Après la publication en 1991 de Mendiants et Orgueilleux, son premier album solo, on aurait pu croire qu’une nouvelle carrière s’offrait à Golo désormais devenu auteur complet. Ce sera bien le cas, mais pas tout de suite… Les années 1990, et jusqu’au début des années 2000, sont une longue période de ménagement durant lesquelles les apparitions de Golo dans l’édition française de bande dessinée seront rares. Ce qui ne signifie en rien une absence de création, bien au contraire. Seulement celle-ci, en même temps que le dessinateur, se transporte de l’autre côté de la Méditerranée…
Episode 1 : Ballades pour un voyou (avec Frank), 1979
Episode 2 : les années Frank ; de L’Echo des savanes à Futuropolis (1981-1987)
Episode 3 : La variante du dragon, Casterman, 1989
Episode 4 : Mendiants et orgueilleux (d’après Albert Cossery), Casterman, 1991
Apparitions éditoriales furtives
On se souvient que Golo, au tournant des décennies 1980 et 1990, avait trouvé dans la revue (A Suivre) et son système éditorial un nouvel espace idéal pour poursuivre en douceur une carrière solo après la fin de ses collaborations eighties avec Frank. La parution en revue de Mendiants et Orgueilleux se termine en 1990, l’album sort l’année suivante, mais curieusement Golo ne se lance pas dans un nouveau récit de grand ampleur, comme si l’adaptation de Cossery n’avait été qu’un coup d’essai. On le retrouvera donc encore une ou deux fois par an dans la revue de Casterman jusque vers 1993 pour quelques « récits complets » d’une quinzaine de pages, « La Reverte », « Les cigares du pharaon », « Tragabuches », « Fuite navarraise » et « Monstres sacrés », qui seront regroupés sous le titre générique La Taverne des souvenirs imaginaires. Un rythme serein de publication plutôt inattendu pour une revue centré sur le « roman graphique » et du « feuilleton », mais qui semble convenir à Golo. Il revient ici à un art de la nouvelle qu’il avait su développer avec Franck dans toute un ensemble de petits récits de banlieue, cette fois au service d’un exotisme joyeux.
La Taverne des souvenirs imaginaires fera l’objet d’une parution en album à la toute fin de notre période, en 2003, chez l’éditeur Sketch. Ce dernier est une maison hétéroclite (on y édite affiches de cinéma, maquette d’ouvrages, livres illustrés, photomontages, mais aussi disques de jazz) fondée en 1988 par Philippe Ghielmetti, un ancien graphiste du Futuropolis d’Etienne Robial. Un peu de bande dessinée chez Sketch : l’album Golo cotoie deux fidèles de Futuro, Florence Cestac (Cestac Color) et Charlie Schlingo (Fromage Color), les américains underground Mark Beyer (Amy+Jordan) et Gary Panter (Dal Tokyo), et des tas d’autres ouvrages n’ayant que peu à voir avec la bande dessinée. Cette réédition surprenante par un éditeur multiforme sans doute rencontré à Futuropolis traduit assez bien le parcours de Golo pendant toute la décennie : des participations ponctuelles, jamais vraiment approfondies, pour des éditeurs bien plus modestes que Casterman (Sketch s’arrête en 2005).
Par exemple, c’est aux éditions du Pigeonnier, petite maison adossée à la librairie Le Pigeonnier sise à Taipei (oui, oui, Taipei à Taiwan), que Golo publie en 2001 Made in Taiwan, un carnet de voyage en République de Chine. Sans doute la seule bande dessinée de cette structure atypique (quoique je n’ai pas vérifié en détail) ; et une bande dessinée atypique car bilingue, se lisant en chinois et en français. Un tome 2 de Made in Taiwan paraît en 2009.
Enfin, Golo participe en 1998 à un album collectif qui n’est pas des moins importants : L’Association en Egypte, ouvrage de commande de l’Association, qui est alors encore une maison d’édition relativement modeste (fondée certes en 1990, mais nous sommes avant le succès de Persepolis en 2001). Il inaugure une série de quelques « carnets de voyage » que L’Association publiera dans sa collection Eperluette (L’Association en Inde en 2008), et surtout la série des albums de Guy Delisle (Shenzhen, Pyonyang…). Assez logiquement, il est aussi de la partie pour l’anthologie Comix 2000 du même éditeur qui regroupe de nombreux auteurs passés par la maison.
Cette dernière participation est d’ailleurs assez significative, puisque, jointe aux autres publications des années 1990, elle dessine le parcours d’un auteur qui, passé assez logiquement de l’underground de Futuropolis/Echo des Savanes à une présence plus respectable et mainstream chez Casterman, en revient à une forme d’édition plus modeste, engageant le pas à la mouvance alternative qui trace son sillon dans les années 1990. Ce côté non conformiste se traduira en un sens par sa participation en 2001 à l’ouvrage dirigé par Claire Auzias, Un Paris révolutionnaire, qu’il illustre en faisant le portrait de grandes figures du Paris révolutionnaire et anarchiste. Au final ce cheminement trace le portrait d’un auteur plein de surprises. Et ce n’est pas la seule…
L’Egypte comme repère
Est-ce pour échapper à une forme de fixation que Golo ne poursuit pas sa collaboration à (A Suivre) au-delà de 1993 et devient pour un temps un auteur-butineur ? Plus sûrement, la réponse est ailleurs, et l’explication plus triviale : la période coïncide avec son installation en Egypte. En effet, à partir du milieu des années 1990, Golo choisit de vivre en Egypte, cette Egypte qu’il avait découvert dans les années 1970, qu’il avait illustré avec Mendiants et Orgueilleux, et qui devient pour le reste de sa carrière comme une deuxième patrie. L’expatriation au pays des pharaons est, en un sens, le vrai signal d’une nouvelle phase de sa carrière, dont l’adaptation de Cossery n’aura été qu’un prologue, qu’une façon de préparer son départ. A partir des années 1990, l’Egypte et ce qu’elle lui inspire devient le centre de toute son oeuvre.
En Egypte, Golo poursuit son activité de dessinateur dans la presse égyptienne et intègre la communauté des caricaturistes égyptiens. Sa place dans cette communauté est importante à tel point que certains jeunes dessinateurs disent avoir été formés et inspirés par lui. On le retrouve aussi comme illustrateur de plusieurs ouvrages, dont certains publiés par l’American university in Cairo comme From Pharaoh’s lips : ancient Egyptian language in the Arabic of today de Yusuf Aḥmad Abd al-Ḥamid, ou encore celui de l’économiste égyptien Galal Amin, Whatever Happened to the Egyptians ?, une étude des changements sociaux et économiques de l’Egypte durant la seconde moitié du XXe siècle.
Prenons cet ouvrage en exemple : même si la participation de Golo s’y limite à l’illustration des têtes de chapitres, cette collaboration traduit bien la relation qu’a réussi à nouer le dessinateur avec son pays d’adoption. Désormais, à travers ses dessins, il va passer son temps à faire le portrait de tout une société égyptienne qu’il finit par connaître intimement, dans les moindre comportements de ceux qui sont devenus ses contemporains. En un sens, ce passage par l’Egypte l’amène à revenir à un travail de dessinateur plus proche du dessinateur de presse : un art basé sur un sens hors pair de l’observation et de la compréhension des phénomènes sociaux ; un art de dessinateur de moeurs, amateur d’une forme brève et condensée ou une simple scène exprime tout un univers. Cet art n’était qu’en sourdine dans son travail d’auteur de bande dessinée et il peut revivre ici avec plus de forces, moins contraint par le carcan d’un scénario.
Le piéton du Caire… et d’ailleurs
Alors bien sûr Holo ne cesse pas d’être un dessinateur de bande dessinée. Seulement, à la fixation géographique se mêle une fixation stylistique. Paradoxalement, c’est durant cette décennie de travaux dispersés qu’il stabilise son dessin et trouve le style graphique et narratif qui sera le sien pour les années à venir ; celui aussi, admettons-le, qui lui va le mieux.
Par rapport à ses travaux précédents, les oeuvres de cette période stabilise un certain nombre de tics graphiques et narratifs, alors que Golo atténue sa tendance à l’expressionnisme et à la caricature outrancière. Son goût pour la citation (tant visuelle que textuelle) est ainsi plus apaisée, moins tourné vers l’accumulation érudite, sans pour autant disparaître complètement. Mais cette mesure est appréciable, autant qu’elle montre une forme d’affranchissement d’influences diverses.
Pour ce qui est du type de dessin, mais on l’avait senti dès Mendiants et Orgueilleux, Golo est le plus à l’aise dans des scènes de rue, c’est-à-dire des dessins qui, sans suivre une trame narrative précise, sont là pour témoigner d’une ambiance, d’une histoire qui n’est pas toujours celle que suit le récit, mais qui témoigne de ce fameux sens de l’observation cher au caricaturiste. On sent Golo au bord d’une fine frontière entre la fiction et le documentaire, en particulier dans les histoires de La Taverne des souvenirs imaginaires qui, dans son titre même, s’interroge sur la part de réalité de ce qui est raconté. Les histoires qui y sont racontées sont pour la plupart vraies, mais se mêlent à des passages de fiction dans cette fameuse « taverne ». Puis, dès ses créations suivantes (« Le piéton du Caire », Made in Taiwan), dès qu’il quitte le giron de (A Suivre), le réel prend le pas et son art devient celui du témoignage. Golo anticipe un peu de quelques années sur l’explosion de la « bande dessinée du réel » des années 2000 ; on l’oublie souvent comme grand ancêtre de cette tendance, peut-être justement car il sait toujours garder l’ambiguïté de la fiction.
Le meilleur exemple de cette période de cristallisation d’un style est sans doute le récit court « Le piéton du Caire » publié dans l’album collectif L’Association en Egypte (1998), qui est bien pour moi le meilleur récit de toute la carrière de Golo. Le dessinateur, sous l’influence assumée de Léon Paul Fargue, auteur du Piéton de Paris, se propose de dépeindre pour le lecteur sa ville du Caire en une quinzaine de pages. Des scènes de rue, de café, de cabaret, des vues du Nil, suivent un parcours codé et charmant, raconté en un long récitatif le temps d’une journée. Le dessin est précis, profondément élégant, d’allure moins désinvolte que ses réalisations des années 1980. La présence de textes en arabe renforce cette impression de réel.
Le plus grand tour de force de Golo dans ces pages, c’est la façon dont il s’affranchit de tout scénario, comme si, de ses années à raconter les histoires des autres, il se rendait compte que son talent de dessinateur se révélait d’autant mieux en l’absence de cadres. C’est aussi ce que révèle la mise en page, là aussi beaucoup plus libre que ce qu’on pouvait lui connaître habituellement. Golo prend la place qu’il lui faut, alterne les types de représentations (surimpression d’un plan du Caire, case-vignette pour immortaliser les marchands de rue, collage d’images et de portraits, déformation de la case le temps d’un match de foot en pleine rue…), et n’hésite plus à traiter la pleine page, ignorant parfois complètement le découpage en cases pour un modèle plus souple.
La maîtrise que Golo possède désormais de ces récits graphiques libres, qui n’ont plus la prétention de s’appeler « roman graphique » et ne se limitent pas non plus à un simple carnet de voyage, est d’autant plus manifeste au regard des autres contributions de l’album. Golo, tout comme Baudouin, David B., et Menu, se confronte au genre graphique du récit de voyage. Là où les trois autres sont à la recherche de récits, d’histoires à raconter, ou encore se confortent dans leurs obsessions autobiographiques, Golo a l’air beaucoup plus à l’aise dans l’exercice qui consiste « juste » à dessiner ce que l’on voit. Sans doute est-ce parce qu’il n’a pas besoin de se raconter lui-même, ou de chercher l’exotisme, qu’il n’est déjà plus un voyageur dans ce pays. Et d’ailleurs, dans cet album collectif, Golo n’est plus seulement un auteur : il est un personnage dans deux autres des récits, ceux de Baudouin et Menu. Dans ce dernier, il est même dessiné, à la façon très énervé de JC Menu. Il devient une de ces figures du Caire, un membre parmi d’autres de sa propre galerie de personnages…