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Bande dessinée et science fiction pré-1945 : Spirou par Rob-Vel

Tout récemment aux Presses Universitaires de Bordeaux est sorti un numéro spécial d’Eidolon, Les dieux cachés de la science-fiction française et francophone, dirigé par Natacha Vas-Deyres, Patrick Bergeron, Patrick Guay, Florence Plet-Nicolas et Danièle André. Cet ouvrage collectif est le résultat d’un projet de recherche mené par le CLARE de l’univerité Bordeaux Montaigne, l’université du Nouveau-Brunswick et l’université de Québec à Chicoutimi. Il constitue les actes d’un colloque international, et francophone, tenu en 2012 à Bordeaux. J’ai rédigé dans ce cadre un article au titre un peu longuet « L’affrontement des traditions dans la science-fiction française pour enfants de l’immédiat après-guerre ». Dans cet ouvrage qui se veut une somme de contributions sur une période (la deuxième moitié du XXe siècle) et une aire linguistique (l’aire francophone), la bande dessinée est représentée par trois autres articles qui reviennent sur des classiques du genre : celui de Jérôme Goffette sur Enki Bilal, celui de Charles Combette sur Blake et Mortimer et celui de Florence Plet-Nicolas sur Valérian.

Le but de mon article, qui venait aussi accompagner une série que j’avais réalisée sur la bande dessinée de science-fiction décennie par décennie, était d’éviter de traiter les « chefs-d’oeuvre » du genre pour une approche plus globale qui s’intéresserait autant à la production mainstream qu’aux œuvres passées à la postérité. Je regrette de n’avoir pas eu le temps de mener le travail jusqu’au bout, vers un traitement de la « masse », d’ordre statistique (peut-être pour un prochain article !). La période qui m’a intéressé était celle de l’immédiat après-guerre (1944-1960), pour l’ère franco-belge, là aussi parce qu’il me semble que c’est une période relativement méprisée de l’histoire du média. On retient plus souvent, en matière de SF, les grandes séries des années 1960-1970 (Barbarella, Lone Sloane, L’Incal, Valerian…) qui correspondent, il faut bien le dire, à une forme d’âge d’or où la bande dessinée de SF française semble « s’aligner » sur les thèmes les plus adultes du genre écrit (?). Mon second regret est de ne pas avoir creusé la question des liens entre la production écrite et la production graphique (encore un sujet d’article!).

De fait, les années 1940-1950 sont généralement considérées comme une période où la science-fiction graphique française copie la production américaine. J’ai cherché, dans cet article, à interroger ce lieu commun et, tout particulièrement, en le confrontant à l’existence d’une tradition européenne de science-fiction graphique, la fantaisie scientifique, ainsi qu’aux enjeux de didactisme et de vraisemblance qui, là aussi, à tort ou à raison, caractérisent la sphère francophone. Le terme « d’affrontement » du titre, bien que porteur d’une dramatisation attirante, ne rendait pas justice à ce qui constitue plutôt la séparation de la science-fiction graphique francophone en deux branches distinctes mais capables de dialoguer : d’une part les héritiers de la fantaisie scientifique, d’autre part ceux du space opera à l’américaine. Des séries comme Valerian et Barbarella auront justement à cœur, dans les années 1960, de synthétiser ces deux tendances.

Je voulais profiter de cette parution pour poursuivre mes réflexions sur la science-fiction graphique d’avant les années 1940. Car si on connaît bien les créations post-1945 (Les Pionniers de l’Espérance, Guerre à la Terre, Blake et Mortimer…), celles qui précèdent sont moins connues, et il me semble utile d’interroger la façon dont la science-fiction pénètre réellement dans la bande dessinée pendant la première moitié du XXe siècle. Mes interrogations portent, notamment, sur la part réelle de l’influence américaine et des séries publiées à partir de 1936 (Flash Gordon, Brick Bradford, Buck Rogers). Il y a là, me semble-t-il, deux questions à soulever : quelle science-fiction graphique lisaient les enfants des années 1920 et 1930 (voire avant), et comment pouvaient-ils intepréter ces œuvres. Je répondrai à ces questions sur le mode du fragment et traitant œuvre par œuvre. Ce texte, et les potentiels suivants, vient donc compléter mon précédent article sur la SF des années 1930 consacré à Alain Saint-Ogan et Pellos.

Les premiers Spirou et la science-fiction

Ce qui m’a amené à revenir à la SF post-1945 est la lecture de la bonne réédition Spirou par Rob-Vel par Dupuis l’année dernière. On trouve dans cette intégrale des premières aventures du jeune groom bruxellois les récits réalisées par Rob-Vel, créateur du personnage, entre avril 1938 et septembre 1943. La série Spirou suit le cheminement de beaucoup de séries de l’époque : après quelques mois comme série à gags, elle devient, à partir d’octobre 1938, un feuilleton d’aventures où chaque « aventure » (en tant qu’unité narrative, avec un début et une fin) est découpée au rythme d’un épisode par semaine, en planches ou strips. La pré-publication n’étant pas systématique à l’époque1, le nombre d’épisodes composant une aventure pouvait être très variable. En cinq ans, Rob-Vel dessine une dizaine d’aventures.

Depuis Harry Morgan (notamment Principe des littératures dessinées, 2003), nous savons que la bande dessinée de la première moitié du XXe siècle est étroitement liée, au moins dans ses thèmes et sa narratologie, à la littérature d’aventures populaire, et particulièrement avec les littératures dites « de l’imaginaire ». Spirou n’échappe pas à la règle. Les aventures du groom reprennent des thèmes traditionnels du roman d’aventures : aventures coloniales, western, piraterie, robinsonnade et, naturellement, science-fiction. Pour être exact, parmi les 12 aventures à suivre de Spirou par Rob-Vel, 3 empruntent en tout ou partie leurs thèmes à la littérature de science-fiction (les titres indiqués sont des titres forgés lors de republications, les aventures n’ayant pas de titres en propre à l’origine) :

  • L’îlot mystérieux/le robot géant (octobre 1938-octobre 1940)
  • Spirou dans la stratosphère (février 1943-juin 1943)
  • Spirou et l’homme invisible (juillet 1943-septembre 1943)

Je vais commencer par les deux plus récents (Dans la stratosphère et L’homme invisible) pour revenir ensuite sur L’îlot mystérieux, de loin le plus singulier des trois récits.

Rob-Vel-Spirou-1943

Spirou sur la planète Zigomus, entre le space opera et le merveilleux féérique : vaisseau spatial à la Buck Rogers, mais lutins-extraterrestres.

L’histoire publiée entre février et juin 1943 est généralement connue sous le nom de Spirou dans la stratosphère. Elle relate les aventures du groom envoyé par erreur sur la planète Zigomus, où il découvre deux races d’humanoïdes, des nains dodus appelés Zigotos et leurs voisins, les maigres Grognons. Bien sûr, les deux races sont en guerre et Spirou se retrouve au milieu du conflit. Il doit se marier avec la princesse des Zigotos, la délivre des Grognons et s’en retourne sur Terre. La structure du récit reprend celle de la plupart des romans d’aventure spatiaux depuis le début du siècle : après un bref voyage dans l’espace, le héros se retrouve dans un autre monde, un univers de fantasy. Ce motif est celui, pour l’aire francophone, du Docteur Omega d’Arnould Galopin (1906) ou du Prisonnier de la planète Mars de Gustave Le Rouge (1908). Il peut aussi rappeler, plus indirectement, Une princesse de Mars de Rice Burroughs (1912) ou Au-delà de la planète silencieuse de CS Lewis (1938). Quelques similitudes existent dans les thèmes avec ces romans : le hasard dans le départ pour l’espace, la présence de deux races antagonistes d’extraterrestres, l’ingérence d’un terrien dans la politique de la planète… Non qu’il fasse en déduire une influence directe, mais Rob-Vel va piocher dans des thématiques de science-fiction spatiale venant du début du siècle. Dans le graphisme, Rob-Vel se situe nettement sur le terrain de la fantaisie scientifique, que ce soit dans la représentation du vaisseau ou dans l’apparence des humanoïdes, sans compter le nom imaginaire de la planète. Il n’est pas question ici de faire une œuvre de science-fiction fondée, même de loin, sur les données de la science, mais au contraire de proposer un récit ressortant davantage d’un merveilleux scientifique. Les « Zigotos » de la planète Zigomus font nettement plus penser à des lutins (ils vivent dans des maisons-champignons et adoptent un style pseudo-médiéval). Sans doute est-ce par son graphisme que le récit diffère le plus de ses modèles littéraires en renforçant un lien iconographique avec l’imaginaire des contes de fées. Enfin, il est remarquable de constater que l’influence américaine n’est pas totalement absente : ainsi le vaisseau qui emporte Spirou sur la planète Zigomus semble directement inspiré des vaisseaux de Buck Rogers, même si le reste de l’histoire n’a qu’un lointain rapport avec ce comic strip. Rob-Vel ayant momentanément travaillé aux Etats-Unis, comme assistant de Branner, il est fort probable qu’il y ait trouvé matière à inspiration.

Spirou et l’homme invisible, comme son nom l’indique, reprend un autre thème traditionnel de la littérature de science-fiction : un savant invente un produit qui rend invisible. La suite du récit n’a rien à voir avec celui de Wells (1897) : le savant s’applique le produit par erreur, et non volontairement, et va trouver Spirou pour le sortir de cette situation. Nous sommes loin de la réflexion tragique sur la figure du savant fou et mégalomane présente dans le roman. La suite de l’aventure est une série de gags et de rebondissements basés sur l’invisibilité. A notre connaissance, c’est le premier exemple, dans la bande dessinée française, de parodie du thème de l’homme invisible. Après guerre, Saint-Ogan avec Zig et Puce et Pierre Lacroix avec Bibi Fricotin reprendront un principe identique.

Ces deux récits témoignent surtout de l’influence pregnante des grands thèmes de la science-fiction de la Belle Epoque sur la bande dessinée des années 1940, et de la façon dont ces thèmes sont detournés vers le burlesque et la fantaisie. En un sens, Rob-Vel parodie Wells et les auteurs du merveilleux scientifique de son temps, à la fois par l’exagération des thèmes et le recours au comique. En outre, la fusion entre des motifs issus du merveilleux scientifique et d’autres issus du merveilleux féérique rappelle, dans le domaine graphique, Alain Saint-Ogan qui s’adonna largement à ce type de mélange, et peut-être, dans le domaine cinématographique, les « fantasmagories » de Méliès (1902), une des matrices visuelles de la science-fiction de la période.

Rob-Vel-Spirou-1938

Découverte de l’îlot mystérieux : en quelques cases, de la science-fiction à l’exotisme égyptophile

L’histoire longue qui paraît entre octobre 1938 et octobre 1940 est nettement plus singulière : elle ne fait plus seulement référence à un type de roman de science-fiction (le voyage spatial merveilleux / l’homme invisible), mais combine des thèmes très différents. Commençons par la trame initiale. Spirou, accompagné du riche américain Bill Money et du notaire Papyrus, part pour un voyage maritime autour du monde. Ils découvrent un mystérieux îlot sous-marin artificiel qui se trouve être la reconstitution d’un temple égyptien plein du machinerie fantasmagorique, et autant de piège, automates, etc… Ils vont y rencontrer le servant unijambiste Biscornu, une armée de robots égyptiens, une princesse à sauver, un lézard géant ainsi que l’écureuil Spip qui devient alors le compagnon de Spirou. Il est difficile de démêler les inspirations de ce récit hétéroclite dont le scénario est très clairement inventé au fur et à mesure (ainsi, il est question lors de leur entrée dans l’îlot de « six épreuves » à traverser, mais une seule nous sera réellement présenté ; de même, le decorum égyptien n’est jamais véritablement expliqué). Il semble surtout que Rob-Vel mélange des thématiques extrêmement variés du roman d’aventures. Ainsi, pour reprendre la catégorisation de Matthieu Letourneux 2, il exploite à la fois l’exotisme géographique (découverte d’une île perdue), historique (l’orientalisme égyptophile a été relancé par l’ouverture de la tombe de Toutankamon en 1921), et fantastique, justement par la présence de la science-fiction.

Essayons de nous y retrouver dans cet écheveau de références, en comprenant bien que le but n’est pas de trouver d’où vient, directement, l’inspiration de Rob-Vel, mais plutôt de souligner la diversité de son approche de la science-fiction et de ses connaissances des stéréotypes de cette littérature :

  • le thème de l’île artificielle est récurrent dans la littérature populaire française des années 1920-1930 (voir Harry Morgan). On peut trouver des similitudes avec les romans de Maurice Champagne (L’île engloutie – 1929) et André Mad (L’île de Satan – 1930) ;
  • la présence d’un lézard géant agressif vient tout droit des récits de monde perdu, depuis Verne, Rice Burroughs et Conan Doyle ;
  • Spirou et ses compagnons affrontent de nombreux robots, androïdes géants ou miniatures composant une véritable armée. Le thème de l’automate est ancien. Ici, la citation explicite du mot « robot » et la présence en masse de ces créatures renvoie plutôt au robot moderne des années 1920 (Karel Capek), même si l’apparence égyptienne et le côté géant peut faire référence au mythe du golem ;
  • le savant fou qui possède l’île utilise des ondes pour contrôler les esprits. Ses dons d’hypnose rappelle en partie le Docteur Mabuse de Norbert Jacques (1921).
Rob-Vel-Spirou-1938

Robots contre robots : exploitation spectaculaire et hyperbolique du motif de l’androïde

Nous trouvons là un concentré des thèmes de la littérature populaire et du merveilleux scientifique tel qu’il se répand dans la culture occidentale par la littérature, la bande dessinée et le cinéma. Plus érudit que moi saurait sans doute repérer des références visuelles ou narratives plus directes. La présence de la science-fiction dans ce récit a donc deux caractéristiques : elle se traduit par la représentation d’une science spectaculaire et non réaliste ou didactique (voir l’épique combat de robots) ; elle fonctionne par l’accumulation désordonnée de références à des stéréotypes du genre, dans sa dimension populaire et non savante ou didactique. Il faut rappeler qu’en plus des bandes dessinées, le journal Spirou publie des romans d’aventures (quoique peu ou pas de science-fiction). Il y a donc une certaine homogénéité des contenus recherchée dans la revue.

Rob-Vel-Spirou-1938

Rob-Vel n’oublie pas, au détour d’une case, les machines comiques de la fantaisie scientifique à la Robida

A travers ce récit, il me semble donc que Rob-Vel déforme la tradition graphique de la fantaisie graphique en s’engouffrant davantage dans la veine du roman d’aventures : le but n’est plus d’imaginer des machineries amusantes mais d’utiliser les motifs de la science-fiction comme un « exotisme fantastique » ou « glissement du possible à l’impossible », pour reprendre les termes de Matthieu Letourneux. La science-fiction graphique française change d’imaginaire : elle passe de celui de l’anticipation à la Robida (création de machines extraordinaires et de la société future) à celui de l’aventure scientifico-fantastique (Le Rouge, Renard, de la Hire, Galopin…). Je constate aussi qu’on retrouve cette évolution dans les mêmes années chez Saint-Ogan (Le Rayon mystérieux en 1937), Pellos et René Thevenin (Futuropolis en 1937), Calvo (La croisière fantastique en 1942). Il semble donc y avoir une demande pour des récits de science-fiction de ce type. Dans L’îlot mystérieux, le fantastique est très présent. Il propose des merveilles surnaturelles en contrepoint des merveilles technologiques.

La question qui, pour moi, reste pendante, est de savoir quelle est l’influence réelle de l’arrivée en France des comic strips de science-fiction que sont Flash Gordon, Buck Rogers, Brick Bradford dans les années 1930. On voit bien dans les aventures de Spirou que l’auteur a tout à fait pu aller chercher ses références dans la littérature populaire francophone qui exploite les mêmes thèmes. Par ailleurs, le space opera dont relève les comic strips importés ne sera exploité en France qu’après la guerre. Les auteurs de bande dessinée semblent rester ici, par leurs références littéraires, dans un paradigme européen, même si ponctuellement le graphisme peut faire référence à la création américaine. C’est là la grande différence entre la science-fiction graphique avant et après 1945 : avant, les références littéraires et graphiques sont encore celles du merveilleux scientifique européen, après, l’influence du space opera et des comics américains est nettement plus direct chez les dessinateurs français.

Enfin, concluons sur la série Spirou elle-même : il est amusant de constater que le rapport de la série à la science-fiction n’a pas changé depuis Rob-Vel. La science-fiction constitue déjà à cette époque un genre qui sert de références en tant qu’il relève d’un récit d’aventures fantastique. La science-fiction chez Spirou a toujours été, et est toujours, une science-fiction fantaisiste.

Références bibliographiques :

Les références suivantes sur la littérature populaire de science-fiction m’ont beaucoup servi pour cet article :

Sur l’autre face du monde : http://www.merveilleuxscientifique.com/

Le roman d’aventures (Matthieu Letourneux) : http://www.roman-daventures.com/

The Adamantine (Harry Morgan) : http://theadamantine.free.fr

1Lire à ce propos Erwin Dejasse et Philippe Cappart, « A la recherche du feuilleton perdu » dans Neuvième art, n°15, 2009

2Dans son ouvrage Le roman d’aventures, 1870-1930, 2010

Science-fiction et bande dessinée : années 2000

Notre série sur la science-fiction et la bande dessinée francophone, longue épopée partie des années 1930 arrive doucement vers son dénouement : les années 2000. J’ai voulu présenter deux oeuvres qui réinterprètent le genre, en font autre chose que les codes traditionnels laissent sous-entendre et explorent d’autres voies que l’aventure exotique, le space opera ou la parabole politico-sociale. Deux séries qui se répondent, l’une étant la dernière production d’un auteur venu du fin fond des années 1970, et l’autre étant l’oeuvre ayant fait connaître un jeune auteur désormais plus que prometteur. Un détour du côté de l’univers punk du Sombres ténèbres de Max, et de la SF contemplative du Lupus de Frederik Peeters.

L’édition alternative et la science-fiction


Dans le précédent article consacré aux années 1990, j’avais délibérement mis de côté la question de l’émergence des éditeurs alternatifs : c’était pour mieux les retrouver ici. De fait, on ne peut pas vraiment dire que les nouvelles exigences des jeunes éditeurs à la recherche d’une « autre » bande dessinée (L’Association, Ego comme X, Les Requins marteaux, Cornelius, Six pieds sous terre, Drozophile…) soient parfaitement compatibles avec la science-fiction. Leur objectif est de rompre avec les pratiques et les thèmes traditionnels de la bande dessinée et, en particulier, de briser toute existence de « codes », de « catégories », de « limites », à l’intérieur ou à l’extérieur du média. Or, je l’ai expliqué dans l’article précédent, la science-fiction s’identifie dans les années 1990 comme un genre codifié, confectionné au terme de plus de cinquante ans de production de bande dessinée. Est-il, avec d’autres genres comme le western, le policier, la fantasy, un signe extérieur de l’édition commerciale ? Ou bien est-ce la notion même de genre qui est assez peu adaptable aux exigences de l’édition alternative, parce qu’elle est attachée à l’ancienne bande dessinée avec laquelle on veut rompte ? Le fait est que les éditeurs alternatifs, trop pressés d’explorer d’autres domaines comme la bande dessinée de reportage ou l’autobiographie, portent assez peu d’attention à la science-fiction.
Un bref passage en revue (que je ne prétend pas exhaustif) des catalogues de ces éditeurs montrent pourtant que ce désintérêt n’est que relatif et que la science-fiction y a ses entrées, mais selon des modalités spécifiques. Deux ressortent tout particulièrement : l’humour et l’underground (voire parfois les deux en même temps). Science-fiction et humour se marient pour produire des oeuvres qui cherchent justement à détourner les codes du genre pour les tourner en ridicule, ou les situer dans un décalage salutaire. Pour cette raison, sans doute, la science-fiction revient souvent dans l’oeuvre d’Etienne Lecroart, auteur spécialisé dans les exercices de style graphique (oubapiens!) à partir des conventions de la bande dessinée, comme dans la bande dessinée palindromique Cercle vicieux (L’Association). On peut aussi penser au Cycloman de Charles Berberian et Grégory Mardon qui raconte les tracas quotidiens et intimes d’un super-héros (Cornelius, 2002). Enfin, Guillaume Bouzard et Pierre Druilhe se régalent des rencontres du troisième type dans Les pauvres types de l’espace (Six pieds sous terre, 2005).
Les éditeurs alternatifs ont aussi contribué à refaire connaître une science-fiction typique des années 1970-1980, faite d’underground, de transgression graphique et textuelle et d’influence de la culture rock. On en verra un bon exemple avec Sombres ténèbres de Max. La réédition de Nécron des italiens Magnus et Ilaria Volpe par Cornélius à partir de 2006 présente au public une oeuvre oubliée depuis vingt ans, se revendiquant des genres les plus « bas » et les plus sales, l’érotisme et l’horreur. Un autre italien amateur de science-fiction underground, Massimo Mattioli, est édité par l’Association. Là encore, c’est bien le refus des conventions qui pousse à ces entreprises éditoriales où la la science-fiction n’est pas vue comme genre tout public, mais comme partie intégrante d’une culture de série B subversive. Lorsqu’il y a pastiche de l’univers retro des comic books et de leur superhéros, humour et underground trouvent un territoire commun, comme dans le Bighead de l’américain Jeffrey brown édité en France par Six pieds sous terre.

Difficile de parler de science-fiction chez les éditeurs alternatifs : le genre y est volontairement indéfini et traduit selon des canons peu, sinon moins communs que ceux employés par de plus grands éditeurs. Sombres ténèbres et Lupus, respectivement édités par L’Association et par Atrabile, portent en eux cette ambiguité sur le genre qui devient le miroir de l’univers très personnel de leur auteur. Une sorte d’auto-science-fiction, en quelque sorte.

Sombres ténèbres de Max

Max est un auteur discret, à ne pas confondre avec son homonyme espagnol qui, par un étrange coup du sort, est lui aussi édité à l’Association. La série Sombres ténèbres est parue dans la célèbre maison d’édition entre 2001 et 2005 en cinq volumes dans la collection « Mimolette », vouée à des albums courts publiés à prix bas par livraison à la façon des comics. Elle s’inscrit dans la continuité de l’univers construit par Max, un ancien de Métal Hurlant, mais aussi d’autres fanzines et revues des années 70-80 comme Le Krapô Baveux, Viper ou Zoulou, moins marquantes mais témoignant de l’émergence d’une forme de bande dessinée underground à la française allant puiser ses références dans la culture punk.
Max entre justement à Métal Hurlant en 1983, au moment où la revue se tourne délibérement vers la « BD rock », c’est-à-dire vers des auteurs qui nourrisent leur bande dessinée de leur passion pour la contre-culture rock et punk. Mouvement stylistiquement hétéroclite, finalement assez mal défini mais symptomatique d’un moment de communion entre la musique et la bande dessinée au sein d’un même ensemble de références, la « BD rock » se traduit surtout par la présence de certains thèmes (la violence, le rock, le sexe, la banlieue, la débrouille), par des dialogues argotiques, par des personnages archétypaux (l’escroc, le looser, le motard) et, parfois, par un humour noir et délirant. Généralement, elle reste assez traditionnelle dans les procédés narratifs. Pour une raison qui reste encore à déterminer, une autre de ses caractéristiques est, chez certains auteurs, l’emploi d’animaux anthropomorphisés. La BD rock existe sans exister vraiment, mais participe, dans les années 1980, à l’intégration de la bande dessinée au sein d’une culture adulte plus large et dynamique. Il s’agit surtout d’un mouvement passager composé au sein de Métal Hurlant, ainsi que d’émissions (Les Enfants du rock) et de revues/fanzines, qui donne naissance à des auteurs à l’univers très personnel comme Margerin, Jano, Tramber, Dodo et Ben Radis, Pierre Ouin, et, donc, Max.
A l’exception de Panzer Panik avec José-Louis Bocquet, une chronique pleine d’humour noir de la seconde guerre mondiale et de deux albums dans la collection X de Futuropolis avec Pierre Ouin, la science-fiction est le domaine préféré de Max. Mais il ne s’agit pas d’un univers de science-fiction ordinaire, plutôt d’une science-fiction relue par la culture punk qui a déjà su intégrer la SF telle qu’elle se présente dans les pulps et les films de série B. Lire Max, c’est retrouver l’esprit de groupes de punk et de psychobilly comme les Misfits, les Cramps ou les Meteors. Une science-fiction qui possède donc, dans nos années 2000, un certain charme retro. Après tout, c’est une des caractéristiques du travail de Max de ne pas avoir adapté son style et d’avoir su garder le même esprit tout au long de sa carrière. C’est dans l’album Spoty et la lune alphane, paru en 1987 aux Humanoïdes Associés après prépublication dans Métal Hurlant qu’il donne une consistance à son monde fait de robots, de monstres extraterrestres, de planètes désertiques et de galaxies prises dans des guerres incessantes et dans une violence dépourvue de la moindre morale. L’avenir de la race humaine est dans les robots alors que de multiples races extraterrestres parcourent l’univers. Il poursuit dans Douceur Infernale (prépublié dans Métal Hurlant en 1984, puis aux Editions du Poteau, 1995), Démocratie mécanique (Alain Beaulet, 2000) et Sombres ténèbres. Ayant quitté Les Humanoïdes Associés à la fin des années 1980 après le rachat de la maison, il trouve un refuge idéal au sein de l’Association. En 1987, alors que l’Association ne s’appelait pas encore l’Association, Max avait fait partie des premiers auteurs de la collection « Patte de Mouche » lancée par les futurs fondateurs de la maison d’édition associative. (Petite précision : il y eut deux séries de collection « Patte de mouche » avant celle, définitive et actuelle, de l’Association. La collection reprenait le principe de la collection X de Futuropolis : petit format, récit court, prix réduit et, par la même occasion, en repris plusieurs auteurs).

Jano avait peint un univers assez semblable dans Gazoline et la planète rouge en 1989, album qui obtient le prix du meilleur album à Angoulême en 1990. Mais la différence entre Jano et Max, s’il est besoin de les comparer, est que Max ne fait aucune concession à la propreté du style. Il conserve un graphisme volontairement « crade », presque naïf et maladroit, et les aventures de ses robots sont généralement des suites de rebondissements absurdes et désordonnés. Cet absence de repères participe peut-être à l’atmosphère sombre, très marquée dans Sombres ténèbres : l’univers de Max est incohérent et en devient effrayant. L’histoire est celle du robot Geoffroy, un peu niais et crédule et toujours accompagné de son shark-terrier Gwladys. Après s’être engagé dans l’armée par manque d’argent, il se retrouve embarqué dans une suite de péripéties qui vont le faire traverser la galaxie, jusqu’à devenir la proie des Ténèbres, entité chaotique qui se nourrit des molécules des vivants. La quête de Geoffroy commence alors, quête qui ressemble surtout à une fuite pour ce héros bien peu téméraire qui n’avait rien demandé à personne.
Max regarde autant du côté de la science-fiction classique, passionné de Phillip K. Dick (le dieu des robots dans son univers) ou Asimov, que du cinéma de science-fiction des années 50-60. Il faut ajouter à cela l’influence du genre de l’horreur, tant sous ses formes littéraires que cinématographique ( et l’esprit retro de la grande époque de Tales from the crypt et autres comic books d’horreur !). Lovecraft est une référence évidente dans Sombres ténèbres où Geoffroy est confronté à une multitude de démons difformes que Max prend un plaisir certain à dessiner. On ne sait trop s’il faut rire ou se désespérer de la malchance du pauvre robot prisonnier d’une aventure qui le dépasse.

Lupus de Frederik Peeters

Les plus anciens lecteurs de ce blog se souviennent peut-être du cri d’amour que j’avais poussé, il y a fort longtemps, pour l’oeuvre de Peeters qui est pour moi un des auteurs les plus prometteurs de la décennie précédente, mariant l’efficacité narrative à une certaine liberté et beauté du trait (Dieu sait que je saurais me montrer objectif avec l’âge!). Editorialement, Peeters oscille entre ses fidélités toujours entretenues vers l’édition alternative (Atrabile, principalement) et des incursions chez de gros éditeurs (les Humanoïdes Associés, Gallimard).
Ces premières oeuvres ne laissent guère présager d’une incursion dans la science-fiction, et c’est bien d’incursion dont il faut parler, tant il s’approprie le genre à sa façon. Une des caractériques de son oeuvre est la diversité des thèmes abordés, avec toujours, en toile de fond plus ou moins présente, l’onirisme flirtant avec le surréalisme qui lui est propre. Après quelques oeuvres chez l’éditeur suisse Atrabile, auquel il se joint dès les débuts de l’entreprise en 1997 (Fromage Confiture, Brendon Ballard), l’oeuvre qui le fait connaître à un plus large public est Pilules bleues, toujours chez Atrabile : une oeuvre autobiographique qui raconte, sur un ton étonnamment léger, son histoire d’amour avec une séropositive. Nous sommes en 2001, la vogue de l’autobiographie en bande dessinée bat son plein et le succès que rencontre l’ouvrage est mérité. Puis, en 2003, il commence simultanément deux séries, Lupus chez Atrabile et Koma aux Humanoïdes Associés. L’écart est grand avec Pilules bleues, du moins en apparence, puisqu’il s’agit cette fois de fictions au scénario complexe, oscillant entre la science-fiction pour Lupus et le fantastique pour Koma, même si les frontières sont très poreuses. De ce second projet, scénarisé par Pierre Wazem, retenons simplement qu’il apprend à Peeters à utiliser la couleur et qu’il lui offre la possibilités d’exprimer un imaginaire graphique encore inédit sur une longue histoire, mais avec quelques contraintes, puisqu’il doit suivre un scénario et travaille pour une parution cadrée chez un grand éditeur. Pour Lupus, les données sont les mêmes, si ce n’est que la liberté y est encore plus grande et l’oeuvre en est plus personnelle. Par la suite, Peeters s’attaque au polar réaliste (R.G. avec Pierre Dagon, Gallimard, 2007-2008) puis poursuit dans la voie de l’onirisme surréalisant (Pachyderme chez Gallimard, 2009).

D’emblée, on se situe dans une science-fiction un peu particulière, loin du space opera et de l’aventure galactique : deux amis d’enfance, Lupus et Tony, voyagent dans leur vaisseau à la recherche des meilleurs coins de pêche de la galaxie, ainsi que des meilleures drogues du système. La SF est d’abord un décor exotique pour une histoire d’amitié banale : la rencontre avec une jeune fugueuse, héritière d’une des plus riches familles de l’univers, sépare peu à peu les deux amis qui tombent naturellement amoureux d’elle et révèlent leurs failles et les non-dits qui les opposent. Pas d’extraterrestres ni de guerres : dans ce futur, seules ont changé les dimensions du monde à investir, mais les hommes et leurs problèmes sont restés les mêmes.
Puis, progressivement, l’histoire s’emballe et l’aventure rattrape Lupus qui doit s’enfuir avec Sanaa, la fugueuse, que ses parents veulent à tout prix récupérer. Lupus est une longue fuite du héros vers sa propre tranquillité et, par la même occasion, une quête initiatique qui se termine par son passage, symbolique puis réel, à l’âge adulte. Je laisse ici la parole à Peeters lui-même qui parle de son travail dans Histoire naturelles, catalogue de l’exposition qui lui a été consacré à Lausanne en 2009 : « Il est vrai que je n’exploite pas le background de la SF comme il est d’usage de le faire. Mon utilisation n’est pas technique ou politique mais symbolique. Chaque décor, chaque planète, chaque vaisseau, chaque personnage bizarre est utilisé en écho aux turpitudes des protagonistes. Je cite souvent Moebius qui dit que la SF est le terrain idéal pour dessiner à l’extérieur les paysages intérieurs des personnages. ». Il enchaîne en inteprétant ce récit comme une « autofiction » où sa vie personnelle a pu influer directement sur le déroulement de l’histoire. Le rapport avec Pilules bleues n’est donc peut-être pas si difficile à concevoir : après tout, il s’agit dans les deux cas d’une histoire d’amour et de la description du moment où le protagoniste quitte l’adolescence.
La réalisation de Lupus est avant tout un travail d’improvisation : pas de plan préconçu, et au final une écriture très libre, ce qui me permet un autre rapprochement avec le Moebius improvisateur du Garage hermétique. Peeters décrit toutefois un important travail de redécoupage qui est venu prolonger la version « brute » de l’oeuvre.

La science-fiction de Peeters est profondément contemplative, avant tout en raison du caractère du personnage principal, Lupus, héros discret qui passe tout son temps à éviter l’aventure. Peut-être est-ce là le charme de cette oeuvre : un évitement permanent des moments de tension les plus intenses, occultés par quelques artifices graphiques ou minimisés par le héros. Peeters est alors un formidable dialoguiste, non pas seulement parce que ses dialogues sont bien ciselés, mais parce que ses silences le sont tout autant, porteurs, par l’image seule, d’autant de sens et d’émotions. Ainsi, quand Sanaa va enfin révéler à Lupus la raison de sa fugue, ses paroles se transforment dans sa bulle en de simples bâtons illisibles, comme si, finalement, cet élément de l’intrigue n’était pas si important ; comme si l’essentiel n’était pas dans le drame, mais dans la recherche d’une forme de plénitude. Il suffit de considérer la manière dont, dans le dernier volume, l’intrigue principale se dissout lentement en une succession de scènes à la temporalité incertaine, jusqu’à la fin qui frise l’abstraction puisqu’il ne s’agit plus que d’une suite de cases auxquelles le lecteur a pour charge de donner du sens.
J’avais déjà relevé cette tendance de Peeters à se détacher de l’action et de la narration pour dessiner des cases dont la valeur est purement contemplative. Dans Lupus, il multiplie ainsi les très gros plans sur des oreilles, des pieds, des objets du quotidien, et s’arrête sur d’étranges formes organiques, comme ces mollusques spatiaux gigantesques qui reviennent sans cesse dans notre champ de vision sans qu’aucune explication n’en soit donné. Ce n’est pas pour lire une histoire que l’on finit par aimer Lupus, mais pour le simple plaisir de regarder des images, des formes, qui nous parlent. L’alliance de la science-fiction et des hallucinations suite à des prises de drogue, fréquente chez les personnages de la série, renforce l’onirisme de cette oeuvre dont le dimension symbolique est très forte. Ces symboles passent par le seul pouvoir évocateur des images, et c’est en cela que Peeters est un dessinateur hors pair, capable de créer un univers mental par une succession d’images, ce qui est, en somme, l’essence même de la bande dessinée.

Pour en savoir plus :
Max, Sombres ténèbres, L’Association, 2001-2005 (5 tomes)
Frederik Peeters, Lupus, Atrabile, 2003-2006 (4 tomes)
Histoires Naturelles, le catalogue consacré à Frederik Peeters (2009)
Une interview de Max

Science-fiction et bande dessinée : années 1990

Cette évocation, forcément subjective, de la science-fiction en bande dessinée dans les années 1990 pourrait avoir pour titre « science-fiction sur le chemin ». En effet, les deux oeuvres dont je vais vous parler sont le travail de dessinateurs qui, sans avoir d’affinités particulières avec la science-fiction, s’y consacre le temps d’un ou plusieurs albums, hors de toute logique de cycles, de séries ou d’univers. Il sera donc question du Transperceneige de Jean-Marc Rochette et Jacques Lob et du Cycle de Cyann de François Bourgeon et Claude Lacroix. Ce qui constitue de ma part un vrai choix dans une décennie où les albums de science-fiction ne manquent pas avec la renaissance d’une forme de science-fiction grand public et de principes éditoriaux adaptés. Je vais commencer par là, d’ailleurs…

Le retour d’une production de masse

Les années 1990 sont celles d’une restructuration éditoriale importante de la bande dessinée : la fin des grandes revues nées dans les années 1970 est annonciatrice de changements. Dans le cas de la science-fiction, Métal Hurlant disparaît en 1987. Le catalogue des Humanoïdes Associés se ressert alors sur la production abondante du scénariste Alejandro Jodorowsky. L’album tend à devenir le support moteur et c’est en prenant acte de ce phénomène que de nouvelles maisons se créent. La décennie est très contrastée : d’un côté, les éditeurs dits « alternatifs » ou « indépendants », avec une politique qui met en avant l’auteur et leur refus de considérer la bande dessinée comme une marchandise (Amok, L’Association, Ego comme X, Cornelius…) ; de l’autre trois éditeurs commerciaux venant renouveler la veine populaire et grand public de la bande dessinée, qui viennent faire concurrence au trio Dupuis/Dargaud/Casterman (Glénat, Delcourt, Soleil). Dans les deux cas, les jeunes éditeurs trouvent leur public et les craintes d’une crise du secteur économique de la bande dessinée s’éloignent.
Les trois derniers éditeurs cités auraient été d’excellents candidats pour les critiques d’albums du jour, sans doute plus représentatifs de l’état de la SF des années 1990. Ils vont appuyer leur succès en partie sur la science-fiction, pour revenir aux formules éditoriales qui avaient fait le succès de séries comme Valérian, agent spatio-temporel quelques décennies plus tôt : sérialisation ad libitum, formatage des albums, séparation scénariste/dessinateur et ciblage d’un public large, à la fois adolescent et adulte ; cela en y ajoutant trois nouveaux principes : le développement des univers au moyen de nombreux spin-offs, la création de multiples collections pour ranger les séries et une forte extension multimédia vers le marché des produits dérivés. Ils participent à ce qu’on pourrait appeler un « retour de la bande dessinée de genre », au moment même où les éditeurs alternatifs cherchent justement à s’affranchir de toute catégorisation.
Peut-être faut-il que je précise ce que j’entends par « bande dessinée de genre », pour éviter toute confusion. Rien de méprisant ou de méprisable : la bande dessinée de genre est pour moi une bande dessinée qui revendique son rattachement à un genre précis par le respect de certains codes, ou par des allusions et des emprunts à des oeuvres antérieures. Quand un auteur doué réalise un tel album, cela peut être une réussite puisqu’il profite alors de la richesse de toute une tradition littéraire et, souvent, d’un public conquis d’avance. Si l’auteur est moins doué, le risque d’une oeuvre stéréotypée et impersonnelle est grand : après tout, le public est conquis d’avance ! La bande dessinée de genre a cet avantage qu’elle permet une exploitation commerciale plus efficace auprès d’un public attaché à ce qu’il connait et ne recherchant pas l’originalité. Dans les années 1980 et 1990, le retour en force de la bande dessinée de genre se voit tout particulièrement dans la bande dessinée historique, dans la science-fiction et, bien évidemment, dans la fantasy, grande gagnante de la période.

Dans le cas de Jacques Glénat, le succès est déjà confortablement assuré : à partir de 1987, sa présence en librairie dépasse Dargaud et Dupuis. Cet éditeur grenoblois apparu en 1969 et passé du fanzinat à l’édition professionnelle en 1972 a fait sa place dans les années 1980 par des réussites solides dans le domaine de la bande dessinée historique (Les Passagers du vent de Bourgeon en 1980-1984 et Les sept vies de l’Epervier de Juillard en 1983-1991). Toujours soucieux de diversifier son catalogue, il se lance aussi dans la science-fiction en publiant par exemple Le Vagabond des limbes de Christian Godard et Julio Ribera, les oeuvres de l’espagnol Juan Gimenez, et, dans les années 1990 le manga Akira de Katsuhiro Otomo.
Guy Delcourt fonde sa maison d’édition en 1986. Il se révèle être un habile « découvreur de talents », y compris dans le domaine de la science-fiction, puisque l’un de ses tous premiers succès est la série Aquablue de Thierry Cailleteau au scénario et Olivier Vatine au dessin (1988). A la fin de la décennie s’affirme la série Sillage de Jean-David Morvan et Philippe Buchet (1998). Entretemps, d’autres séries de science-fiction garnissent le catalogue et toutes sont encore en cours actuellement : Vortex (1993), Carmen McCallum (1995), Nash (1997). Ces séries sont rassemblées au sein de la collection « Neopolis ».
Soleil Productions, la maison d’édition créée par Mourad Boudjellal en 1988, s’est d’abord concentrée sur la fantasy, puisque c’est avec la série Lanfeust de Troy de Christophe Arleston et Didier Tarquin (1994-2000) qu’elle rencontre son premier et plus gros succès. Ce qui n’empêche pas l’éditeur de s’intéresser aussi à la science-fiction, avec Kookaburra de Crisse (1997) Universal War One de Denis Bujram (1998) et Le Fléau des dieux de Valérie Mangin et Aleksa Gajic (2000). Plus récemment, avec le lancement de la suite de Lanfeust, Lanfeust des étoiles (2001), un pont à de nouveaux été dressé entre science-fiction et fantasy.
Bref, ces nouveaux éditeurs investissent en masse la science-fiction, multipliant les nouvelles séries et faisant débuter maintes carrières.

Un autre bon candidat à notre article du jour, mais cette fois plus pour sa qualité que pour sa représentativité, aurait été Péché mortel, série dessinée par Joseph Béhé sur un scénario de Toff et paru en 1989 chez Dargaud (les tomes suivants paraissent de 1997 à 1999 chez Vents d’Ouest). Mais un article de Raniver du Culture’s pub que je vous invite à lire m’a depuis longtemps devancé… Les deux albums du jour, choix tout à fait anachroniques, s’inscrivent encore dans des structures anciennes puisqu’ils sont tous les deux publiés à l’origine dans le magazine (A suivre) aux ambitions littéraires affirmées, puis sortent en album chez Casterman. Leurs auteurs ne sont pas de jeunes talents des années 1990 mais des auteurs confirmés des décennies précédentes. Ce sont deux excursions dans la science-fiction pour la carrière de leurs dessinateurs respectifs.

Le Transperceneige de Jean-Marc Rochette et Jacques Lob


L’histoire complexe de la publication du Transperceneige relie les années 1970 aux années 1990. En 1977, Jacques Lob et Alexis en proposent une première version à Casterman. Il s’agit alors d’un récit post-apocalyptique où les seuls survivants sont massés dans un train parcourant une terre envahie par des neiges éternelles. Parce qu’il ne s’arrête jamais, le Transperceneige évite à ses occupants la « mort blanche » qui touche ceux qui s’aventurent au-dehors. Le genre post-apo bénéficie d’une certaine mode dans la bande dessinée sous l’impulsion de Claude Auclair, auteur de Simon du fleuve (1973). Il pose la question de la reconstruction d’une société après une catastrophe, question à laquelle Le Transperceneige apporte sa propre réponse. Alexis et Lob sont des piliers de la nouvelle presse des années 1970 : ils ont participé aux premiers numéros de Fluide Glacialet notamment à la série humoristique Superdupont. J’avais déjà eu l’occasion d’évoquer dans un article sur cette série le trait hypperréaliste et impressionnant d’Alexis. Lob, de quinze ans l’aîné d’Alexis, est avant tout un scénariste au long cours qui a touché à de nombreux genres, dont la science-fiction (ainsi son Dossier soucoupes volantes dessiné par Robert Gigi, paru dans Pilote de 1969 à 1975, sur le phénomène des O.V.N.I., mais aussi un scénario pour la série Lone Sloane de Druillet). La mort d’Alexis en 1977, à l’âge de 31 ans, interrompt le projet du Transperceneige, en plus de forger autour d’Alexis un « mythe » de l’auteur prodige.

Le projet refait surface en 1982 : Lob cherche un nouveau dessinateur dont le trait dur s’accorderait avec son scénario sombre. Ce sera Jean-Marc Rochette. Casterman possède alors sa revue (A Suivre), structure idéale pour accueillir un nouveau Transperceneige. La version, qui paraît en album en 1984, a donc tous les aspects des fameux « romans (A suivre) » : pagination épaisse et non-limitée, noir et blanc de rigueur, densité du scénario. L’histoire décrit le parcours d’un bout à l’autre du « Transperceneige » de Proloff, un occupant des wagons de queue où s’entasse une plèbe abandonnée à elle-même, et d’Adeline Belleau, une jeune militante. Ils vont découvrir, en même temps que le lecteur, l’histoire du Transperceneige et les secrets de ceux qui en ont pris la tête.
Fidèle à la tradition socio-politique vivace de la science-fiction, le Transperceneige n’est rien d’autre qu’une métaphore de la société, amplifiée par le contexte post-apocalyptique. Le train qui avance est notre destin commun, impossible à arrêter. Il est hermétiquement divisé en plusieurs compartiments selon le rang social : les défavorisés sont livrés à eux-mêmes dans les wagons de queue, sans autre contact avec le reste du train que les soldats qui gardent les wagons ; à l’autre bout se trouvent les puissants qui mènent une vie débauchée et décadente et font tout pour conserver leurs privilèges. Un clergé qui vénère « sainte loco » regroupe autour de lui ceux que l’enfermement rend fous. La symbolique est puissante, au risque d’être parfois un peu simpliste. L’album, pessimiste et claustrophobique, se lit comme une parabole moderne (lecture tout autant salutaire à notre époque qu’il y a trente ans, malheureusement).

Revenons un peu sur Jean-Marc Rochette. Il s’est fait connaître à partir de 1979 avec Edmond le cochon, série animalière à l’humour grinçant, inspirée par l’underground américain et scénarisée par Martin Veyron. Il est venu à la bande dessinée avec L’Echo des savanes et (A Suivre). Le Transperceneige est son premier essai dans la science-fiction. Son réalisme mordant, qui n’est pas sans rappeler celui d’Alexis ou d’Auclair justement, pousse Lob à noircir encore son scénario, qu’il avait prévu plus léger à l’origine. Par la suite, Rochette persévère dans la science-fiction en compagnie de Benjamin Legrand, avec Requiem blanc, oeuvre d’anticipation sociale (1987), puis L’or et l’esprit (1995). Le travail de Rochette se caractérise par un important éclectisme : il passe sans cesse de l’humour à la science-fiction. Son style, également, évolue énormément : du réalisme noir et blanc du Transperceneige à l’expressionnisme coloré de L’or de l’esprit, en passant, plus récemment, par un graphisme plus caricatural pour sa collaboration avec Pétillon (Dico et Louis, 3 tomes, 2003-2006) (il faut encore ajouter à sa carrière deux autres branches : illustrateur pour enfants et dessinateur technique pour des journaux sportifs). Rochette poursuit également une carrière de peintre dont on peut admirer quelques oeuvres sur son site. Cette seconde carrière, commencée en 1987 suite à l’échec commercial de Requiem blanc, a, à ses dires, contribuée au renouvellement de son style lorsqu’il reprend la bande dessinée après une interruption de sept ans. Il travaille toujours entre peinture et dessin.
C’est toujours avec Benjamin Legrand qu’il entreprend de donner une suite au Transperceneige en 1999 (l’occasion pour Casterman de rééditer le premier tome). Plutôt que de suite, il faut parler d’un écho en hommage à Jacques Lob, mort en 1990. L’histoire se passe dans un second train roulant sur les mêmes rails dont les passagers sont terrifiés à l’idée d’une collision avec le premier Transperceneige. Dans ce second train règne une autre organisation sociale guère plus rassurante, basée sur le mensonge, où les passagers s’évadent de la réalité au moyen d’outils virtuels. Les deux héros, là encore un homme et une femme, s’avancent dans une quête pour connaître la vérité de leur situation. Un troisième tome paraît en 2000. Abandonnant un peu le côté « symbolique » pour entrer plus franchement dans l’aventure, il fait aussi le lien avec le premier tome et répond à quelques questions. Legrand parvient à renouer avec le scénario initial. Entre les deux albums, on peut constater l’évolution du style de Rochette qui se fait ici beaucoup plus stylisé et délicat.

Le cycle de Cyann de Bourgeon et Claude Lacroix, Casterman, 1993


Le Cycle de Cyann, à l’inverse, se rapproche d’une science-fiction de l’exotisme et du dépaysement qui va voir du côté de la fantasy. Cyann Olsimar, fille dévergondée et immature du dirigeant de la ville d’Ohl, est choisie par son père pour accomplir une mission sur une planète voisine nommée Ilo : elle doit en ramener un antidote aux fièvres pourpres, une maladie mortelle qui se répand dans la population d’Ohl. Elle est accompagnée par sa meilleure amie Nacara, de rang social inférieur mais beaucoup plus responsable. Si, par la suite, le Cycle de Cyann deviendra une série, il est d’abord conçu en deux parties découpées de façon logique. La première partie, publiée en 1993 dans (A suivre), décrit les difficiles préparatifs du voyage : sur Ohl, le pouvoir est partagé par deux institutions, la Source (le clergé) et la Sonde (l’Etat) (qui donnent son nom à l’album La Source et la Sonde) et les Olsimar, membre de la Sonde, doivent se débattre avec la mauvaise volonté de la Source à voir partir la mission. Les lecteurs doivent attendre 1996 pour lire, toujours dans (A Suivre), la seconde partie intitulée Six saisons sur Ilo qui raconte, comme son nom l’indique, la quête de la jeune fille et de son équipe sur la planète d’Ilo, à la recherche de l’antidote. Les deux albums sortent logiquement chez Casterman, éditeur de (A Suivre) en 1993 et en 1997.
Le Cycle de Cyann est publié dans une revue (A Suivre) qui vit ses derniers feux : elle s’arrête en 1997. Il s’agit d’une des dernières revues historiques nées de la grande vague de création des années 1970 et elle n’est plus parvenue à conserver son rôle prépondérant d’avant-garde de la bande dessinée. Pourtant, elle a su donner la part belle à une science-fiction renouvelée : souvenez-vous de mon article de juillet sur La fièvre d’Urbicande de Schuiten et Peeters. Les deux auteurs lui restent d’ailleurs fidèles jusqu’à la fin.

François Bourgeon est lui aussi un fidèle de (A Suivre) et, comme la revue, il a connu ses premiers grands succès dans les années 1980. A ses débuts, Bourgeon participe au renouveau de la bande dessinée historique par sa branche documentariste, accompagné dans cette démarche par d’autres auteurs comme Didier Convard, Frank Giroud et André Juillard. Tous les quatre font partie du catalogue Glénat et publient dans le journal Circus plusieurs séries historiques : Brunelle et Colin pour Convard, Louis la guigne pour Giroud (avec Jean-Paul Dethorey), Les sept vies de l’Epervier pour Juillard et, pour François Bourgeon, Les Passagers du vent (Bourgeon est d’ailleurs le premier dessinateur de Brunelle et Colin, avec Robert Génin comme scénariste). Ce qui rapproche tous ces auteurs, outre le fait d’être publiés dans les mêmes structures, est leur sens aigu de la reconstitution historique. Il ne s’agit pas seulement, suivant la tradition de la bande dessinée historique, d’opter pour un trait naturaliste, mais aussi d’amasser les connaissances et la documentation nécessaire pour être au plus près de la réalité historique et des problématiques politiques et sociales de l’époque décrite. Chez François Bourgeon, cela se traduit par autant d’effets de réel qui nous donnent l’impression d’être transportés plusieurs siècles en arrière. Ainsi, Les Passagers du vent (1980-1984 pour le premier cycle de parution) se déroule au XVIIIe siècle et évoque, au-delà des aventures de la jeune Isa, le commerce triangulaire entre les Antilles, l’Afrique et L’Europe. Bourgeon s’appuie sur sa documentation pour reconstituer les costumes, les lieux visités, mais aussi la langue.
Le plus remarquable avec Le cycle de Cyann est que cet acquis de la nouvelle bande dessinée historique est réinvesti dans un récit de science-fiction : au lieu de reconstituer notre passé, Bourgeon reconstitue notre futur (on comprend à demi-mots que les habitants d’Ohl sont nos lointains descendants). Il s’associe pour cela à Claude Lacroix, dessinateur polyvalent ayant été illustrateur de romans de science-fiction. Tous les « trucs » de l’effet de réel par Bourgeon se retrouvent dans Le cycle de Cyann, en particulier dans le premier tome, La Source et la Sonde, dont l’objectif est de nous familiariser avec l’univers dans lequel évolue l’héroïne. Bourgeon met l’accent sur l’exotisme de l’architecture et des vêtements des personnages, auquel il donne un sens : chaque classe sociale (Majo, Medio et Mino) a sa propre façon de nouer ses vêtements et ses cheveux. Il leur invente un langage composé d’expressions fleuries qui fait que le monde de Ohl a parfois des accents médiévaux.
Un supplément aux deux albums paraît en 1997 sous le nom de La clé des confins, et se propose comme une encyclopédie du monde de Cyann. L’illusion de réalité se poursuit, puisque l’ouvrage fait référence à des recherches que les deux auteurs auraient réalisées pour raconter l’histoire de Cyann, comme s’il s’agissait d’une réalité historique. Comme l’indique l’avertissement : « Il donne un aperçu thématique de la vaste documentation dans laquelle ont puisé les auteurs ». Une démarche d’enrichissement des univers de science-fiction qui rappelle celle de Benoît Peeters et François Schuiten pour leurs Cités obscures (en 1996, ils publient un Guide des cités obscures qui imite le format, le contenu et l’organisation d’un guide touristique). C’est d’ailleurs là une direction que prend la science-fiction graphique française quand elle multiplie les spin-offs des séries principales, les encyclopédies et autres guides. L’alliance du texte et de l’image est vécu par ces auteurs comme un moyen incomparable de faire vivre un univers de fiction.

Pour en savoir plus :
François Bourgeon et Claude Lacroix, Le cycle de Cyann, Casterman, 1993-1997 (2 tomes). 2 nouveaux tomes sont parus depuis, en 2005-2007)
idem, La clé des confins, Casterman, 1997
Jean-Marc Rochette et Jacques Lob, Le Transperceneige, Casterman, 1984
Jean-Marc Rochette et Benjamin Legrand, L’arpenteur, Casterman, 1999 (un troisième tome est paru en 2000 sous le titre La traversée)
Site consacré à l’oeuvre peint de Rochette
Revue P.L.G., n°38 (interview de Jean-Marc Rochette)

Science-fiction et bande dessinée : années 1980

Dans la foulée de l’explosion des années 1970, la décennie suivante s’annonce tout aussi variée en matière de bande dessinée de science-fiction. Fait significatif : parmi les dix Grands Prix qui se succèdent au FIBD d’Angoulême de 1980 à 1990, sept sont des auteurs de science-fiction (Moebius, Gillon, Forest, Mezières, Lob, Bilal, Druillet). Au moins au début, Métal Hurlant en est encore le pôle dominant. En 1981, Moebius, dont je vous parlais dans l’article précédent, lance avec Alejandro Jodorowski une nouvelle série, L’incal, promise à un glorieux avenir puisqu’elle connaît jusqu’à nos jours de multiples embranchements, séries parallèles et dérivées, préquelles et séquelles… Une génération d’auteurs s’est formée à l’école de Métal Hurlant et connaît alors le lancement définitif de sa carrière : citons Enki Bilal, présent dans le journal de 1976 à 1981. Il commence dans Pilote sa Trilogie Nikopol en 1980 et est sans doute l’un des auteurs de science-fiction les plus marquants de la décennie.
Je ne vais donc pas vous parler d’Enki Bilal, ce serait trop facile… Trois autres auteurs vont cette fois m’occuper les méninges : François Schuiten et Chantal Montellier commencent dans Métal Hurlant qui, décidément, reste un espace incontournable ; le scénariste Benoît Peeters, quant à lui, vient plus directement de la bande dessinée belge, au sein de laquelle il joue à la fois un rôle de scénariste, d’éditeur et d’érudit.

La science-fiction dans ses enjeux sociaux et littéraires
Si j’ai choisi ces deux auteurs, c’est qu’ils relèvent d’une tendance de la science-fiction graphique bien différente des univers de fantaisie de la plupart des auteurs vus jusque là. Les univers de Montellier d’un côté et de Schuiten et Peeters de l’autre ne cherchent pas l’exotisme de mondes fantastiques (du moins pas uniquement) mais sont conçus comme des miroirs de nos sociétés contemporaines. Après la débauche graphique des années 1970, la science-fiction graphique française se diversifie très largement en allant chercher de nouveaux thèmes et de nouvelles ambiances ; preuve, sans doute, de sa bonne santé. Enki Bilal, dans sa Trilogie Nikopol (1980-1992), propose lui aussi un univers d’anticipation se déroulant dans un Paris fasciste en 2023. Il avait déjà expérimenté une forme de fantastique social dans la série des Légendes d’aujourd’hui scénarisée par Pierre Christin (1975-1977). A cette date, le politique s’est emparé de la bande dessinée qui ne se destine plus seulement à faire rire ou rêver, mais aussi à faire réfléchir et à dénoncer. En 1979, Hermann commence sa série post-apocalyptique Jeremiah qui aborde lui aussi des thématiques sociales. A l’autre bout de la décennie, on pourrait placer la série de Joseph Béhé et Toff, Péché mortel, qui commence en 1989 dans Pilote. Les deux auteurs imaginent un futur proche (1996) où, suite à une épidémie de VIH, les pratiques sexuelles sont violemment contrôlés par la milice armée du parti prêt à arriver au pouvoir.

Les oeuvres citées ci-dessus relèvent d’une branche de la science-fiction généralement appelée « anticipation ». L’anticipation met en scène un futur souvent proche où l’auteur imagine quelles seront les évolutions de la société en s’appuyant sur le contemporain. Bien souvent, ce fort rapport à l’actualité fait des univers d’anticipation des projections en miroirs visant à pointer du doigt certaines caractéristiques des sociétés contemporaines. En représentant ce qui « pourrait » être, l’auteur cherche à apporter à son public un enseignement, en plus du divertissement que suppose toute fiction.
En France, jusque vers 1950, le terme « roman d’anticipation » est parfois utilisé à la place de l’anglicisme science-fiction. Ce refus n’est pas sans fondement : historiquement, les romans d’anticipation annoncent ce qui deviendra au XXe siècle la science-fiction ; ils ont sur le genre une antériorité certaine. Il suffit de considérer, par exemple, ce roman écrit en 1771 par Louis-Sébastien Mercier, L’an 2240 s’il en fut jamais : il dérive en réalité d’un modèle littéraire encore plus ancien, l’utopie, qui cherche à représenter un monde idéal ou idéalisé qui puissent être comparé avec le nôtre, dans un but souvent satirique et dans une tonalité souvent philosophique. Le terme vient de Utopia de Thomas More, écrit en 1516, et on emploie parfois celui de « dystopie » pour désigner une utopie représentant un mode négatif par rapport au nôtre, recèlant nos pires défauts plutôt que les plus beaux idéaux humains.
Cette idée de projection dans un futur proche a été exploitée par les auteurs considérés comme les pionniers de la science-fiction, Jules Verne en tête. Mais il faut attendre le XXe siècle pour que plusieurs auteurs lui donnent un contenu plus directement philosophique ou politique. Les quatre oeuvres qui symbolisent le mieux cette tendance de l’âge « classique » de la science-fiction sont Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley (1932), Ravage de René Barjavel (1943), 1984 de George Orwell (1948) et Fahrenheit 451 de Ray Bradbury (1954). A des degrés divers, ces oeuvres masquent derrière la fiction des questions morales, sociales et politiques importantes, dénonçant l’eugénisme et la sélection sociale, le culte du progrès, le totalitarisme et la pensée unique, la poursuite des intellectuels. Tout au long du XXe siècle, et en fonction de l’évolution des idéologies, le genre de l’anticipation a produit beaucoup d’autres oeuvres, romans, films et bandes dessinées.

Chantal Montellier et le totalitarisme : Social fiction

Un recueil récemment paru chez Vertige Graphic regroupe trois récits de science-fiction de Chantal Montellier : 1996, Shelter et Wonder city. Ils ont en commun d’avoir été publiés dans la revue Métal Hurlant entre 1977 et 1982, puis en albums aux Humanoïdes associés, respectivement en 1978, 1980 et 1983. J’avais déjà évoqué Chantal Montellier dans un article sur Odile et les crocodiles, l’un de ses albums les plus célèbres. Sa carrière est très liée à Métal Hurlant : elle y fait ses premiers pas dans la bande dessinée avant d’entrer dans la revue A suivre. Elle est également à l’origine d’une éphémère revue de bande dessinée intitulée Ah nana !, éditée par les Humanoïdes associés, et qui cherche à défendre la bande dessinée féminine et féministe, entre 1976 et 1978.
Le militantisme politique et social est le thème principal de la plupart des oeuvres de Montellier : elle est une des premières à imaginer, dès le milieu des années 1970, des bandes dessinées proprement politiques.

Les récits réunis dans Social fiction se situent chronologiquement au début de la carrière de Montellier qui, par la suite, ne poursuivra pas sur la voie de la science-fiction. C’est que la science-fiction, chez Montellier, remplit la même fonction que chez George Orwell qui, rappelons-le, n’a jamais écrit qu’un seul récit de science-fiction, 1984. Elle est utilisée pour dénoncer les dérives de la société contemporaine de manière biaisée, au moyen d’un univers « exagerée ». Le parallèle entre Orwell et Montellier ne s’arrête d’ailleurs pas là : tous deux sont des auteurs éminemment politiques qui firent aussi oeuvre de témoins des injustices de leurs époques, soit par le biais de la fiction (La ferme des animaux pour Orwell, la série Julie Bristol pour Montellier), soit par le biais du documentaire-reportage (Hommage à la Catalogne pour Orwell ; Tchernobyl mon amour pour Montellier).
Les thèmes des trois récits de Social fiction sont issus de l’esthétique de l’anticipation politique. Ainsi de Wonder city, qui raconte une histoire d’amour au sein d’une cité totalitaire et paternaliste pratiquant la sélection génétique. Un « meilleur des mondes » où l’on croise des problématiques féministes récurrentes chez Montellier. Shelter va plutôt voir du côté de la plus grande des peurs de guerre froide : la menace atomique. Un groupe de personnes se retrouve prisonniers d’un centre commercial à la suite d’une explosion atomique qui a certainement fait d’eux les derniers survivants de l’apocalypste nucléaire. La micro-société autarcique qui se crée, sous l’égide de l’administration du centre, prend doucement tous les aspects d’un régime fasciste… Enfin, 1996, dont le titre est une référence évidente à 1984, est une suite de séquences plus ou moins longues où Montellier imagine l’évolution cauchemardesque de la société : racisme institutionnalisé, ségrégation sociale, violence et rééducation idéologique. Autant de motifs classiques mais réinvestis ici par l’auteur dans son style propre.
Il faudrait aussi évoquer le graphisme de Montellier, inspiré de tendances artistiques qui lui sont contemporaines et qui cherchent, justement à mettre en scène le monde moderne. Suivant l’esthétique du pop art qui domine les années 1960, elle exploite l’imagerie de la société de consommation : ses visages stéréotypées, ses slogans vides de sens, ses architectures froides et grises. A la manière de Robert Rauschenberg, de Richard Hamilton, de Martial Raysse et Hervé Télémaque en France, elle développe un style proche du photo-montage faite d’une froideur glacée. Ce lien visuel avec la société moderne ne fait que rendre plus oppressantes encore les intrigues. La mise en images de l’anticipation totalitaire est parfaitement réussie, dans ce que l’image peut avoir d’angoissant, par son uniformité et sa grisaille.

Schuiten et Peeters et l’utopie : La fièvre d’Urbicande

Après les dystopies effrayantes de Montellier, l’univers des Cités obscures de François Schuiten et Benoît Peeters peut sembler plus paisible et aussi plus familier, au vu du succès que la série a pu rencontrer dans le public. Le principe qui régit cette série, que les deux auteurs ont imaginé en 1983 avec Les murailles de Samaris est celui d’un monde parallèle au nôtre, extrêmement proche par de nombreux aspects, mais qui en diffère sur beaucoup d’autres. Il est possible de circuler d’un monde en l’autre, et Schuiten et Peeters se sont amusés à imaginer, dans des villes françaises ou belges, les décors de « points de passage » comme la station Arts et Métiers à Paris. C’est tout leur talent que d’avoir créé un monde dans son ensemble et sa complexité, en utilisant d’autres ressources que la bande dessinée (livre illustré, exposition, etc.).
La fièvre d’Urbicande s’appuie sur la tradition de l’utopie urbanistique. Et puis aussi, il faut bien vous l’avouer, parce que c’est sans doute mon album préféré de la série. Il est centré autour d’Eugen Robick, urbatecte (comprendre : architecte travaillant à l’échelle d’une ville) de la cité d’Urbicande qui souhaite en faire une cité idéale, parfaitement symétrique et harmonieuse. Ses projets pour la ville se trouvent interrompus suite aux décisions de l’oligarchie dirigeante qui préfère que les deux rives de la ville, séparant riches et pauvres, ne communiquent pas trop entre elles, et encore moins « architecturalement ». C’est là qu’une mystérieuse structure cubique fait son apparition ; elle grandit de jour de jour, créant de plus en plus d’embranchements jusqu’à envahir la ville et perturber son fonctionnement. Le réseau, cette chose étrange, à la fois vivante et minérale, devient bientôt le principal sujet de préoccupation de notre urbatecte. Comme beaucoup d’autres albums, La fièvre d’Urbicande trouve un prolongement dans un ouvrage sorti en 1985, Le mystère d’Urbicande, qui est une sorte de faux livre écrit par Eugen Robick pour l’étude du « réseau » (on peut lire cet étrange objet en ligne, sur ce site).
Il est toujours délicat de parler de « science-fiction » à propos de l’univers des Cités obscures. Certes, la science y est très présente, avec son cortège de machines extraordinaires, de voyages spatiaux, de cités gigantesques ; mais les intrigues vont plus souvent voir du côté du fantastique. Pourtant, ce monde semble s’être arrêté au temps des romans de Jules Verne, des machines à vapeur et des voyages extraordinaires. Le célèbre écrivain, souvent considéré comme un précurseur de la science-fiction pour ses romans d’anticipation scientifique, devient même un personnage de l’univers de Peeters et Schuiten, l’un de ces terriens qui visitent régulièrement le monde des Cités obscures. C’est bel et bien dans une science-fiction coincée au XIXe siècle que nous conduisent les deux auteurs, et c’est ce qui fait tout le charme de leur univers. Il est vrai que dans les années 1980 se forge peu à peu le concept de « steampunk », un sous-genre de la science-fiction qui se situe dans des esthétiques de la fin du XIXe siècle (l’époque victorienne des anglais) où la machine à vapeur aurait triomphé de l’électricité. Il se réfère souvent, dans l’esthétique et dans les thèmes, à Verne et Wells. Sans que Les cités obscures en ressortissent véritablement, elle partage avec le steampunk l’idée de revenir aux origines du genre.
Et puis François Schuiten, après tout, a commencé sa carrière à Métal Hurlant dans la science-fiction avec la série Métamorphoses, scénarisée par Claude Renard (1980-1982). Il s’y est forgé un style réaliste (qui est celui de la SF « originelle » type space opera) et un goût pour les architectures vertigineuses. Lui-même fils d’architecte, il réemploie pour Les Cités obscures une importante masse de connaissances architecturales. Chacune des « cités » de chacun des albums s’inspire de styles architecturaux réels. Urbicande évoque d’abord une cité Art déco monumentale composée de larges formes géométriques parfaitement symétriques imbriquées les unes dans les autres. Le génie de Schuiten est d’avoir étendu cette esthétique à tout son décor : les vêtements, le mobilier, et jusqu’à l’écriture, obéissent aux mêmes principes. L’autre source d’inspiration de Schuiten est celle des cités utopiques imaginées soit à la fin du XVIIIe siècle par les architectes Claude-Nicolas Ledoux et Etienne-Louis Boullée, soit dans l’entre-deux-guerres par Hugh Ferris, Le Corbusier et Tony Garnier (Ferris et Boullée sont explicitement citée dans l’album). Tous ces architectes s’inspirent de des formes simples et épurées pour imaginer des villes idéales capables d’améliorer la vie en société. Le personnage fictif d’Eugen Robick concentre, ou même exacerbe ces tendances ayant existé mais ne s’étant jamais parfaitement réalisées, faute de projets.

Etienne-Louis Boullée - Cénotaphe pour Newton - 1784 ; Schuiten se sert de ce projet de Boullée pour concevoir la maison d'Eugen Robick

Le Corbusier - maquette pour une ville de trois millions d'habitants - 1922

La fièvre d’Urbicande paraît d’abord en prépublication dans la revue (A suivre) des éditions Casterman. Revue importante pour la bande dessinée des années 1980, elle se donne comme objectif, dès sa création en 1978, de promouvoir une bande dessinée adulte d’auteur qui prenne modèle sur le roman. Au sein de la revue est donnée une grande liberté aux auteurs concernant le nombre de pages et le chapitrage de leur histoire « à suivre », comme l’indique le titre. La rhétorique de la revue est celle de la littérature, comme le signale le premier éditorial qui proclame « l’irruption sauvage de la bande dessinée dans la littérature. ». La fièvre d’Urbicande, deuxième épisode de la série des Cités obscures, ne déroge pas à la règle : il frôle les cent pages et se découpe en chapitres qui offrent une nouvelle forme de progression romanesque. Pour l’édition en album est même ajouté au début une lettre d’Eugen Robick à la Commission qui fait office de prologue à l’histoire, amplifiant encore la densité de l’intrigue et introduisant de larges pages de textes. L’histoire est d’ailleurs racontée par Eugen Robick lui-même qui note dans son journal de bord l’évolution de la situation au jour le jour. Les années 1980 voit surgir la voix narrative dans l’album de bande dessinée.

Les rapport entre bande dessinée et littérature en sortiront changés. La première peut dorénavant emprunter plus frontalement aux outils narratifs de la seconde. Durant la décennie 80, la bande dessinée est progressivement admise dans le cercle des « littératures ». Même si l’on ne parle pas encore de « roman graphique », la collection engendrée par la nouvelle revue de Casterman est celle des « romans «(à suivre) ». En 1978, Chantal Montellier rejoint elle aussi l’équipe de (A suivre). Chez nos trois auteurs du jour, la bande dessinée se nourrit désormais de l’influence d’une variété d’autres arts et médias : le pop art, l’architecture, l’anticipation politique, l’utopie fantastique.

A suivre dans : années 90 : Jacques Lob et Jean-Marc Rochette, Le Transperceneige et François Bourgeon et Claude Lacroix, Le Cycle de Cyann


Pour en savoir plus :

Chantal Montellier, Social fiction, Vertige Graphic, 2006
François Schuiten et Benoît Peeters, La fièvre d’Urbicande, Casterman, 1985 (nombreuses rééditions depuis)
Le site internet de Chantal Montellier : http://www.montellier.org/
Le site internet des Cités obscures : http://www.urbicande.be/

Science-fiction et bande dessinée : années 1970

Années fastes s’il en est pour la science-fiction qui profite à de l’explosion créatrice qui secoue toute la bande dessinée. N’oublions pas que la plupart des séries déjà évoquées dans cette série d’articles se poursuivent inlassablement dans leur support d’origine : Les Pionniers de l’Espérance dans Vaillant, Les Naufragés du temps dans France-Soir et les albums de Barbarella continuent de paraître chez Eric Losfeld. Quant à l’école belge, jusque là plutôt rêtive à la science-fiction pure et la préférant diluée, ou à la rigueur jacobsienne connaît un changement d’orientation. Dans Le Journal de Tintin, le lancement en 1967 de Luc Orient par Eddy Paape constitue les premiers pas du journal dans la SF type Flash Gordon. Même chose avec l’arrivée dans les pages de Spirou du Yoko Tsuno de Roger Leloup qui combine les motifs classiques de la science-fiction avec l’hyperdocumentation et l’aventure jacobsienne, ainsi qu’une précision scientifique qui nous rappelle que depuis Jules Verne, la science-fiction sert aussi à apprendre la science aux enfants. Cette série est suivie de près par le plus humoristique Scrameustache de Gos en 1972, comme si la seconde génération de dessinateurs arrivant dans ce journal se sent davantage prêt à gérer des récits de science-fiction. Quelques intrigues science-fictionnelles font aussi leur entrée dans certaines séries de l’âge classique comme Spirou et Fantasio et Ric Hochet. Sans compter l’essor de Valerian agent spatio-temporel dans Pilote à partir de 1967. Partant du space opera traditionnel, ses deux auteurs, Pierre Christin et Jean-Claude Mezières en renouvellent à la fois le graphisme et les thématiques, en exploitant notamment à merveille le principe du voyage dans le temps et en abandonnant le réalisme forcené au profit d’un style plus souple. Le même Pilote accueille à partir de 1978 Le Vagabond des Limbes de Julio Ribera et Christian Godard, une série ayant été directement publiée en album, puis dans Circus et Tintin. Pilote joue un rôle d’autant plus important dans la diffusion et la diversification de la bande dessinée de science-fiction puisqu’on n’y retrouve aussi Lone Sloane de Philippe Druillet.
Dans ce foisonnement, il me fallait bien choisir deux titres et un fil directeur. Le plus évident est sans doute de suivre les premiers pas de la revue Métal Hurlant qui, dès sa création en 1975, s’attache à concentrer le meilleur de la science-fiction graphique qu’elle range définitivement au sein de la culture adulte. Même en se limitant à cette revue, les titres et les auteurs sont innombrables. Mon choix s’est porté sur Druillet et Moebius, sans doute les symboles les plus connus de la rénovation de la science-fiction, et tout particulièrement sur deux de leurs oeuvres parues dans les pages de Métal Hurlant : Gail pour Druillet et Le garage hermétique de Jerry Cornelius pour Moebius. Comme d’habitude, vous n’aurez aucun mal à trouver ces titres chez votre libraire, car ils sont respectivement réédités par Albin Michel pour le premier et par Les Humanoïdes Associés pour le second.

Métal Hurlant et la science-fiction : un moment de prestige et de symbiose pour la science-fiction graphique française


La science-fiction est, avec l’humour, le genre qui sert de tremplin privilégié pour l’approfondissement de la bande dessinée adulte. Barbarella et Les Naufragés du temps avaient préparés le terrain. Pendant que Gotlib, Mandryka, Brétécher et leurs collègues humoristes partent fonder de multiples journaux et explorer les terres inconnues de l’humour, c’est vers d’autres mondes que se dirigent deux autres transfuges de Pilote, Philippe Druillet, Moebius.
Pour comprendre ce qui se passe avec la création de Métal Hurlant en 1975, il faut d’abord en revenir à Pilote, cette revue qui fut, autour des années 1970, un étrange laboratoire pour la bande dessinée française, cherchant dans de multiples directions de nouvelles manières d’utiliser les codes de la narration graphique. Dans le domaine de la science-fiction, Jean-Claude Mezières et Pierre Christin ont commencé leur Valerian dès 1967 qui poursuit sa course dans les années 1970, éditée en albums. En 1972, Jean-Claude Forest, renovateur de la science-fiction dans laquelle il injecte sa fantaisie et son délire, arrive dans le journal avec Hypocrite qui ne trouve cependant pas son public et disparaît en 1974. Puis, Druillet et Moebius poussent encore plus loin les recherches, aidés en cela par d’autres auteurs comme Enki Bilal, Caza et Jean Solé. Tous sont au sommaire d’un numéro « spécial science-fiction » en 1975 qui prouve que le genre a pénétré le journal avec succès et est suffisamment porteur. Un autre spécial science-fiction paraîtra en 1977.
Les profils de Druillet et Moebius, quand ils se lancent dans la science-fiction dans Pilote sont sensiblement différent. Le premier se consacre au genre depuis les années 1960 et, dès son arrivée avec Lone Sloane en 1970, il impose un style puissant qui bouleverse les habitudes de la bande dessinée : les cases sont pulverisées, certaines pages ne sont qu’une seule grande illustration… Surtout, sa science-fiction s’affirme tout de suite comme un monde mystique et grandiose. Au contraire, Moebius est un habitué de Pilote pour lequel il travaille sous son vrai nom, Jean Giraud, depuis 1963 sur la série Blueberry, western scénarisé par Jean-Michel Charlier. Lui aussi entend explorer les possibilités de la bande dessinée et Pilote lui en laisse l’occasion. Il y dessine La déviation en 1973, oeuvre-manifeste de son lyrisme graphique qui est considérée comme le tournant de sa carrière, le passage de Giraud à Moebius. Car c’est bel et bien entre les pages de Pilote qu’il fait naître son propre univers de science-fiction, par petites touches, dans quelques récits complets dont L’homme est-il bon en 1974 ou dans une série de fausses chroniques absurdes intitulées Les merveilles de l’univers.

La création de Métal Hurlant en janvier 1975 est l’aboutissement de la fermentation qui se produit dans ce qui n’est qu’en apparence un journal pour enfants. Métal Hurlant, au contraire, est « reservé aux adultes », comme l’indique sa couverture. Ici, un pas est franchi. Outre Moebius et Druillet, on trouve à l’origine de sa création deux autres personnalités : Bernard Farkas et Jean-Pierre Dionnet. Dionnet est arrivée en même temps que Druillet à Pilote comme scénariste, notamment du dessinateur Solé sur la série psychédélique Jean Cyriaque. Redacteur en chef de la revue jusqu’aux années 1980, il y joue un rôle essentiel. A la revue vient s’ajouter, selon les normes de l’époque, une maison d’édition qui permettra d’éditer des albums, les Humanoïdes associés.
Avec Métal Hurlant, la bande dessinée de genre connaît un important renouvellement en devenant le terrain de jeu de nombreux dessinateurs qui font varier tant les univers que les intrigues et les narrations. Les deux modèles dominants depuis les années 1930, le space opera façon Flash Gordon et le merveilleux scientifique d’inspiration vernienne, sont dépassés par l’arrivée de nouveaux modèles qui proposent une nouvelle imagerie de la science-fiction. Métal Hurlant accueille avec Les Naufragés du temps, que Paul Gillon poursuit seul, un souvenir du space opera qui trouvera d’autres occasions de se développer, d’autres réinterprétations sans fin.
Druillet et Moebius sont, chacun de leur côté, les principaux promoteurs de cette nouvelle façon de concevoir la science-fiction en bande dessinée. Ils sont loin d’être seuls sur ce chemin. Métal Hurlant fait débuter François Shuiten avec Aux médianes de Cymbiola en 1979, la même année qu’elle accueille la série post-apocalyptique d’Hermann, Jeremiah ; elle voit s’affirmer la prolixité du scénariste Alejandro Jodorowski, pilier du journal durant les années 1980, largement spécialisé dans de grands cycles de science-fiction ou de fantasy. Le grand changement tient aussi à la connaissance que ces auteurs ont des évolutions de la science-fiction américaine depuis les années 1950. L’influence d’auteurs comme Ray Bradbury, Robert Heinlein ou Michael Moorcock est perceptible dans les couvertures, tout autant que celle d’une science-fiction plus ancienne issu des pulps des années 1930. Au sein du journal se concrétise un rapprochement entre science-fiction et fantasy : d’importants auteurs se dévoilent, en particulier Jean-Claude Gal avec Les armées du conquérant, présent dès le premier numéro.
Là est l’autre apport de Métal Hurlant : au sein de ses pages se forge une culture partagée entre les auteurs et les lecteurs qui mélange, outre le goût pour la littérature de genre (SF, fantasy, polar) qui a droit à des pages de critiques, une passion pour le cinéma et la musique rock que l’arrivée de Philippe Manoeuvre en 1978 ne fait qu’accentuer. Lui et Dionnet sont des personnalités-passerelles, qui font le lien entre la bande dessinée et d’autres médias. Au sein de ce journal se développe l’étrange concept mal défini de « bd rock » : de nombreuses séries reflétent la passion de leurs auteurs pour la musique (Margerin, Ptiluc, Dodo et Ben Radis, Serge Clerc, Jano). Si la notion de BD rock est surtout un concept commercial qui, encore dans les années 2000, inspire les éditeurs de bande dessinée, elle montre aussi comment, dans ces années 1970, la bande dessinée s’intègre à une plus vaste culture adulte, certes marginale, mais incontestablement dynamique, qui lui permet d’avoir une tribune dans la presse non-spécialisée ou à la télévision. Au sein de Métal Hurlant, la bande dessinée va voir du côté de la littérature, du cinéma, de la musique ; une symbiose que d’autres revues de bande dessinée tenteront de reproduire dans les années 1980 pour attirer des lecteurs (L’Echo des savanes, Pilote).
Enfin, Métal Hurlant est, grâce à son édition américaine, Heavy Metal, l’exportateur de la science-fiction française à l’étranger. La bande dessinée française influence cette fois les créateurs américains, et la boucle se trouve bouclée.

Gail de Philippe Druillet, 1977

Gail est, en 1977, la première aventure de Lone Sloane que Druillet réalise spécialement pour Métal Hurlant. Il s’approprie ainsi le jeune journal, en fait son nouveau terrain de jeu : l’année suivante, il adapte en bande dessinée Salammbô de Gustave Flaubert et y fait à nouveau intervenir son personnage fétiche. Le cycle de Lone Sloane connaît une diffusion complexe, au gré des collaborations de Druillet. Il naît en 1966 au sein de la maison d’édition d’Eric Losfeld, celle-là même qui publie le Barbarella de Forest, avec d’autres albums marqués par l’esthétique psychédélique qui triomphe à la fin des années 1960 (Jodelle de Guy Peellaert, La saga de Xam de Nicolas Devil, Kris Kool de Caza). S’inscrivant dans ce moment éphémère de la bande dessinée, il apporte au média un affranchissement des règles traditionnelles. Gail en est un très bon exemple, où la composition des pages n’obéit pas aux normes habituelles. Les cases disparaissent au profit de vignettes juxtaposées aux sens de lecture multiples, et ce sont bien souvent les corps, la calligraphie stylisée ou l’architecture (c’est-à-dire les composantes mêmes de l’image, et non un découpage externe) qui délimitent les séquences. Plusieurs pages lorgnent du côté du roman illustré, avec leur pavé de texte qui accompagne une image hiératique, tandis que Druillet n’hésite pas à transformer une page, voire une double page, en une seule grande illustration aux dimensions démesurées.
Sans doute faut-il signaler ici que Druillet a commencé dans le domaine de l’image par la photographie et l’illustration de romans de science-fiction. Son goût pour la puissance de l’image unique, par opposition à l’image « narrative » du langage de la bande dessinée (qui se donne à lire plus qu’à voir) lui permet d’apporter une inspiration nouvelle. Certaines cases sont de véritables tableaux (tels la représentation de « l’île », imitée du tableau L’île des morts d’Arnold Böcklin (1886). L’invention d’architectures fantaisistes est une de ses spécialités. En 1978, une exposition a lieu où il expose plusieurs planches, conçues à la fois comme s’intégrant à une histoire, et comme susceptibles d’être admirée pour elles-mêmes. Ce faisant, il ouvre la voie à des Bilal, des Moebius et des Blutch qui exposeront aussi dans des galeries pour poursuivre une double carrière complémentaire d’illustrateur et de dessinateur de bande dessinée, l’une nourrissant l’autre et inversement. La tension de Druillet vers l’illustration et la peinture se poursuit dans le reste de sa carrière : il réalise des affiches de films (La guerre du feu en 1981). Il s’étend encore jusqu’aux clips vidéo (Excalibur de William Sheller en 1990) et au décor de téléfilm (pour la reprise des Rois maudits en 2005). Il fait également partie des premiers auteurs de bande dessinée dont les dessins sont mis aux enchères.

Dans Gail, pourtant, Druillet s’est un peu assagi par rapport à ses premiers Lone Sloane, ceux qui paraissent dans Pilote à partir de 1970. Peut-être au contact d’autres dessinateurs de bande dessinée, il combine son art d’illustrateur avec un travail de conteur, répugnant moins qu’avant aux pages entières de dialogue, plus traditionnelles. L’intrigue reste volontairement absconse, comme dans les autres épisodes du cycle. Le narrateur cache sans cesse des éléments de compréhension au lecteur, faisant du monde futuriste de Sloane un univers clos et hermétique, atteignable par les seuls initiés. Il y a, chez Druillet, une pointe de mysticisme dont on ne sait pas toujours très bien s’il s’agit de second degré ou non. Ainsi, Sloane, ayant perdu ses pouvoirs à l’étendue démesurée, est fait prisonnier sur Sainte-Marie-des-Anges, la planète-prison. Au cours de son incarcération, il se « réveille » mystérieusement, retrouve ses pouvoirs, et provoque une révolte sur la planète qui devient alors le lieu d’affrontement entre l’empereur Shaan et son vassal Merennen, le tyran de la planète Gail. Mais Sloane comprend que son réveil n’est pas le fruit du hasard et qu’il est manipulé par des forces supérieures. Ce thème du champion errant surpuissant qui lutte contre des « dieux » qui veulent en faire leur bras armé semble provenir directement du Cycle d’Elric de Michael Moorcock, un auteur que Druillet admire et dont il a illustré de nombreux romans. Chez Moorcock comme chez Druillet, tout est mis en oeuvre pour que le lecteur comprenne qu’il lui manque des clés de lecture et que l’univers décrit est mille fois plus complexe qu’il n’y paraît. C’est d’ailleurs cette liberté, potentiellement illimitée, qui autorise Druillet à transporter Sloane dans le Carthage de Salammbô.
L’intrigue, chez Druillet, se trouve absorbée par l’univers dessiné. Nous n’assistons à chaque fois qu’à un bref épisode d’une immense saga que nous ne lirons jamais. Il faut dire que l’esthétique de Druillet est profondément intimidante, que ses effets sont peu subtils, puissants, et sans concession. Les bâtiments ne sont pas à taille humaine mais à taille cosmique ; les personnages sont pour la plupart des extraterrestres difformes ou des robots (Sloane devient alors le dernier représentant de la race humaine) ; les couleurs sont saturées et excessives. La science-fiction que nous propose Druillet ne fait pas référence au réel, encore moins à la science réelle ; ses références sont purement imaginaires : ce sont des tableaux, des univers romanesques ; il n’y a plus rien d’humain, ou du moins l’humain tel que nous le connaissons n’est plus en mesure de dominer son monde. C’est peut-être là que Druillet fait franchir à la science-fiction un pas important, largement inspiré par les évolutions récentes du genre tel le Dune de Frank Herbert (1965). L’oeuvre de Druillet n’a pas changé de fond en comble l’esthétique du média, mais il a montré qu’une histoire en bande dessinée pouvait être « autre chose », et se nourrir d’autres influences que les siennes propres.

Le Garage hermétique de Jerry Cornelius, Moebius, 1976-1979

Si c’est par une esthétique fracassante que Druillet bouleverse les codes de la bande dessinée, l’intervention de Moebius, tout aussi déterminante, est pourtant plus subtile. Peut-être plus que Druillet encore, Métal hurlant est pour lui, enfin, l’espace où il peut s’épanouir et concevoir une bande dessinée qui réponde à ses propres désirs et à ses propres attentes telles qu’elles avaient pu apparaître dans Pilote à travers La déviation. Ce sera d’abord Arzach, récit devenu célèbre en tant que prouesse graphique, puisque, pour raconter les aventures d’un étrange cavalier, il fait le choix d’une bande muette de 35 pages. Et puis ce sera Le garage hermétique de Jerry Cornelius, histoire de plus de cent pages s’étendant sur trois ans de publication (1976-1979). Dans Le garage hermétique, Moebius donne une consistance inédite à son propre univers de science-fiction et fait preuve d’une liberté narrative nouvelle.

Moebius imagine Le garage hermétique comme un récit spontané. A l’origine, quelques planches qui n’étaient pas destinées à être publiées et qui enthousiasment suffisamment Dionnet pour qu’il en demande une suite. De 1976 à 1979, Moebius réalise pour chaque numéro de Métal Hurlant un nouvel épisode de cette histoire, en marge de ses autres travaux. Pas de plan prédéfini, pas de scénario : Moebius ignore complètement où il veut en venir et improvise tous les mois le nouvel épisode. Dans ces conditions, difficile de vous résumer l’histoire du Garage hermétique. On y voit évoluer une galerie de personnages, dont Jerry Cornelius et le Major Grubert, dans un monde appelé « le Garage hermétique » dont on apprend dans les premiers épisodes que Grubert est le créateur, une sorte de dieu immortel à l’apparence humaine. L’arrivée de Jerry Cornelius dans son univers est une menace pour le Major qui se met en chasse du nouveau venu. Le Major est un vieux personnage de Moebius, déjà présent dans quelques courtes histoires, mais c’est dans Le Garage qu’est révélé son statut de démiurge.

Moebius explique lui-même dans la préface de l’album, qui sort en 1979 aux Humanoïdes Associés, qu’il lui arrivait d’oublier le contenu de l’envoi précédent ou de réaliser le dernier épisode dans la précipitation, en une nuit. Pire encore, lorsque l’intrigue commence à se préciser, il la détruit sans cesse pour partir sur autre chose, inventer de nouveaux personnages ou un rebondissement. On comprend qu’une telle histoire n’aurait pas pu se faire chez des éditeurs traditionnels, Dupuis, Le Lombard et Dargaud : Le garage n’est pas pensé pour être calibré en album, encore moins pour constituer une série avec des personnages récurrents. Il défait la notion d’intrigue. Il n’est préparé par aucun scénario et guidé seulement par la désinvolture, que l’on peut aussi appeler la liberté. Cela, déjà, à quelque chose de révolutionnaire. Par cette oeuvre, Moebius introduit dans la bande dessinée l’idée de liberté créatrice de l’auteur, hors de toute entrave, qu’elle provienne de l’éditeur, du public, ou de la tradition.
L’art de Moebius dans cette oeuvre naît aussi d’un maniement des codes de la science-fiction, la plupart du temps sur le mode parodique, ce qui donne au Garage un aspect dérisoire à défaut d’être comique. L’habitué de science-fiction n’est donc pas surpris de certains mots étranges employés pour décrire des objets ou des réalités n’existant pas dans notre monde. L’histoire semble parfois faite de la juxtaposition de cases-clichés directement issues de BD de science-fiction (voir la reprise du modèle américain du superhéros dans les derniers épisodes), tandis qu’à d’autres instants, c’est le western qui s’invite dans l’histoire, souvenir de la série Blueberry, de ses duels et de ses plaines désertiques. Bien que très libre, Le Garage est une oeuvre profondément référentielle, qu’on y fasse appel à des oeuvres extérieures, à des clichés narratifs et graphiques (la femme fatale, les jeux de pouvoir et de trahison…) ou à des motifs propres à l’oeuvre antérieure de l’auteur. Tout à fait lisible au second degré, Le Garage raille bien souvent, pour mieux s’en servir sur un ton détaché, les chevilles classiques du genre, comme lorsque le troisième épisode se termine sur un « Vous le saurez bientôt en lisant Star Billard, notre prochain épisode ». Mais si humour il y a chez Moebius, c’est un humour profondément absurde qui fait passer les incohérences pour de la fantaisie, et les clichés pour de l’ornement narratif.
Au-delà du fait de traiter sur le mode de la dérision les codes de la science-fiction, d’autres éléments sont autant de moyens de briser les codes de la bande dessinée pour les remplacer non par d’autres codes mais par la liberté créatrice de l’auteur. Ce n’est pas, comme chez Druillet, par le graphisme que Moebius innove le plus. Quoique. Sa doctrine en la matière dans Le garage, mais aussi dans de nombreuses autres oeuvres, est que le style a le droit de changer. Il ne s’en prive pas ici et le Major, notamment, fait les frais des caprices de l’auteur et subit plusieurs transformations graphiques. Le trait se fait parfois précis et fourmillant de détails, mais aussi plus souple et épuré lorsque cela est nécessaire.
Mais c’est sur le plan narratif que Moebius accomplit son travail de dynamiteur. Le Garage n’a donc pas de scénario, l’oeuvre est improvisée au fil du crayon et, comme l’annonce le résumé d’un des épisodes « Tout peut encore arriver dans le garage hermétique ». L’histoire change constamment et s’amplifie de plus en plus de nouvelles ramifications. Moebius multiple les procédés qui déstabilisent l’intrigue traditionnelle : des dialogues absurdes, des ellipses narratives inattendues qui pousse le lecteur à découvrir une nouvelle partie du Garage hermétique, l’apparition constante de nouveaux personnages, des hommes qui deviennent des femmes, des fils narratifs qui se terminent en queue de poisson… L’aléatoire semble parfois intervenir dans la conduite du récit. Le narrateur qui intervient parfois ne se gêne pas pour donner ses avis et ses jugements sur l’histoire.

Pour Moebius, le genre « science-fiction » joue un rôle essentiel : « J’aime la science-fiction parce qu’elle ouvre en grand les portes de l’espace et du temps et surtout parce qu’elle me permet d’aborder de façon très directe mes préoccupations essentielles. ». Cette conclusion était déjà celle des créateurs de Flash Gordon qui prenait pretexte à l’exploration de nouveaux mondes pour déplacer leur héros dans le temps. Moebius la pousse à son maximum, au détriment de la cohérence. Il n’est pas innocent que se soit la science-fiction qui ait déclenché la création du Garage hermétique.
Et en conclusion, il nous faut une fois de plus revenir au romancier Michael Moorcock qui marque les années 1960. D’abord parce que le titre de l’histoire de Moebius fait explicitement référence à un personnage créé par Moorcock en 1968 dans le récit The Final Program. Ce personnage a été réutilisé, avec l’approbation appuyée de Moorcock, par d’autres auteurs. Cornelius serait donc une sorte de « personnage ouvert » susceptible d’être transposé dans un autre univers de fiction que celui propre à son créateur. Et puis surtout, Moorcock est l’un des auteurs à avoir le mieux exploité dans son oeuvre (qui mêle, rappelons-le, science-fiction et fantasy) la notion de « multivers », hypothèse qui veut que notre univers ne soit qu’un « univers possible » parmi une infinité d’autres mondes parallèles existant en même temps. Exploitant à fond cette notion, Moorcock fait voyager ses héros, (Elric, Hawkmoon, Bastable) dans le temps et dans l’espace et dans des versions alternatives de notre monde. Pour un auteur, la notion de multivers permet par exemple d’expliquer l’interaction entre les différents univers et personnages qu’il a crée. Dans Le Garage hermétique, Moebius s’en donne lui aussi à coeur joie, puisque le monde du Garage n’apparaît qu’être un univers inventé de toutes pièces par le Major qui le surveille depuis son vaisseau spatial, le Ciguri. Le monde du Garage hermétique est donc un monde imaginaire où tout est potentiellement possible.
De là à dire que Le Garage hermétique est une histoire qui a pour sujet principal la création et la manière dont un créateur (ici aussi bien le Major que Moebius lui-même) tente de maîtriser l’univers qu’il a engendré, il n’y a qu’un pas, que je franchis d’autant plus allègrement au vu des conditions de création de l’oeuvre, cette force d’improvisation qui offre à l’auteur une liberté de choix maximum. L’apparition d’un récit sur la création montre qu’avec Moebius, la bande dessinée a atteint une très grande maturité, puisqu’elle se montre capable d’évaluer et de tester sa propre capacité imaginaire.

A suivre : années 1980, recueil Social Fiction de Chantal Montellier ; La fièvre d’Urbicande, de François Schuiten et Benoît Peeters


Pour en savoir plus :

Philippe Druillet, Gail, l’édition originale de 1978 est auto-éditée ; Albin Michel, 2000 pour la dernière édition
Moebius, Le garage hermétique de Jerry Cornelius, l’édition originale de 1979 a pour titre Major Fatal; Humanoïdes associés, 2006 pour la dernière édition
Le site de Philippe Druillet : http://www.druillet.com/
Le site de Moebius (qui prépare visiblement une exposition à la Fondation Cartier) : http://www.moebius.fr/
Les analyses et réflexions sur Métal Hurlant sont en partie tirées de :
Thierry Groensteen, La bande dessinée, son histoire et ses maîtres, CIBDI, 2009
Serge Clerc, Le Journal, Denoël graphic, 2007