Janvier en numérique : la tournée mensuelle de Phylacterium

Traditionnellement, le mois de janvier est marqué par la tenue du Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême. Un FIBD 2016 qui traverse notre tournée mensuelle de la bande dessinée numérique…

La revue du mois : librairies numériques, auteurs numériques, tous numériques ?

Le mois de janvier, sans doute dans la perspective du Festival, a été propice à quelques annonces sur le front de la distribution de la bande dessinée numérisée. La plus importante sur le plan économique est sans doute la prise de capital à 50% d’Izneo, plateforme de diffusion de bandes dessinées numériques jusqu’ici contrôlée par des éditeurs, par la FNAC, grande surface culturelle en difficultés financières depuis quelques années. Cette prise de capital a abouti à la nomination d’un directeur général, Luc Bourcier. Préfigure-t-elle un changement de politique pour la première plateforme de diffusion de bandes dessinées numérisées, notamment en ce qui concerne l’abonnement illimité, comme le suggère cet article d’Actualitté ? Je me garderai bien de me prononcer sur ce terrain. En revanche, ce que je trouve intéressant ici est la façon dont une plateforme conçue initialement pour garantir aux éditeurs une forme d’autonomie dans l’exploitation numérique de leur catalogue finit par se rapprocher de grands groupes de distribution de l’industrie culturelle… Comme le souligne BDZMag sur ce sujet, l’époque semble être à la concentration en matière de distribution de bandes dessinées numérisées.

L’autre changement de poids est celui de la plateforme Delitoon : créée en 2011 par Didier Borg, cette plateforme de diffusion gratuite mêlait créations numériques originales et exploitation numériques de titres papier, le plus connu étant certainement Lastman de Vivès, Balak et Sanlaville. La nouvelle formule de Delitoon met encore davantage l’accent sur l’argument marketing du « webtoon » : essayer d’appliquer au marché français ce qui marche en Asie. Il passe ainsi à la vitesse supérieure en devenant plateforme partiellement payante fonctionnant sur un système de « crédits » : le lecteur achète un nombre de crédits qu’il peut ensuite utiliser pour acheter les épisodes de ses séries. La lecture est pour le moment uniquement en ligne (pas d’achat pérenne hors connexion ou téléchargement). Bref, rien de révolutionnaire dans le modèle économique qui rappelle les débuts de Digibidi. Comme dans le cas d’Izneo, l’évolution de Delitoon est le fruit d’un partenariat financier, avec la participation au capital de l’entreprise d’informatique coréenne Daou Tech. Le catalogue est pour l’instant peu fourni, mais présente l’avantage de donner accès à des webtoons coréens inédits en France. A voir si cette plateforme peut motiver la création numérique originale en France… Delitoon avait, en son temps donné lieu à quelques créations sympathiques sans pour autant révolutionné le genre comme son fondateur le souhaitait.

 

Des nouvelles aussi du côté des auteurs, un peu ambivalentes cette fois. D’abord parce que l’enquête lancée par les Etats Généraux de la Bande Dessinée comprenait des statistiques très intéressantes sur le rapport des auteurs à la création numérique. J’y consacrerais un article spécifique, mais il y a là un matériel d’étude tout à fait pertinent qui tend à montrer que l’intérêt des auteurs pour le numérique est réel. A titre d’exemple, on retiendra que 43% des répondants estiment que la bande dessinée a un avenir économique en tant que publication numérique. C’est un score que je voyais beaucoup plus bas, et je m’en réjouis.

Toutefois, en marge des EGBD, le principal syndicat d’auteurs, le SNAC-BD, a présenté son propre « cahier de doléances« . Je regrette un peu que a vision du numérique qui émane de ces doléances soient plutôt conservatrice, axée sur les questions des droits d’exploitation numérique et des modalités de rémunération (voir en particulier, p.7, le paragraphe intitulée « La grande inconnue du numérique »). Ces questions sont tout à fait légitimes et parfaitement logiques pour un syndicat défendant les intérêts économiques d’une profession. Mais le cahier offre une vision véritablement pessimiste du numérique décrit comme un outil au service des éditeurs pour exploiter davantage les auteurs, et en aucun cas comme un tremplin possible vers d’autres formes de créations, voire d’autres modèles de rémunération et de financement des oeuvres. En somme, les membres du SNAC-BD donnent l’impression de demeurer dans une logique où bande dessinée numérique = bande dessinée numérisée, et c’est regrettable, car parmi les doléances pourraient se trouver des demandes comme « faciliter la conversion vers la création numérique », ce qui serait le signe d’une volonté d’ouverture. Une bonne tribune de Julien Falgas publiée au mois de janvier sur le site The Conversation pose très justement cette question : « Le monde de la bande dessinée a-t-il les ressources pour innover », en axant son propos sur l’innovation technologique. La réflexion mérite d’être lancée, mais les auteurs professionnels ne semblent pas encore prêt à s’en emparer…

 

L’enjeu du mois : le numérique en Festival

Prendre le pouls de la place de la bande dessinée numérique au FIBD est toujours un indice intéressant pour connaître son statut vis à vis de la bande dessinée papier. Le festival angoumoisin annuel est en effet un des rares événements sur la bande dessinée à donner une place à la dimension immatérielle de notre média préféré. La bande dessinée numérique dispose de ses propres festivals (La Cyberbulle, WeDoBd) mais n’est généralement pas la bienvenue dans les festivals traditionnels. Après tout, elle n’a rien à « vendre » et ne peut donc pas concrétiser l’un des objectifs canoniques du festival de bande dessinée : la vente d’albums dédicacés. Si le FIBD fait des efforts en la matière (et cela depuis une quinzaine d’années, où apparaissent les premiers stands multimédia !), la bande dessinée numérique a toujours été en marge du festival, dans quelques conférences ponctuelles et événements bien balisés. Qu’en est-il pour l’édition 2016 ?

Il y a d’abord un tropisme géographique très marqué pour la bande dessinée numérique au FIBD : l’essentiel des activités la concernant se trouvent au Pavillon Jeunes Talents. Traditionnellement situé non loin de la Maison des Auteurs, le pavillon était cette fois davantage éloigné au niveau du bâtiment dit « Le Nil » où se trouve l’ENJMIN (école nationale du jeu et des nouveaux médias interactifs). Symboliquement, le Pavillon Jeunes Talents se retrouvait donc être un des lieux les plus excentré du festival, même si cette localisation lui permettait aussi de se rapprocher de l’ensemble formé par la Cité de la BD.

Cette année, il faut vraiment saluer la politique du Pavillon Jeunes Talents qui a multiplié les évènements et rencontres en lien avec la bande dessinée numérique, par exemple par la présence de trois groupes promoteurs de la création numérique originale : Delitoon, Watch de Thierry Mary, et l’Atelier Capsule… Mais aussi par une conférence donnée par JL Mast, sur l’histoire du Turbomedia. Sans compter la remise des prix des deux concours numériques « Challenge Digital » et « RevelatiOnline » dont le Pavillon Jeunes Talents est partenaire. Il y a eu donc dans ce lieu une véritable effervescence numérique, et la possibilité de rencontrer des acteurs actifs dans la création concrète. Alors bien sûr le fait que la bande dessinée numérique soit cantonnée dans ce lieu pourrait faire grincer des dents, et je suis moi-même toujours un peu las de constater qu’après près de vingt ans de création, le numérique soit toujours considéré comme une « nouveauté ». En un sens, la politique du FIBD vis à vis de la bande dessinée numérique en définit bien la place : dans une marge occupée par une création encore immature, juvénile, considérée selon une forme de paternalisme face à l’aînée papier, centenaire et sérieuse dans son développement économique, avec tout ce que cela implique, en positif comme en négatif.

Soyons beau joueur : cette année, la création numérique débordait du Pavillon Jeunes Talents, ce qui tendrait à marquer une inflexion, encore très limitée, mais notable. Par exemple par une conférence sur le Webtoon (bande dessinée numérique coréenne) à la médiathèque L’Alpha, en présence de Didier Borg, fondateur de Delitoon. Mais aussi, voire surtout par la fresque Phallaina dont je vais reparler.

 

Voilà pour les lieux de la bande dessinée numérique… Mais quelle bande dessinée numérique est présentée au FIBD ? Le tropisme Jeunes Talents présente à la fois un avantage et un inconvénient. L’intérêt se porte sur la « jeune » bande dessinée numérique, sur les créations les plus récentes : d’où la présence de Mast, ou encore de l’Atelier Capsule dont le travail de promotion de la création numérique m’enchante décidément de plus en plus. L’actualité guide la présence au festival, plus que l’ancienneté. On parlera donc peu de projets plus anciens par des auteurs désormais installés (les blogs bd, Les autres gens, Professeur Cyclope, Lapin…). C’est un inconvénient au sens où le relais de la création numérique est en quelque sorte dévolue aux jeunes générations d’auteurs, alors qu’elle mériterait d’être appropriée par des auteurs qui font aussi de la bande dessinée papier.

En revanche, le gros avantage, qui est à mettre au crédit des organisateurs, est que le regard se porte vraiment sur la création numérique originale, créée par et pour l’écran numérique, comme cela a été présentée à plusieurs reprises lors de la conférence organisée par l’adaBD autour de l’Atelier Capsule (à réécouter ici). Ce n’est pas rien quand on se dit que, pour la presse, la puissance de feu médiatique de grosses machines de bandes dessinées numérisées comme Izneo ou Comixology (j’ai passé sous silence la présence des « hôtesses Comixology » dans la zone du Monde des Bulles : est-il vraiment question de bande dessinée numérique ?) passe souvent en premier. Au FIBD ce n’est pas le cas : il semble que la question centrale se soit déplacée de « le numérique comme tremplin vers la bande dessinée papier » à « le numérique comme création graphique spécifique ». C’est aussi ce qui ressort des résultats du concours RevelatiOnline dont le but était de se réapproprier la planche d’une bande dessinée célèbre : alors que l’originalité numérique n’était pas un critère officiellement annoncé, c’est lui qui semble avoir été décisif puisque les deux premiers des trois gagnants, le génial Esquimaupeche et Mathilde Bouvault, sont ceux qui ont précisément utilisés les possibilités du numériques dans leur création. Le prix « Challenge Digital » promeut lui aussi la création originale.

Petit à petit, très lentement, la promotion d’une originalité esthétique propre à la création numérique se fait jour au sein du festival, peut-être le témoignage d’un changement plus global. L’hybridation avec l’animation, de type Turbomedia ou Atelier Capsule, est ce qui a le plus le vent en poupe en ce moment : des formats courts, une attention portée au rythme de narration, des références allant plus vers la fiction et la pop culture. Mais d’autres formes de création numérique sont aussi présentées au Festival, comme Phallaina

La bd du mois : Phallaina de Marietta Ren

Difficile de ne pas évoquer ce mois-ci la réalisation de Marietta Ren, Phallaina, qui ouvre pour la bande dessinée numérique de 2016 de réjouissantes perspectives. Lancée pendant le FIBD 2016, Phallaina, sous le titre de « bande défilée » exploite le principe du « rouleau » ou du « scrolling horizontal ». Elle se présente d’abord sous la forme d’une application à télécharger (gratuitement) pour tablettes (Apple ou Android) et, dans le cadre du FIBD, comme une fresque de 115 mètres (oui, 115 mètres) déroulée le long des remparts de la ville avec un dispositif d’immersion sonore. Phallaina inclut du son tout au long de la lecture, ainsi que de légères animations. Par son originalité, l’oeuvre de Marietta Ren pose les bases d’un nouveau paradigme de création numérique en bande dessinée qui vient s’ajouter à celui du diaporama animé porté par le Turbomedia depuis six ans, ainsi qu’à d’autres formats plus anciens et plus traditionnels comme le strip à suivre et le blog bd. Et c’est une réjouissance, car la bande dessinée numérique, qui a toujours su se jouer de la standardisation, a besoin de diversité !

Ce qui frappe dans Phallaina, c’est d’abord l’ingéniosité du dispositif numérique qui met en rapport l’avancée de l’histoire avec le rythme de la marche. Cela vaut bien sûr dans la version matérielle présentée au FIBD, où le visiteur doit se connecter via son smartphone pour avoir le son, et pour que sa propre marcher fasse avancer l’histoire. Mais la version numérique exploite aussi ce principe : l’espace est géré de telle façon dans le dessin que le mouvement naturel de lecture, de gauche à droite, est soutenu par le mouvement des protagonistes eux-mêmes, souvent présentés en déplacement. L’abandon du système de cases au profit d’une écriture graphique en continu participe aussi à rendre plus facile une façon de lire qui n’est plus vraiment dans nos usages. L’exploitation du principe de scrolling horizontal parvient à être fluide sans être trop artificielle, ce qui est souvent le risque dans les créations de ce type. Et puis, surtout, je suis vraiment admiratif de l’intelligence déployée dans l’utilisation des potentialités du numérique. Marietta Ren ne cherche pas à trop en faire : elle ne met pas des animations cocasses mais de simples effets de parallaxe qui permettent de donner une profondeur à l’ensemble en faisant avancer à des vitesses distinctes les différents éléments dessinés ; elle inclut du son pour rendre l’oeuvre plus immersive, mais limite ses sons à un fond instrumental et à des bruitages limités pour ne pas distraire de l’histoire elle-même. Ainsi, les techniques numériques sont en accord avec l’histoire et ne viennent pas la parasiter par la recherche de la prouesse et de l’expérimentation tout azimut.

 

L’histoire justement, car je n’en ai pas encore parlée… Audrey est une jeune femme victime de curieuses hallucinations qui semblent la mettre en lien avec le monde marin. Des examens médicaux laissent apparaître que cette tare apparente serait en réalité liée à un organe, le « physeter », qui permet notamment de rester longtemps en apnée. En apprenant à appréhender sa curieuse disposition physico-mentale, Audrey s’immerge, avec le lecteur, dans un monde à la jonction entre les neurosciences et la mythologie grecque, en somme entre le savoir et la fiction, entre la science et les arts. Le rapport à l’oeuvre elle-même et à son élaboration, lente appropriation de mécanismes techniques dans le but de donner naissance à une oeuvre d’art, est transparent. Mais hors de toute considération « méta », l’histoire de Phallaina est vraiment prenante, aussi parce qu’elle prend le temps d’installer une ambiance avant de déployer l’histoire, parce qu’elle mêle l’intime et le collectif grâce à la profondeur d’un propos étayé par un savoir scientifique et mythologique réel et crédible. Je n’en ai rien dit, mais le dessin lui-même est très bien, tout en longueur de traits de plume que l’on se hâte de découvrir, dans un noir et blanc qui en ajoute à la solennité.

Le principe du scrolling horizontal n’est pas neuf en soi. L’un de ses avantages est qu’il n’est pas uniquement lié à la bande dessinée numérique et qu’il a de nombreux précédents dans l’histoire de l’art sur lesquels s’appuyer : le principe de la « fresque », qui suppose la réalisation d’une oeuvre que le regard ne peut englober d’un coup mais doit considérer par étapes successives, est extrêmement ancien. Plusieurs auteurs de bandes dessinées numériques l’ont compris : Hobo Lobo of Hamelin de Stevan Živadinović qui a su l’utiliser avec pertinence, mais on peut aussi penser à l’une des toutes premières bandes dessinées numériques : When I am king de Demian5. La dualité lecture en scrolling/fresque physique rappelle aussi Une histoire de l’art de Philippe Dupuy. Je ne sais pas du tout quelles ont été les sources d’inspiration de l’auteur, mais il me semble aussi que sa création a été motivée par certaines des innovations apportées tout récemment par Professeur Cyclope dont certaines oeuvres tiraient partie du scrolling horizontal, avec plus ou moins de succès (Les romantiques de Marion Fayolle ou Scröll de Vincent Pianina).

Ce que Marietta Ren apporte, c’est une forme de professionnalisation et de densification de ce principe qui, d’ordinaire, ne se déploie pas sur des formats aussi longs. Contrairement aux tendances actuelles de diaporama court et animé, Phallaina est une oeuvre longue et lente, ce qui est aussi à mes yeux un point fort, car jusqu’ici la bande dessinée numérique a eu tendance à privilégier des formats courts, que ce soit en one shot ou en feuilleton. On a ici un vrai récit long, avec des « chapitres » et la gestion d’un rythme de lecture qui s’apparente à celui d’un album dense. Phallaina s’appuie sur des dispositifs existants pour développer un nouveau modèle de bande dessinée numérique, celui de l’immersion multimédia, où la combinaison du dessin, du mouvement et du son, mais aussi une gestion monumentale de l’espace qui a à voir avec la scénographie, vient accélérer l’étourdissement du lecteur dans un récit de grande ampleur. Elle est à rapprocher d’autres oeuvres évoquées dans notre tournée, comme le merveilleux The Boat ou encore le (moins réussi) Dernier Gaulois. Phallaina est une oeuvre à écouter-lire le casque sur les oreilles, dans un isolement qui fait entrer la narration dans l’esprit.

 

Une dernière chose dont je n’ai pas parlé : le modèle économique de l’oeuvre. Car là aussi nous sommes dans l’élaboration d’un modèle original, quoiqu’allant dans le sens d’autres productions récentes. Si le projet a bien été initialement pensé par la dessinatrice Marietta Ren, c’est aussi un travail d’équipe qui a notamment mobilisé un développeur pour la partie technique, un directeur musical pour la mise en son, un animateur multimédia pour les effets formels, tout cela au sein d’un studio, SmallBang, spécialisé dans les dispositifs transmédias. L’essentiel du financement vient de deux sources : France Télévision via sa filiale « Nouvelles Ecritures » (déjà présent pour Le dernier gaulois), et le CNC par son système de subvention. Et la seule source de revenu est celle de la production puisque l’oeuvre est par ailleurs gratuite, distribuée en tant qu’application.

Phallaina, en tant que projet, réuni plusieurs tendances de la bande dessinée numérique française de ces dernières années : la nécessité d’un collectif rassemblant plusieurs compétences, la dimension transmédia et le financement via l’audiovisuel (et non l’édition imprimée). L’intrication bande dessinée/audiovisuel est définitivement une tendance forte de la création graphique numérique actuelle, à la fois dans l’esthétique et dans le montage des projets. J’espère que ce cas d’école réussi d’une production de grande ampleur pourra donner lieu prochainement à d’autres expériences…

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