les approches historiques, esthétiques et socio-économiques. A partir du dimanche 29 avril, et à raison d’un épisode toutes les deux semaines, la revue en ligne neuvième art 2.0 hébergée sur le site de la Cité de la bande dessinée va diffuser une « histoire de la bande dessinée numérique » en cinq épisodes. Un panorama qui commence aux premières tentatives de bande dessinée sur CD-Rom au milieu des années 1990, jusqu’à la période de constitution d’un marché éditorial que nous vivons actuellement, en passant par le phénomène des blogs bd en 2005. L’axe problématique principal que j’ai choisi pour analyser les oeuvres et les évolutions en cours est celui des relations entre la bande dessinée numérique et son aînée papier, axe pertinent dans le contexte d’une période de transition et de cohabitation.

L’objectif de ce panorama historique est double. D’une part, il s’agit de mettre à la disposition d’un public varié (auteurs, chercheurs, journalistes, bibliothécaires, éditeurs, amateurs…) des données exhaustives sur la chronologie de la bande dessinée numérique (utilement mise en image par Julien Falgas dans une exposition virtuelle sur Facebook) et les directions les plus évidentes de son évolution ; des repères pour toute personne s’intéressant, personnellement ou professionnellement, à la bande dessinée numérique et voulant vérifier tel ou tel fait, telle ou telle donnée, telle ou telle date. Je fais la synthèse de nombreuses études menées depuis le début des années 2000, rassemblant en un seul endroit des données éparpillées sur Internet et dans les bibliothèques. L’utilité d’un texte de référence me semble d’autant plus évidente que les confusions sont grandes, en particulier à l’heure où le devant de la scène est parfois occupé par des faiseurs de bande dessinée numérisée, et non par une bande dessinée numérique de création qui existe pourtant depuis plus de dix ans. Je souhaite également rétablir quelques exactitudes et éviter les imprécisions qui confondent bande dessinée en ligne et bande dessinée numérique, qui ne voient que la bande dessinée numérisée, qui pensent que la bande dessinée numérique est née avec les blogs bd, ou qui limitent la bande dessinée numérique à un espace de création amateur, gratuit et expérimental. De nombreuses structures sont apparues, certaines ont disparues, mais le paysage qui se dessine entre 1996 et 2012 est bien plus varié qu’on ne pourrait le croire. La méthode historique me permet de livrer un travail qui ne se limite pas à un émerveillement béat face à l’avenir de la bande dessinée, mais qui analyse concrètement les oeuvres, les auteurs et les structures de production, et met au jour le véritable degré d’autonomie de la bande dessinée numérique par rapport à la bande dessinée papier.

D’autre part, le second objectif, à mes yeux plus important que le premier, est d’encourager les réflexions historiques sur la bande dessinée numérique, d’où qu’elles viennent ; journalistes, critiques, étudiants, chercheurs sont invités à prendre mon relai (certains ont déjà commencé), par exemple en répondant à l’appel à communication cité plus haut. Ces réflexions sont indispensables, ne serait-ce que parce que beaucoup des oeuvres sont en train de disparaître dans les limbes d’Internet (Foolstrip, Noomz, les premiers blogs bd sur 20six), et que Internet Archive a été pour moi un allié de poids. Tant que cela est possible, il faut garder un témoignage de ce qu’était la bande dessinée numérique à ses débuts faute de pouvoir le faire dans dix ans. Mon Histoire de la bande dessinée numérique se veut certes un texte de référence, mais il ne suffit pas : il faut poursuivre la réflexion sur de nombreux points encore en suspens que mes limites méthodologiques m’ont empêcher de creuser. Il y aurait encore beaucoup à dire du phénomène des blogs bd pour évaluer son impact global sur la bande dessinée. Les oeuvres des premiers temps mériteraient un examen plus approfondi que je ne le fais, car leur degré d’innovation est souvent exceptionnel et pourrait servir d’exemple aux créateurs à venir. L’analyse économique des structures de diffusion est un travail de longue haleine qui ne peut se résumer à un balancement entre le gratuit et le payant. Parce que ce n’est qu’un manuel introductif, mon texte se limite à l’exposition de grands axes de réflexion et appelle à d’autres analyses plus détaillées, potentiellement contradictoires. Il est destiné à être complété, discuté, critiqué, amendé, et toutes remarques et critiques constructives sont les bienvenues, qu’elles prennent la forme d’un mail à l’auteur (mrpetch@orange.fr), de la publication d’un autre texte, ou de commentaires sur le blog Phylacterium, sur lequel je tiendrais dans les semaines à venir un making-of à épisodes pour expliquer certains choix et ouvrir encore d’autres pistes. Je ne prétends ni à l’exactitude absolue, ni à l’objectivité idéale. Enfin, il m’est impensable de ne pas remercier les quelques personnes qui m’ont aidé, à des degrés divers, dans la réalisation de ce travail : Gilles Ciment, Julien Falgas, Phiip, Jean-Paul Jennequin, Anthony Rageul, Fred Boot, Benoît Berthou, Antoine Torrens et Jacques Sauteron.

Mon principal espoir en proposant ce texte en pâture aux internautes est que, dans quelques années, la connaissance sur l’histoire de la bande dessinée numérique ait si bien avancée qu’il paraisse terriblement obsolète !

 

Un panorama historique de la bande dessinée numérique !

Annoncé sur ce blog depuis plusieurs semaines, le premier épisode de « l’histoire de la bande dessinée numérique », par votre serviteur (Mr Petch, aka Julien Baudry) est à présent en ligne dans le webzine Neuvième art 2.0. Cette série sera publiée une fois toutes les deux semaines pour cinq épisodes. Son objectif, sur lequel je reviendrais sur ce blog, est de constituer une première synthèse des connaissances sur l’évolution historique de la bande dessinée numérique. Et en tant que première synthèse, elle est destinée à être corrigée, commentée, critiquée pour être finalement améliorée, polie, savamment lustrée par autant de conseils avisés.

Le tout a été mis en ligne grâce aux bons soins de Gilles Ciment, qui doit être ici remercié pour avoir accepter de publier ce dossier dans la vénérable revue de la Cité de la bande dessinée qui a rejoint le net depuis 2009. C’est un grand honneur pour moi que d’être accueilli dans ses pages, même immaterielles.

Le premier épisode s’intitule « Contexte d’émergence de la bande dessinée numérique en France » et en voici le résumé :

Parler des prémices de la bande dessinée numérique avant les années 2000, c’est vainement essayer de la définir rétrospectivement, de la circonscrire dans des limites souvent incertaines à une époque où on en parle encore peu, et où elle n’existe qu’à l’état de fragments hétérogènes. L’objectif de cette première partie, qui fait office de préambule aux articles qui vont suivre, est justement de délimiter le terrain d’étude à une définition toute subjective de la bande dessinée numérique comme objet culturel de transition entre un champ analogique bien connu à l’histoire presque bicentenaire et un futur « nouveau média » hybride et encore en cours de définition en 2012.
Pour remplir cet objectif, j’examinerai trois contextes qui, à mes yeux, expliquent l’apparition d’une bande dessinée numérique française vers la fin des années 1990 : l’influence des webcomics américains, les évolutions propres à la création artistique numérique et sa rencontre avec la bande dessinée, et enfin la naissance d’une communauté d’intérêt autour de la bande dessinée sur le web.

Bonne lecture ! Tous les retours sont les bienvenus (mrpetch@orange.fr). Et j’en profite pour remercier mes fidèles lecteurs qui m’ont poussé à poursuivre dans la voie du blog, décidément un excellent outil d’expérimentation reflexive et d’échanges !