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Archi et BD 5 : Bruxelles 58, ville d’architecture et de bande dessinée

L’exposition Archi et BD, actuellement à la Cité de l’architecture et du patrimoine, est prolongée jusqu’en janvier 2011. J’en avais fait une critique au début de l’été et il m’était apparu qu’elle comportait bien trop de lacunes pour porter un regard pertinent sur son sujet. Qu’à cela ne tienne ! Comme on est jamais aussi bien servi que par soi-même, voici, d’ici la fin de l’exposition, une série d’articles pour démontrer qu’il était possible de faire une exposition intelligente, en ciblant davantage les thèmes, avec de belles images et peu de moyens (heureusement sans planches originales et malheureusement sans affiche de Nicolas de Crécy !).
L’exposition Archi et BD évoque, l’espace de quelques planches, un événement de l’histoire contemporaine bien connu des Belges : l’exposition universelle de 1958. Ses rapports avec la bande dessinée sont inattendus mais intéressants. Par cette exposition, qui a lieu en plein âge d’or de la bande dessinée belge pour enfants, un lien s’est créé entre l’architecture et la bande dessinée.

Archi et BD 1 : Villes rêvées de l’an 2000
Archi et BD 2 : Les Cités Obscures de Schuiten et Peeters, une encyclopédie de l’architecture
Archi et BD 3 : L’architecture dans la bande dessinée historique
Archi et BD 4 : Carnets de voyage, d’un art à l’autre


L’exposition universelle 58 à Bruxelles : un moment architectural

Le concept d’Exposition Universelle apparaît dans l’Europe conquérante et industrielle du milieu du XIXe siècle, la première ayant lieu à Londres en 1851. L’objectif affiché par ces expositions est de regrouper en un seul lieu l’étendue des avancées technologiques et artistiques de l’humanité. Projet ambitieux porté par la croyance en la toute-puissance du progrès humain qui caractérise le XIXe siècle. Le terme universel est là pour rappeler que l’exposition est ouverte à tous les pays du monde. Depuis 1928, c’est un Bureau International des Expositions est chargé de l’organisation des évènements, la dernière en date ayant eu lieu à Shangaï en 2010 (de mai à octobre). Les expositions universelles sont généralement l’occasion de faire le point sur les avancées du savoir humain autour d’un thème pronant l’harmonie entre les peuples, la paix dans le monde, ou la progression des connaissances.
Plus que dans d’autres types d’expositions, l’architecture est un des arts majeurs des expositions universelles. L’exposition est présentée à l’échelle d’une ville et permet donc la mise en place de constructions gigantesques, le plus souvent éphémères mais parfois durables. L’architecture donne l’occasion de présenter une virtuosité technique symbole de modernité, telle la Tour conçue par Gustave Eiffel lors de l’E.U. de Paris en 1889, modèle de construction métallique. Par son pavillon, chaque pays participe au grand ballet des architectures.
L’exposition universelle de Bruxelles en 1958 occupe une place particulière : il s’agit de la première exposition depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, et même depuis le début des tensions en Europe de l’Ouest, puisque la dernière exposition avait eu lieu en 1935, à Bruxelles également. C’est d’ailleurs à cette occasion que fut construit le parc des expositions du Heysel où se déroule l’expo 58, mais le souvenir fort de cette dernière a fâné le souvenir de son aînée. Elle marque les esprits en tant qu’exposition du renouveau économique et politique de l’Europe affaiblie par les conflits. Le traité de Rome, premier traité politique de l’Union Européenne est signé en 1957 et Bruxelles est déjà la cité centrale de ce qui est alors surtout un regroupement économique.

Architecturalement, l’Expo 58 vient marquer le triomphe de l’esthétique du mouvement moderne, dont les débuts datent des années 1920. Ses principaux représentants de l’avant-guerre sont l’école du Bauhaus et le suisse Le Corbusier et l’institutionnalisation du mouvement se produit dans les années 1930, en particulier avec la Charte d’Athènes qui, en 1933, affirme des principes architecturaux et urbanistiques. Les mots d’ordre de ce style sont la rationalisation fonctionnelle de l’espace, l’épuration des lignes par des formes simples et le minimalisme ornemental. Toutefois, si le mouvement moderne est conquérant avant la guerre, en lutte contre ce qu’il dénonce comme des archaïsmes, la situation s’inverse après 1945 : il s’impose et ses principes se fondent dans un « style international » qui cherche à affirmer sans cesse le triomphe de la modernité et du progrès humain. La Cité Radieuse de Marseille construite par Le Corbusier entre 1947 est un exemple de cet engouement pour le modernisme qui caractérise la gestion urbanistique des années 1945-1960. C’est sous cette forme que l’architecture moderne apparaît lors de l’Expo 58 de Bruxelles : une esthétique devenue omniprésente et populaire. A travers l’architecture, l’exposition entend aussi confirmer l’entrée de l’humanité dans la modernité.
Les travaux commencent à Bruxelles dès 1956 et donnent lieu à deux types de construction : les pavillons éphémères et les édifices durables. Outre les pavillons américains et soviétiques qui tentent de convaincre de la superiorité respective des modes de vie des deux blocs de la guerre froide, le pavillon du génie civil belge, avec sa flèche creuse en béton armé de 80 mètres de long est un des monuments les plus impressionnants.

La flèche du pavillon du génie civil belge pour l'Expo 58 : virtuosité architecturale dans le traitement du béton


Il reflète les reflexions en cours sur l’utilisation de matériaux nouveaux et, par sa forme élancée, incarne indirectement la conquête spatiale, l’un des principaux sujets de préoccupation scientifique de la période. L’édifice est détruit en 1970.
Mais le monument de l’Expo 58 le mieux resté en mémoire est l’Atomium, qui, toujours en place actuellement, permet d’en garder le souvenir. Comme la Tour Eiffel du siècle précédent, l’Atomium veut être à la fois une prouesse technique d’envergure et le symbole de la science conquérante.

L'Atomium de Bruxelles de nos jours : le symbole de l'Expo 58

L’édifice, haut de 102 mètres, reprend la structure du cristal de fer et prétend incarner l’entrée du monde dans « l’âge de l’atome » (comprendre : de l’énergie atomique). Il est conçu par l’ingénieur André Waterkeyn (1917-2005), alors directeur d’une des principales entreprises métallurgiques du pays, et bâti par les architectes André et Jean Polack. Sur une structure d’acier sont disposés neuf boules recouvertes d’aluminium. Six sont creuses et ouvertes au public, l’intérieur étant rendu accessible par des ascenseurs. L’Atomium est progressivement devenu l’un des symboles les plus populaires de la ville de Bruxelles et entre 2004 et 2006, des travaux de réhabilitation ont été menés. La sphère située à la base contient une exposition consacrée aux années 1950, tandis qu’un restaurant se trouve dans la sphère centrale.

Présence de l’exposition universelle dans la presse de bande dessinée : Tintin et Spirou

Au dynamisme technique et politique belge symbolisé par l’exposition universelle semble répondre, à la même époque, le dynamisme culturel de la bande dessinée belge pour enfants. Elle est représentée par deux journaux concurrents, Le Journal de Spirou de l’éditeur Jean Dupuis (1938-) et Le journal de Tintin de Raymond Leblanc (Le Lombard, 1946-1993). La notion « d’âge d’or » est souvent invoquée pour parler de la période qui s’étend, en gros, du milieu des années 1940 à la fin des années 1960. A mon sens, elle recouvre deux réalités : d’une part la présence d’un noyau de dessinateurs véritablement novateurs dans leur approche du média, regroupés autour de « maîtres » formateurs (les élèves de Jijé : Franquin, Moriss, Tillieux, et les élèves du studio Hergé : Jacobs, Martin, Bob de Moor, Vandersteen), et d’autre part le fait que des journaux et éditeurs belges parviennent à se faire une place dans le marché français. Toutefois, en l’absence de statistiques sur les tirages comparés des journaux belges et des journaux français de cette époque (Vaillant, Coq Hardi, Zorro…), je ne m’aventurerais pas à prétendre que cette notion « d’âge d’or » belge soit entièrement fondée. D’autant plus que ce serait oublier l’importance, en France, des petits formats périodiques qui constituent une grande partie des ventes, même si, au final le modèle du journal avec des histoires à suivre a survécu plus longtemps.
C’est à double titre que Spirou et Tintin sont amenés à évoquer l’exposition universelle de 1958. En tant que journaux belges, il est évident que l’évènement les intéresse. Le Journal de Tintin a son siège à Bruxelles. Mais n’oublions pas que les deux journaux, dans la tradition de la presse pour enfants de leur époque, se veulent aussi éducatifs et se donnent comme objectif, entre deux aventures héroïques, de former les jeunes générations. Ils participent donc à la grande campagne publicitaire qui accompagne le lancement de l’exposition en Belgique en publiant des articles relatifs à l’Expo 58 durant toute l’année.
On remarquera au passage que Le Journal de Tintin se divise en une édition belge et une édition française. Le public est très ciblé et la différence de public pertinente : l’édition française reste assez réservée quant à la question de l’exposition, tandis que les articles abondent dans l’édition belge. D’avril à septembre, on y trouve une rubrique presque hebdomadaire intitulée « Rendez-vous à l’expo » ; animée par Will et Jean Graton, elle présente un aspect de l’Expo 58, parmi lesquels « L’Atomium », « le palais de métal » ou « le Heysel, ville-lumière ». Mieux encore : dans l’exposition se trouve un « autodrome Tintin » où les enfants sont invités à venir conduire des petites voitures. En 1958 est construit le « building Tintin », nouveau siège des éditions du Lombard près de la gare du Midi, et c’est de cette manière que le journal du jeune reporter belge s’associe lui aussi aux grands travaux d’urbanisme de Bruxelles. Le Journal de Spirou, peut-être en raison de sa double diffusion en France et en Belgique ou encore à cause de la situation de son siège à Charleroi, est moins impliqué dans l’Expo 58 et ne lance pas de rubrique dédiée. En revanche, il publie en juillet un numéro spécial « Expo 58 » qui, entre autres histoires, donne l’occasion à l’Oncle Paul du journal d’évoquer la construction de la Tour Eiffel tandis que César, le héros de Tilleux visite l’exposition. Le même Eddy Paape dessine un panorama de l’exposition sous la forme d’un poster. Les séries à suivre, pour leur part, n’ont qu’un rapport lointain avec l’évènement. S’il faut dresser une liste des séries publiés pendant la durée de l’exposition (mars-octobre 1958), signalons : dans Tintin la première grande histoire de Michel Vaillant par Jean Graton (Le grand défi), le S.O.S. Mététores de la série Blake et Mortimer de Jacobs, les débuts de Oumpah Pah par Uderzo et Goscinny, ainsi que les débuts de la publication de Tintin au Tibet par Hergé (qui, on l’admettra, est à l’exact opposé des préoccupations modernistes de l’exposition) ; dans Spirou commence La flûte à six schroumpfs, un épisode de Johan et Pirlouit par Peyo, tandis que Moriss en est à Ruée sur l’Oklahoma pour sa série Lucky Luke et que Franquin, parallèlement aux aventures de Spirou ( La foire au gangster et Le prisonnier du Bouddha), impose dans le journal la présence de l’encombrant Gaston Lagaffe, imaginé l’année précédente et encore cantonné aux hauts-de-page. On le voit, en 1958, les séries phares de la bande dessinée belge fonctionnent à plein rendement et le relais est en passe d’être passé entre les anciens et les héritiers.
Cela ne signifie pas pour autant que l’Expo 58 n’inspire pas les dessinateurs des deux journaux. Franquin est connu pour s’être intéressé au design des années 1950 pour sa série Modeste et Pompon. Dans Les Pirates du silence, une aventure de Spirou et Fantasio parue en 1955-1956, il emploie les services de son collègue Will pour dessiner le décor de la cité ultramoderne d’Incognito city qui reprend, en effet, certaines images de l’habitat du mouvement moderne.

Image des Pirates du silence par Franquin : on reconnaît dans la ville ultramoderne d'Incognito city certains codes visuels du modernisme (pilotis, building pavé...)

Franquin malmène le symbole de l’Expo 58, l’Atomium, entièrement repeint à l’effigie de Gaston Lagaffe.

Quand Gaston Lagaffe s'approprie l'Atomium, par André Franquin


A cette date, toutefois, les liens entre l’esthétique de l’Expo 58 et les histoires publiées dans Tintin et Spirou restent limitée ; sauf si l’on prend en compte la thématique de la modernité scientifique, récurrente dans les séries des deux journaux.

Le « style atome » : nostalgie et modernité, une mythification nostalgique du « style Expo »
L’aventure de l’Expo 58 dans la bande dessinée ne s’arrête cependant pas aux observations de l’époque. Au contraire, amplement plus intéressante et la gestion a posteriori de ce qui a été appelé « style Expo » ou « style atome ».
Sans se confondre complètement avec le style dit de la ligne claire, le style atome partage avec lui de nombreux points communs : tous deux sont des regards portés, avec une nostalgie parfois ambiguë (car oscillant entre l’hommage et le pastiche et n’ayant jamais fait la preuve de leur exactitude historique), sur l’art des auteurs de bande dessinée belges de ce fameux âge d’or. Les deux noms sont d’ailleurs imaginés par le même dessinateur, Joost Swarte. Dans les années 1980, les dessinateurs de la ligne claire comme ceux du style atome cherchent à retrouver le trait de leurs maîtres passés, trait qui incarne aussi pour eux une forme de modernisme graphique où domine la ligne et les formes simples et synthétiques. On n’oubliera pas que, dans les deux cas, il s’agit d’une construction intellectuelle a posteriori et que les termes de ligne claire et de style atome ne peuvent pas s’appliquer directement au style de Jacobs, de Franquin et de Tilleux ; ils s’appliquent aux auteurs qui s’en inspirent trente ans plus tard. Le style atome se détache toutefois de la ligne claire au début des années 1980 en ce qu’il fait plus explicitement référence à d’autres formes de l’art des années 1950 que la seule bande dessinée, et particulièrement à l’architecture et au design. Il est employé pour la première fois par un personnage de Joost Swarte, Anton Makassar, qui voit dans l’Atomium le symbole du « style atome » (qui désigne alors, pour Makassar, un style artistique et non réduit à la seule bande dessinée).

Hommage à Le Corbusier par Joos Swarte (1984)


Le style atome est indissociable des éditions Magic Strip et des frères Daniel et Didier Pasamonik. Ce sont eux qui vont irrémédiablement unifier le style atome et le souvenir de l’Expo 58. Les frères Pasamonik, fondateurs des éditions Magic Strip en 1979, commencent par la réédition des classiques belges, profitant d’une vague nostalgique à l’égard des auteurs de Tintin et Spirou. Puis, à cours d’ouvrages à rééditer, ils se tournent justement vers de jeunes auteurs dont le style emprunte à leurs aînés d’une façon presque épurée et classique, Yves Chaland étant le principal représentant de ce groupe dans lequel on compte aussi Serge Clerc, Luc Cornillon et Ever Meulen. La collection Atomium 58 est créée pour eux et reprend, matériellement, la présentation des albums des années 1950. Par cette collection, les frères Pasamonik font référence non seulement à un style graphique, mais aussi à toute une époque de la vie artistique en Belgique dont l’Expo 58 est l’axe central.

L'Expo 58 et le style atome, l'ouvrage-manifeste des éditions Magic Strip


Beaucoup d’auteurs rattachés au style atome se caractérisent par le fait qu’ils vont chercher leur inspiration ailleurs que dans la seule bande dessinée : dans le design, l’architecture, et l’illustration. Au-delà de ses albums, le dessinateur Ever Meulen travaille aussi bien dans la presse que dans l’affiche ou l’illustration en général. Son art est fortement inspiré par l’esthétique des années 1950 et on y retrouve des caractéristiques de l’architecture du mouvement moderne : la géométrisation, la rigueur des formes, une form d’élégance du geste graphique…

Feu Vert, ouvrage retrospectif de l'oeuvre d'Ever Meulen (Futuropolis, 1986)


La référence au constructivisme et au mouvement moderne autorise aussi, de la part des auteurs du « style atome » une stylisation des formes qui pousse parfois jusqu’à l’abstraction.
Prenant le relais de Joost Swarte, qui avait employé le terme de « style atome » d’une manière décalée, dans la bouche d’un historien de l’art savant et pompeux, les frères Pasamonik publient en 1983 leur manifeste du style atome intitulé L’Expo 58 et le style atome. L’ouvrage a pour but de regrouper les dessinateurs que les frères Pasamonik voient comme proches d’un style qui n’est jamais clairement défini, mais que l’on devine comme étant fondé sur l’utilisation de la ligne-contour, tout en possédant une plus grande souplesse que la ligne claire et en mettant l’accent sur la modernité conquérante et dynamique. Selon Pasamonik s’y retrouvent Franquin, principal modèle, mais aussi Will et Jidéhem et, chez les jeunes, Yves Chaland, Ever Meulen, Joost Swarte, Kiki Picasso, Mariscal. Après coup, Didier Pasamonik dira, pour éviter toute critique historienne de son ouvrage : « Ce manifeste était en réalité une sorte de pastiche d’historien, tenant plus de la boutade que de la véritable analyse critique. ». Restons toutefois prudent : s’il est vrai que beaucoup de dessinateurs franco-belges des années 1980 ont affirmé leur dette envers l’art et l’esthétique moderne dominante des années 1950, l’idée de « style atome » existe avant tout à travers la défunte maison d’édition Magic Strip qui a imaginé et développé le concept et s’est chargé de dresser des liens esthétiques, parfois injustifiés, entre quelques auteurs. De même, si Ever Meulen a pu être influencé par l’exposition, elle ne constitue pas, loin s’en faut, sa seule source de référence, et réduire son style à la notion de « style atome » est une façon de l’appauvrir en le rangeant dans une case. Il faut également comprendre en partie l’invention du « style atome » comme la réponse belge au dynamisme de la bande dessinée française adulte des années 1970. Encore de nos jours, Didier Pasamonik poursuit son exploration de la ligne claire et du style atome.

L’héritage esthétique de l’Expo 58 en Belgique est paradoxal et différent selon que l’on parle de bande dessinée ou d’architecture. Pour le Neuvième Art, l’affirmation du « style atome » permet la reconnaissance d’une diversité de styles graphiques et d’oeuvres de talent, dont celle d’Ever Meulen ou d’Yves Chaland. Il est aussi une lecture à la fois nostalgique et belgo-belge de l’esthétique des années 1950 qui exagère l’importance réelle de l’Expo 58.
En revanche, l’historiographie de l’architecture belge ignore volontairement la notion de « style Expo » et nie la pertinence d’une cohérence architecturale de l’exposition et de son époque. L’Expo 58 est davantage considérée comme un point d’aboutissement, voire comme le symbole de l’échec de l’utopie urbanistique moderne, plutôt que comme une avant-garde dynamique. Elle fait passer dans le quotidien, et d’une façon forcément réductrice, l’esthétique moderne. En ce sens, le « style atome » ne serait guère plus qu’un air du temps passager, nostalgique, presque mythifié, mais ne correspondant à aucune réalité en son époque. D’autre part, les conséquences architecturales de l’exposition ne sont pas si roses que l’idéalisation d’un « style atome » pourrait le faire croire.
En 1958, l’organisation d’une exposition universelle à Bruxelles pousse la municipalité a accélérer des projets d’urbanisme de grand ampleur envisagés dès la fin de la guerre. Il s’agit de faire entrer Bruxelles, par l’architecture, dans la modernité, l’Expo 58 devenant alors une marque de sa transformation en capitale internationale. Les dirigeants de la ville décide d’appliquer à la ville les principes de l’urbanisme moderne de l’avant-guerre : planification urbaine, séparation fonctionnelle des quartiers, construction de logements sociaux. Toutefois, la réorganisation qui débute dans les années 1950 ne va pas se passer comme prévu et va être une des raisons de l’exode urbain qui pousse les habitants de Bruxelles, dans les décennies suivantes, en périphérie.
Les premiers gratte-ciel commencent à apparaître dans le ciel de Bruxelles dans les années cinquante, comme le siège de la Prévoyance Sociale près du jardin botanique. D’autres travaux sont prévus pour les années suivantes. Les promoteurs immobiliers privés à qui la municipalité a laissé la gestion des travaux sont très vite confrontés à des plaintes, certaines émanant même d’architectes tenants du mouvement moderne qui s’inquiètent d’une utilisation abusive et excessive de leurs principes. Le principal reproche à l’encontre de ce qu’on appellera plus tard la « bruxellisation » est la destruction de quartiers et monuments anciens. Pour construire le « Parking 58 », espace d’accueil des nombreux visiteurs de l’Expo 58, les vieilles Halles de la ville sont détruites. C’est aussi en 1958 qu’est lancé le projet de Cité administrative de l’Etat : un ensemble de bâtiments ayant pour but de réunir les institutions centrales belges. Malheureusement, et malgré sa grande qualité architecturale dans l’application des principes modernes, ce dernier projet s’éternise (il ne s’achève réellement qu’en 1983) et ne parvient pas à trouver sa place dans le tissu urbain bruxellois. S’y ajoute le fait que sa construction entraîne la démolition de quartiers anciens abritant une population plutôt pauvre. Enfin, les réformes du fédéralisme belge des années 1970-2001 rendent progressivement inutiles les bâtiments qui sont revendus en 2003 à des promoteurs privés. Les lecteurs attentifs l’auront compris : la construction de la Cité administrative de Bruxelles, symbole de l’échec du modernisme à tout prix, a servi d’inspiration à François Schuiten et Benoît Peeters pour leur album Brüsel dans lequel la ville imaginaire de Brüsel est ruinée par la démesure de projets urbanistiques de grande ampleur.
Ironie de l’histoire : l’espace de l’Expo 58 qui est le mieux resté dans les esprits des Belges (dont un sondage révèle que près de 90% d’entre eux ont assisté à l’exposition) n’est pas l’un des multiples pavillons consacrés à l’urbanisme moderne ou à la ville de demain mais les reconstitutions anciennes de la « Belgique Joyeuse », sorte de village tout droit sorti d’un tableau de Brueghel ! C’est retrospectivement et grâce à la bande dessinée que le « style atome » commencera à soulever un peu d’enthousiasme.

Pour en savoir plus :
Sur l’Expo 58 :
Chloé Deligne et Serge Jaumain, l’Expo 58, un tournant dans l’histoire de Bruxelles, Le Cri, 2009
Rika Devos et Mil de Kooning, L’architecture moderne à l’expo 58 : « Pour un monde plus humain », Fonds Mercator, 2008
Une passionnante reconstitution 3D de l’Expo 58
Sur le « style atome » :
L’Exposition 58 et le style atome de Didier Pasamonik, Magic-Strip, 1983
Ever Meulen, Feu Vert, Futuropolis, 1986
Un article de Didier Pasamonik s’expliquant sur le style atome

Archi et BD 4 : carnet de voyages, d’un art à l’autre

L’exposition Archi et BD, actuellement à la Cité de l’architecture et du patrimoine, se termine à la fin du mois de novembre. J’en avais fait une critique au début de l’été et il m’était apparu qu’elle comportait bien trop de lacunes pour porter un regard pertinent sur son sujet. Qu’à cela ne tienne ! Comme on est jamais aussi bien servi que par soi-même, voici, d’ici la fin de l’exposition, une série d’articles pour démontrer qu’il était possible de faire une exposition intelligente, en ciblant davantage les thèmes, avec de belles images et peu de moyens (heureusement sans planches originales et malheureusement sans affiche de Nicolas de Crécy !).
S’il y a un point commun entre architectes et dessinateurs de bande dessinée, c’est la place du dessin dans leur travail. De ce constat partait sans doute, à l’origine, l’exposition Archi et BD. Pour aller un peu plus loin dans la réflexion, je vais prendre un exemple : celui du carnet de voyage. La pratique est commune aux deux professions artistiques (et même à d’autres, nous le verrons) et, dans les deux cas, elle peut même s’avérer essentielle, pas seulement comme une pratique de loisir mais dans la formation ou l’évolution du travail de l’artiste. Le carnet de voyages, sur lequel le dessinateur ou l’architecte griffonne ses impressions et quelques dessins, est souvent un stade préparatoire avant la mise en oeuvre : le décor des péripéties de son héros pour le premier, le plan d’un bâtiment à construire pour le second. Parfois, le carnet de voyages est aussi un genre en lui-même, et l’architecture y occupe alors une place tout à fait importante… (cliquez pour agrandir les images)

Archi et BD 1 : Villes rêvées de l’an 2000
Archi et BD 2 : Les Cités Obscures de Schuiten et Peeters, une encyclopédie de l’architecture
Archi et BD 3 : L’architecture dans la bande dessinée historique


Le voyage, une évidence de la formation artistique

Dans la formation artistique classique française, le voyage à l’étranger joue un rôle central, et ce depuis longtemps. La création de l’Académie de France à Rome en 1666 par Colbert (d’abord au palais Mancini puis, à partir de 1803, à la villa Médicis) a pour but de permettre aux lauréats du prix de Rome, remis par les académies des Beaux-Arts, de passer deux ans en Italie pour contempler et copier les merveilles de l’art italien. A partir de 1720, des architectes sont accueillis avec leurs collègues peintres et sculpteurs dans la ville de Rome. Cette évidence du voyage dans la formation artistique classique a d’abord des fins purement pratiques : l’Italie est alors vue comme le berceau de l’art occidental et elle offre au jeune artiste des modèles idéaux, qu’il s’agisse de ruines antiques ou des édifices des maîtres de la Renaissance, de Rome à Florence en passant par Pompéi et Herculanum. Mais il ne faut pas perdre de vue qu’au-delà de la formation technique, le voyage est aussi, pour ces jeunes artistes, une formation intellectuelle qui prend la forme d’un voyage initiatique voire une progression spirituelle opérée vers des lieux mythifiés par la doctrine artistique classique. La symbolique du voyage à l’étranger comme voyage initiatique formateur ou comme pélerinage perdure au fil des siècles, et bien au-delà des seuls disciplines des Beaux-Arts : entre 1849 et 1852 Gustave Flaubert part avec Maxime du Camp pour un long voyage autour de la Méditerranée ; il est alors âgé d’une trentaine d’années.
En effet, durant le XIXe siècle vont s’affirmer des goûts pour d’autres destinations que l’Italie, et certaines d’entre elles influencent considérablement les arts, devenant à leur tour incontournables dans la carrière du jeune artiste. Dans la première moitié du siècle, l’hellénisme et l’orientalisme se partagent les faveurs des artistes. L’Ecole française d’Athènes est créée en 1846 et accueille des archéologues, mais aussi de jeunes architectes, pour les entraîner à copier les temples anciens. Quant à l’orientalisme, c’est un mouvement hétéroclite, profondément lié au voyage en Orient à une époque où la France entreprend la conquête de l’Algérie (1830-1847). Se développant chez des artistes aux styles extrêmements variés, il apporte, particulièrement à la peinture, de nouveaux thèmes, et influence aussi certains écrivains. A la fin du siècle se développe également le japonisme, qui inspire la peinture et les arts décoratifs.
Restons encore un peu sur l’orientalisme, et plus précisément sur les carnets d’Eugène Delacroix. Je me permets ce petit ex-cursus, qui n’a à voir ni avec la bande dessinée (quoique…) ni avec l’architecture (quoique encore), car la démarche de Delacroix participe à fonder, dans notre culture occidentale, le mythe de l’artiste voyageur chez qui la vision de monuments et de modes de vie étrangers devient une source d’inspiration pour des oeuvres officielles et diffusés. En 1832, Delacroix est choisi pour accompagner une mission diplomatique en Afrique du Nord. De janvier à juillet, il remplit les pages de ses carnets de notes et de croquis d’après-nature, généralement coloré l’aquarelle. Il ne s’agit bien sûr que de carnets de notes, en rien destinés à être publiés. Ils sont actuellement conservés pour trois d’entre eux au musée du Louvre et un quatrième au musée Condé de Chantilly. Ils permettent à Delacroix de constituer un répertoire de figures et de décors qu’il réutilisera par la suite dans ses toiles orientalistes (aucune toile n’a été réalisée pendant le voyage en Orient). On retrouvera une démarche identique (le voyage comme phase préparatoire) chez les auteurs de bande dessinée.

Revenons-en à nos architectes voyageurs. Chez les architectes, le voyage à l’étranger signifie le plus souvent le relevé des édifices anciens et modernes pour pouvoir y trouver quelque inspiration et appliquer en direct un savoir jusque là théorique. Certains, contrairement à Delacroix, ne se contentent pas de prendre des notes : ils publient après leur voyage un ouvrage illustré de gravures. C’est le cas de Louis-Pierre Baltard (1764-1846) qui poursuit une double carrière de graveur et d’architecte.

Gravure par Louis-Pierre Baltard représentant le Colisée et l'arc de Constantin, deux célèbres monuments antiques de la ville de Rome (1806).

Il publie en 1806 un Voyage pittoresque dans les Alpes accompagné de gravures représentant les principaux monuments romains (téléchargeable sur Gallica). Les gravures illustrent bien l’attraction que les célèbres monuments italiens peuvent avoir sur des architectes français élevés dans le respect de la culture classique. Les ouvrages architecturaux de voyage servent à la distraction, à l’évasion du lecteur, comme à la transmission de modèles jugés intemporels (Baltard en publiera d’autres, sur l’Espagne, l’Egypte ou sur Paris). Lorsqu’il fait paraître son livre, Baltard est professeur d’architecture à l’Ecole polytechnique de Paris et la visée documentaire n’est sans doute pas très loin. Le statut du dessin d’architecture au sein du récit de voyage est pourtant ambigu : il n’est pas un travail aussi spontané que dans le cas de Delacroix. Baltard écrit dans une lettre adressée à l’un de ses amis pendant son voyage (lettre retranscrite dans la relation du voyage italien) : « J’ai dans ma poche un livre de croquis dont je détache quelques feuilles, elles vous feront voir combien [Rome] est pittoresque. ». Voilà un témmoignage de cette pratique du carnet de voyage d’architecte. Mais, pour les besoins de la publication, ces croquis sont transformés en gravures élaborées qui sont autant des vues d’architectes que des gravures de paysage, mettant l’accent sur le « pittoresque » plus que sur la technique architecturale. Ce n’est donc pas sans un travail de reprise que Baltard passe du carnet de voyage privé à l’album destiné au public. Par la suite, Baltard conçoit de nombreux édifices publics et travaille notamment sur l’architecture des prisons et des hôpitaux (il est aussi le père de Victor Baltard, architecte des Halles de Paris).
La tradition du voyage initiatique ne se perd pas avec le XXe siècle. Prenons l’exemple de Le Corbusier (1887-1965), l’un des architectes les plus célèbres du siècle dernier, un des tenants du modernisme architecturale de l’entre-deux-guerres.

Extrait du carnet de Le Corbusier en Grèce, ici le Parthénon (1911)

Durant ses années de formation, il réalise de nombreux voyages en Europe centrale (1907-1908) puis en Orient (1911 ; source : Fondation Le Corbusier). De ce dernier voyage (qui l’entraîne de Prague à Istanbul en passant par Athènes), il rapporte un ensemble de six carnets (aujourd’hui conservés par la fondation Le Corbusier à Paris). S’ils ne seront jamais entièrement publiés de son vivant, Le Corbusier se servira fréquemment, dans la suite de sa carrière, des enseignements que contiennent les croquis et dessins d’architecture portés dans les carnets. Les édifices antiques conservent pour lui ce statut d’architecture originelle, essentielle dans sa simplicité. Le voyage en Orient est un moment fondateur de la pensée architecturale de Le Corbusier.

On aurait tort de penser que la pratique du dessin de voyage par les architectes est une pure oeuvre d’imitation. Le cas des ruines antiques démontre bien souvent le contraire. En Grèce, admirant le Parthénon ou l’Acropole (dont les archéologues français et anglais gèrent la restauration, ou parfois le pillage officiel), les architectes ne se contentent pas de réaliser des dessins des édifices en question : ils se risquent à des reconstitutions, ajoutant de la couleur là où seul le blanc du marbre reste et imaginent toute une cité là où ne demeurent que quelques ruines. Cette exercice d’imagination, fréquent au XIXe siècle, est bien sûr tout à fait formateur pour un architecte dont le métier consiste à savoir reproduire et interpréter des techniques de construction. Jacques Hittorff (1792-1867), architecte de la Gare du Nord à Paris à la fin de sa vie, publie en 1851 chez Firmin Didot une Restitution du temple d’Empédocle à Sélinonte sous-titrée « L’architecture polychrome chez les Grecs ». Ce livre est le résultat de plusieurs années de recherches dont le point de départ est un voyage en Sicile en 1823-1824. Il se situe à mi-chemin entre le carnet de voyage hélleniste et l’essai technique pour contribuer à l’histoire des arts, dans le cadre du débat sur la polychromie à l’époque antique.

La bande dessinée : du carnet de voyage intime au carnet publié
Si les archives permettent de se faire une idée de l’importance du voyage dans la carrière d’un architecte, l’absence d’archives d’auteurs de bande dessinée m’empêche de suivre, pour le temps limité de cet article, le même cheminement (et a fortiori d’archives numérisées). Il va donc falloir trouver des biais… Heureusement, certains ouvrages, généralement publiés en accord ou en collaboration avec l’auteur, peuvent nous renseigner sur les voyages des auteurs de bande dessinée. A l’expo Archi et BD était par exemple exposés des extraits d’un carnet de voyage de Zep, le créateur de Titeuf. Et souvenez-vous de la monographie consacrée à André Juillard, Entracte : elle aussi nous invite à passer de l’autre côté du miroir et à voir quelques études préparatoires pour des décors. Chez Juillard, le croquis d’architecture a la même précision que ceux de Baltard, à mi-chemin entre la vue pittoresque et la reconstitution préparatoire. Si plusieurs dessinateurs travaillent à partir d’une documentation papier, d’autres, dessinateurs voyageurs, prennent dans des carnets des croquis sur le vif dont ils se serviront plus tard pour les décors de leurs albums. Comme pour les artistes des siècles passés, le carnet de croquis est un instrument de travail.
Depuis une vingtaine d’années, pourtant, le carnet de voyage quitte l’atelier et se dégage comme genre à part entière au sein des productions graphiques et littéraires des auteurs de bande dessinée. En cherchant à retrouver des oeuvres entrant dans cette catégorie, j’ai croisé la route de dessinateurs voyageurs connus : Loustal, Jacques Ferrandez, Emmanuel Lepage… Mais aussi d’autres noms de la bande dessinée contemporaine : Jano, Christophe Blain, Dupuy et Berberian, Golo, Guy Delisle, Nicolas de Crécy, Joann Sfar, Pierre Wazem. La maison d’édition l’Association a publié plusieurs ouvrages collectifs de voyage (L’Association en Egypte, L’Association au Mexique) et vous avez sans doute vu apparaître dans les rayonnages de vos librairies de guides touristiques Lonely Planet illustrés par des auteurs de bande dessinée (Bruxelles par François Schuiten, Venise par Hugo Pratt, ressuscité pour l’occasion!). Autant de déclinaisons du carnet de voyage : ce qui frappe d’abord est la diversité des approches. S’il y a une inspiration commune (raconter, en mêlant images et textes, un voyage à l’étranger), chaque auteur choisi son propre angle d’attaque, selon sa sensibilité. Ce qui peut varier est le degré de fiction : Guy Delisle bâtit ses récits de voyage publiés à l’Association comme une suite d’anecdotes dont la véracité nous importe peu mais qui servent à construire une image très personnelle du pays visité (le héros se préoccupe plus souvent de sa vie quotidienne que du voyage à proprement parler). D’autres dessinateurs préfèrent nous livrer des images seules, avec très peu de textes. Chez Sfar, au contraire, se dégage un flux scriptural constant (courant chez ce volubile dessinateur) qui s’accompagne de dessins dont la nature est guidée par la flânerie de l’auteur.

Un palais indien dans le carnet de Joann Sfar, Maharajah, 2007


En marge du dessin ci-contre, Sfar avoue par exemple « Comme je passe mon temps à dessiner, je n’écoute rien de ce que dit le guide. ». Amusante remarque qui oppose, à la vision didactique du carnet publié comme invitation au voyage par la connaissance du pays, celle du dessin comme moyen de s’approprier un édifice par son seul ressenti, sans attention portée à l’exactitude ou à l’Histoire.

S’il fallait comparer les carnets des dessinateurs de bande dessinée contemporaine à ceux des architectes du passé, présentés plus haut, la principale différene tiendrait à deux pratiques différentes du dessin pour deux « regards » différents sur l’architecture. L’architecte pose sur les édifices qu’il croise pendant son voyage un regard scientifique : son dessin vient s’ajouter à un savoir emmagasiné sur les techniques et l’histoire de l’architecture, tel Hittorff cherchant, comme beaucoup de ses collègues, à comprendre la polychromie des temples grecs. Même dans le cas de dessins et gravures mettant l’accent sur le pittoresque et sur la mise en scène de l’architecture dans son environnement (chez Baltard ou le Corbusier), le carnet de voyage reste un instrument de travail et de transmission du savoir. Le regard du dessinateur de bande dessinée est différent, peut-être plus proche de celui de Delacroix découvrant l’Afrique du Nord. Tout d’abord, il est le résultat d’une véritable technique graphique, un style reconnaissable qui implique telle manière de tenir le crayon, telle manière de rendre compte de la réalité. L’exemple des carnets de Sfar est en ce sens assez caractéristique de ce processus d’appropriation graphique à l’oeuvre dans le carnet de voyage de dessinateur. Ensuite, il n’obéit généralement pas à des impératifs de travail, mais à la construction, a posteriori, d’un récit de voyage qu’il intégrera ces éléments architecturaux.
S’il est un dessinateur connu pour son goût des voyages, c’est bien Jacques de Loustal.

Une maison en Guadeloupe dans un carnet de voyages de Jacques de Loustal, 1988


En 1990, il publie chez Futuropolis un premier Carnet de voyages qui sera réédité en 1997 par le Seuil, et suivi par quatre autres volumes pour les années 1991-2005. Dans le premier album de cette série de carnets, il propose au lecteur des dessins réalisés de 1981 à 1989 lors de ses voyages dans le monde : Maroc, sud de la France, Guadeloupe… Contrairement aux albums suivants, celui-ci laisse la part belle au dessin d’architecture. Comme les architectes, il met en scène le bâtiment pour le rendre lisible, en limitant par exemple la présence humaine pour conférer une forme de monumentalité à une simple maison. Mais Loustal fait preuve d’un vrai sens de l’originalité graphique : son but n’est pas de reproduire un édifice, mais d’étudier les différentes manières d’en rendre compte sur une feuille de papier. Cela se traduit par une diversité de techniques (crayon, aquarelle, pastel, feutre) et par une diversité de styles. Face à l’architecture, Loustal ne recherche pas un réalisme imitatif mais plutôt l’interprétation selon ses propres codes. On retrouve dans le dessin de cette maison guadeloupéenne son goût pour un schématisme des formes qui n’hésite pas briser les lois savantes de la perspective ou du naturalisme.

Du carnet à la fiction : autour de Ferrandez et de Lepage

Deux auteurs de bande dessinée incluent le genre du « carnet de voyage » dans leur oeuvre, y compris dans leur oeuvre de fiction.
Jacques Ferrandez est principalement connu pour sa série Carnets d’Orient dont la publication s’étend de 1987 à 2009.

Jaques Ferrandez dans Irak, 2001 : vue actuelle des murailles de la Babylone antique (aquarelle)


Né en Algérie, il consacre une grande partie de son oeuvre à l’évocation de l’histoire de ce pays : les Carnets d’Orient ne sont pas des carnets de voyage personnels mais une fresque historique retraçant l’évolution de l’Algérie depuis sa colonisation par la France dans les années 1830 jusqu’à son indépendance en 1962. La série est l’occasion de reconstitution architecturale historique qui relève plutôt de la bande dessinée historique dont je parlais dans mon précédent article. En marge de cette série, Ferrandez publie, toujours chez Casterman, d’autres types de Carnets d’Orient qui sont, cette fois, de véritables carnets de voyage en Syrie (1999) à Istanbul (2000), en Irak (2001), au Liban (2001) et des Retours en Algérie (2006). Il s’agit de récits de voyage illustrés très aboutis, mêlant, de lieux en lieux, des textes et des dessins. L’équilibre entre l’évocation sur le vif, à la manière de Sfar, et la découverte d’une autre culture et d’autres paysages est réussi. Au parcours de Ferrandez est donné un rythme que le lecteur peut suivre tout en apprenant la date de construction de tels édifices ou son sort actuel. Les vues architecturales reprennent l’idéal « pittoresque » du dessin de paysage traditionnel. Dans l’introduction du volume Irak, dix ans d’embargo (en collaboration avec Alain Dugrand), Ferrandez expose sa méthode : « Il va de soi que ces choses vues furent happées, « croquées » au vol. (…) En France, reprenant croquis, notes et gribouillis, les sentiments s’en sont mêlés. Quelques solides lectures, enfin. ». Et l’ouvrage de se terminer sur une bibliographie sommaire. Signe, s’il fallait le démontrer que le genre graphique et littéraire du récit de voyage est tout aussi complexe à construire qu’une fiction.
Les deux peuvent parfois être intimement mêlés… Après un voyage autour du monde, Emmanuel Lepage entreprend de publier deux carnets de voyage : Brésil et America (en 2003, chez Casterman, encore et toujours).

La basilique de Bom Jesus de Matosinhos à Congonhas, l'une des étapes de Lepage au Brésil...


Seulement, aidé par Nicolas Michel, il choisit de mettre en scène ce voyage comme une fiction. Brésil se présente comme une tentative de reconstitution de la part de Nicolas Michel du voyage effectué par Emmanuel Lepage au Brésil à partir de croquis, de carnets, de photos, de tickets de métro laissés par ce dernier qui, à la suite de ce voyage, aurait disparu (mystère exposé dans l’introduction). Chaque étape devient l’occasion d’une brève histoire autour de quelques personnages : Nicolas Michel marche dans les pas de Lepage, interroge les gens qu’il a rencontré, et agrémente le tout des dessins du disparu qu’il a retrouvé sur son chemin… Alors, le dessin d’architecture remplit une double fonction auprès du lecteur : celle du récit de voyage (donner à vivre le voyage) et celle de la fiction (introduire un effet de réel, faire pénétrer le lecteur dans l’histoire qui lui est racontée). Tout au long du récit, les architectures nous rattachent à la réalité du pays, au « véritable » voyage derrière la fiction. Lepage trouve ici la manière d’introduire des dessins d’architectures qui donnent l’illusion d’être pris « sur le vif » au sein d’une fiction en réalité très construite. Ce n’est pas le voyage que suit le lecteur, mais sa reconstitution, à laquelle participe le dessin. La potentialité d’imaginaire que peut contenir un simple voyage est ici parfaitement exploitée : « C’est finalement la seule chose que l’on peut conseiller aux curieux en tous genres : laisser infuser les mots et les images, autoriser les rêves à prendre chair. ».

Pour en savoir plus :

Site sur les carnets de Delacroix
Site de la fondation Le Corbusier :
Dossier documentaire sur le voyage en Italie sur Gallica, la bibliothèque numérique de la Bibliothèque nationale de France
Jacques de Loustal, Carnet de voyages, Seuil, 1997-2006 (5 volumes)
Jaques Ferrandez, Carnets d’Orient, Casterman, 1987-2009 pour la série historique, 1999-2006 pour les récits de voyage
Emmanuel Lepage, Brésil – Fragments d’un voyage, Casterman, 2003

Archi et BD 3 : L’architecture dans la bande dessinée historique

L’exposition Archi et BD, actuellement à la Cité de l’architecture et du patrimoine, se termine à la fin du mois de novembre. J’en avais fait une critique au début de l’été et il m’était apparu qu’elle comportait bien trop de lacunes pour porter un regard pertinent sur son sujet. Qu’à cela ne tienne ! Comme on est jamais aussi bien servi que par soi-même, voici, d’ici la fin de l’exposition, une série d’articles pour démontrer qu’il était possible de faire une exposition intelligente, en ciblant davantage les thèmes, avec de belles images et peu de moyens (heureusement sans planches originales et malheureusement sans affiche de Nicolas de Crécy !).
L’architecture, c’est aussi un patrimoine et un art dont l’histoire sert à identifier les époques et les styles. Si François Schuiten, dans l’univers imaginaire des Cités Obscures, peut se permettre de mêler les courants, il n’en va pas de même pour les auteurs de bande dessinée historique. Dans ce genre spécifique et ancien, la tradition a progressivement imposé un traitement rigoureux de la représentation architecturale au moyen d’une solide documentation. Chez des auteurs comme Jacques Martin, François Bourgeon, Hermann ou André Juillard, l’architecture s’impose dans les cases. (cliquer pour agrandir les images en lisant l’article)

Archi et BD 1 : Villes rêvées de l’an 2000
Archi et BD 2 : Les Cités Obscures de Schuiten et Peeters, une encyclopédie de l’architecture

La tradition documentaire et pédagogique dans la bande dessinée historique traditionnelle
La bande dessinée historique est vieille comme la bande dessinée pour enfants. Dans les illustrés français des années 1900, à côté d’histoires en images humoristiques et fantaisistes, se trouvent des récits retraçant de grandes dates de l’Histoire de France, la vie de personnages célèbres, ou des fictions historiques. Les dessinateurs sont parfois les mêmes (citons par exemple Ymer ou Georges Omry, ce dernier auteur d’une « Histoire de France par l’image » dans La Jeunesse Illustrée) et ces oeuvres n’ont ni plus ni moins de mérite et de qualité que les autres histoires en images paraissant dans le journal. Leur objectif est la pédagogie par l’image : nous sommes dans les premières décennies de la IIIe République, les lois scolaires des années 1880 imposent dans les écoles l’enseignement d’une Histoire de France mythifiée et scandée par de grands thèmes. Cette évolution pédagogique est relayée dans certaines revues (Les Belles Images…) soucieuses de ne pas perdre de vue la mission éducative de la presse pour enfants et auxquelles il vient l’idée d’instruire tout en divertissant au moyen d’images et de fictions. Ce terreau originel de la bande dessinée historique française ne sera jamais vraiment perdu de vue par les auteurs qui suivront.
Mais pourquoi en parler dans un article sur l’architecture et la bande dessinée ? Les premiers auteurs brodant sur des thèmes historiques n’attachent pas une attention très poussée à l’architecture et à son historicité, qui n’est souvent qu’esquissée : on se concentre avant tout sur les gestes et les attitudes des personnages. L’architecture est un décor le plus souvent stéréotypé. Ymer apporte un soin particulier aux décors intérieurs qui semblent inspirés par la peinture d’histoire de l’époque, autrement dit par l’image que se fait le XIXe siècle d’époques comme l’Antiquité ou le Moyen-Age (à tout seigneur tout honneur : je reprends là une observation de Thierry Groensteen). La recherche de véracité dans la représentation architecturale demeure donc assez faible, l’enseignement de l’histoire passe avant tout par la connaissance de scènes et moments emblèmatiques de l’Histoire de France. Il serait intéressant d’étudier la proximité de ces décors avec ceux des illustrations de manuel scolaire de l’époque.

Chez René Giffey, ici pour Cinq-Mars, l'achitecture est certes un simple décor dans de petites vignettes, mais il faut admirer la précision du trait.


C’est là qu’intervient l’importance de la documentation dans le travail des dessinateurs de bande dessinée : cette pratique qui consiste à préparer un album par un travail de fond qui passe soit par des repérages de terrain, soit par la constitution d’une documentation iconographique de sources les plus divers. Ce phénomène est particulièrement connu dans le cas d’Hergé, dont les archives servent régulièrement de point de départ à une explication de l’oeuvre. Les dessinateurs français de bande dessinée historique, dans les années 1940-1950, conduisent probablement un même travail documentaire. René Giffey, Raymond Cazanave, Etienne Le Rallic, Bob Dan contribuent, selon la tradition du début du siècle, à imposer à la bande dessinée historique deux caractéristiques : le réalisme académique du trait et l’accent mis sur les attitudes des protagonistes, reléguant les architectures comme simples décors. Chez Cazanave et Bob Dan, toutefois, les plans d’ensemble sont plus nombreux, tandis que chez Giffey (dans Cinq-Mars, vers 1954), les architectures, même simplement esquissées derrière les personnages, sont extraordinairement précises.
Dans le même temps, c’est en Belgique, autour d’Hergé et du journal Tintin que la bande dessinée historique réalise une synthèse entre l’aventure et la pédagogie où la dimension documentaire, et la précision des décors et des architectures est essentiel. Ce trait est déjà présent chez Jacobs : les lecteurs du Mystère de la grande pyramide se souviennent peut-être que la première page de l’album (reprenant, je le suppose, la publication dans la revue à partir de 1952) est occupée par des considérations sur l’architecture égyptienne des pyramides et des tombeaux. Avec Jacques Martin, l’auteur d’Alix, les vastes vues de villes antiques se proposent au lecteur comme de véritables reconstitutions historiques détaillées. Reste à savoir, comme dans la période précédente, d’où vient la documentation de l’auteur : évocation graphique de manuels scolaires ou recherche érudite dans des livres d’histoire et d’archéologie ? Encore une fois, il s’agit de ne pas oublier que les revues de l’après-guerre sont destinées aux enfants et affirment un rôle pédagogique qui passe tantôt par des fictions historiques que par des articles et des bandes dessinées nettement didactiques : les Histoires de l’Oncle Paul remplissent dans Spirou le même rôle que les Histoires vraies de Tintin. Cette même revue publie, durant l’année 1949, une suite d’articles sur l’histoire de l’art occidental dans lesquels prend place l’histoire de l’architecture.

Les plans s'élargissent, ici chez Jacques Martin, très précis dans la reconstitution architecturale et la gestion de l'espace (Alix, Les légions perdues, 1962-1963)

Une place grandissante de l’architecture dans le renouveau de la BD historique des années 1980
Cette introduction, certes longue, était sans doute nécessaire pour expliquer la force de la tradition de la bande dessinée historique francophone (présente en France et en Belgique dans l’immédiat après-guerre) qui connaît un renouveau dans les années 1980, à travers des auteurs comme François Bourgeon, André Juillard, Didier Convard, Frank Giroud, tous présents dans le catalogue de Jacques Glénat. Ce dernier s’attache d’ailleurs, en même temps qu’il publie de jeunes auteurs, à rééditer les grands noms français, en partie oubliés, de la bande dessinée historique (Giffey, Le Rallic, Cazanave…). Les revues éditées par Glénat, Circus et surtout Vécu, concentrent des auteurs de bande dessinée historique qui poussent le genre hors de son tropisme enfantin originel. L’une de leur qualité incontestable est la précision documentaire : si elle est sans doute liée à l’héritage pédagogique du genre historique, elle s’en détache pour devenir une des caractéristiques du réalisme historique des récits. Réalisme qui se concrétise par une documentation et une érudition magistrale. Chez certains, comme André Juillard, il s’agit avant tout d’une passion pour l’Histoire, mais d’autres, comme Frank Giroud, ont suivi, avant d’être dessinateurs, une formation académique d’historien.
L’architecture devient alors une des données du réalisme documentaire historique, le plus souvent dans sa dimension monumentale (représentation d’édifices célèbres reconnaissables) mais parfois aussi dans la représentation de l’habitat du quotidien, ou des tentatives de reconstitution, pour les époques les plus anciennes. Les éléments architecturaux ne sont alors plus de simples décors stéréotypés derrière les personnages mais occupent une place essentielle, servie par la précision académique du trait de ces auteurs, qui n’oublient pas une brique ou une ardoise. On voit alors se multiplier, particulièrement en introduction aux scènes de dialogue, des plans très larges sur le lieu de l’action : André Juillard est un habitué de cette technique. Et quand il dessine le palais royal du Louvre dans Les 7 vies de l’Epervier, il dessine effectivement le palais royal du Louvre tel qu’il pouvait être au XVIIe siècle. Ce procédé semble relever à la fois d’une nécessité narrative (signaler au lecteur que l’on change de lieu, et éventuellement lui indiquer, par la seule architecture, de quel lieu il s’agit lorsque le monument est reconnaissable) et d’une jouissance propre au dessinateur qui doit se documenter pour proposer une reconstitution virtuose du bâtiment.

Pour terminer sur l’architecture dans la bande dessinée historique, et avant de passer à l’évocation de quelques auteurs, une petite piste de recherche : il faudrait étudier les liens entre la nature de la documentation des auteurs de bande dessinée historique et l’évolution des connaissances sur l’archéologie du bâti et le patrimoine architectural. Outre le fait, anecdotique, que de nombreuses pages d’Alix ressemblent aux reconstitutions graphiques que peuvent proposer les archéologues pour rendre compte d’un site, la question est bien celle de la circulation des images dans notre société, et dans le cas présent la circulation des représentations architecturales de notre passé en dehors des cercles universitaires. Il me semble, par exemple, que les architectures chez Martin sont bien plus proches des reconstitutions présentées dans les ouvrages historiques que des décors de cinéma des peplums holywoodiens qui représentent un « stéréotype » d’architecture antique. Ce fait est confirmé par Jacques Martin lui-même qui déclare, dans une interview donnée à Thierry Groensteen, qu’il emploie, dès les débuts d’Alix en 1948, une documentation scientifique importante, d’abord issue de bibliothèques publiques puis achetée par ses propres moyens. Il dit notamment être allé puiser chez les archéologues anglo-saxons qui, contrairement à leurs homologues français, sont plus enclins à dresser des reconstitutions graphiques des sites qu’ils étudient, et élaborer des hypothèses architecturales. Il se montre tout à fait conscient que les vestiges actuels ne peuvent donner qu’une image approximative de l’architecture antique ; il fait preuve, à l’égard des sources, d’une rigueur et d’un scepticisme d’historien et d’un souci constant de véracité. Il explique ainsi que, pour ses albums les plus récents (nous sommes en 1984 au moment de l’interview), il a rompu avec l’image traditionnelle mais fausse des temples romains de marbre blanc pour leur donner des couleurs, comme c’était le cas dans l’Antiquité. Le souci pédagogique n’est jamais loin chez Martin : « Je crois que je peux à présent me permettre ce surcroît de réalisme, et même que j’y suis tenu, dans la mesure où l’on me considère de plus en plus comme un auteur de référence pour tout ce qui touche à l’Antiquité. ». Les albums les plus récents d’Alix, dessinés par les sucesseurs de Martin, mort en janvier dernier, sont clairement orientés dans une optique didactique, sur les villes de l’époque romaine (série « Les Voyages d’Alix », depuis 1996). La bande dessinée historique, dans sa représentation d’une architecture que nous ne connaissons que par recoupement toujours lacunaires, peut être le reflet de l’état des connaissances à une époque donnée, tout comme elle peut être l’endroit où se transmettent les clichés récurrents sur une époque, cela en fonction du rapport que le dessinateur possède face au travail de documentation.

Des traitements différenciés : l’architecture chez Hermann, Bourgeon et Juillard

Voyons maintenant quelques parcours individuels dans le monde de la bande dessinée historique, et leur traitement de l’architecture :

Représentation du chantier d'une cathédrale par Hermann, image type de notre vision du Moyen Age ici dynamisée par la plongée (Les Tours de Bois Maury, tome 1, p.10 ; 1984)


Ce qui peut m’intéresser chez Hermann n’est pas tant la question de la documentation : il ne se situe pas à proprement parler dans la veine rigoriste d’un Martin. Mais ce qui importe est la place donnée au décor, sans cesse fourmillant de détails et très travaillé. Les vues larges sur des bâtiments sont fréquents dans ses albums, et la maîtrise de la spatialité architecturale lui permet quelques audaces graphiques, moins sages que dans la veine classique de la bande dessinée d’histoire, où les bâtiments ont souvent quelque chose de figé et de solennel. Dès le premier épisode des Tours de Bois Maury, l’un des héros est un maçon, « bâtisseur de cathédrales ». Pour souvenir, la relation entre le Moyen Âge et les grands chantiers de cathédrales se répand dans le grand public à partir de la parution de l’ouvrage de Georges Duby Le Temps des cathédrales en 1976. Hermann commence sa série en 1984 pour la fameuse revue Circus de Glénat et, quatre ans plus tard, paraît le best-seller anglais de Ken Follet Les Piliers de la terre qui tourne autour d’une famille de bâtisseurs médiévaux. Il n’y a bien sûr pas nécessairement de lien direct entre ces trois oeuvres mais Les Tours de Bois Maury s’inscrit aussi dans un ensemble de représentations liées à son époque. Dès le premier album, Hermann en profite pour dessiner, en plongée, le chantier d’un édifice religieux, refusant une représentation statique de l’architecture qu’il cherche ici inachevée et dynamique (il faudrait toutefois voir si cette représentation de l’architecture n’est pas directement issue de la manière dont les manuels d’histoire représente les chantiers médiévaux, utilisant la plongée à des fins didactiques pour montrer les étapes de la construction). Est-ce un souvenir de sa propre formation d’architecte ? Nadine Douvry signale que le type de château tout en pierres dessiné d’abord par Hermann ne correspond pas à la réalité de l’époque choisie (le XIe siècle), mais nuance en expliquant que l’auteur corrige le tir dans les albums suivants en préférant la représentation de châteaux de bois, des « mottes castrales », moins anachroniques. Au fur et à mesure, Hermann cherche l’exactitude entre l’architecture et l’époque, sans aller jusqu’à l’évocation érudite à la façon de Bourgeon ou Juillard. Mais les lieux commencent à se faire plus identifiables à mesure que le chevalier Aymar de Bois Maury se déplace, du pays de Caulx jusqu’en Terre Sainte. Au-delà de l’aventure, le moyen âge d’Hermann en ressort au moins vraisemblable.

Dans cette double page, Bourgeon représente sous tous les angles la Nottoway Plantation... (Les Passagers du vent, t.6, p.24, 2009)


... un bâtiment authentique de Louisiane, construit autour de 1858


Parler de la documentation dans la bande dessinée historique sans parler de François Bourgeon ne me paraît guère possible : ce dessinateur est justement connu pour l’immense documentation dont il se sert pour ses albums et à sa recherche de réalisme historique dans les dialogues comme dans les décors. Il commence chez des éditeurs confessionnels (Fleurus et Bayard) et, dès cette époque, se consacre à des dessins historiques pour des livres à visée éducative (Il dessine notamment en 1978, pour Univers Média, un Maître Guillaume et le Journal des bâtisseurs de cathédrales sur le Moyen Âge scénarisé par Pierre Dhombre : la trace de la pédagogie n’est jamais loin !) C’est peu de dire, également, que la représentation architecturale est une des données du style de Bourgeon. Il s’applique à dessiner, avec un hyperréalisme presque photographique, les villes et les maisons, imaginaires ou non, et multiplie les angles de vues (vue frontale, vue aérienne, vue de biais) pour renseigner le lecteur sur la spatialité des lieux. D’autre part, il s’applique à reproduire les styles historiques avec une grande attention, s’appuyant sur une documentation pointue : la plupart des bâtiments représentés ont un modèle historiquement juste (à l’image de la Nottoway Plantation du dernier opus des Passagers du vent, bâtiment réel construit en 1857-1859 et visité par l’héroine de Bourgeon en 1863). Pour représenter la Marie-Caroline, le navire sur lequel se situe l’action des Passagers du vent (série commencée en 1979), il se rend au musée de la Marine où il étudie les maquettes. Il utilise un ouvrage de Jean Baudriot, renovateur du modélisme naval, Le vaisseau de 74 canons (1977) pour maîtriser l’aménagement intérieur des vaisseaux du XVIIIe siècle. Le travail de Baudriot est justement basé sur l’importance du dessin dans la transmission de son savoir historique. Le souci d’exactitude de Bourgeon est le même lorsqu’il représente des villes au XVIIIe siècle : la reconstitution passe par la consultation de cartes, de gravures, de peintures, et de monographies sur les architectures des pays traversés. Comme Martin et Hermann l’ont souligné avant lui, c’est dans les études historiques anglo-saxonnes qu’il trouve des tentatives de reconstitution et des précisions sur l’histoire matérielle dont il peut s’inspirer. On pourrait continuer au fil du récit pour les autres lieux traversés : chacun d’eux nécessitent, de la part de l’auteur, des recherches bibliographiques, des témoignages iconographiques et parfois même la réalisation de maquettes. Tout ce travail se ressent parfaitement dans les albums où les architectures, loin d’être de simples décors, se déploient sur de très larges cases et imposent leur présence et leur réalisme.

Juillard utilise l'architecture monumentale et reconnaissable pour introduire des séquences narratives (Les 7 vies de l'Epervier, t.2, p.3 ; 1992)


André Juillard m’a toujours semblé être parmi les plus classiques des auteurs de bande dessinée historique, aussi bien par son trait, qui s’inscrit dans le mouvement de retour au style d’Hergé et Jacobs, dit « ligne claire », que dans son traitement de l’architecture et des villes. L’inspiration de Martin est très nette. Il a d’ailleurs travaillé avec lui pour la série Arno en 1982. Tout comme Bourgeon, il passe entre les mains des éditions Fleurus et c’est là qu’il commence à réaliser des récits historiques, autour de 1976 (Bohémond de Saint-Gilles). Outre d’autres séries historiques (Arno, Masquerouge…), il commence en 1983 dans Circus Les 7 vies de l’Epervier avec Patrick Cothias au scénario. La série se déroule au début du XVIIe siècle et, contrairement à Hermann et Bourgeon qui décrivent des personnages fictifs (de la « petite histoire » face à la « grande Histoire », pour être grossier et réducteur), Juillard et Cothias n’hésitent pas à se confronter à des figures historiques tels que le roi Henri IV et la vie de la Cour. Dans le même ordre d’idées prime la représentation de monuments historiques importants sur celle de l’habitat du quotidien. Juillard se montre très à l’aise dans des représentations solennelles de grands édifices, notamment les différents palais royaux (Saint-Germain-en-Laye, le Louvre). Il représente un Paris beaucoup plus monumental que réel où se détachent les tours de Notre-Dame et le palais du Louvre (à l’image de celui que nous pouvons contempler au XXe siècle). Là où Hermann aime les détails et les enchevêtrements, les édifices de Juillard sont plus propres, avec des lignes et de perspective beaucoup plus nettes et marquées, plus proche du travail de Martin, par exemple. La représentation de l’architecture est très calibrée. Généralement plus rare, elle joue un rôle avant tout narratif, pour introduire et opérer les transitions entre les différentes scènes. Reste que Juillard fait bel et bien partie de la tradition du réalisme documentaire et de l’académisme graphique propre à la bande dessinée historique des années 1980.

Pour en savoir plus :
Des ouvrages que j’aurais aimé lire plus en détail et dont la lecture attentive ferait apparaître que l’article ci-dessus ne constitue guère plus qu’une introduction sur le sujet. D’autre part, il s’agit de ne pas oublier que la bande dessinée historique ne se limite pas à l’école du réalisme documentaire et que, dans les années 1990, des auteurs comme Christophe Blain renouvellent le genre. Comment traitent-ils alors de l’architecture ?
Sur la reconstitution historique chez Jacques Martin, l’ouvrage d’entretien mené par Thierry Groensteen Avec Alix (Casterman, réédité en 1987) offre des pistes intéressantes.
Sur André Juillard, le catalogue Entracte (2006) permet de contempler la maîtrise du dessin d’architecture, historique ou non, par l’auteur, dans ou hors du cadre de la seule bande dessinée. Il existe également une monographie-interview par Michel Jans et Jean-François Douvry parue chez Mosquito en 1996.
Sur Hermann : Hermann, une monographie par les mêmes auteurs que pour Juillard, Mosquito, 1997. On y trouve une analyse historique des Tours de Bois-Maury par Nadine Douvry. Et son site officiel : http://www.hermannhuppen.be/
Sur François Bourgeon, l’ouvrage de Michel Thiébaut Les Chantiers d’une aventure : autour des Passagers du vent (Casterman, 1994, réédité en 2010 par 12bis) permet de se faire une bonne idée de l’impressionnant travail de documentation historique de l’auteur.

Archi et BD 2 : les Cités Obscures de Schuiten et Peeters, une encyclopédie de l’architecture

L’exposition Archi et BD, actuellement à la Cité de l’architecture et du patrimoine, se termine à la fin du mois de novembre. J’en avais fait une critique au début de l’été et il m’était apparu qu’elle comportait bien trop de lacunes pour apporter un regard pertinent sur son sujet. Qu’à cela ne tienne ! Comme on est jamais aussi bien servi que par soi-même, voici, d’ici la fin de l’exposition, une série d’articles pour démontrer qu’il était possible de faire une exposition intelligente, en ciblant davantage les thèmes, avec de belles images et peu de moyens (heureusement sans planches originales et malheureusement sans affiche de Nicolas de Crécy !).

Archi et BD 1 : Villes rêvées de l’an 2000

Il me semble difficile de parler d’architecture et de bande dessinée sans évoquer la figure de François Schuiten, et l’oeuvre qu’il développe, en collaboration avec Benoît Peeters, dans le cycle dit des Cités obscures, édité par Casterman depuis 1982. Les Cités obscures, qui compte actuellement une douzaine d’albums de bande dessinée et de multiples livres dérivés, emprunte au principe de série pour mieux le détourner. Pas de récits à suivre, pas de personnage récurrent ; le point commun entre tous les albums de la série, outre l’ambiance d’inspiration fantastique (un fantastique de l’étrangeté à la Dino Buzzati, ou à la José Luis Borges), est l’univers dans lequel ils se déroulent. Le monde des Cités Obscures est un monde parallèle au nôtre, avec lequel il entretient de nombreux points communs, mais dôté d’unsystème socio-politique de cités-états, chaque cité (les « cités obscure ») ayant un caractère propre et unique. Les architectes, ou plutôt les « urbatectes » y sont donc des personnages importants capables de changer par leurs idées la vie de toute une population.

Regard encyclopédique sur un art monumental

Le rapport qu’entretient la série des Cités Obscures, et plus spécifiquement son dessinateur François Schuiten, avec l’architecture s’opère d’abord sur le mode encyclopédique. Les années 1980 ont vu se développer une forte tradition de la bande dessinée historique « réaliste » (Bourgeon, Convard, Juillard…) qui, fidèle aux principes de maîtres comme Hergé ou Jacobs, s’appuie sur une documentation extrêmement touffue pour représenter au mieux des architectures ayant existée à l’époque donnée. Schuiten s’inscrit dans ce mouvement : ses albums fourmillent de références, explicite ou implicite, à l’histoire de l’architecture occidentale ; à cette différence près que le monde des Cités Obscures est un monde de fantaisie, et que la réalité architecturale historique est susceptible d’y être transformée. Elle est une source d’inspiration, un fondement essentiel pour permettre ensuite des rêveries architecturales qu’on pourrait d’ailleurs facilement relier à la tradition des utopies architecturales présentées il y a peu. Schuiten emprunte à ce genre graphique et littéraire un vocabulaire : la démesure urbaine, les voitures volantes… Il emprunte également son principe graphique qui consiste non pas à imaginer une cité utopique de toutes pièces, mais à l’assembler en fonction d’éléments existants utilisés sur le mode de la « citation » (c’est-à-dire référençables et identifiables). Mais à l’inverse de Robida, G.Ri et Saint-Ogan, l’objectif de Schuiten est d’abord de faire rêver, non de faire rire. Son style même est une alliance entre une forte précision graphique et des sujets surréalistes et fantaisistes, par leur taille, leur exubérance, ou leur incongruité. Il appartient à une génération d’illustrateurs de mondes imaginaires (science-fiction, fantasy) qui font le choix d’un académisme graphique fort pour rendre encore plus réelle leur imaginaire.
Ce mélange réalisme/fantaisie peut s’interpréter en fonction des débuts de la carrière même de François Schuiten, né en 1956. Son père, Robert, est architecte et peintre et transmet à ses enfants le goût du « grand Art », alors que dans le même temps, eux se passionnent pour la bande dessinée de Tintin, Spirou, Pilote puis de Métal Hurlant (le frère de François, Luc, aura également une brève carrière d’auteur de bande dessinée ; une retrospective de l’oeuvre de Robert Schuiten a eu lieu en 2002 à Bruxelles, co-organisé par les deux frères). En 1975, il entre à l’Institut Saint-Luc de Bruxelles, dans la section bande dessinée alors dirigée par Claude Renard. C’est auprès de lui qu’il apprend à raconter des histoires au moyen d’images et dès 1977, il publie dans Métal Hurlant une première histoire, sur un scénario de son frère Luc, Carapaces. En 1982, il commence dans (A Suivre) le premier récit de la série des Cités Obscures, Les Murailles de Samaris, s’associant à un ami d’enfance, Benoît Peeters.

Pour être plus précis sur les rapports entre l’architecture réelle et l’architecture rêvée dans cette série, il faut comprendre que le monde des Cités Obscures, que nous décrivent Schuiten et Peeters, est très proche du nôtre. Cette proximité autorise et même justifie, scénaristiquement, des « emprunts » de différentes formes. Dans certains cas, un bâtiment existe à la fois dans le monde réel et dans le monde des Cités Obscures, tel l’impressionnant Palais de Justice de Bruxelles de Joseph Poelaert (1817-1879), achevé en 1883, qui devient le Palais des Trois Pouvoirs de Brüsel, construit par le même Poelaert. Un autre architecte belge, Victor Horta (1861-1947), est connu dans le monde des Cités Obscures, et même vénéré. Horta est un des principaux architectes de l’Art Nouveau belge, actif au début du XXe siècle (il construit en 1896 à Bruxelles une « Maison du Peuple », aujourd’hui rasée, et sa maison, excellent exemple de son art, est actuellement un musée qui lui est dédié). Les principes architecturaux de l’Art Nouveau, qui viennent rompre avec la solennité du néo-classicisme en introduisant des formes organiques, le goût du contraste et de l’ornement, la couleur, et en privilégiant la sculpture métallique souple à la pierre de taille, sert d’inspiration à Schuiten pour plusieurs de ses cités. De fait, dans le « monde réel », l’Art Nouveau, goût architectural qui se déploie entre 1890 et 1920, n’a donné lieu qu’à des édifices isolés et jamais à des cités entières. Schuiten relève le défi : dans le « monde obscur », il imagine, dès le premier album, la ville de Xhystos, faite d’entrelacs métalliques, bâtie selon les principes imaginés par Victor Horta. Signe que l’inspiration de l’architecture réelle est présente très tôt dans la série.
Autre emprunt important à l’histoire de l’art : l’ouvrage Urformen der Kunst, du photographe Karl Blossfeldt (Les formes originelles de l’art, 1928), regroupant des clichés de végétaux. Suivant, là encore, un des principes de l’Art Nouveau (utilisation de formes organiques et végétales), Schuiten imagine une cité fasciné par ce photographe, Blossfeldtstad, dont les immeubles reproduisent les formes et la complexité des images de Blossfeldt.
Dans d’autres cas, Schuiten sait aussi regarder plus en arrière, ou emprunter à d’autres aires géographiques, même si l’Europe de la Belle Epoque semble nettement avoir sa préférence. Le voyage de La route d’Armilia permet d’admirer les tours démesurées de Kobenhavn, et les gratte-ciel très new-yorkais de Muhka. Au contraire, dans La Tour, l’inspiration vient de la Renaissance italienne, à la fois dans le thème de la « Tour de Babel » qui sous-tend l’oeuvre et dans les décors choisis. Chacune des cités de l’univers de Schuiten et Peeters possède un « équivalent » dans notre monde, parfois transparent dans son nom même (Brüsel = Bruxelles, Pahry = Paris), parfois lié à des détails purement architecturaux. La cité lacustre d’Alaxis, entièrement consacrée à l’amusement et au luxe, renvoie directement à Venise.

Palais de Justice de Bruxelles par Joseph Poelaert, 1866-1883


Son interprétation par Schuiten dans la ville imaginaire de Brüsel

D’autres styles architecturaux apparaissent, l’espace d’une ou deux images, dans des albums moins narratifs et plus « illustratifs » comme L’archiviste ou L’Echo des cités. L’occasion nous est donnée alors d’admirer Genova ou Mylos.
Le jeu de Schuiten et Peeters est dans la confusion constante entre la réalité et la fiction. Dans de nombreux cas, le dessinateur s’amuse à rendre possible des architectures utopiques, impossibles à réaliser chez nous pour des raisons financières ou matérielles, mais devenant possibles sur le papier. Que l’on pense par exemple à la cité de Calvani, entièrement composée de serres-immeubles abritant des plantes exotiques variées : un rêve de botaniste devenu réalité.
La ville de référence de François Schuiten reste Bruxelles, sa ville natale. Ainsi affirme-t-il : « Bruxelles, la ville que j’habite depuis toujours, reste un extraordinaire lieu d’observation des utopies urbaines, des plus beaux projets Art Nouveau aux pires visions bureaucratiques. ». Qui a déjà visité Bruxelles sait en effet combien cette ville est un patchwork architectural qui voit cohabiter, sur un espace réduit, plusieurs visions de la ville, du vieux quartier des Marolles aux quartiers ultramodernes des institutions européennes, en passant par l’hôtel de ville XVIIIe et le palais royal. Il reproduit très largement cette ville pour l’album Brüsel.

L’architecture comme sujet et comme personnage

Photographie extraite d'Urformen der Kunst de Karl Blossfeldt, 1928


... qui sert d'inspiration à François Schuiten pour la ville de Blossfeldstad


Au-delà de cet aspect encyclopédique qui permet à un esprit un peu curieux d’en apprendre beaucoup sur l’histoire de l’architecture simplement en feuilletant les albums des Cités Obscures, l’architecture n’est pas qu’un décor, elle est aussi un personnage, ou du moins un élément essentiel de l’intrigue. Cette inspiration est évidente dans les premiers albums. Dans Les Murailles de Samaris, le héros, Franz Bauer, est chargé par les autorités de Xhystos de se rendre dans la mystérieuse cité perdue de Samaris. Une fois sur place, il se perd dans une ville labyrinthique dont les murs et les maisons changent constamment de place. La Fièvre d’Urbicande a pour décor la ville éponyme que l’urbatecte Eugen Robick est chargé de réorganiser, jusqu’à ce qu’apparaisse au coeur de la cité un « réseau » grandissant de jour en jour qui perturbe ses projets architecturaux. La Tour décrit le voyage de Giovanni Battista à travers « la Tour », des fondations jusqu’au sommet de cette construction mystérieuse dont on ignore la véritable nature, mais qui constitue un monde à part entière.

Comme dans Les Murailles de Samaris, le thème de l’architecture « mouvante » revient à plusieurs reprises, renforçant l’idée que, à l’égal de personnages humains, les cités peuvent aussi changer d’humeur et d’aspect. Cette mise en relation du destin d’un homme et de celui d’une cité est au centre de L’ombre d’un homme. L’histoire se déroule à Brentano. Max Newman, génial marchand d’assurances, est atteint par une étrange maladie qui fait que son ombre, de noir, devient colorée ; maladie qui l’entraîne progressivement en marge de la société jusqu’à ce qu’il s’en serve pour devenir artiste de cabaret. A l’étrange déchéance du héros correspond la modernisation de la ville qui change de nom (de Brentano à Blossfeldtstad) et d’architecture. Des immeubles gigantesques en forme de fleurs poussent là où se trouvaient de petites demeures ouvrières et rurales. Le mal dont est atteint le héros, en le contraignant à la pauvreté et à la vie de bohème, loin des richesses et des fastes de son ancienne vie, devient finalement le symbole d’une « résistance » face à la froide modernité architecturale. Dans La Fièvre d’Urbicande, l’apparition du « réseau » en plein milieu de la ville vient rompre la régularité souhaitée par l’urbatecte Eugen Robick, et modifie en profondeur l’aspect de la ville.
Que dire du presque kafkaïen Brüsel, pour moi un des albums les plus réussis de la série. Constant Abeels, inventeur des fleurs en plastique, s’empètre dans des méandres bureaucratiques en même temps que la modernisation accelérée de la ville, voulue par les édiles, provoque une catastrophe naturelle qui détruit la ville de Brüsel. Dans cet album, les déboires administratifs du héros répondent aux déboires architecturaux de la municipalité, sur un ton inhabituellement comique pour cette série d’ordinaire très sérieuse. Sans doute, ici, Schuiten et Peeters ont aussi voulu rire de leur ville natale et de son architecture si hétéroclite.


L’invasion architecturale

La station Arts et Métiers à Paris, une réalisation de Schuiten


Et pour conclure cet article consacré à l’architecture dans Les Cités Obscures, je me sens obligé de parler d’une « invasion » architecturale qui dépasse le seule cadre matériel de la fiction et de la série éditée par Casterman.
Au début, l’architecture est une source d’inspiration essentielle pour les deux auteurs, mais ils en viennent progressivement à assumer et même mettre en scène l’influence que l’histoire de l’architecture exerce sur leur oeuvre au fil des albums. Les rééditions les plus récentes se sont vues ajouter des introductions présentant brièvement quelques aspects de l’histoire de la discipline, en lien avec le récit.
En 2002 paraît un ouvrage intitulé Le guide des cités. Sorte « d’appendice » à la série des Cités Obscures, il inaugure un sous-genre de la bande dessinée que l’on pourrait appeler « encyclopédies des mondes imaginaires ». L’idée est reprise pour de nombreuses autres séries de la décennie, comme Lanfeust de Troy ou Sillage : il s’agit d’ouvrages décrivant, avec le plus de détail possible, le monde d’une série. Ils imitent généralement le format et la mise en page de véritables encyclopédies ou guide de voyage, et tout est fait, dans leur conception, pour donner un « effet de réel » saisissant, comme si leurs univers existaient véritablement. Le ou les auteurs peuvent alors s’en donner à coeur joie et se servir des myriades d’idées qui ne verront jamais le jour sous forme d’albums. Le guide des cités est donc un faux guide touristique du monde des Cités Obscures, et il décrit tout particulièrement chacune des villes qui composent ce monde, développant des idées simplement esquissées dans les albums. Indirectement, Le guide des cités a aussi une valeur « d’instrument de travail » sur l’univers de Schuiten et Peeters : il permet de mesurer certaines de leurs influences et de mettre en avant des aspects que la trame narrative laisse parfois de côté. Les développements sur l’architecture y sont nombreux et permettent aussi d’avoir une idée des rapports que les deux auteurs entretiennent avec cet art dans leur processus créatif. Le goût de Schuiten pour le dessin d’architecture ressort tout particulièrement, puisque chaque ville est caractérisée par des données urbanistiques, qu’elle s’inspire de tel ou tel architecte.

C’est aussi quand il devient décorateur et scénographe que Schuiten renoue indirectement avec l’architecture. Le monde des Cités Obscures connaît une rapide et importante exportation vers d’autres modes d’expression, et en particulier dans le domaine muséographique. L’exemple le plus célèbre est l’exposition-spectacle Le musée Desombres, conçue par les deux auteurs en 1990 lors de l’inauguration du CNBDI d’Angoulême, puis repris à Sierre, Bruxelles et Paris. La scénographie veut donner aux visiteurs l’impression d’entrer à l’intérieur de la série des Cités Obscures, par des décors grandioses directement issus des dessins de Schuiten. Ce style d’exposition de bande dessinée cherchant à reproduire une « expérience » de lecteur connaît un grand succès et sera reprise pour d’autres univers de bande dessinée. Schuiten est par la suite sollicité pour d’autres scénographies, plus ou moins liées à la bande dessinée, soit pour des expositions, soit pour des spectacles ou des films. En 2000, l’ouvrage Voyage en utopie regroupe quelques uns de ses travaux dans lesquels la ville et l’architecture restent des éléments essentiels.
En 1993 et 1994, Schuiten a l’occasion de rendre réelles les rêveries architecturales des Cités Obscures. Il conçoit deux stations de métro, l’une dans Bruxelles (Porte de Hal) et l’autre dans Paris (Arts et Métiers), là encore comme une référence directe à ses albums. Par ces projets étonnants, on retrouve l’obsession d’un « effet de réel » qui chercherait à abolir les liens entre la fiction et la réalité.


Pour en savoir plus :

Benoît Peeters et François Schuiten, Les Cités Obscures, (13 albums, plus quelques hors-série) 1982-
Benoît Peeters et François Schuiten, Le guide des cités, Casterman, 2002
Benoît Peeters, Le livre de Schuiten, Casterman, 2004
Site officiel des Cités Obscures : www.urbicande.be

Archi et BD, on refait l’expo 1 : les villes rêvées de l’an 2000

L’exposition Archi et BD, actuellement à la Cité de l’architecture et du patrimoine, se termine à la fin du mois de novembre. J’en avais fait une critique au début de l’été et il m’était apparu qu’elle comportait bien trop de lacunes pour apporter un regard pertinent sur son sujet. Qu’à cela ne tienne ! Comme on est jamais aussi bien servi que par soi-même, voici, d’ici la fin de l’exposition, une série d’articles pour démontrer qu’il était possible de faire une exposition intelligente, en ciblant davantage les thèmes, avec de belles images et peu de moyens (heureusement sans planches originales et malheureusement sans affiche de Nicolas de Crécy !).
Pour inaugurer la série, je reprendrais l’une des images données à voir au début de l’exposition : New York et la ville rêvée au début du XXe siècle. Comment imagine-t-on la ville de l’an 2000 autour de 1900 et, surtout, comment cette vision est-elle exploitée par les dessinateurs de l’époque ? Transition en douceur après ma série sur la science-fiction. Une grande partie des réflexions que je mène dans cet article m’ont été inspirées par un ouvrage de Christophe Canto et Odile Faliu, Le futur antérieur, souvenirs de l’an 2000, publié chez Flammarion en 1993. Un beau livre richement illustré qui donne la mesure des représentations graphiques de l’an 2000 au début du siècle dernier, thématique plus courante qu’on ne pourrait l’imaginer. Les commentaires s’avèrent tout à fait intéressants et évitent souvent le simple « catalogue ». Un ouvrage à recommander, même s’il n’a malheureusement pas été réédité.

Origines et déploiement de l’utopie urbaine entre les XIXe et XXe siècles


Deux petites mises au points liminaires, d’abord : 1. la science-fiction existe en France bien avant 1950, et fait même partie. 2. Jules Verne est loin d’être le seul auteur ; il est d’ailleurs à l’époque avant tout un auteur pour la jeunesse. Les noms de J.H. Rosny aîné, Maurice Renard et René Barjavel sont ceux de grands spécialistes du genre, un genre auquel se consacre occasionnellement d’autres écrivains, comme Villiers de l’Isle-Adam ou André Maurois. Enfin, H.G. Wells est alors l’auteur de référence et la littérature populaire qui paraît en feuilleton dans la presse, ou en fascicules bon marché se nourrit bien souvent de thématiques de ce qu’on appelle l’anticipation. Parmi les thèmes envisagés se trouve celui de la « vie au XXIe siècle », plutôt fréquent de 1880 à 1940. Les auteurs aiment à détailler un quotidien fictif en s’appuyant sur la science de leur temps, soit sur le mode comique, soit sur le ton le plus sérieux, à la façon d’un reportage. A titre d’exemple, Verne écrit en 1889 La Journée d’un journaliste américain en 2889, publié en France à titre posthume en 1910 et Wells est l’auteur d’Une utopie moderne, traduit en France dès 1905. Ce thème rejoint à juste titre un autre thème, celui de l’utopie, et je ne peux passer sous silence le roman de Louis Sébastien-Mercier, L’An 2440, rêve s’il en fut jamais, qui, publié en 1771, ne préfigure pas la science-fiction moderne mais s’intègre à son époque au genre didactique de l’utopie, qui, en dressant un miroir à la société contemporaine, en déforme les défauts. Il a été réédité en 1999 par La Découverte, mais on peut le télécharger gratuitement dans une édition de 1786, malheureusement médiocrement numérisée, sur Gallica. Le terme « d’anticipation scientifique » trouve dans ce thème son sens le plus entier (le mot « science-fiction » n’arrive en France que dans les années 1950, depuis les Etats-Unis). Inutile de préciser que les dessinateurs de l’époque, que ce soit pour illustrer les romans d’anticipation, ou pour leur propre amusement, s’empare d’un thème riche en potentialités graphiques.
Qu’est-ce que l’architecture a à voir là-dedans ? Imaginer la ville future, c’est imaginer l’architecture et l’urbanisme du futur. Le rôle de l’illustrateur est ici essentiel pour traduire en image la ville rêvée, et, comme on peut s’y attendre, les dessinateurs s’inspirent avant tout de l’architecture de leur temps. La ville symbole de la modernité architecturale est New York. Entre 1890 et 1930 sont construits un grand nombre de gratte-ciel, immeubles dépassant les 100 mètres de hauteur avec une structure en acier sur laquelle repose tout l’édifice. Dans les années 1920, le style Art Déco vient moderniser l’aspect extérieur de ces édifices en leur donnant une silhouette caractéristique et très « graphique » (Chrysler Building en 1930, Empire State Building en 1931). L’image du gratte-ciel portant la ville dans les airs et imposant à la cité une géométrisation minimaliste marque les esprits. Les visions de villes futures sont souvent dépendantes du paysage nouveaux des lignes de gratte-ciel, mais aussi de l’architecture métallique qui met en avant les ossatures d’acier, comme sur le Crystal Palace de Joseph Paxton (1851) ou la Tour de Gustave Eiffel (1889).

Les thèmes traités par les écrivains et les dessinateurs peintres du XXIe siècle traduisent souvent les questionnements contemporains sur le développement de la ville, toujours avec New York en ligne de mire. Parmi les caractéristiques les plus récurrentes de la ville du XXIe siècle, que trouve-t-on ? Le XXIe siècle est forcément technophile et la science a fait de grandes avancées, pense-t-on à une époque où le progrès scientifique est encore triomphant et signe de modernité. Il a donc permis de résoudre les problèmes de l’urbanisation à outrance et de l’exode rural massif. La circulation des piétons est régulée par des trottoirs roulants fonctionnant à l’électricité (panacée des années 1900), tandis que la circulation se fait sur plusieurs étages, au moyen de voitures volantes et de petits avions privés aux formes les plus variés. Des ponts suspendus gigantesques ont d’ailleurs été dressés entre les immeubles pour permettre le passage de l’un à l’autre sans passer par la terre ferme (le pont suspendu est un ouvrage d’art qui connaît un fort développement au XIXe siècle). D’une façon générale, la ville moderne est marquée par le gigantisme : à la fin du XIXe siècle, l’exode rural est un phénomène qui prend de plus d’ampleur et s’accentue même jusque vers 1950. Rien d’étonnant à ce que la ville de l’an 2000 soit imaginée comme une mégalopole. L’affiche du film Metropolis de Fritz Lang (1927), avec ses gratte-ciel stylisés, offre une vision oppressante de la ville future.

Les dessinateurs s’y mettent

Albert Robida, La ville au XXe siècle, 1890 : voitures volantes et mégalopole, dans un style Art Nouveau


L’un des dessinateurs les plus originaux et les plus prolifiques dans cette veine est Albert Robida. Entre 1883 et 1890, il réalise une tétralogie de romans abondamment illustrés, Le Vingtième Siècle, La Guerre au vingtième siècle, Voyage de fiançailles au XXe siècle, La vie électrique (le premier est téléchargeable sur Gallica, lui aussi). Robida s’intéresse particulièrement au quotidien, et c’est sur le mode comique qu’il traite l’anticipation. A côté des costumes fantaisistes, il dessine des demeures bâties dans les airs et multiplie les variations sur le thème des véhicules volants, du plus petit, pour une seule personne, au palace volant. Son génie d’humoriste est de saisir les détails les plus savoureux de son anticipation, comme la gendarmerie atmosphérique ou la téléphonoscope, projecteur capable de retransmettre l’image à toute heure du jour ou de la nuit. Il est en cela fidèle à la tradition à laquelle il se rattache, celle du dessin de moeurs, même si sa veine fantaisiste le singularise parmi ses collègues. L’imagerie conçue par Robida autour de 1890 (voitures volantes, villes aériennes, architecture métallique) va fortement influencer les dessinateurs qui, à sa suite, s’attaqueront à ce thème.

Quelques grandes séries de la bande dessinée pour enfants des années 1930 exploitent le thème de la ville future : Félix le chat d’Otto Mesmer et Patt Sullivan et Zig et Puce d’Alain Saint-Ogan (1936). Mais avant cela, ne pas oublier le dessinateur trop méconnu G.Ri qui, entre 1905 et 1913, dessine plusieurs histoires en images d’anticipation comique, à la manière de Robida, dans les revues pour enfants Les Belles Images et La Jeunesse Illustrée, dont des histoires de villes d’anticipation. Inspirateur de Saint-Ogan, il tient ici un rôle de passeur entre le monde de la caricature et celui des histoires en images pour enfants.

Zig et Puce en l'an 2000 : remarquer les véhicules volants et l'architecture géométrisée


Alain Saint-Ogan est un des principaux auteurs français de bande dessinée de l’entre-deux-guerres. Sa principale série, Zig et Puce, démarre en 1925 dans la page des enfants de l’hebdomadaire familial Dimanche-Illustré. S’il ne s’agit au début que de raconter les péripéties rocambolesques de deux gamins de Paris essayant d’atteindre New York, les intrigues se complexifient progressivement. En 1933, il commence une histoire longue intitulée Zig et Puce au XXIe siècle qui emprunte à de nombreux thèmes de science-fiction, dont celui de la ville future. Saint-Ogan s’intéresse à la science-fiction dans ses oeuvres pour enfants dès 1929 et ses références en la matière viennent de Verne et Wells. Quelques uns de ses dessins de presse s’inspire aussi de la veine humoristique de « la vie en l’an 2000 ». Ici, Zig et Puce se retrouvent projetés en l’an 2000 suite à un voyage stratosphérique. La première partie (avant qu’ils ne deviennent millionnaires et partent sur Vénus) est justement consacrée à la découverte de ce siècle nouveau et plein de surprises. En ce qui concerne l’imagerie de la ville future, on reconnaît facilement l’inspiration, directe ou indirecte, de Robida et des motifs de l’époque : il sacrifie donc aux fameux trottoirs roulants, à la locomotion aérienne la plus fantaisiste (ballons individuels, voitures volantes, transatlantique aérien…). Du point de vue de l’architecture, et sans qu’il n’ait vraiment le temps de développer ce point, l’image marquante est toujours celle des gratte-ciel, stylisés comme sur l’affiche de Metropolis. Saint-Ogan imagine également une île artificielle flottante au milieu de l’Atlantique dont je ne saurais retrouver la source d’inspiration.

Saint-Ogan imagine une île artificielle flottante pour Zig et Puce au XXIe siècle


Plus anecdotique est l’exemple de Félix le chat. Félix est d’abord un personnage du dessin animé américain, créé en 1919, puis est diffusé sous forme de comic strip à partir de 1923. L’univers de Félix est un monde de fantaisie (bien plus que dans Mickey, par exemple), et la science-fiction y trouve sa place (il va par exemple sur Mars en 1928). En France, il est connu par des albums publiés pour les enfants par Hachette dans les années 1930 (et avant cela diffusé sporadiquement dans la presse quotidienne). Les comic strips sont retravaillés puisqu’ont fait passer le dialogue des bulles à des textes sous l’image, selon les conceptions de l’époque. Parmi ces albums, l’un d’eux (1933) s’intitule Félix en l’an 2000. Il reprend les principes de l’imagerie de la ville moderne, dans son gigantisme, mais sur un mode à la fois plus sombre et plus poétique, Félix devant affronter les dangers de la modernité. Impossible de savoir si la parution de cet album, simultanée au début de Zig et Puce au XXIe siècle, a pu inspirer à Saint-Ogan une nouvelle histoire. Après tout, au début de Zig et Puce au XXIe siècle, les deux héros s’ennuient et tentent désespérement de trouver une nouvelle aventure à vivre : peut-être est-ce là la traduction des propres questionnements de leur auteur, à la recherche de nouvelles idées !

Et les architectes ?

Un gigantesque immeuble-pont par Hugh Ferriss dans The Metropolis of Tomorrow (1929)


Les architectes de profession ne sont pas en reste pour imaginer des villes futures utopiques. L’utopie architecturale est un genre à part entière, fort répandu, au moins depuis le XVIe siècle : imaginer sur le papier des projets de villes idéales, parfois utopiques, souvent irréalisables dans la réalité pour des questions de budget ou de place. Ville utopique et ville future ne sont pas nécessairement équivalente, mais à l’époque qui nous intéresse, c’est bien la question de la modernité urbanistique qui fait réfléchir les architectes. A partir du début du XXe siècle, l’architecte urbaniste doit prendre acte de la croissance démesurée de la ville et de résoudre les problèmes nouvellement posés. Eux aussi se prennent à rêver de villes monumentales, inspirés par la croissance des villes américaines. Prenons par exemple Hugh Ferriss, dessinateur-architecte américain spécialisé dans les vues en perspective de gratte-ciel. Dans les années 1920, il participe à la conception des immeubles new-yorkais et réfléchit aux conséquences futures de cette « invasion ». Il regroupera les dessins réalisés à cette occasion en 1929 dans The Metropolis of Tomorrow. Il théorise également dans un autre livre, tout à fait sérieusement, l’idée de circulation aérienne par des rues en hauteur traversant les gratte-ciel. Son travail graphique inspire aussi bien des architectes que des artistes.

Maquette pour la Ville contemporaine de trois millions d'habitants imaginée par Le Corbusier en 1922.


L’une des données de la ville utopique moderne est la zonage par fonctions, chaque quartier ayant une fonction précise, et l’articulation des quartiers doit optimiser la circulation des habitants. Le Corbusier est un des partisans de cette théorie « rationnaliste » qu’il expose entre autres dans La Charte d’Athènes en 1943. L’architecte tentera de concrétiser sa vision de la ville moderne en participant à l’érection ex-nihilo de la métropole indienne de Chandigarh en 1950. Avant ces dates, il met en oeuvre sa conception de la ville utopique idéale dans le « Plan voisin » pour le centre de Paris en 1925, inspiré par un autre de ces plans de la ville utopique, la « ville contemporaine de trois millions d’habitants » (1922). Le Plan Voisin est un projet de refonte du centre de Paris selon les principes rationnels. Le Corbusier n’est finalement pas si éloigné des auteurs de fiction, car sa ville future est bien sûr composée de gratte-ciel et obéit à une géométrisation monumentale. Il intègre le principe de circulation superposée (sous-sol, chaussée, ponts suspendus). La folie urbanistique de Le Corbusier se retrouve dans le personnage d’Eugen Robick dans la La fièvre d’Urbicande de Schuiten et Peeters, que je chroniquais il y a peu. Mais il n’est pas encore temps d’évoquer Les Cités obscures…

Le point commun entre les villes du futur imaginées par les écrivains, les dessinateurs et les architectes est qu’elles traduisent une période où la ville est vue comme l’avenir de la vie humaine, là où toutes les innovations techniques et architecturales vont se concentrer. Le rythme effrené du progrès, qui semble ne jamais devoir s’arrêter, est traitée tantôt scientifiquement, tantôt sur le mode comique, tantôt sur le mode tragique. René Barjavel, dans Ravage en 1943, utilise ce même modèle de la ville future, mais dans un sens nettement plus pessimiste, car la catastrophe qui touche la planète conduit à l’anéantissement d’un futur dominé par l’utopie urbaine. Dès lors, le retour à la campagne apparaît comme inévitable et, en contrepied de l’exode rural de son époque, Barjavel se prend à rêver d’un « exode urbain » massif.

Quelques lectures pour en savoir plus :

Christophe Canto et Odile Faliu, Le futur antérieur, souvenirs de l’an 2000, Flammarion, 1993
Albert Robida, Le vingtième siècle, réédition par Tallandier en 2005
Alain Saint-Ogan, Zig et Puce au XXIe siècle, réédition par Glénat en 1997
L’intégrale de Félix le chat a été publié chez Horay (1979-1983) et Vents d’Ouest (1996). On y retrouve toutefois pas l’album dont il a été question dans cet article. Si possible, préférer les intégrales d’Horay, mieux documentées.
Site sur G.Ri (en anglais)
Site sur Albert Robida
La BnF a proposé cet été sur son site une bibliographie sur les utopies architecturales
Un blog consacré aux utopies architecturales, bien illustré et plutôt bien documenté