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Révélation blog 2014 : retour sur la blogosphère

Comme tous les ans à la même date a lieu le concours Révélation blog, dit aussi « prix du blog », organisé depuis 2008 par le Festival de la Bande Dessinée d’Angoulême dans le cadre de son stand « Jeunes Talents », en partenariat de longue date avec les éditions Vraoum, mais aussi le Festiblog et blogsbd.fr ; bref, trois acteurs particulièrement impliqués dans l’essor des blogs bd, le premier pour avoir édité un certain nombre de blogueurs, le deuxième pour les réunir tous deux jours par an pour des rencontres et dédicaces, le troisième pour les réunir tous sur une blogroll devenu la référence en matière de référencement des blogs bd (et je ne dis pas seulement ça parce que j’en fais partie…). Le concours Révélation blog est ce qui se rapproche le plus, à l’heure actuelle, d’un prix de la bande dessinée numérique, même si le blog bd exploite plus les caractéristiques communicationnelles du média qu’il n’apporte des innovations techniques.

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Parcours de blogueurs : Pochep

Si je parle de Pochep en ce doux mois de juin, c’est parce qu’il fait l’actualité : à l’occasion du festival de BD de Lyon, qui se tient les 18 et 19 juin prochain, il anime le blog du festival où il décline la trépidante histoire Traboule.
Arrivé tardivement aux blogs bd, Pochep est un des dessinateurs révélés par Internet dans le domaine de l’humour potache. Autodidacte, parti d’un trait stylisé et schématique dans ses premières publications, il profite de son blog pour singulariser progressivement son style et parvenir à une expressivité crispée qui n’est pas sans rappeler celle d’un autre blogueur, Terreur Graphique, dans la déformation systématique des visages et des corps et une attraction vers la laideur humaine.

De quelques albums de l’ancien temps…

Pochep est arrivé dans la blogosphère bd assez tardivement en 2007 et pour cette raison, une fois n’est pas coutume, je commencerais cet article en parlant non pas de son blog mais de sa production papier. Contrairement à quelques autres dessinateurs dont il a été question dans mes « parcours de blogueurs », Pochep trace une certaine étanchéité entre ses publications en ligne et ses publications papier. Par exemple, il est assez remarquable de constater que ses albums papier ne sont pas des post-publications d’histoires parues d’abord en ligne.
Le premier album de Pochep est publié chez un petit éditeur, Septième choc, fondé en 2003 par le dessinateur Dikeuss. L’album s’apelle Le génome et raconte les aventures d’un petit clone confronté à toute la cruauté humaine. Une histoire muette, amusante, composée d’une suite de gags courts. Il dessine également pour des journaux aux profils extrêmement variés, de Trente millions d’amis à L’Echo des savanes.

Mais l’influence de la blogosphère va bien vite rattraper Pochep, y compris dans ses projets papier : espace de sociabilisation, elle lui permet de nouer des contacts. C’est ainsi qu’il se rapproche du collectif Onapratut, qui édite un fanzine du même nom. Cette petite maison d’édition issue du fanzinat traditionnel, à l’initiative de Filak, Radi et Unter, commence à s’intéresser aux jeunes auteurs qui émergent sur la toile vers 2007. Ses deux réussites dans ce domaine sont Le blog, de Nemo7 et Martin Vidberg, qui moque justement le phénomène des blogs bd, et, début 2010, Les Nouveaux Pieds Nickelés, recueil-hommage à la série de Louis Forton pour lequel elle fait appel à des nombreux dessinateurs qui se sont fait connaître sur Internet. Politburo commençant à être connu, Pochep participe à un autre collectif d’Onapratut, Qu’est-ce qu’on mange ?, en 2009. On y retrouve d’autres noms de la blogosphère comme Raphaël B, Wayne, Wouzit, Unter, Jérômeuh…
La rencontre avec Onapratut débouche sur un autre projet papier : La Battemobile, album qui sort fin 2010. La Battemobile est une étape importante dans l’évolution de Pochep. D’un bout à l’autre, on y lit une évolution graphique manifeste, et la construction d’un style sur laquelle je reviendrai plus loin. Mais c’est aussi au niveau de la narration que l’auteur gagne en complexité. Dans ses premières pages, La Battemobile reprend la construction sobre du Génome, sur un thème complètement différent. On l’aura compris au titre : les deux héros (ou plutôt anti-héros) sont les célèbres Batteman et Robine, justiciers de Gottame City. Un gag court sur trois cases pour ridiculiser le héros américain. Puis, progressivement, le nombre de cases s’agrandit, les personnages secondaires prennent de plus en plus d’importance (dont l’incroyable madame Lulu, une bien sympathique péripatéticienne) et l’intrigue s’étoffe quand un second Batteman vient concurrencer notre héros et qu’il en est réduit à devenir femme au foyer. Si le schéma du strip en trois cases est maintenu tout du long, il s’agit bien d’une histoire complète et bigrement inventive qui confronte la justicier américain, en vrac, à des punks à chien, à des ménagères tupperware et à des lesbiennes bodybuildées. Pochep sort de la parodie pure et simple, évite la répétition lancinante de gags de même nature, pour construire une aventure humoristique aux multiples rebondissements.

Le prochain album de Pochep est également directement lié à la blogosphère : il a pour titre Traboule, paraîtra chez Vraoum (autre éditeur proche de l’auto-publication en ligne) dans quelques semaines et consiste en une traduction papier d’un projet développé sur Internet…

Appropriation et réappropriation du format blog

Venons-en, justement, à la présence graphique de Pochep sur Internet. Lui-même le dit : son blog, joliment intitulé Politbüro (http://pochep.over-blog.com/), est créé sur la suggestion de l’éditeur de son premier album, Septième choc. C’est bien l’album qui l’a conduit au blog, ainsi que le constat d’un phénomène à l’oeuvre depuis 2004. Il est courant (sans aller jusqu’à dire obligatoire) que les jeunes dessinateurs qui commencent à la fin des années 2000 s’auto-promeuvent au moyen d’un blog, outil idéal pour acquérir un public et nouer des contacts.
Mais si créer un blog est facile, l’animer est une autre paire de manches. J’ai déjà eu l’occasion de rappeler maintes fois que, contrairement à une idée reçue qui assimile blog bd et journal personnel dessiné, un blog bd ne se réduit pas à un « récit d’anecdotes du quotidien » et encore moins avec « l’autobiographie du dessinateur », même si ce motif est le plus fréquent dans les blogs bd. Pochep s’approprie le format à sa manière : il y autant de blogs bd que de blogueurs bd. Outre des informations personnelles sur la sortie de tel ou tel ouvrage, il décline sur Politburo plusieurs histoires, dont les principales sont Feu mes volûtes, L’homme anatomique et Lady Oscar. Dans le dernier cité, il reste dans la parodie en malmenant un célèbre héros de manga transexuel dans la France de la Révolution. Lady Oscar, à milles lieues du héros original de La Rose de Versailles, devient à la fois une brute moustachue et un sex-symbol.
Feu mes volûtes est le projet le plus développé sur Politburo, et aussi celui qui se rapproche le plus du cliché du blog « autobiographique ». Laissons Pochep lui-même le présenter : « Les protagonistes de la série gravitent dans un univers (gay en l’occurrence) qu’ils ont le plus grand mal à intégrer, alors que leur volonté première est de s’y inscrire pleinement. Mes personnages n’ont de cesse de vouloir s’extraire de la marginalité dans laquelle les confine la difficulté à suivre les codes en vigueur (quel que soit le cadre). ». Pochep profite de cette série à suivre qu’il mène depuis fin 2008 pour exorciser ses obsessions personnelles. Parfois réalisés comme des comédies musicales dessinées, les épisodes malmènent le héros, avatar de l’auteur, dans sa quête de l’homme idéal et de l’amour accompli. La série incarne l’appropriation la plus personnelle du blog.

A côté de son propre blog, Pochep participe à plusieurs projets nativement numériques, qu’il en soit ou non à l’initiative. Il collabore avec Stpo sur un webcomic à quatre mains, Marne Valley, qui tourne en dérision l’univers de Disney. Il participe également au blog Amazing Monday, qui rassemble de fausses couvertures de romans de science-fiction (un projet du collectif Vide Cocagne). Enfin, last but not least, il est aussi de l’aventure des Autres gens, la bédénovela lancée en mars 2010 par le scénariste Thomas Cadène. Dessinateur régulier des « résumés » mensuels de la série, il est aussi l’auteur d’un excellent épisode bonus, « Noël 1980 », centré autour du personnage d’Henri Islematy, farouche militant de gauche en pleine exaltation communiste.
Mais le projet de publication en ligne le plus récent de Pochep, et sans doute le plus ambitieux, est Traboule. Tous les ans depuis 2009, le festival LyonBD (qui se tient tous les ans au mois de juin) confie son blog à un dessinateur. Après Wandrille en 2010, le relais a été passé à Pochep pour qu’il y pré-publie l’album Traboule, qui sort à l’occasion du festival chez Vraoum, la maison d’édition dudit Wandrille (http://blog.lyonbd.com/).
Plus encore que La Battemobile, Traboule révèle les capacités de Pochep à construire une histoire étonnante, aux références hétéroclites. On y suit deux intrigues parallèles (le récit est encore en cours de publication sur le blog LyonBD) dans une pittoresque Amérique des années 1970 : le sénateur Logan prépare sa réélection avec son équipe de campagne qui veut rajeunir son image. En même temps, un homme mystérieux qui se déplace en fauteuil roulant et dirige l’agence « Traboule » débarque dans la ville de Logan avec une machine magique qui donne vie aux fantasmes sexuels de celui qui s’en approche. L’humour y est moins présent, seulement par petites touches et dans une galerie de personnages secondaires, et s’y substitue une finesse psychologique et un fantastique inquiétant. Ce changement de registre, là où Le Genôme et La Battemobile étaient purement humoristique est réussi. Il était déjà en germe dans un Feu mes volûtes doux amer, où l’humour apparaissait plus comme contrepoint de piteuses anecdotes. C’est là aussi qu’il me rappelle un peu le parcours de Terreur Graphique qui, avec Rorschach, passait de l’humour noir au drame sordide avec une habileté étonnante.
Et comme le format du blog permet de multiplier les types de contenus différents, Pochep a confié le soin à plusieurs autres dessinateurs de réaliser de fausses couvertures de faux albums de leur enfance ; autant de rendez-vous réguliers à suivre sur le blog LyonBD.
Par tous ces projets, Pochep fait partie d’une génération de dessinateurs qui trouvent sur Internet de multiples occasions de créer.

Pour la crispation de l’entière humanité

Le blog Politbüro permet d’apprécier l’évolution du style de Pochep, de même que La Battemobile. Dans Le génôme comme dans les premiers articles du blog, le style de Pochep est relativement sobre : un dessin au trait stylisé plutôt basé sur l’économie de moyens. Le choix du dessin muet dans Le génôme comme celui d’un comique de répétition dans les premières pages de La Battemobile font partie de ses premiers choix. Mais, au fur et à mesure de ses dessins, Pochep va se construire un style de plus en plus singulier.
Il va notamment aller plus franchement sur la voie de la caricature, avec un trait moins propre, mais beaucoup plus expressif. Le procédé de déformation des visages et des corps est manifeste dans La Battemobile où Batteman voit d’abord son menton s’agrandir, puis se change progressivement en un être sans forme au gré de ses déguisements involontaires. La meilleure façon de décrire les personnages croqués par Pochep est peut-être leur crispation, à l’image de l’avatar de l’auteur sur son blog, un être chétif aux bras trop longs, sans cesse en train de suer et grincer des dents. Ses personnages sont sous tension permanente, ce qu’il explique lui-même dans une interview donnée au Comptoir de la bd : « Je mets en scène des personnages souvent dépassés, écrasés par les évènements ou les images qu’ils inspirent. Un trait contrarié pour des personnages sous pression. ». C’est là que vient se nicher son expressivité graphique, attentive aux détails et aux gestes.
Ce changement de style coïncide sans doute mieux avec l’humour grinçant de Pochep ; il l’encourage dans l’exagération et la transgression. Là aussi, on note une évolution, des gags simplement absurdes du Génome à un comique potache beaucoup plus assumé, dont les thèmes favoris sont le sexe et la confusion des genres. On voit aussi émerger une attirance particulière pour une certaine forme de ringardise, qui s’exprime dans un humour référencé dont les thèmes récurrents (la musique et la culture des années 1970-1980, le potentiel comique des supermarchés, le communisme qui donne son nom au blog) construisent un univers cohérent. A cet égard, il utilise à plusieurs reprises sur son blog, et plus récemment dans Traboule, le procédé du détournement de publicités ridicules, comme dans ce « Time Traveller ». Il touche ici à la satire du monde contemporain qui, comme il le dit lui-même, assomme ses personnages jusqu’au délire. Pochep se dit influencé par le Fluide Glacial des années 1980, qui a beaucoup joué sur le détournement satirique des références contemporaines et sur la parodie burlesque.

Mais dans Traboule, Pochep élargit encore sa palette en exagérant encore les attitudes et en se concentrant sur d’efficaces gros plans. L’exagération caricaturale trouve sa place non plus comme simple tic humoristique, mais comme une façon de manipuler les émotions du lecteur et de dynamiser l’aventure et le mystère. Et ce faisant, il poursuit l’exploration de thèmes qui lui sont désormais chers : la confusion des genres et la ringardise.

Pour en savoir plus :

Le génome, Septième choc, 2008
Qu’est-ce qu’on mange, (collectif), Onapratut, 2009
La Battemobile, Onapratut, 2010
Traboule, Vraoum, 2011 (à paraître)
Webographie :
Blog de Pochep : Politbüro
Blog de LyonBD, pour la série Traboule
Interview de Pochep pour le festiblog 2009
Interview de Pochep sur le Comptoir de la BD

Parcours de blogueurs : Wouzit

Pourquoi vous parler de Wouzit (outre le fait totalement anecdotique que je partage avec lui ma ville d’origine) ? D’abord y a-t-il la sortie toute récente de son dernier album chez Manolosanctis, Le grand rouge. Et puis, d’années en années, ce dessinateur blogueur a fini par se faire une place particulière que l’album ne vient que confirmer, et c’est à ce titre qu’il fait l’objet de mon « Parcours de blogueurs » du jour. Des réalisations encore éparpillés donc, à l’image de nombreux autres débutants dans la bande dessinée, mais plutôt prometteuses.

Petit retour aux classiques du blog bd

Wouzit (de son vrai nom Pierre Tissot) commence à bloguer en juin 2006 et ne s’est pas arrêté depuis. On aurait tort de croire que le mouvement des blogs bd a donné lieu uniquement à des formats contraints et à des copies identiques à partir d’un même modèle. La principale contrainte de ce moyen de diffusion est d’ordre technique : l’ergonomie du blog est conçu avant tout pour une lecture progressive et périodique, et n’est pas aussi efficace, de ce point de vue là, qu’un site. De nombreux blogueurs ont d’ailleurs migré vers des sites, tout en gardant cependant la parution antéchronologique propre au blog. C’est sa facilité d’utilisation qui a certainement le plus séduit, ainsi que son inscription dans un web des flux dynamiques où les internautes s’abonnent à leurs ressources préférées par des systèmes de syndication. Dès que, vers 2005, plusieurs blogs bd ont accédé à la consécration du papier et que sont apparues des instances intermédiaires de publication fédérée et sélective (maisons d’édition, plate-forme d’hébergement…), à la dimension purement pratique est venu s’ajouter un enjeu en terme de visibilité, et le blog bd est devenu, pour de jeunes dessinateurs, une forme de « carte de visite » et un moyen de se construire un public avant même d’entrer dans une phase de commercialisation de leur production. L’apparition de festivals spécialisés et d’agrégateurs, dans les mêmes années, a accentué encore l’enjeu purement communicationnel du blog bd, ainsi que la formation d’une communauté (la « blogosphère bd », ou plus exactement, d’une myriade de petites communautés d’amitiés et d’intérêts collectifs).
Bref… Si je commence en résumant à gros traits l’histoire des blogs bd, c’est pour souligner que, contrairement à ce qui se lit parfois, des appropriations variées du moyen de diffusion ont vu le jour. Il suffirait de mettre en perspective les deux derniers blogs bd que j’ai chroniqué avec celui de ce jour : dans l’ordre, Jibé, Geoffroy Monde et Wouzit aujourd’hui. Je parle ici de variété dans les modes de publication et les types de contenu, non dans les styles et l’esthétique. Entre les blogs de Jibé (2004) et de Geoffroy Monde (2007), on trouve déjà une différence entre un contenu à double lecture, jour après jour et feuilletonnesque, dans le premier cas (des gags à suivre, pouvant se lire à la fois indépendamment les uns des autres et malgré tout liés entre eux en ce qu’ils évoquent les mêmes personnages et des situations semblables) et une logique du dessin unique et clos sur lui-même dans le second cas. Avec cette catégorisation, qui n’empêche pas les nuances, on pourrait déjà considérer un certain nombre de blogs bd : au modèle feuilletonnesque, certainement le plus largement présent, se rattachent les blogs de Gad et le strip Lapin et au modèle du dessin unique et autonome les blogs de Zach Weiner et NR, par exemple. Les points communs entre les blogs de Jibé et de Geoffroy Monde étant l’homogénéité du contenu présent sur le blog (sauf à de rares occasions de dédicaces et d’exposition, le contenu de chaque post est de même nature) et le choix de la fiction, même si l’on retrouve chez Jibé une « illusion autobiographique » qui caractérise selon moi une grande partie des blogs bd (j’en avais parlé dans un très vieil article qui serait certainement à reprendre).

Le blog de Wouzit, en revanche, correspond peut-être davantage à l’idée que le grand public peut se faire des blogs bd (quoique, je dis ça sans trop être certain de ce que j’avance) : une hétérogénéité des contenus et une mise en scène de l’auteur que l’on pourrait vaguement rattacher à de « l’autobiographie », même si ce terme ne me satisfait pas énormément. Ce « modèle » est celui de célèbres blogs bd « originels » tels que ceux de Boulet, Cha, Mélaka, Miss Gally. Concernant l’hétérogénéité des contenus, Wouzit se sert du blog pour lancer des projets très variés et dont chacun montrent une facette de son imaginaire. Outre les habituelles annonces directes, le lecteur attentif du blog de Wouzit trouvera notamment des dessins indépendants, les « Inspirés de faits réels » ou la série « Des dieux et des hommes », interprétations personnelles des différentes mythologies en une image, des critiques de films illustrées, des fables de la fontaine tout aussi habilement illustrées, et qui ont le mérite de l’originalité (http://wouzitcompagnie.canalblog.com/archives/les_fables_de_la_fontaine/index.html), ces deux derniers pouvant être rattachés à un genre que l’on trouve assez fréquemment sur les blogs bd, le « fan-art », qui consiste à mettre en image une oeuvre particulièrement appréciée. Enfin, on y trouve aussi des histoires à suivre, tels que Le grand rouge, dont je parlerais plus tard, et la série Monsieur le pion, qui l’occupe activement ces derniers temps. Monsieur le pion me permet une habile transition vers cette idée de « mise en scène de l’auteur » : le blog de Wouzit fait partie des blogs où l’auteur parle directement à son public, et non seulement au travers d’une oeuvre, et se met en scène lui-même dans son quotidien au moyen d’anecdotes (ou dans un quotidien romancé, l’essentiel est que les ancedotes racontées soient présentées comme appartenant au quotidien de l’auteur, qu’il y ait identité entre celui qui dessine et celui qui est mis en scène). Dans le cas de Monsieur le pion, l’excellente idée de Wouzit a été de partir de son expérience de pion dans un collège, ce qui permet des anecdotes un peu plus originales que celles que l’on peut trouver sur d’autres blogs bd, et cohérentes entre elles, construisant tout un univers et des personnages récurrents, idéals pour une publication en strip à suivre. La série en est déjà à son quarantième strip, et n’est pas si anodine qu’elle pourrait sembler, Wouzit parvenant à transformer l’anecdote en gag. Je vous invite à aller y faire un tour.

Une production graphique au rythme du collectif et de l’associatif

Durant les années 2000, Wouzit publie essentiellement dans des revues et pour des projets collectifs, en particulier dans l’univers du fanzinat bien connu des dessinateurs débutants et amateurs. Ces premiers espaces de publication sont pour certains des prolongements de la « blogosphère » BD, qui montre là sa capacité à faire naître des oeuvres d’une dynamique de groupe et de communauté d’auteurs. Wouzit est notamment un des premiers auteurs à poster des planches sur la plateforme 30joursdebd en 2007.
Côté fanzinat et édition associative à petit tirage, Wouzit se déploie chez de nombreux collectifs et éditeurs. Citons par exemple l’association toulousaine « Le Barbu », qui édite depuis 2001 le fanzine du même nom, ou encore les fanzines Le Ribozine et Bévue (http://bevue.canalblog.com/). Il fait aussi partie des auteurs publiés dans RAV, un fanzine créé en 2004 et mené par un autre dessinateur connu dans l’édition en ligne et la blogosphère bd, Wayne. Enfin, on retrouve Wouzit au sein de petites structures éditoriales telles que Onapratut (http://www.onapratut.fr/), Foolstrip et les éditions du moule à gaufres et leur fanzine Le Petit illustré. Bref, tout un fourmillement de structures pour la plupart associatives, et qui partagent beaucoup d’auteurs.
C’est justement en partie grâce à cette édition associative que Wouzit a commencé à publier des projets plus ambitieux. En 2009, il participe à deux collectifs : Qu’est-ce qu’on mange chez Onapratut et Le Dico des blogs, chez Foolstrip, un album lancé dans le mouvement des blogs bd. Puis, en mai 2010, c’est la sortie de l’album Les Nouveaux Pieds Nickelés chez Onapratut. Ce collectif, publié par une maison d’édition aux dimensions modestes (et que j’avais chroniqué en son temps) prend acte de l’arrivée des Pieds Nickelés de Louis Forton dans le domaine public et s’en empare le temps d’un hommage. L’album, qui réunit beaucoup de jeunes auteurs, connaît un important succès au point de faire l’objet d’une exposition lors du festival d’Angoulême 2011. En son sein, Wouzit dessine sur un scénario de Wayne « Les Pieds Nickelés pris dans la toile », où la fameuse bande de malfrats se reconvertit dans le piratage informatique.

Mais c’est en 2011 que Wouzit quitte le seul schéma des publications collectives pour publier deux albums solo, en tant qu’auteur complet, qui plus est. Le premier est Le grand rouge, dont je parlerais plus loin. Le second est un album à paraître aux éditions du moule à gaufres. Intitulé Divins mortels , il reprend les dessins de la série « Des dieux et des hommes » publiés sur le blog.

Le grand rouge, ou l’Aventure

La sortie de l’album Le grand rouge en mars 2011 marque sans doute une étape importante dans la carrière de Wouzit : il s’agit de son premier long album solo, bien servi par la qualité matérielle des éditions Manolosanctis. J’ai déjà suffisamment évoqué le projet Manolosanctis sur ce blog pour ne pas y revenir dans le détail : une maison d’édition « communautaire » créée en 2009, fonctionnant sur un modèle double de publication en ligne gratuite et de commercialisation rémunératrice par des éditions papier. Les jeunes auteurs sont nombreux à poster sur la plateforme de diffusion de Manolosanctis, dans l’espoir d’être publiés un jour, en sachant que, selon les éditeurs, le choix des albums commercialisés se fait en fonction des goûts de la communauté des lecteurs, d’où le nom « d’édition communautaire », qui créé autour d’elle et de son site Internet une communauté d’auteurs et de lecteurs interagissant entre eux.
Wouzit était déjà présent sur Manolosanctis à travers d’autres projets : il y publie quelques pages de Monsieur le pion en 2010. Surtout, il participe au concours « 13m28 » lancé par le site : il s’agissait de poursuivre à plusieurs mains une histoire fantastique commencée par Raphaël B, où il était question de Paris inondé et d’apparition de monstres antédiluviens. L’épisode de Wouzit « I want to believe » fait partie des épisodes choisis pour figurer dans le recueil publié en juillet 2010 (http://www.manolosanctis.com/fr/bande-dessinee/13m28-i-want-to-believe-880). Il réitère sa participation aux concours de Manolosanctis en 2011 en publiant une histoire pour le concours « Vivre dessous », cette fois lancé par Thomas Cadène. Wouzit explique que c’est par ses multiples travaux pour Manolosanctis qu’il s’est amélioré et à entrepris des histoires plus complexes ces deux dernières années : « 13m28 est une des premières histoires qui n’avait pas de vocation humoristique. Les exigences de Manolosanctis m’ont permis d’acquérir une méthode de travail bien plus professionnelle et structurée. J’ai par exemple réalisé un travail préparatoire d’écriture, et un story board détaillé. Cela m’a fait comprendre l’implication nécessaire à la réalisation d’un projet si ambitieux. ».

Le grand rouge est d’abord une histoire de longue haleine que Wouzit publie sur son blog dès 2008. Initialement prévue dans un registre animalier, ce choix est finalement abandonné lorsqu’il en présente une seconde version en 2010 sur Manolosanctis. Elle est finalement choisie pour être mise en album et sort en mars dernier. On y suit la fuite d’Ivan Barnave, jeune libertin qui évolue dans une sorte de XVIIe siècle européen de cape et d’épée. Poursuivi par le seigneur Flandrin, qu’il a escroqué avec son complice William Lameth, Ivan Barnave fuit jusqu’à s’échouer sur une mystérieuse île au-delà des mers, à la faune et à la flore fantasmagorique, et peuplée d’invisibles intrus. C’est à présent de grande et sérieuse aventure qu’il s’agit, bien loin des anecdotes scolaires de Monsieur le pion.
L’une des qualités de l’histoire tient à la maîtrise d’une certaine ingéniosité narrative pour laquelle Wouzit dit s’être inspiré des films à clés tels que Usual Suspects et Sixième sens, où les multiples questions du début sont progressivement résolues jusqu’à la révélation finale. Parfois creux, le procédé fonctionne plutôt bien ici ; les chapitres alternent entre deux récits : la découverte de l’île perdue par Ivan Barnave d’un côté et la fuite de deux escrocs poursuivis par le seigneur Flandrin de l’autre. Le tout étant de savoir comment et surtout pourquoi le jeune héros en est arrivé là, les indices sont disséminés au fur et à mesure. Le contraste entre l’ambiance contemplative et solitaire de l’île et l’action incessante et peuplée de l’autre partie assure un agréable équilibre.
On le comprend, avec un tel procédé, Wouzit assure une forte densité romanesque à son histoire et retient l’attention du lecteur. Il sait raconter une bonne histoire. Peut-être pourrait-on lui reprocher d’aller un peu vite. Un tel sujet, si dense et aux embranchements si complexes, aurait mérité de s’étendre sur davantage de pages, d’immerger encore davantage le lecteur dans l’aventure, à la manière des romans d’aventure du XIXe siècle auxquels Le grand rouge finit par me faire penser, non par ses thèmes, mais par son rythme et son appétit du retournement de situations (je pense à Walter Scott, Robert Louis Stevenson et Alexandre Dumas par exemple). Une séquelle, peut-être, de l’inspiration cinématographique. C’est sans doute la contrepartie de la clarté de la narration dont les ressorts apparaissent d’emblée comme évidents (pas tout, toutefois, certains passages étant, à mon sens, un peu trop rapides) et d’un goût prononcé de Wouzit pour le procédé de l’ellipse narrative, qu’il utilise abondamment pour faire passer des jours, voire des mois. Les scènes de l’île, par exemple, auraient mérité plus de temps, ou du moins un temps plus long.
Mais ce ne sont là que des remarques de détails pour un album délicieusement palpitant. La coloration littéraire est assez réussie, dépeignant un univers tout à fait vraisemblable, et sur lequel Wouzit s’est visiblement documenté. Cela vient s’ajouter au style propre au dessinateur, qu’on lui connaît depuis plusieurs années et qui tranche résolument dans un genre plus habitué au réalisme traditionnel : un dessin au trait stylisé, tout à fait propice dès qu’il sort, comme ici, du seul quotidien pour aller vers l’exotisme. Depuis la version de 2008, Wouzit a développé un style qui se concentre sur les détails et qui éclate dans les scènes d’ensemble et de paysage, avec des choix de plans tout à fait judicieux qui lui permettent de mettre en valeur l’élégance de son trait. L’île mystérieuse est ainsi dépeinte dans un foisonnement de créatures fantastiques, d’arbres aux contours sinueux, de plantes joliment stylisées. L’attitude de l’homme face à la nature sauvage étant bien sûr Enfin, ce qui m’a le plus frappé est la maîtrise des couleurs, sur laquelle on sent une véritable réflexion. C’est tout un ensemble de couleurs vives en aplat bien équilibréesqui donnent un peu de profondeur et davantage à la simplicité du trait. Ne serait-ce que par le titre, la couleur est sans cesse un élément prédominant, qu’il marque le passage du temps, l’identité des personnages, l’exubérance de la nature, et la montée du chaos, comme dans la scène si dynamique de l’attaque de la prison par les pirates.

Pour toutes ces raisons, Le grand rouge est un bon premier album pour Wouzit, qui prouve ici son habileté à gérer une histoire longue et une narration complexe. Si la crainte d’une absence de profondeur m’avait jusque là empêché d’apprécier le reste de son travail, Le grand rouge marque une intéressante évolution, assurément à suivre.

Pour en savoir plus :
Le dico des blogs (collectif), Foolstrip, 2009
Qu’est-ce qu’on mange ? (collectif), Onapratut, 2009
Les Nouveaux Pieds Nickelés (collectif), Onapratut, 2010
13m28 (collectif), Manolosanctis, 2010
Le grand rouge, Manolosanctis, 2011
Divins mortels, éditions du moule à gaufres, 2011
Webographie :
Le blog de Wouzit
Lire les premières pages du Grand rouge en ligne
Une interview de Wouzit par Manolosanctis
Une interview de Wouzit sur bdabd

Parcours de blogueurs : Geoffroy Monde

Il y a de cela quelque mois, je plébiscitais sur ce blog le dessinateur NR pour le concours Révélation blog, dont il fut l’un des trois lauréats. En attendant son épisode (ou résumé) pour Les autres gens, prix qui lui est revenu lors de la proclamation des résultats, les occasions de (re-)découvrir NR sont plus que jamais nombreuses. Outre le fait que son excellent blog La dissonance des corps nous live régulièrement un des dessins absurdes dont il a le secret, les éditions Lapin ont édité en mars 2011 son premier album (http://editions.lapin.org/librairie/product_info.php?products_id=75), reprise d’une vingtaine de dessins publiés sur le blog.
Mais pourquoi nous parle-t-il de NR alors que le titre du « parcours de blogueurs » d’aujourd’hui est explicitement « Geoffroy Monde » ? Y aurait-il tromperie sur la marchandise ? Non pas : c’est en suivant l’actualité de NR que j’ai découvert Geoffroy Monde, qui publie, toujours en mars dernier, toujours aux éditions Lapin, toujours dans la collection « Idioties », son second album, Bastien Dessert (le premier étant Saco Pandemino, du nom de son blog, mais j’y reviendrais). De fil en aiguille et une chose en amenant une autre, Geoffroy Monde m’est apparu comme une proie idéale pour un parcours de blogueurs…

Peinture numérique, blog bd et lapin

Originaire de Lyon, Geoffroy Monde crée l’actuel blog « Saco : Pandémino » en août 2007, en même temps qu’il commence une carrière « d’artiste », pour employer un terme assez large pour englober la diversité de ses activités. Le blog en lui-même est la partie graphique de son travail. D’abord composées de dessins uniques délivrés sur un mode assez libre de carnet spontané – des juxtapositions de dessins uniques humoristiques, étranges, cette notion même de juxtaposition étant une caractéristique de son travail – les livraisons de « Saco : Pandemino » se stabilisent progressivement sur le dessin unique, puis occasionnellement sur des bandes dessinées, dont Bastien Dessert, ou, plus récemment, les aventures de Papa Sirène et Karaté Gérald. Ainsi s’agit-il d’un blog de pure création, où l’auteur ne se répand pas sur sa vie mais livre à un public attentif des extraits de sa production. En 2009, le blog de Geoffroy Monde rejoint le portail Lapin, cette porte d’accès vers de nombreux webcomics français et étrangers qui trouve son origine dans le strip Lapin de Phiip, responsable de ce portail qui devient en 2005 une structure éditoriale. Les éditions Lapin se destinent principalement à transformer en livre papier les webcomics qui paraissent gratuitement sur le portail, tel Lapin, évidemment, dès 2005, mais aussi Chef Magik de Sophie Guerrive en 2008, ou enfin des webcomics indépendants du portail Lapin tels Ultimex de Gad ou Le pipoloft de Wayne. En septembre 2010, c’est au tour de Geoffroy Monde de connaître la consécration de la collection « Idioties », principale collection des éditions Lapin, spécialisée dans l’humour absurde et la dérision nonsensique et trash, une des marques de fabrique du portail. Ainsi paraît Saco Pandémino, recueil de plusieurs gags du webcomics éponyme.
Il est temps ici de dire un mot de floraison d’humour absurde dans la production de bande dessinée en ligne. Parmi les thèmes exploités par la multitude d’auteurs présents sur Internet, il est à mon sens l’un des plus riches et des plus cohérents. J’entends par humour absurde toute tentative d’humour par la création d’un décalage avec la réalité, qu’il soit visuel, verbal, ou narratif, où le rire est provoqué par l’incompréhension et la transgression des limites du sens et du réel. Le rire ne vient pas d’emblée mais dans une seconde lecture ; un rire embarrassé face à ce dysfonctionnement momentané du langage et du sens des mots et des images. De nombreux webcomics ont su exploiter cette veine de la « sur-réalité », soit par des gags uniques, soit par des histoires plus construites. La plus célèbre de ces productions, qui oscillent entre l’humour gratuitement et inoffensivement idiot (dont Geoffroy Monde est plus proche, mais que l’on retrouve aussi chez Sophie Guerrive) et le recours à la cruauté comme expression extrême d’un absurde transgressif (Ultimex, par exemple), est Saturday Morning Breakfast Cereals, (http://www.smbc-comics.com/) de Zack Weiner connu en français sous le titre Les céréales du dimanche matin et traduit dès 2004 par Phiip. Le rôle du portail Lapin est sans doute essentiel dans cette éclosion de webcomics absurdes par l’influence américaine, puisqu’on y trouve aussi traduit Bigger than cheese de Desmond Seah (http://fromage.lapin.org/index.php) et le strip gore de Max Cannon, Red Meat (http://redmeat.lapin.org/), qui frôlent aussi parfois la catégorie de l’absurde. Ainsi, des dessinateurs comme NR, Gad, Sophie Guerrive, Geoffroy Monde, se sont spécialisés dans des strips à suivre ou des gags individuels fonctionnant comme un défi à la logique du monde. [edit : De sympathiques contributeurs ont mis en commentaires de cet article d’autres liens vers des blogs graphiques d’humour absurde que je vous invite à aller visiter.] On peut voir dans cette émergence de dessinateurs de l’absurde sur la toile, en France comme aux Etats-Unis, la poursuite d’une tradition d’humour graphique par décalage absurde présent chez des contemporains comme Glen Baxter, Philippe Geluck et Pierre la Police, mais, en remontant dans le passé, à une tradition tout aussi foisonnante et tout aussi internationale, dans les années 1950, que l’on pense à Roland Topor, Chaval, Ronald Searle, … Elle-même proche de l’inspiration surréaliste de la première moitié du siècle ou à l’humour insensé des « fumistes » de la fin du XIXe siècle. On voit là combien l’humour absurde, en apparence si fragile dans son manque d’accessibilité et sa sophistication, survit à l’évolution des techniques et de la diffusion du dessin. Il est tentant de relier tout et n’importe quoi à l’humour absurde, mais c’est une catégorie d’humour qui possède une tradition très forte, en général relativement isolé au sein de la création humoristique (du moins en France, car l’humour absurde est une proche cousin du nonsense britannique). Il faut le comprendre dans son objectif de défier frontalement, par la forme des images ou des mots, les logiques et le savoir qui façonnent l’esprit humain.

Si le blog « Saco : Pandémino » est la partie graphique de l’oeuvre de Geoffroy Monde, il ne la résume en rien. En réalité, le rire absurde est une composante de sa réflexion sur la réalité du monde et les limites de cette réalité, en terme de représentation et de compréhension. On s’amusera à le lire dans Le Tigre mondain, bulletin anonyme qu’il imagine en 2009 et qui est uniquement distribué dans des boîtes à lettres au hasard dans la rue (mais aussi sur Internet). Mais la partie la plus importante de son travail se fait bel et bien sur l’image, puisqu’il réalise également des tableaux à la peinture numérique que l’on peut admirer sur son site personnel (http://www.geoffroymonde.com/). Sa technique consiste en une impression très haute définition d’images produites à l’aide d’une tablette numérique, dans un style hyperréaliste. Geoffroy Monde a déjà occasionnellement exposé durant l’année 2010, notamment au salon d’art contemporain de Montrouge.
Une oeuvre picturale encore balbutiante, certes, mais néanmoins portée par une vision du monde et de l’Art, par une démarche expérimentale déjà définie, sans doute nourrie par les mémoires universitaires qu’il a réalisé. « En présentant des scènes d’un burlesque prononcé, d’un ridicule plat et d’une idiotie obstinée, je détourne simplement l’impuissance désolante de nos vies face au réel, en jeu d’une égale inconséquence. Présentées à l’esprit raisonnable, mes toiles absurdes obligent celui-ci, sans qu’il ait à se l’avouer pour autant, à réaliser qu’aucune règle de sens n’a réellement raison sur son contraire, que toutes les lois s’équivalent, par l’absence de légitimité en dehors du système dans lesquelles elles furent créées, et qu’il vaut mieux en rire un coup. ». C’est bien à la question de la représentation du réel et de la tangibilité des significations, visuelles ou langagières, que s’attaque Geoffroy Monde, et le nom de René Magritte circule souvent autour de son travail, par l’hyperréalisme et l’importance donnée au titre. Un peu plus loin, un entretien avec Valentine Oncins lui permet d’expliciter encore davantage sa démarche artistique. Il travaille sur les règles de langage et de sens, et sur le développement de « l’idiotie générale exprimée », sur le fait « de faire absolument n’importe quoi, de rire, de ne rien prendre au sérieux ». Ses tableaux sont des juxtapositions d’éléments en apparence absurdes, obéissant à des systèmes de pensées insondables et incohérents (un homme étrangle un veau à mains nues dans un cadrage qui pourrait être celui d’un film policier dans Meat is murder ; un autre homme enfonce une baguette de pain dans le mur rose d’une pièce vide dans Suaves). L’insignifiance et la désinvolture sont des éléments essentiels d’une démarche qui est de l’ordre de la dérision plus que de l’ironie, au sens où tout jugement, qu’il soit critique ou bienveillant, est annulé (il ne cherche pas à critiquer l’art conventionnel comme a pu le faire un mouvement comme Dada, lui aussi producteur d’images volontairement idiotes). A plusieurs égards, Geoffroy Monde a déjà commencé à jalonner son oeuvre de repères provenant de l’histoire de l’art occidental.

Sur-réalité en une ou plusieurs images

Les peintures de Geoffroy Monde et ses dessins, uniques ou séquentielles, font partie d’un même élan, et sa démarche artistique s’applique de la même manière aux deux domaines. L’objectif est de travailler sur des images qui s’affirment d’emblée comme absurdes et dépourvues de sens. Toutefois, si l’esprit est commun, il y a un fort décalage de style entre l’hyperprécision des peintures et l’aspect plus lâché, plus caricatural, des dessins. Ici, le dessin lui permet d’approfondir deux voies nouvelles moins présentes dans ses peintures : le langage et le récit. Si le second est encore proche de la tradition surréaliste de Magritte, le second est davantage constitutif de la bande dessinée, d’un travail narratif. L’évolution du blog « Saco : Pandemino » est manifeste vers une diversification de l’image à partir de critères narratifs. Mais, qu’il s’agisse d’histoires courtes, longues, ou de dessins uniques, l’enjeu est toujours d’explorer l’artificialité du réel.
Alors bien sûr, on trouvera sans trop de difficultés les éventuelles sources d’inspiration des dessins de Geoffroy Monde, les auteurs qui semblent faire partie de son univers mental. Lui-même les dévoile dans l’interview donné à Valentine Oncins, et fait jaillir les figures de Pierre La Police, dessinateur de la laideur et de l’absurde le plus exagéré dans son insignifiance (selon Geoffroy Monde : « Disons que Pierre La Police a ce côté amusant et en même temps qui fait forcément réfléchir parce que ça ne dit absolument rien, avec une esthétique très ratée et nulle. Il travaille énormément là-dessus et il y arrive très bien, enfin il y arrive beaucoup mieux que moi à ce niveau là. ».), et de Daniel Goossens, dont il est plus proche sur le plan graphique, et dont il admire la capacité à gérer aussi bien la qualité du dessin que celle des dialogues, toujours à la lisière entre le cliché romanesque identifiable et l’humour décalé.
Si la connaissance de ces deux auteurs travaillant dans le domaine de la bande dessinée, peuvent en effet venir enrichir l’analyse de ses créations graphiques, ce qui m’intéresse davantage est la manière dont Geoffroy Monde réinvestit et adapte son travail pictural (l’énormité absurde de la réalité) à un travail graphique, voire narratif. L’absurdité ne touche plus seulement aux images, mais aux histoires véhiculées par les images. Ainsi peut-on pointer différentes techniques, à partir de quelques exemples. La recherche d’une relation extrême entre le texte et l’image en est une, qui rappelle le surréalisme et la juxtaposition mot/image chez Magritte, mais, plus généralement, une tradition graphique du dessin absurde déjà citée. Dans « Les dictionnaires Larousse », la notion même de définition devient inutile, et Geoffroy Monde explore les potentialités de confusion entre canards et joggeuses. L’interdépendance image/texte est évidente, où le texte sans l’image n’est pas drôle, et où l’image sans le texte perd de sa saveur absurde. Parfois, c’est simplement par le dialogue que naît la parole absurde, comme dans le dialogue entre client et marchand de beurre de « Le plus dur ». Le langage relâché apporte à l’idiotie et la syntaxe est foulée au pied, enrichissant encore la densité comique d’un univers où les mots ne veulent plus dire grand chose, une technique présente chez Pierre la Police et Goossens. Au niveau du dessin, l’accent est mis sur les personnages de façon beaucoup moins impersonnels que dans les tableaux. Tourné vers la caricature, le style graphique de Geoffroy Monde confine au grotesque pour construire un monde peuplé d’êtres difformes, incohérents physiquement et verbalement. L’histoire qu’il a réalisée récemment pour les 23h de la bande dessinée, Le suicide ça sert à rien, plus trash que le reste de sa production, explore justement ce thème de la difformité, dans un surenchère de freaks.
Enfin, depuis la création de « Saco : Pandemino », Geoffroy Monde s’est de plus en plus intéressé aux possibilités de la narration absurde, un art porté au plus haut par Goossens qui se situe aussi sur le terrain de la parodie et des clichés. L’humour de Geoffroy Monde s’en détache un peu par une attention moins portée aux références cinématographiques et littéraires dont raffole Goossens (au jeu des références, on le rapprochera peut-être de Charlie Schlingo, un des maître de l’humour idiot). Les aventures de Karaté Gérald et Papa Sirène en sont une excellente illustration. Il ne s’agit plus seulement de dessins absurdes, de dialogues idiots, de personnages difformes (même si Karaté Gérald et Papa Sirène n’ont rien de très normaux) ; il s’agit aussi d’agencer les actions des personnages à l’encontre des règles de la vraisemblance scénaristique (ou plutôt selon un nouveau système où les personnages agiraient de la façon la plus stupide possible). L’épisode « La vogue » en est un excellent exemple, où le destin de Papa Sirène se transforme en une course insensée pour manger une glace à la fraise, et où il est question de glace chaude et d’eau tiède (l’eau étant un des thèmes récurrents des gags de Geoffroy Monde). A quoi s’ajoute une excellente gestion des couleurs qui permet de distinguer les différentes séquences narratives et de donner un vrai rythme à l’histoire.

Bastien Dessert : exploration d’un nouveau mode humoristique

En avril 2009, Geoffroy Monde commence à diffuser sur son site une histoire à suivre, Bastien Dessert, qu’il dessine avec Thomas Regnault. Ce sont ses premiers pas dans la narration qui reste ici bien plus classique qu’elle ne le sera par la suite dans les épisodes de Karaté Gérald et Papa Sirène, bien moins débridée, en tout cas, et davantage axée sur la parodie. La diffusion de l’histoire s’étend doucement jusqu’en juillet 2010 et, encouragée par le public du blog (Bastien Dessert a une page Facebook), qui vient d’être rejoint par le public du portail Lapin, elle paraît en album papier en février 2011 aux éditions Lapin.
Que raconte Bastien Dessert, habilement sous-titré La désillusion de Philippe Cave ? La description sur le site de l’éditeur en dit long sur l’absence totale de sens : « Bastien Dessert, vendeur de chaussures et amateur de plantes vertes, se retrouve embringué bien malgré lui dans une terrible machination, la machination Cerbal. Accompagné de Greg Perle, et grâce à Philippe Cave, leur taupe dans le système, nos deux amis vont tout faire pour infiltrer l’usine de pâtée pour chat responsable de tout ça, tromper le manager et découvrir l’atroce vérité… ». Elle nous indique aussi que Geoffroy Monde et son acolyte Thomas Regnault s’essayent à la parodie, une technique humoristique qui n’est d’habitude pas vraiment dans la panoplie du dessinateur. Et ce n’est pas désagréable de le voir quitter ces techniques habituelles pour aller vers autre chose. Nous sommes là dans la parodie de récit d’aventures policières, avec ce héros proche par bien des aspects de l’icône Tintin, ne serait-ce que par sa mèche frontale et ses manières de boy-scout, le récit exploite les clichés du genre. La cohérence de l’intrigue prime alors, mais les situations ne manquent pas d’absurdité, quand on sait que la machination Cerbal est à base de hyènes, de jambes de zèbre, et d’aliments pour chats. Et le personnage de Greg Perle, fidèle compagnon de Bastien Dessert et acteur talentueux, est là pour nous rappeler combien, dans ce monde qui est le nôtre, l’illusion domine le réel.

Pour en savoir plus :
Saco Pandemino, éditions Lapin, 2010
Bastien Dessert, avec Thomas Regnault, éditions Lapin, 2011
Une présentation de Geoffroy Monde à l’occasion du salon de Montrouge
Le site internet de Geoffroy Monde, où l’on peut admirer son oeuvre pictural
Le blog Saco Pandemino sur le portail Lapin
Lire Le suicide ça sert à rien, un récit réalisé pour les 23h de la BD
Lire en ligne Bastien Dessert, sur le blog Saco Pandemino

Parcours de blogueurs : Jibé

Blogueur régulier depuis maintenant 7 ans, Jibé est l’auteur du webcomics Sans emploi. Discrètement, à sa manière, il participe à la création de bande dessinée en ligne.


Jibé, un dessinateur avec emploi

Notre dessinateur du jour, Jean-Baptiste Pollien, alias Jibé sur son blog, est graphiste web et illustrateur de métier depuis le milieu des années 2000. Son site professionnel (http://www.jbpollien.com/) peut renseigner le curieux sur les diverses activités qu’il a pu exercer jusque là : design de sites web, réalisation de campagne de communication, recherche sur des logos. Avec la bande dessinée numérique s’est créée une sorte de visibilité d’un milieu professionnel des illustrateurs freelance qui ont l’occasion d’exercer en semi-professionnel une activité d’auteur de bande dessinée, de diversifier leur activité et de fédérer un public. Le parcours de Jibé rejoint celui des nombreux autres blogueurs dont la profession principale est illustrateur dans la publicité et l’édition : Pénélope Jolicoeur, Margaux Motin, Gally, NR, Vincent Sorel, etc. Toutefois, lui pratiquait déjà la BD dans des fanzines avant de s’y attaquer sur la toile. Le métier de graphiste est loin d’être sans rapport avec la bande dessinée : les codes graphiques et narratifs de la BD sont désormais courant dans le monde de la communication et de la publicité papier, et notamment dans la communication externe des entreprises et des institutions qui utilisent, pour faire passer leur discours, un langage graphique que, faute de mieux, on peut rapprocher de la bande dessinée « de loisir », la plus visible mais pas forcément la plus courante.
Dans le cas de Jibé, il y a un bon exemple de complémentarité entre la bande dessinée et la communication avec un de ses travaux pour Intermedia, une société rhône-alpine d’édition de presse professionnelle du marketing et des médias, les « brèves de Sydo », strips sur la vie en entreprise dans lesquels on retrouve très largement le style du blog bd dont je ne vais pas tarder à vous parler.
Pour ménager le suspens, avant de vous parler du blog Sans emploi, voici d’autres informations sur Jibé, et notamment ses liens avec ladite « blogosphère » bd, dont l’existence est douteuse mais qui, en gros, désigne la communauté de blogueurs bd français. Jibé fait partie d’un groupe informel de blogueurs que lui-même nomme dans ses liens la « Slip team », composé de Pierrot, Antoine Kirsh, Jean-Paul Pognon, Luchie, Lord Yoyo, Forza Pedro ; un des nombreux micro-groupes d’affinités qui composent cette fameuse blogosphère bd et entretient les échanges et projet commun de dessinateurs.
Il se montre actif dans le domaine de la production et de la diffusion de bande dessinée en ligne par plusieurs biais. D’abord a-t-il participé au projet « Vie de merde illustré » qui a été une fusion entre le succès du fameux site « Vie de merde » et le succès des blogs bd : des blogueurs bd étaient invités à illustrer des anecdotes de « VDM » et un recueil en est sorti aux éditions Michel Lafon et Jungle (Jibé n’est toutefois pas présent dans le recueil). Il est aussi un des fondateurs du groupe « Quenelles graphiques », avec des blogueurs bd déjà cités : Jean-Paul Pognon, Antoine Kirsch (Flacons et ivresse), Pierrot (Yap Yap). De ce regroupement est déjà sorti deux albums qui rassemblent de courtes histoires dessinées par des blogueurs bd : On dit de Lyon (2009) et On dit de l’an 2000 (2010). Ils ont aussi organisé un concours alternatif et parodique à la « Révélation blog » intitulé « La Révulsion blog » (dont le gagnant était ironiquement Wandrille, l’initiateur de Révélation blog !). Différentes manières d’animer et de donner sens à la blogosphère bd, vaste et immatérielle réunion avec ses rites et ses codes qui mériteraient d’être examinés de plus près.

Un des projets les plus importants de Quenelles graphiques concernent plus spécifiquement les blogs bd puisqu’il s’agit de l’agrégateur de blog « Petit Format ».
Il faut revenir un peu aux prémices de la diffusion des webcomics pour comprendre un peu. Pendant de longues années, le nombre de site portail (annuaire ou blogroll peut-on dire aussi) permettant d’accéder à la production de BD en ligne était réduit. Si webcomics.fr et le portail Lapin sont les plus connus pour les webcomics « purs », le domaine des « blogs bd », généralement plus axé sur un contenu en lien avec la vie et les opinions personnels de l’auteur, dans un format « carnet de bord », a été dominé par blogsbd.fr, de Matt. Ce portail, créé en 2006, reste longtemps la principale porte d’accès aux divers blogs bd dispersés un peu partout sur la toile et, de fait, un formidable espace de découverte de la création en ligne (la principale, non la seule). En tant qu’agrégateur de flux, il se fonde sur un principe simple : une liste de blogs sélectionnés qui se déroule au fil des mises à jour progressives de leurs auteurs. Une manière d’informer le public, de plus en plus nombreux, des blogs bd, des mises à jour de leur site favori ; une sorte de flux RSS en ligne, en quelque sorte, dont les auteurs de blogs bd tendent à devenir dépendant pour acquérir un public. Et puis, vers 2008, avec la multiplication des blogs bd, le système mis en place par Matt est l’objet de polémique : l’administrateur est obligé d’opérer des choix qui, naturellement, ne plaisent pas à tout le monde… Une (relative) polémique secoue quelques temps la blogosphère, puis les choses rentrent dans l’ordre quand apparaissent d’autres blogroll qui viennent rééquilibrer le référencement (tandis que, dans le même temps, blogsbd.fr change de formule ; et soulignons que Matt lui-même a encouragé cette pratique en diffusant des méthodes de création de blogroll). Les différences portent notamment sur les catégorisations, l’interaction avec les visiteurs (classement, votes, personnalisation de la blogroll…) et l’existence ou non d’une sélection de la part de l’administrateur. PetitFormat, apparu en 2010, fait partie de ces nouveaux agrégateurs, comme ComicsBlog.org (2009), Actu-blog.net (2009) Chacalprod (2008, qui finit par disparaître à cause de problèmes techniques), ou BD-vox (qui ne se limite pas au blogsbd, mais à toute la blogosphère autour de la BD). (Voir : http://bdrama.fr/blogrolls-concurrentes)
Petit Format est lancé par les Quenelles Graphiques et comporte certaines fonctionnalités pour se démarquer de ses concurrents. Il permet notamment de constituer soi-même sa propre liste de blogs, et de consulter les listes des autres utilisateurs, à la façon de sites de partages vidéos ou musicaux. Une sélection « PF », qui tourne, fait office de « sélection officielle » des blogs bd les plus appréciés des Quenelles Graphiques. Un « Top blog », selon un système de votes, définit les notes de blogs les plus populaires chez les lecteurs. Ajoutons à ça que le design du site est très élégant et lisible pour un simple annuaire de blogs. Il a aussi le grand mérite de ne pas se contenter de copier le fondateur du genre, blogsbd.fr.

Brève histoire de Sans emploi, une série à géométrie variable

Sans emploi est le nom du strip quasi quotidien imaginé par Jibé en février 2004, qui marque ses premiers pas dans la création de bande dessinée en ligne. Cette date, on le notera, le range au côté des plus anciens blogueurs bd, ceux qui firent vivre cette forme un peu à part de bande dessinée numérique avant qu’elle ne devienne une mode (Boulet, Pénélope Jolicoeur, Gally, Poipoipanda, Raphaël B., etc. En réalité, Sans emploi est un peu à mi-chemin entre un « webcomic » et un « blog bd », si tant est qu’on puisse donner des définitions à ces deux objets. C’est un webcomic dans le sens où Jibé ne publie, sur son site, que Sans emploi, en tant qu’oeuvre unique et cohérente, sans y ajouter de notes personnelles ou de contenu exogène. Mais sur plusieurs aspects, Jibé rejoint l’esthétique des blogs bd telle qu’elle se développe spécifiquement au milieu de la décennie 2000 : il y a bien mise en scène d’un « avatar » dessiné dont l’auteur raconte les mésaventures, des anecdotes du quotidien comme thème principal (le héros étant pris entre recherche d’emploi et déception amoureuse), une publication antéchronologique…
Un des aspects les plus intéressants de la série Sans emploi est la capacité d’évolution dont Jibé y a fait preuve, à partir d’un même personnage et d’un format en apparence contraignant. Dans les 2 premières saisons, Jibé opte pour un format profondément minimaliste (un strip en quatre cases), un style relâché, et des gags courts. Les deux premières saisons donne le ton général de la série et installe les personnages principaux. Le héros, dont on apprendra bientôt qu’il s’appelle Constantin, est une sorte de Gaston Lagaffe moderne, un « héros sans emploi » fainéant mais attachant dont on va suivre les péripéties dans le monde du travail (ou plutôt de la recherche de travail) et, accessoirement, dans le monde de l’amour aussi (ou plutôt… etc.). Chaque strip publié est un gag unique, mais Jibé parvient à renouveler suffisamment ses thèmes pour éviter trop de lassitude à ses lecteurs.
A partir de la saison 3, Jibé tente de sortir du strip. Ce sont cette fois des planches entières qu’il publie, tout en gardant le même style. L’intrigue s’étoffe, les gags cessent d’être le seul moteur de l’action. Avec ce changement de rythme, Sans emploi passe à la vitesse supérieure, et à une réalisation plus ambitieuse. Constantin et ses amis prennent un peu plus de consistance, n’étant plus réduit à leur rôle minimaliste de « gagmen ». Et puis, avec les saisons 4 et 5, Jibé revient aux strips tout en changeant légèrement son style : plus propre, aux couleurs plus choisies grâce à une tablette graphique (alors qu’il s’agissait auparavant de simple scans de dessins papier). La rusticité des débuts est un peu perdue et Sans emploi se fait de plus en plus professionnel. Le retour au strip avec gag est un moyen de montrer que, dans le fond, cette forme reste celle privilégiée pour la série. Par bien des aspects, les saisons 4 et 5 sont une modernisation des deux premières saisons.
La saison 6 est de loin la plus étonnante : développant encore davantage l’évolution graphique des saisons précédentes, Jibé imagine une histoire à l’intrigue beaucoup plus complexe : Constantin entreprend un voyage en Chine pour retrouver une de ses ex-copines. Il atterrit par erreur au Japon, terre d’aventures exotique idéale. Finis les cases de dialogues, et place à des décors gigantesques, des plans autre que le traditionnel plan américain du strip, des effets graphiques et des planches vertigineuses, grand format. Le contraste est d’autant plus frappant que les personnages et le style restent très reconnaissables. Le tout est découpé en chapitre, ce qui ne fait que donner davantage d’épaisseur à l’ensemble. Pour réaliser cette saison, Jibé s’inspire de son propre voyage au Japon et agrémente le tout de quelques gags, tout de même, intitulés « Japan facts », comme un retour à l’anecdote personnelle que permet la cohabitation entre plusieurs formats sur Internet. La saison 6, achevée en 2010, forme ainsi un véritable et copieux album, le point d’orgue d’une série commencée en 2004.

Comme le veut la tradition, l’actuelle saison 7, commencée en octobre dernier, revient au format strip/gag des débuts, et à des décors moins grandioses. A chaque fois, la série surprend par sa cohérence qui, avec des méthodes assez simples (personnages récurrents, gags à tiroirs, découpages précis en strips, épisodes, saisons…), trouve un équilibre très réussi entre chacun des strips pris individuellement et l’ensemble de l’histoire. Les anecdotes qui paraissaient dérisoires dans les premières saisons sont adroitement transformées en véritables intrigues. Chaque saison à une logique interne unique. C’est sans doute là que réside la principal force de Sans emploi : sa grande cohérence sur la durée, puisque la série dure depuis 7 ans. Les personnages demeurent et évoluent vraiment, sans acoups, au rythme régulier de la lecture. D’où une fidélisation qui fonctionne pour une série finalement bien addictive malgré sa simplicité.

Les évolutions de Sans emploi dépassent le seul cadre du blog. Ainsi en 2009, Jibé investit les réseaux sociaux pour donner encore plus de vie à son personnage qui est parvenu, lentement mais sûrement, à fidéliser un public : un compte Facebook est créé, ainsi qu’un compte Twitter. Il rend téléchargeable en ligne l’intégrale des archives des saisons 1 à 5 sur cette page, une démarche finalement assez originale dans une pratique de la bande dessinée numérique majoritairement diffusée par un accès Internet, et rarement téléchargeable « proprement ». Jibé avait aussi tenté de transformer sa série dessinée en série d’animation, mais, à ma connaissance, ce projet n’a finalement pas abouti.
Enfin, en septembre dernier est paru un album aux éditions Marabout. Certes, il s’agit d’un énième adaptation de blog chez un éditeur déjà responsable des adaptations des blogs de Margaux Motin, Pacco et Diglee et surfant, un peu tardivement, sur la mode des blogs bd. Mais notons que 1. Jibé aura attendu 7 ans avant de se lancer dans le papier et que 2. il a effectué pour l’album un vrai travail de reprise des strips déjà publiés.

Le renouveau du strip sur Internet
Le webcomics de Jibé est assez symptômatique d’un phénomène concomitant à l’essor de la bande dessinée numérique : le renouveau du format comic strip.
A première vue, le strip comme format semble bien désuet pour une publication en ligne. Ce format est profondément lié aux débuts de la publication de bande dessinée dans les quotidiens, à la fin du XIXe siècle. Le strip, par sa taille réduite et clairement délimité, ainsi que sa capacité à s’insérer discrètement dans les pages des journaux, connaît un vif succès. En France, dans les années 1950, certains quotidiens comme France-Soir peuvent proposer une demi-douzaine de strips différents sur une seule page.(je résume à grands traits l’histoire du strip, j’espère que vous m’en excuserez !) C’est par ce biais que la bande dessinée intègre la culture de masse, lue par des milliers de personnes. Naturellement, une esthétique narrative particulière se développe, qu’elle soit basée sur le gag final (tout le strip n’est alors qu’une longue tension vers la chute) ou sur le suspens dans le cas d’une série d’aventure (à la façon des romans-feuilletons). A première vue, une fois de plus, le strip est bien un format importé, étranger à la bande dessinée numérique et directement imité de la BD papier et même de la BD de presse. Internet n’a-t-il pas été défini par Scott McCloud, premier théoricien de la bande dessinée numérique, comme une « toile infinie » par laquelle une simple bande dessinée peut acquérir des dimensions spectaculaires, que ce soit par le scrolling des pages, ou par les hyperliens ? Dès lors, un simple strip en trois ou quatre cases est un bien maigre format pour les innovations potentielles. On peut ajouter à cela que le strip est une esthétique relativement rare dans la bande dessinée contemporaine qui a vu le triomphe de l’album.
Pourtant, le format strip va se développer dans une quantité assez importante, en particulier pour la bande dessinée numérique humoristique. Dans le domaine français, l’un des comic strips plus connus est sûrement Lapin, de Phiip qui, rappelons-le, dure sans interruption, à un rythme quasi quotidien, depuis avril 2001. D’autres dessinateurs en ligne se sont emparés du strip : Wandrille, Fred Noens, Soph (Chef Magic), Wayne (Foetus et Foetus), Paka ou enfin Navo et sa fameuse Bande pas dessinée qui joue énormément sur les codes graphiques du médium. La liste est très loin d’être exhaustive. On remarque au passage que les webcomics strip ont souvent une durée de vie plus longue et impressionnent par la quantité. Mieux encore, beaucoup de ces strips humoristiques emploient une esthétique minimaliste (bonhomme-patate, trait lâché, noir et blanc) dont on peut pointer une double origine : les évolutions récentes et réussies de ce genre particulier (chez Lewis Trondheim et Ibn Al Rabin, notamment) et le tropisme amateur de la bande dessinée numérique. Le strip a aussi su profiter du fait que la bande dessinée numérique réinjectait dans la lecture de bande dessinée une forme de régularité : on allume à date fixe son ordinateur pour lire les derniers strips parus. Déjà rodé, esthétiquement parlant, aux artifices de la lecture feuilletonnesque qui sait instaurer une connivence avec le lecteur allant jusqu’à l’addiction du rendez-vous régulier, il a trouvé là une niche idéale. Les internautes ont été friands d’une forme brève qui évite de rester des heures devant l’ordinateur mais induit une consommation plus échelonnée, pendant une pause ou dans les transports, par exemple. Enfin, dernière remarque : la présence du format strip dans la bande dessinée numérique a fini par croiser le chemin de la lecture sur smartphone : petit format et d’une lecture rapide, il s’adapte bien à ce mode de consommation. L’entreprise Avecomics l’a très bien compris en lançant en 2010 Bludzee de Lewis Trondheim : des gags courts en trois cases dont le format est spécifiquement étudié pour smartphone.

Ce qu’il faut surtout retenir, c’est que le format strip n’est dès lors plus utilisé pour des contraintes de mise en page, mais pour l’esthétique qui le sous-tend : lecture feuilletonnesque et rapide, gag et suspens… Avec Sans emploi, on comprend aussi ce que les nouveaux modes de la bande dessinée numérique apporte au strip : ils permettent de combiner ce format traditionnel à d’autres formats ou à d’autres actes de lecture. C’est ce que fait Jibé quand il passe du strip à la planche lors des saisons 3 et 6. En ligne, le rythme de lecture du strip, contraint dans un journal papier où la lecture est périodique, est en mesure de s’intégrer à des constructions narratives, à la manière des « Japan facts » de la saison 6, strips au milieu d’un ensemble de planches, où l’emploi spécifique du format devient la marque d’un changement de registre (on passe d’une « aventure » à suspens à des anecdotes exotiques et comiques). D’autre part, l’accès aux archives des strips permet au lecteur qui les lirait tous à la suite de prendre conscience de l’étendue de l’intrigue. Nous revenons bien à l’enrichissement de cette toile infinie qui se nourrit de l’hétérogénéité des formats et des supports.
Cette réflexion sur l’esthétique du strip dans la bande dessinée numérique, menée ici à grands traits et à grands coups d’approximations, mériterait d’être étudiée plus en détail… Enfin, voici lancée une bouteille à la mer !

Pour en savoir plus :
Sans emploi, Editions Marabout, 2010
Le site professionnel de Jibé
Le blog bd de Jibé, Sans emploi
L’agrégateur de blogs bd Petit Format