Golothon 8 : B.Traven, portrait d’un anonyme célèbre, Futuropolis, 2007

Après les débuts des errances cairotes de Golo, et pour poursuivre son incursion dans la bande dessinée documentaire, la rétrospective Golothon en passe par un ouvrage plutôt périphérique dans sa carrière, mais fort plaisant sur bien des aspects… C’est parti pour B.Traven, portrait d’un anonyme célèbre.
Episode 1 : Ballades pour un voyou (avec Frank), 1979

Episode 2 : les années Frank ; de L’Echo des savanes à Futuropolis (1981-1987)

Episode 3 : La variante du dragon, Casterman, 1989

Episode 4 : Mendiants et orgueilleux (d’après Albert Cossery), Casterman, 1991

Episode 5 : Chemins au détour de l’an 2000 (1991-2003)

Episode 6 : Les couleurs de l’infamie (d’après Albert Cossery), Dargaud, 2003

Episode 7 : Carnets du Caire, Les Rêveurs, 2003-2006

Futuropolis, une rencontre décisive

La publication en 2007 de B.Traven, portrait d’un anonyme célèbre marque la rencontre entre Golo et une maison qui deviendra son principal éditeur pour les années à venir : Futuropolis, dans sa « nouvelle version ». Et, derrière la parution d’un album sans doute mineur, c’est par un pan de l’histoire de la bande dessinée la plus contemporaine que j’aimerais commencer…

Quelle est la maison « Futuropolis » en 2007 ? Ce n’est bien sûr plus celle des « années Robial-Cestac » avec laquelle Golo avait d’ailleurs commencé dans les années 1980. Etienne Robial a revendu sa structure à Gallimard dès 1987 et l’a quittée en 1994. C’est même plutôt une maison récente, dont le réel redémarrage date de 2005 et de l’alliance avec les éditions Soleil, toujours dans le giron du grand éditeur littéraire qu’est Gallimard. A partir de cette date, Futuropolis publie de nouveau une petite dizaine d’albums par an : Nicolas de Crécy, Luc Brunschwig, Yslaire, Kris, Jean-David Morvan et Sylvain Ricard par exemple… Malgré les origines underground de la maison originelle, le Futuropolis nouveau fait partie des éditeurs « post-alternatifs », autrement dit d’une série d’éditeurs apparus dans les années 2000 que l’on serait bien en peine de classer dans le mainstream ou dans l’alternatif (Paquet, La boîte à bulles) ; des éditeurs de taille moyenne qui ne font pas de la revendication de l’avant-garde un préalable et qui publie à la fois des auteurs plus traditionnels, et des auteurs issus de la mouvance alternative (David B, Blutch, Debeurme, font partie des premiers auteurs publiés par le label relancé). Nous sommes en pleine époque de ce que certains ont narquoisement senti comme la « récupération » des acquis de l’alternatif par les maisons plus traditionnelles (mais que l’on peut aussi voire comme une forme de victoire de l’alternatif par sa généralisation) : la pagination dense, l’échappée hors de la seule fiction, l’album one shot, le format qui sort de l’ordinaire, l’attention portée à l’objet-livre (bref, tout ce qui fait le marketing du « roman graphique »), font désormais partie des standards éditoriaux acceptés par tous. Futuropolis, seul label « bande dessinée » de la noble maison Gallimard, ne fait pas exception. Je vous passe les débats sur la renaissance « mainstream » de Futuropolis, dénoncée par certains (Plates-bandes de Jean-Christophe Menu et La véritable histoire de Futuropolis de Florence Cestac sortent en 2005 et 2007) : ils sont la preuve que ce qui se passe autour de cette maison redéfinit le paysage éditorial en remettant en question l’héritage de l’alternatif et de l’underground des décennies précédentes.

Si les albums de Futuropolis sont d’abord assez hétérogènes, petit à petit se dessine une spécialisation pour ce qu’on appelait pas encore exactement la « bande dessinée documentaire », ou la « bande dessinée du réel ». Les Mauvaises Gens de Davodeau ne date que de 2005, et les albums sont encore sporadiques. Futuropolis publie plusieurs albums marquants dans cette veine, par exemple l’excellent Une élection américaine de Loo Hui Phang et Philippe Dupuy, qui mêle texte à la machine et dessins, ou encore bien sûr l’incontournable Un homme est mort de Kris et Davodeau, sur le cinéaste René Vautier et les manifestations ouvrières de Brest dans les années 1950. Il n’y a pas que du documentaire chez Futuropolis, mais incontestablement voilà un éditeur qui donne le ton, et notamment en extrayant le documentaire des seules dimensions autobiographique et journalistique.

 

Dès lors, ce n’est pas surprenant de retrouver Golo à Futuropolis, alors même qu’il vient de sortir des deux Carnets du Caire, où, précisément, il prenait le prétexte autobiographique pour y raconter une ville. Lui-même pionnier discret du documentaire graphique, il trouve sans doute là une oreille attentive. Avec B.Traven, le dessinateur entre plus franchement dans le registre documentaire et abandonne toute représentation de soi : il ne sera lui-même présent que par un récitatif constant, mais le récit tout entier est consacrée à cet écrivain méconnu qu’est B. Traven.

La littérature est un autre des points de rencontre entre Golo et Futuropolis. Depuis le rachat par Gallimard, l’éditeur a fait quelques pas en direction de la littérature « écrite », que l’on pense à la collaboration Tardi/Pennac pour La débauche dès 2000, ou, la même année que B.Traven, l’adaptation d’Aziyadé de Loti par Franck Bourgeron, et l’illustration de Casse-Pipe de Céline par Tardi. Quant à Golo, la littérature a toujours été présente dans ses œuvres : sous la forme de citations dans les premiers récits avec Frank (et B. Traven était alors déjà là !) et par l’adaptation pour le diptyque Mendiants et Orgueilleux/Les couleurs de l’infamie. Mais cette fois, elle n’est plus fiction, mais réalité : il ne s’agit plus de servir de la littérature, mais d’en parler. Faut-il aussi rappeler que les références littéraires chez Golo ne sont que rarement classiques : Albert Cossery n’est pas un auteur très connu, et l’évocation de B. Traven ne fait que renforcer cette impression que le dessinateur fétichise avant tout des recoins de la littérature, celle où le public ne s’aventure pas nécessairement de lui-même. On ne peut que lui en être gré. La veine littéraire n’est pas la seule inspiration de Golo, mais elle est certainement une source importante.
L’ancrage dans le documentaire

Dans un entretien publié sur le site de Futuropolis, Golo explique la genèse de B.Traven. Amateur de littérature, lui-même connaît cet écrivain depuis près de trente ans. Il en souligne la méconnaissance par le public français : traduit principalement et partiellement par Calmann-Lévy dans les années 1950, Traven fait l’objet dans les années qui précèdent la parution de l’album de Golo de la réédition du Pont dans la jungle par Gallimard (2004), mais surtout de plusieurs rééditions chez La Découverte, éditeur savant et académique. L’ensemble de son œuvre n’est pas encore traduite en français. La démarche de redécouverte d’un écrivain méconnu est assez similaire à celle entreprise pour Albert Cossery dans les années 1990, mais cette fois c’est davantage la vie que l’oeuvre qui intéresse Golo, puisqu’il propose un biographie documentée.

Documenté, l’album B.Traven l’est assurément ! B. Traven est un auteur dans la vie demeure en grande partie un mystère : il a eu plusieurs identités, dont celle de Ret Marut, militant anarchiste pendant la Première Guerre Mondiale, ou celle d’Hal Croves, scénariste à Hollywood. Sa vie traverse donc à la fois l’histoire européenne, la politique internationale, la situation économique en Amérique Centrale, mais aussi, de part son passage par le cinéma auprès de John Huston en 1948, l’histoire du cinéma. Et tout cela, il faut le raconter à un lecteur pas forcément au fait de situations bien éloignées de la sienne. Dans l’entretien, Golo donne l’exemple de l’histoire politique allemande pour laquelle il a dû « donner un maximum d’informations aux lecteurs », tout au long de pages très denses. Mais ces pages sont aussi passionnantes en ce qu’elle montre les tâtonnements d’un auteur parmi les précurseurs de la bande dessinée documentaire face au défi de la didactique graphique : comment faire passer autant d’informations ? Par beaucoup de récitatifs ? Par un retour à l’art de la caricature, fortement inspirée des dessins d’époque et d’artistes allemands comme Otto Dix ou Georg Grosz. Il livre de ce dernier une inventive citation graphique « améliorée » dans sa portée politique et allégorique, à partir de sa toile Eclipse du Soleil (1926) transformée en un résumé de la révolution politique allemande.

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L’éclipse du Soleil de Georg Grosz (1926) et sa réinterprétation par Golo dans B.Traven.

Golo expérimente pour faire passer un discours didactique et teste des formules à une époque où les mécanismes graphiques du documentaire sont encore mal maîtrisés par les dessinateurs. Cela se ressent dans des passages parfois un peu longs, et une qualité inégale des différentes parties.

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Une certaine liberté graphique et des jeux de collage et de citation.

Peut-être est-ce parce qu’il s’attaque à un nouveau genre de récit graphique, mais dans B.Traven Golo retrouve certains traits de ses tous débuts. En particulier, les arts du collage et de la citation sont très présents, participant d’ailleurs au caractère un peu fouillis de l’ensemble. Golo reproduit des phrases entières des écrits de Traven, de ses courriers, de ses photos d’archives, mais aussi des œuvres d’autres artistes de l’époque comme Edward Hopper, Cézanne ou Diego Rivera. Le dispositif est parfois un peu lourd, mais dans certains passages il sait servir à la fois la fluidité de la narration lorsqu’elle abandonne le gaufrier, et renforce bien évidemment la présence indispensable de la documentation et la véracité scientifique de l’histoire.

Mais là où la distance parcourue par Golo depuis Ballades pour un voyou (1979) est très visible, c’est dans la diversité des expérimentations graphiques et leur articulation avec la conduite d’un récit. On l’a dit pour les Carnets du Caire : ce n’est que dans les années 2000 que Golo se risque à produire une histoire sans la béquille d’un scénariste ou d’une adaptation. Pour B.Traven, quelques choix narratifs sont ainsi remarquables, le plus manifeste étant le passage du noir et blanc à la couleur entre les deux temps de la vie de B. Traven, la période allemande et la période mexicaine (avant et après 1924). Ayant appris des Carnets du Caire, il n’hésite pas à l’enchâssement des récits et des digressions, de la petite à la grande Histoire, d’anecdotes dont la véracité peut être mise en doute à de vrais récits historiques documentés.

Traven, personnage idéal pour Golo

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Mille visages de B.Traven, portait(s) par Golo

Evacuons l’idée que Golo ait voulu suivre une « mode » de la bande dessinée documentaire. Après tout la tendance des biographies littéraires et artistiques en bande dessinée ne fait que commencer en 2007 (le Kafka de Crumb de 1993 est réédité cette année-là par Actes Sud, le Kiki de Montparnasse de Catel et Bocquet vient de sortir…). Et puis pourquoi avoir choisi un écrivain à la vie aussi complexe, un auteur dont le potentiel « vendeur » est bien loin d’un Pennac ou d’un Céline présent chez Futuropolis ? L’explication se trouve peut-être dans le personnage même de B. Traven. Plus que le titre de l’album, qui le présente par l’amusant oxymore d’« anonyme célèbre », c’est la couverture qui fournit un indice de taille en réunissant différents portraits de Traven par Golo dont pas un ne ressemble vraiment à l’autre. Il s’appuie sur la multitude des photographies existantes, formant comme un patchwork dont on peine à distinguer des traits communs. Le dessin a cette particularité de pouvoir transformer le visage des personnages et, pour dessiner Traven tout au long du récit Golo choisit un visage bien neutre, sans âge et sans traits particuliers. Ce qui intéresse Golo chez Traven, c’est moins la précision de son histoire singulière que le caractère polymorphe de son apparence, et par là de son existence même.

C’est une des caractéristiques de la bande dessinée alternative autobiographique des années 1990 d’avoir introduit l’idée, contradictoire avec les usages traditionnels, qu’un même personnage pouvait changer d’aspect en cours d’histoire, chez des auteurs comme Larcenet, Neaud ou Menu par exemple. Golo applique cette règle à son personnage de Traven, mais aussi à son style dans l’ensemble du livre ; de tous ses albums, B. Traven est celui où la plus grande diversité graphique est tentée, avec parfois des essais surprenants. Il quitte notamment à plusieurs reprises sa ligne de contour souple et claire lointainement héritée de Tardi pour des aquarelles plus épurées, en couleur directe et sans contour ni encrage. Si la maîtrise n’est pas toujours au rendez-vous, le foisonnement de ces tentatives produit un album singulier, multiforme, que l’on peut deviner à l’image de B. Traven lui-même… Comme si l’effervescence d’un personnage insaisissable l’amenait à interroger l’art de la bande dessinée lui-même.

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Quand Golo s’essaye à un autre style sous la plume de Traven…

 

Plus simplement, le « personnage » de Traven, comme fiction documentée, comme essence d’un caractère, est en adéquation avec le reste de l’oeuvre de Golo. Il partage de nombreux traits avec plusieurs autres « personnages », fictionnels, réels, ou un peu des deux, des albums précédents. Son goût pour l’errance, la tranquillité et l’oisiveté rappelle ainsi éminemment le « type » littéraire du philosophe-mendiant Gohar de Mendiants et orgueilleux. Il est aussi proche par certains aspects du Goudah du deuxième Carnets du Caire, ou encore du Don Tomas du recueil La Taverne des souvenirs oubliés : personnages d’errant, d’anarchiste, d’être cultivant une part de mystère, et surtout de grand raconteur d’histoires. Leur attitude nonchalante face à l’existence et face au monde semble fasciner Golo, qui se concentre ici sur autant de personnages capables de faire passer les lecteurs du réel à la fiction. Le récitatif passe du narrateur-Golo au narrateur-Traven, et lorsque Golo dessine l’extrait d’une histoire racontée par Traven, on ne sait plus trop ce qui est de la fiction et du réel. Et finalement l’histoire de Traven finit parfois par se fondre derrière des digressions, tantôt justifiée par une volonté didactique (le long passage sur la révolution allemande de 1918-1919), tantôt simplement par le plaisir de raconter, comme cette anecdote du paysan mexicain et du chiot. Histoire vécue, vue ou imaginée par Traven ? Ou encore imaginée par Golo dans ses détours et ses détails ? L’anecdote elle-même a peu d’importance, ce qu’elle dit de la plasticité du récit en a beaucoup.

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