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Baruthon 7 : Sur la route encore, Casterman, 1997

Rien de tel pour la rentrée de Phylacterium que la suite de Baruthon, exploration dans l’oeuvre de Baru. Après la « somme » de L’autoroute du soleil, nous descendons doucement les années 1990 avec Sur la route encore. Il nous prouve son talent de raconteur d’histoires.

Baruthon 1 : Quéquette blues et La piscine de Micheville
Baruthon 2 : La communion du Mino et Vive la classe !
Baruthon 3 : Cours camarade
Baruthon 4 : Le chemin de l’Amérique
Baruthon 5 : promenades et albums collectifs
Baruthon 6 : L’autoroute du soleil

Dans le sillage de Casterman

Plus qu’avec L’autoroute du soleil, qui était surtout un projet coordonné par l’éditeur japonais Kodansha et repris pour la France par Casterman, c’est avec Sur la route encore que Baru entre dans l’équipe de l’éditeur belge pour quelques albums encore, ainsi que plusieurs rééditions. En 1998, pour marquer l’entrée de cette nouvelle recrue au palmarès solide, Casterman réédite Le chemin de l’Amérique. De fait, Baru ne publiera plus d’albums chez Albin Michel, et encore moins chez Futuropolis qui n’existe plus depuis 1994, le catalogue ayant été vendu à Gallimard.
Mais Baru n’arrive pas chez Casterman par hasard, puisqu’il intègre le magazine (A Suivre), dans lequel il publie Sur la route encore de 1996 à 1997. Petit retour en arrière pour ceux qui n’auraient pas suivi ou ceux à qui ce nom, aujourd’hui disparu, ne dit rien. Dans la foulée des grandes créations de revues des années 1970, (A Suivre), à partir de 1978, fait date : il confirme l’évolution de la bande dessinée vers la densité romanesque et le refus de certaines conventions éditoriales, telle que le nombre de pages imposé ou la couleur. Voulant faire de la bande dessinée un média intégré à la littérature, il offre à des auteurs généralement déjà connus le moyen de réaliser des oeuvres plus personnelles. Que Baru arrive dans (A Suivre) après une carrière déjà lancée n’est donc pas étonnant. Dès la fin des années 1980, la revue est en perte de vitesse et se maintient malgré tout grâce à ce que Thierry Groensteen appelle une « acharnement thérapeutique ». La pertinence du rédactionnel baisse et la revue peine à intégrer les évolutions propres aux années 1990. Pourtant, elle tente de récupérer des auteurs qui ont justement débuté dans la décennie précédente, François Bourgeon, Moebius, Jacques Ferrandez, ou des valeurs sûres de la revue comme Tardi, Comès, Schuiten et Pratt. Grâce au prestige d’(A Suivre), l’éditeur, originellement spécialisé dans les ouvrages religieux et porteur de l’héritage d’Hergé, s’attire des auteurs adultes aux fortes ambitions artistiques. A regarder les récits publiés dans ses dernières années ((A Suivre) s’arrête en 1997), on sent que, malgré la baisse des ventes, la qualité est toujours présente et Sur la route encore ne fait pas exception.

On the road


Sur la route encore regroupe plusieurs thèmes propres à Baru. Il y a notamment cette violence crue, même si son trait s’est désormais apaisé par rapport à ses débuts pour réserver l’expressionnisme aux moments les plus adéquats. Il y a bien sûr le sexe, toujours présent chez Baru, souvent sur un mode faussement comique et potache. Les récits indépendants (en apparence) qui composent l’album sont parsémés d’histoires où ces deux éléments moteurs, la violence et le sexe, sont étroitement mêlés, mais jamais de façon racoleuse : par exemple, dans le personnage de « Bouboule », autostoppeuse un peu enveloppée qui craint de se faire violer par les automobilistes. Baru adore jouer sur l’ambiguité de la sexualité dans notre société : tantôt ce qui se présente comme un drame tourne finalement à la farce, comme dans les « Teutons pointeurs », tantôt la farce initiale conduit au cauchemar, dans « Au rendez-vous des amis ». Les histoires de Baru ont quelque chose de jubilatoire, maltraitant certains interdits avec le plus grand des plaisirs.
A chaque nouvel album de Baru frappe la cohérence de ses thèmes, qui donne l’impression que tous les albums ne sont que plusieurs chapitres d’une même histoire sans cesse répétée. Il suffit de considérer le titre de Sur la route encore. Le sens du mouvement est omniprésent chez Baru, dans les titres, au moins depuis Cours camarade. Le chemin de l’Amérique et L’autoroute du soleil sont deux autres exemples de l’invitation au voyage perpetuel, même s’ils proposent une destination. Sur la route encore est presque un constat : Baru est toujours en route. Venons-en, justement à l’image de la route.

Par le titre, une double référence résonne avec une Amérique mythifiée des années 1950. C’est d’abord le roman de Jack Kerouac, On the road (1957) : roman initiatique qui raconte le parcours imaginaire, mais aux tonalités autobiographiques, du narrateur à travers les Etats-Unis. On the road évoque le mouvement littéraire dit de la « Beat generation » qui renouvelle le mythe américain (importance de la musique, de la bohème, de la liberté) et possède une forte influence sur des artistes qui lui succèdent. C’est ensuite une célèbre chanson de Willie Nelson, On the road again (1980), devenu un classique repris de nombreuses fois. La country de Nelson trouve également ses racines dans la tradition propre à l’Amérique du Nord et mélange la musique et le thème de l’errance. Cette Amérique mythifiée a une bonne place dans l’oeuvre de Baru : du héros de L’autoroute du soleil passionné par les années 1950 au titre même du Chemin de l’Amérique. Et l’un des héros de Cours camarade, Stanislas, se prend pour James Dean dès le début de l’album. Les Etats-Unis semblent être un rêve qui permet aux héros de Baru, immigrés, ouvriers et banlieusards, d’avancer ; une façon de les lancer dans l’aventure. La première histoire de Sur la route encore, « Calypso rock », en devient presque symbolique du vieux rêve de jeunesse devenant étape originelle : le héros retrouve par hasard la trace des membres de son ancien groupe de rock, reconvertis en accompagnateurs d’un insipide crooner de variétés, marque du temps qui passe. L’occasion est trop belle : le groupe se reforme à l’improviste et injecte un peu de rock dans la soupe « calypso », insufflant une frénésie puissante dans le public. Le ton est donné : il y aura du rythme et de l’action.

Epopée narrative
Que Sur la route encore ait été publiée dans (A Suivre), revue porteuse d’une conception très littéraire de la bande dessinée et mettant l’accent sur le scénario, ne doit pas surprendre : cet album est celui dans lequel Baru laisse le mieux apparaître ses talents de conteurs. J’entends ici conteur dans le sens de raconteur, de tricoteur d’histoiree ; il laisse dans l’ombre tel élément pour mieux nous surprendre ensuite ; il emprunte au polar un art du suspens et du drame ; il multiplie les voies narratives pour faire varier les ambiances. Sur la route encore, composé de six histoires de taille variable est finalement un bon exercice de style. Certes, l’ampleur n’est plus celle de L’autoroute du soleil ; certes les enjeux sociaux et politiques marquent un peu le pas (quoique, si on lit entre les images) ; certes l’intrigue policière apparaît parfois comme un peu artificielle. Mais elle porte une forme de réjouissance personnelle de l’auteur par laquelle il est agréable de se laisser porter.
La structure narrative de Sur la route encore donne même l’impression de jouer sur la liberté de diffusion de (A Suivre), détournant les codes propres à la revue par une dissolution de l’intrigue linéaire romanesque. Il faut ici oublier un instant qu’on lit un album pour se souvenir qu’il y a d’abord prépublication. (A Suivre) publie soit des « récits complets » (courts récits autonomes de quelques pages, ayant un début et une fin propre), soit des « récits à suivre » (feuilletons qui s’étendent de numéros en numéros). Baru joue sur les deux tableaux. Chacun des « chapitres » de Sur la route encore est un récit complet. La publication n’est d’ailleurs pas régulière et plusieurs mois s’écoulent entre chaque épisode. Et après tout, Baru est depuis le début un amateur d’histoires courtes au rythme rapide, telles celles de La piscine de Micheville ou de La communion de Mino, ou beaucoup d’autres disséminées dans la presse spécialisée ou dans des collectifs. Ce n’est qu’au fur et à mesure que l’on se rend compte qu’il s’agit en réalité d’un récit à suivre : le dernier chapitre résout naturellement le fil de l’intrigue et explique la fuite en avant des deux narrateurs. Baru confronte ainsi le rythme allusif et intense de ses débuts à une intrigue au long cours telle que celle de L’autoroute du soleil. L’exercice est d’autant plus amusant que la principe de prépublication est alors en perte de vitesse et que son interprétation par Baru est proche du détournement, jouant sur l’attente et les interrogations du lecteur.
L’exploration des techniques de narration n’est pas si courante dans la bande dessinée contemporaine que l’on doive passer à côté. L’adoption de la bulle a fini par évacuer les lourds récitatifs défilant sous les images mais, comme je le faisais remarquer à propos de Christophe, la présence d’un narrateur commentant l’action peut aussi être une valeur ajoutée quand elle est parfaitement maîtrisée par des auteurs comme Jacques Tardi, Jacques de Loustal et… Baru. Dès Quéquette blues, Baru s’adjoint un récitant qui ne le quittera pas, tantôt à la première personne, tantôt à la troisième, toujours ironique. Il sait en jouer et nous le prouve dans Sur la route encore. Deux narrateurs se partagent les six récits. On suit tour à tour André et Edith, chacun poursuivant son propre road-movie. Et même si on finit par comprendre qu’André cherche Edith, ils vivent, jusqu’au sixième récit, des aventures séparées. Comme dans un morceau de musique, chaque récit a sa propre mélodie, son propre parfum (explosion nostalgique et libératrice de « Calypso rock », farce jubilatoire et absurde des « Teutons pointeurs »…).

Avec Sur la route encore, Baru explore plus que jamais son chemin en solitaire. Dans le paysage de la fin des années 1990, son parcours ne ressemble à rien de connu. Baru ne s’intègre pas à la dynamique qui porte les éditeurs alternatifs sans pour autant baisser ses exigences. Cet album qui a pourtant plus de dix ans n’a jamais été réédité, contrairement à d’autres oeuvres, encore plus anciennes, de leur auteur. Je vous invite, si vous aimez les autres oeuvres de notre Grand Prix du FIBD 2010, à le redécouvrir, en espérant que votre médiathèque est aussi bien fournie que la mienne…

Pour en savoir plus :

Sur la route encore, Casterman, 1997

A suivre dans : Bonne année et autres récits sociaux, 1995-2009

Baruthon 6 : L’autoroute du soleil, Casterman, 1995

L’autoroute du soleil est peut-être l’oeuvre la plus connue de Baru : elle reçoit en 1996 le prix du meilleur album à Angoulême, consacrant ainsi définitivement celui qui, dix ans auparavant, avait reçu le prix du meilleur premier album pour Quéquette blues. Ce que reflète ces deux prix, c’est le succès de Baru pour forger une oeuvre cohérente d’un album à l’autre, sans en passer par le stade de la série. Plusieurs raisons font de L’autoroute du soleil l’album le plus logique de Baru : celui qui concentre le mieux l’essentiel de son art.
Comme d’habitude, vous trouverez dans l’article des liens vers les anciens articles du Baruthon, mon exploration de l’oeuvre de Baru.

Baruthon 1 : Quéquette blues et La piscine de Micheville
Baruthon 2 : La communion du Mino et Vive la classe !
Baruthon 3 : Cours camarade
Baruthon 4 : Le chemin de l’Amérique
Baruthon 5 : promenades et albums collectifs

Du côté du soleil levant

La réalisation de L’autoroute du soleil est pourtant loin d’être évidente de prime abord. Il faut en passer par le Japon pour voir éclore cet album, et retourner un peu les évidences. C’est une évidence que de dire que la décennie 1990 est celle de la découverte par le grand public français de la bande dessinée japonaise, la manga. Quelques dates pour vous replacer ce phénomène : dans les années 1980, quelques tentatives émergent pour diffuser la bande dessinée japonaise en France mais les échecs commerciaux successifs empêchent le mouvement de prendre de l’ampleur, que ce soit par la presse (échec du Cri qui tue, première revue française spécialisée dans la manga en 1981) ou par l’édition (échec de l’édition du Gen d’Hiroshima de Keiji Nazazawa par les Humanoïdes Associés). C’est là une première phase durant laquelle la manga est encore une curiosité, un territoire à découvrir. La clé du succès est trouvée par Glénat, alors devenue une solide maison d’édition à grand tirage. Elle publie à partir de 1990 Akira de Katsuhiro Otomo qui rencontre un succès suffisamment important pour lancer un mouvement de fond, fortement soutenu par l’introduction réussie auprès du jeune public des anime à la télévision française dans les émissions Récré A2 et Le Club Dorothée depuis les années 1980. Ainsi, quand Glénat sort la manga Dragon Ball en 1993, il s’adresse à un public déjà conquis par la série télévisée. D’autres grands éditeurs s’engouffrent dans la brèche commerciale : Casterman en 1995, Dargaud en 1996. La seconde moitié de la décennie voit l’explosion du phénomène avec la traduction d’auteurs « classiques », ainsi que l’émergence d’une culture japanophile qui combine passion pour la manga, pour les jeux vidéos, et pour les anime (la première convention de l’association Epitamine a lieu en 1994.).
Il est déjà plus intéressant d’envisager le fait inverse : dans les années 1990, la bande dessinée japonaise s’ouvre à l’influence européenne et accueille en son sein des auteurs européens. Des passerelles commencent doucement à se créer entre les deux univers graphiques avant que les influences mutuelles ne deviennent de plus en plus manifestes dans les années 2000. Plusieurs auteurs français font alors le voyage au Japon ou se tournent vers l’édition japonaise. Frédéric Boilet, auteur en 1997 de Tokyo est mon jardin, est l’un d’eux, qui deviendra ensuite un passeur important entre les deux cultures. Baru, quant à lui, est contacté par Kodansha vers 1991 (avec Michel Crespin et Edmond Baudoin) pour réaliser un album de bande dessinée de plus de 200 pages. L’autoroute du soleil commence à être publié dans l’hebdomadaire Morning, revue de manga destinée à un public adulte masculin (seinen manga), puis sort en album en 1995, se déroulant finalement sur plus de 400 pages.

L’histoire ne s’arrête bien évidemment pas à l’édition japonaise. Au contraire, et je reprends là les paroles de Baru, l’objectif, à terme, est de faire republier l’album en France, « à un prix abordable », c’est-à-dire les 400 pages en un seul volume, à moins de 100 francs. Son éditeur du moment est Albin Michel, chez qui il a publié Le chemin de l’Amérique quatre ans auparavant, mais cet éditeur n’est pas tenté par l’expérience. En revanche, Casterman se montre intéressé, et Baru avait justement déjà posé des jalons chez eux avec sa participation l’album collectif Le violon et l’archer. Avec L’autoroute du soleil, Baru change d’éditeur de façon définitive : il se fixe chez Casterman. A cette époque, l’éditeur belge possède encore l’aura que lui donne le magazine A suivre dont le rédacteur en chef, Jean-Paul Mougin, commence à s’intéresser, à la suite de Glénat, au phénomène manga. Une collection Manga Casterman est donc créée pour accueillir des albums et des séries venues du Japon, généralement de taille assez imposante, même si L’autoroute du soleil reste une exception notable. Il constitue d’ailleurs le premier volume de la collection, comme si une transition par un auteur français avait été nécessaire pour que Casterman publie des mangas. C’est par exemple dans cette collection qu’est traduit en français Jiro Taniguichi avec L’homme qui marche, autre auteur phare du dialogue franco-japonais.
A noter que Casterman a réédité en 2002 L’autoroute du soleil dans sa collection Ecritures, lancée cette même année pour accueillir des rééditions d’anciennes bandes dessinées françaises et étrangères dans un format « roman » qui entend se rapprocher du « roman graphique » (concept vendeur des années 2000 après la décennie manga !) de l’édition indépendante. Comme dans le cas de la collection Manga Casterman, Baru est, avec Taniguichi, parmi les premiers auteurs publiés dans cette collection. Rien de surprenant : il est devenu un des principaux auteurs Casterman. Cette réédition aurait pu être une bonne chose si l’éditeur n’avait pas subrepticement découpé l’album original en deux tomes, d’une façon que seule justifie un objectif commercial. Heureusement, l’erreur a été réparée depuis et en 2008, L’autoroute du soleil est revenu en un seul volume dans cette même collection Ecritures.

Reminiscences

L’autoroute du soleil a des allures d’album idéal dans la carrière de Baru. Pourquoi ? Il incarne la cohérence de toute son oeuvre en accueillant de multiples réminiscences de ses travaux antérieurs. Le décor minier lorrain, si présent au début de l’album, n’est-il pas celui de Quéquette blues et Vive la classe ? Oui, mais transporté plus de trente ans après, les cheminées d’usine sont des monstres d’acier que l’on abat. Ce héros algérien, Karim Kemal, fasciné par les années cinquante, ne rappelle-t-il pas le Saïd Boudiaf du Chemin de l’Amérique qui, lui, est né dans les années cinquante ? Oui, mais le premier, avec une génération de décalage, est déjà bien plus sûr de lui. La tension sexuelle qui parcourt, de manière très différente, les trois personnages principaux (Karim le séducteur, Alexandre le puceau romantique et leur poursuivant Faurissier, amant destructeur et violent), n’évoque-t-elle pas les scènes cocasses de La piscine de Micheville ?
En revanche, Baru abandonne ici le principe du récit initiatique qui était celui de chacun de ses albums jusque là. Il le limite en tout cas à un seul personnage, Alexandre, le plus jeune, alors que Karim, lui, est déjà un adulte. Il en fait certes un élément de l’intrigue, mais pas le seul.

Au-delà de ces allusions, L’autoroute du soleil est, de l’aveu de Baru, la version longue de Cours camarade : ce que cet album, sorti en 1988 chez Albin Michel, aurait dû être si les conditions de l’édition française n’avaient empêché son extension. Le thème de départ est strictement le même : deux fils d’ouvriers, dont un d’origine arabe, se retrouvent poursuivis par des racistes fanatiques parce que l’un d’eux a couché avec la femme qu’il ne fallait pas. De nombreux personnages croisés au fil de cette longue fuite qui court jusqu’à Marseille se retrouvent dans l’album d’origine, en particulier le vieux soixante-huitard nostalgique. Mais les 400 pages permettent à Baru d’étoffer les personnalités, de faire durer la poursuite pour la rendre vertigineuse, de multiplier les épisodes et les rebondissements. Faurissier, qui poursuit les deux jeunes, sombre dans la folie ; les personnages rencontrés sur la route sont moins manichéens. La farce de potache qu’était Cours camarade se transforme en une épopée moderne.

Kodansha offre à Baru la possibilité de réaliser, selon les critères éditoriaux japonais, une histoire qui s’étend sur plusieurs centaines de pages en un temps très court, défi impensable pour l’édition française encore à l’étroit dans des formats d’albums prédéfinis. S’ajoute à ça le noir et blanc que Baru n’avait jusque là pas encore expérimenté. Suivant les formes japonaises, L’autoroute du soleil se déploie sur d’épais chapitres qui prolongent de pages en pages l’interminable course-poursuite des deux héros. L’expérience nipponne de Baru dévoile, en filigrane, les contradictions éditoriales du marché français qui n’est pas en mesure de satisfaire les envies nouvelles de ses auteurs. Pour mémoire, en 1992, Lewis Trondheim publie à l’Association Lapinot et les carottes de Patagonie, un album de 500 pages. Et le FIBD 1996 voit, en plus du couronnement de Baru, la remise du prix du meilleur album étranger à la série Bone de Jeff Smith, un autre récit de très longue haleine qui est alors en train d’être édité en France par Delcourt dans des albums de cent pages chacun.
Mais finalement, en 1995, Casterman accepte d’éditer 400 pages en un seul album… En l’espace de sept années, les critères ont-ils changé ? Les auteurs sont-ils davantage en mesure d’imposer leur volonté aux éditeurs ? L’autoroute du soleil semble annoncer les changements qui toucheront l’édition de bande dessinée des années 2000, avec l’émergence de l’objet « roman graphique » qui offre aux auteurs la possibilité d’achever une histoire aussi dense et longue qu’un roman.

Un mouvement épique

La publication au Japon ne s’impose pas à proprement parler comme une contrainte susceptible de modifier l’art de Baru. Au contraire, on pourrait presque dire que certains codes propres à l’auteur trouvent, dans le contexte japonais un refuge idéal : ainsi de la représentation assez crue de la violence du sexe ou de l’exagération presque caricaturale de certains visages. Le lecteur japonais est sans doute plus familier de ces procédés que le lecteur européens qui les perçoit comme des signes propres à l’auteur plus qu’au genre. La liberté d’action laissée à Baru par Kodansha a du être importante puisque L’autoroute de soleil est une oeuvre qui ressemble à son auteur.

Du point de vue de la narration, la longueur de l’album permet à Baru d’amplifier les procédés narratifs qu’il a pu mettre en oeuvre jusque là dans ses précédents albums. Vous l’aurez compris, c’est sans doute là ce qui m’enthousiasme le plus chez Baru : son talent de conteur en images, et sa capacité à nous tenir en haleine sur plusieurs centaines de pages, avec une intrigue somme toute assez mince (une course poursuite à épisodes), même si des rebondissements la relancent constamment.
Il y a tout d’abord cette voix narrative attirante, qui intervient dès le départ mais sait laisser la place à l’action au besoin. Chez Baru, le narrateur joue deux rôles. Il se contente parfois d’expliquer au lecteur une situation sociale ou politique, ou de nous présenter, sur une page entière, l’histoire de la Facel Vega : inscription dans le réel qui rend l’histoire crédible. Mais parfois, il s’amuse avec nous du tour qu’il joue à ses personnages, des retournements de situation… Dans L’autoroute du soleil, pourtant, le narrateur est largement en retrait : on sent ici que Baru délaisse un peu le « documentaire » au profit de la fiction, qui prend toute sa place.
Autre procédé courant chez Baru : l’accumulation des intrigues par l’accumulation de personnages. Chaque personnage a sa propre histoire en marge de l’intrigue principale et rien d’indique que l’on n’est pas susceptible de le croiser plus tard ou surtout que cette histoire qui est la sienne ne va pas interférer avec celle qui occupe Karim, Alexandre et Faurissier. On se rapproche de l’idée de « destins croisés », d’une narration à plusieurs voix qui rayonnent autour des personnages principaux. Il me semble parfois que Baru conçoit la narration selon un principe d’emboîtement : des évènements en apparence éloignés s’avèrent en réalité avoir un lien de cause à effet. Comme le résume le narrateur à la fin du premier chapitre : « Bien voilà. Toutes les pièces importantes du puzzle sont en place : Karim, Alexandre, René Loiseau et Raoul Faurissier. Plus tard, d’autres viendront s’emboîter. En attendant, que la sarabande commence ! ».
Et puis il y a le mouvement constant d’une bande dessinée conçue à la manière d’un road-movie, par une suite de chapitres qui sont autant de rebondissements et de surprises pour le lecteur, sur la même trame. On ne sait jamais si un personnage va être bon ou mauvais, s’il va trahir les héros ou les laisser se faire bastonner. On ne sait jamais d’où peut venir leur prochaine mésaventure. Je ne sais pas si Baru a ou non improvisé une partie du récit, qui lui serait venu au fil du crayon. Il semble apprendre, sous nos yeux, à mener un récit sur la durée, et se faire au moins autant plaisir que nous.
De ce point de vue là, L’autoroute du soleil est une étape essentielle dans l’oeuvre de Baru qui n’avait pas encore réussi à mener parfaitement une narration continue, préférant des ellipses fortes ou des suites de récits courts et anecdotiques. Ici, il introduit dans son travail une science du rythme jusque là peu variée, alternant moments de tension et moments de repos comiques, suites de cases rapides et décor unique en pleine page, longs dialogues et scènes muettes commentées par le narrateur. Il explore, en somme, la diversité de la narration graphique.

Comme toujours, Baru ne perd pas de vue l’un des enjeux principaux de ses fictions : rendre compte d’une réalité sociale. Pas comme sujet, mais comme décor. Là encore, les 400 pages permettent de traiter à la fois des questions purement dramatiques et des interogations plus sociales. Tout part de la Lorraine, ce décor maintenant devenu familier au lecteur de Baru. Tout part de la Lorraine et de ce haut-fourneau qu’on abat, signe d’une époque désormais révolue : la fermeture de nombreuses usines en Lorraine entraînent des manifestations dans les années 1980. Dans ces mêmes régions, les partis d’extrême-droite gagnent du terrain. L’allusion au Front National est, comme dans Cours camarade, transparente, et reste l’une des plus grandes inquiétudes de Baru. Les deux héros, Karim et Alexandre, pas encore amis mais promis à le devenir, vont croiser les autres fantômes politiques de la décennie : la montée du racisme ordinaire, les banlieues qui brûlent, la fin des utopies soixante-huitardes. C’est un monde en tension que nous décrit Baru en arrière-plan de son récit échevelé.
Il faut voir aussi les décors qui sont ceux de la poursuite : d’abord l’acier des usines ; puis le bitume de l’autoroute ; viennent le beton des banlieues ; et enfin les grues géantes du port de Marseille. Quelques petites incursions du côté de la campagne ponctuent le voyage. L’autoroute du soleil est avant tout un voyage, et une épopée où l’action ne s’arrête jamais.

A suivre dans : Sur la route encore, Casterman, 1997

Pour en savoir plus :
L’autoroute du soleil, Casterman, 1995 ; réédité en deux volumes en 2002, puis en un volume en 2008
Une interview de Baru sur l’album sur le site Bdparadisio

Baruthon 5 : promenades et albums collectifs

Avant de passer le mois prochain à l’oeuvre qui constitue, en 1995, un tournant important pour la carrière de Baru, une nouvelle consécration, L’Autoroute du soleil, je propose à mes fidèles lecteurs du Baruthon une promenade au gré des histoires courtes dessinées par notre Grand prix du FIBD 2010. On oublie bien souvent, en retraçant la carrière d’un auteur, ses participations à des albums collectifs autour d’un thème, récits qui semblent n’être que des commandes momentanées et sans lendemain. Peut-être révèlent-ils plus que cela : une capacité à s’extraire de la logique sérielle pour aller voir ailleurs, un exercice de style souvent plaisante pour le lecteur… Dans les années 1990 et 2000 se sont multipliées les occasions pour ces albums collectifs qui participent, l’espace d’un court instant, à l’histoire de la bande dessinée. Si pour un auteur débutant ils peuvent être une manière de franchir le pas de la publication (à ce propos, si tout va bien, je parlerai bientôt des Nouveaux Pieds Nickelés…), pour un auteur installé, ils sont le signe que son style intéresse.
Baru a souvent été sollicité pour de tels projets éditoriaux, et ce d’autant plus qu’il a déjà démontré un goût pour le récit court, en quelques pages, dans des projets antérieurs. Au programme aujourd’hui : Le violon et l’archer (1990 – Casterman), Avoir 20 ans en l’an 2000 (1995 – Editions autrement) et Le Jour où… (2007 – Futuropolis). Et la brève évocation de quelques autres apéritifs. J’en profiterai pour dresser une brève typologie des albums collectifs, ces entités étranges, cauchemar des libraires et bibliothécaires, sans auteur mais pas sans âme.

Baruthon 1 : Quéquette blues et La piscine de Micheville
Baruthon 2 : La communion du Mino et Vive la classe !
Baruthon 3 : Cours camarade
Baruthon 4 : Le chemin de l’Amérique

La bande dessinée au musée : Le violon et l’archer

Peut-être vous souvenez-vous d’un ancien article que j’avais consacré à la collection Louvre/Futuropolis lancée en 2005 qui signe l’association de deux univers, celui de la bande dessinée et celui du musée (à ce propos est sorti très récemment le cinquième album de cette collection, Rohan au Louvre, par Hirohiko Araki). Un événement à relativiser quand on sait qu’il y a près de vingt ans, un musée bien plus modeste tentait lui aussi l’expérience de l’édition de bande dessinée, certes à l’échelle d’un unique album : en 1990 sortait Le Violon et l’archer chez Casterman, en collaboration avec le musée Ingres de Montauban qui conserve l’oeuvre du peintre Jean-Dominique Ingres (1780-1867). L’album réunissait six auteurs : Baru, François Boucq, Max Cabanes, Jacques Ferrandez, André Juillard et Jean-Louis Tripp. Pour Baru, c’est le premier contact avec l’éditeur Casterman qui deviendra son éditeur principal jusqu’à nos jours. L’éditeur belge poursuit alors sa percée dans le secteur adulte de l’édition de bande dessinée, même si sa célèbre revue (A suivre) commence nettement à décliner, après avoir rempli un important rôle de libération artistique et créative dans les années 1980 en rapprochant la bande dessinée de la littérature. C’est d’ailleurs à travers (A suivre) que le projet semble lancé : à l’exception de Baru, les auteurs participant au projet ont déjà publié dans la revue ; ils appartiennent tous à une génération ayant commencé leur carrière au début des années 1980.
Célébrer les noces du musée des Beaux-Arts et de la bande dessinée est comme un vieux serpent de mer dans le noble univers du musée (vous en aurez l’illustration ce mois-ci à la cité de l’architecture et du patrimoine si j’ai le temps d’en faire un article !). Citons en vrac la fameuse exposition Figuration et bande dessinée narrative en 1967, première fois qu’un musée des Beaux-Arts accueille des planches de bande dessinée, ou, plus près de nous et plus frais dans ma mémoire, l’exposition Hergé au centre Pompidou en 2006, l’exposition La BD s’attaque au musée au musée Granet d’Aix-en-Provence en 2008, l’exposition Regards croisés sur la bande dessinée belge aux musées royaux de Bruxelles en 2008, l’exposition Toy Comix au musée des Arts Décoratifs en 2008, le projet d’édition du Louvre qui aboutit à une exposition en 2009, l’exposition sur Astérix au musée de Cluny en 2009… Les années 2000 ont vu se multiplier ce type d’initiatives où les musées des Beaux-Arts hésitent entre intronisation d’un art jusqu’à là vécu comme mineur et tentative de conduire au musée un « autre » public (disent-ils, puisque tout le monde sait que les lecteurs de bande dessinée ne vont pas au musée). Vu sous cet angle, l’initiative du musée Ingres de Montauban est d’autant plus méritoire qu’elle ne profite pas encore d’une mode et qu’elle vient d’un musée relativement modeste.

Le prologue de l’album, qui réunit donc six histoires qui commencent toutes par la même phrase : « Il est 18h00, A Montauban, le musée Ingres ouvre ses portes », ouvre sur une perspective intéressante : en 2053, le conservateur du musée Ingres redécouvre les originaux de six histoires réalisées en 1990 par des auteurs de bande dessinée s’inspirant des collections du musée. C’est cette exposition qui nous est donnée à voir… ! Le texte est d’autant plus amusant que, dans le futur, André Juillard a sa retrospective dans les musées d’art contemporain (référence, sans doute, à l’exposition Juillard à l’hôtel de Sully en 1991) et Jean-Louis Tripp est un peintre et sculpteur célèbre. Cette façon de lier bande dessinée et musée au moyen d’une mise en scène qui plonge d’emblée le visiteur (ou le lecteur) dans la fiction rappelle les scénographies de François Schuiten et Benoît Peeters pour une exposition intitulée Le musée des Ombres (à l’origine à Angoulême en 1989). L’espace du musée devient alors l’espace où se déploie un imaginaire, à la manière d’un album de bande dessinée.

Et l’histoire de Baru ? Il se plie au format imposé par l’album, un format carré pour un gauffrier de six cases par planches et raconte justement l’histoire de six dessinateurs de bande dessinée visitant le musée Ingres. L’un d’eux, communiste agressif, va provoquer quelques désordres, au grand dam du conservateur, en peignant la tête de la Castafiore à la place du portrait de madame Gonse ou en coupant les testicules de l’Héraclès de Bourdelle. L’occasion pour Baru de désacraliser les oeuvres du musée avec un irrespect jubilatoire servi par son trait expressif qui, dans cette histoire de huit pages, se rapproche encore de celui du Chemin de l’Amérique qui sort à la même époque.
Alors que les projets BD/musées des Beaux Arts me rendent en général plutôt sceptique, comme la juxtaposition de deux mondes qui ne se comprennent pas, l’humble album du musée Ingres, aujourd’hui assez largement oublié d’ailleurs, car tel est le sort des albums collectifs, est plutôt réussi et anticipe sur le projet plus récent du Louvre qui fait du musée un espace d’inspiration pour des auteurs de bande dessinée.

Avoir 20 ans en l’an 2000 : les éditions Autrement et la bande dessinée


Les années 1990 et 2000 ont vu se dérouler un amusant phénomène : des maisons d’édition littéraires généralistes, attirées par la vogue du « roman graphique », se sont mises à ouvrir leur catalogue à la bande dessinée, soit par une politique de rachat (rachat de Casterman par le groupe Flammarion en 1999), soit par l’édition d’albums. Il n’est donc pas incongru de trouver dans nos librairies de bande dessinée des albums publiés chez Gallimard, Flammarion ou au Seuil.
C’est en partie dans ce contexte qu’il faut replacer l’album paru en 1995 aux éditions Autrement sous le titre Avoir 20 ans en l’an 2000. Il regroupe cinq auteurs aux styles variés (Baru, Aristophane, J-C Denis, Ricci, De Pierpont) pour quatre récits sur un thème donné par le titre. Je dis « en partie » car le profil des éditions Autrement est déjà en soi assez atypique dans le paysage éditorial français, et leur ambition première dans cet album n’est pas uniquement la recherche d’une niche commerciale. Fondées en 1975, les éditions Autrement se spécialisent dans les ouvrages documentaires et scientifiques sur le monde et s’ouvrent à la littérature en 1993. L’ambition affichée par les éditions Autrement est d’aider à la compréhension du monde et de la société. En 1994 est lancée une éphémère collection intitulée « Histoires graphiques », dirigée par Thierry Groensteen et Henry Dougier. Une demi-douzaine d’albums y sont publiés jusqu’en 1998, fonctionnant tous sur le même principe : un thème social et actuel vu par quelques dessinateurs (à l’exception des albums uniques Un amour de jeunesse de Nicolas Vial et Michel Guerrin en 1997 et Véro d’Edmond Baudouin en 1998).
L’enjeu attendu par l’ouvrage collectif Avoir 20 ans en l’an 2000 est la prise en compte de la fiction, et même de la fiction graphique, comme moyen d’interpréter le monde. L’interprétation qu’en donne Baru est tout à fait intéressante, dans un noir et blanc sans doute inspiré par L’Autoroute du soleil qui sort cette même année 1995. Le dessinateur reprend le principe des courtes mésaventures du quotidien d’une jeunesse désoeuvrée dont le principal centre d’intérêt est la drague. Le récit se rapproche en cela, dans sa conception et par sa chute comique irrésistible de ridicule, des histoires courtes de La Piscine de Micheville. Tout cela transposée dans un an 2000 fantasmé, et c’est là ce qui fait l’intérêt de l’histoire.
Baru croise un récit anodin, qui pourrait se passer de nos jours (un jeune banlieusard se prépare pour aller en boîte mais est contrarié dans son périple par toutes sortes de péripéties), avec un imaginaire d’anticipation totalitaire : Jean-Marie Le Pen (que Baru fustigeait déjà, mais alors sans le citer, dans Cours camarade) est devenu premier ministre et les banlieus sont des zones surveillées par la police qui tire à vue sur les prétendues racailles et les immigrés pourchassés sans merci. L’histoire commence d’ailleurs sur une scène symbolique où le héros balance par la fenêtre sa télévision qui retransmet un discours désespérant du fameux premier ministre (on ne peut s’empêcher de reconsidérer cette fiction avec effroi en repensant aux présidentielles de 2002 et à la politique d’immigration actuelle…). On retrouve donc par ce récit le Baru politique qui, sans militantisme aveugle, se bat contre une forme de bêtise ordinaire qui peut faire craindre le pire. Depuis Cours camarade au moins, Baru s’intéresse au sort des immigrés et des habitants des banlieues en leur affirmant un droit à vivre une vie normale. Le discours pourrait paraître à certains esprits cyniques dérisoire et simpliste ; chez Baru, l’art de la fiction vient enrichir ce discours.
Bonne année (car c’est le titre de son histoire) sera rééditée par Casterman en 2009 dans un recueil d’histoires de Baru que nous recroiserons lors de notre Baruthon…

Il est dommage que la collection « Histoires graphiques » se soit arrêtée car l’intention de départ était tout à fait intéressante. La notion d’album collectif y prenait un sens autre que la simple juxtaposition d’histoires. La bande dessinée y gagnait une mission, celle de parler de la société, mission dont elle s’était bien sûr déjà emparée au moins depuis les années 1970, mais qui se trouvait ici concentrée et structurée dans un projet éditorial.

Bande dessinée, reportage et information : Le Jour où…

Après Casterman, c’est au tour de Futuropolis 2.0 de se lancer dans les albums collectifs en partenariat avec une institution, ici avec France Info à l’occasion des 20 ans de la station d’information en continu. Le principe de Le Jour où… reprend, d’une certaine manière, celui de la collection « Histoires graphiques » puisqu’il s’agit pour les auteurs qui participent de proposer un regard, en quelques pages, sur un fait d’actualité qui les a marqués dans ces vingt dernières années. Mais l’ambition est grande, cette fois, puisque 28 auteurs sont réunis pour 20 récits graphiques. Considérons d’abord que cet abum est avant tout un album anniversaire et un CD réalisé par l’Ina et regroupant des moments de radio importants est joint avec. Il y aussi de la part de France Info une sincérité, (et ce malgré cette phrase de l’introduction qui m’a fait sourire : « Depuis sa création, France Info s’intéresse à la bande dessinée ») puisque la station de radio possède une émission consacrée au neuvième art, animée par Jean-Christophe Ogier, actuel président de l’Association des Critiques de Bande Dessinée. Elle remet aussi, depuis 1994, un prix de la bande dessinée d’actualité et de reportage (le lauréat 2010 était L’affaire des affaires, album consacré à l’affaire Clearstream par Yan Lindingre, Laurent Astier et Denis Robert, un journaliste ayant enquêté sur cette importante affaire judiciaire de l’ère Sarkozy). Cela pour dire que le projet Le jour où… ne sort pas de nulle part.
Et c’est d’ailleurs autour de ce mouvement, désormais identifié et presque institutionnalisé, de la « BD de reportage » qu’il faut lire Le Jour où. Les auteurs choisis l’ont été en ce qu’ils ont, dans leurs albums, proposé un regard sur la société contemporaine, politisé ou non, en fiction ou en documentaire. Rien d’étonnant donc de retrouver Etienne Davodeau, Joe Sacco, Emmanuel Guibert, Jean-Philippe Stassen, David Prudhomme, Guy Delisle, et beaucoup d’autres qui ont fait du monde contemporain leur univers de prédilection. Un choix éclairé qui ne nuit pas. Baru trouve naturellement sa place dans cette équipe, lui qui se sert de la fiction pour montrer, en arrière-plan mais jamais négligemment, des réalités sociales.

Baru a choisi d’illustrer la fin du service militaire, annoncée par Jacques Chirac et Lionel Jospin le 27 juin 2001. Le sujet est à mettre en relation avec un de ses anciens albums, Vive la classe !, dans lequel il racontait le départ pour le service militaire d’une bande de jeunes fils d’ouvriers dans les années 1960. Il réemploie d’ailleurs une technique qu’il avait mise au point pendant cet album : la fausse photographie dessinée. Sa contribution à Le Jour où… est donc une suite d’environ huit « tableaux » muets conçus comme des clichés photographiques qui seraient autant de photos de groupe de conscrits à travers les âges, depuis les soldats de l’an 2 de la Révolution française. Ce qui, en apparence, n’est pas une « histoire » en devient donc une, puisque Baru résume près de deux siècles de guerre. Et là encore, son expressivité, sage dans certaines scènes, se déploie lorsqu’il s’agit de représenter les horreurs de la guerre de 1914 ou celles de la guerre d’Algérie. Le tout se ferme sur le portrait de quatre jeunes de banlieues qui, comme souvent chez Baru, sont volontairement représentés de façon optimiste et positive, pour contrebalancer l’image trop souvent relayée par les médias. Comme quoi le sort de la jeunesse reste une des principales préoccupations des albums de Baru.

Baru a participé à beaucoup d’autres albums collectifs. Ainsi aurai-je pu évoquer l’introuvable Quartier de Sainte-Marguerite ou encore Tooloose (2007), album sur Toulouse, donc, si je les avais lu… J’aurais aussi pu signaler l’auto-parodie qu’il livre dans Minimal de Manu Larcenet, dans une histoire courte où un benêt pourchasse des nonnes en éructant sur la sexualité de Dieu le Père. Quelques titres supplémentaires dans la bibliographie de notre dessinateur… La multiplication des albums collectifs célébrant souvent des événements, certains réussis d’autres ratés, est une sorte de baromètre de la manière dont, depuis une vingtaine d’années, la bande dessinée est de mieux en mieux admise par des acteurs qui lui sont extérieurs comme un moyen d’expression comme un autre et acceptent avec elle un partenariat temporaire ou durable. Avec un peu de mauvais esprit, je dirais qu’il y aussi de leur part une façon d’être à la mode, mais il faut bien admettre que l’existence de ces albums, quand ils sont réussis, est plutôt rassurant quand à l’avenir de la bande dessinée.

A suivre dans : L’autoroute du soleil, Casterman, 1995

Pour en savoir plus :
Le Violon et l’archer, Casterman, 1990
Avoir 20 ans en l’an 2000, éditions Autrement, 1995
Le jour où…, Futuropolis, 2007

Baruthon 4 : Le chemin de l’Amérique, Albin Michel – L’Echo des savanes, 1990

Le rythme de ce mois de mai s’annonce malheureusement moins soutenu sur ce blog… Je m’excuse auprès des habitués, mais au vu de mon agenda serré de ces dernières semaines, le rythme habituel devrait pouvoir être rétabli vers la fin du mois.
Du coup, je vous invite, pour ceux qui ne connaissent pas encore mon « Baruthon » qui me voit parcourir la carrière du Grand Prix du FIBD 2010, le dessinateur Baru, à relire les anciens articles de cette série et, bien sûr, de (re)découvrir en même temps que moi Le chemin de l’Amérique.

Baruthon 1 : Quéquette blues et La piscine de Micheville
Baruthon 2 : La communion du Mino et Vive la classe !
Baruthon 3 : Cours camarade

Confirmation d’une carrière


Avec Le chemin de l’Amérique, album qui paraît chez Albin Michel/l’Echo des savanes en 1990, Baru sort avec succès des années 1980 qui l’ont vu débuter pour entrer doucement dans une nouvelle décennie annonciatrice de changements qu’il expérimentera lui-même à plusieurs occasions. Les premiers succès des mangas en France profitent à Glénat, introducteur de la bande dessinée japonaise Akira à partir de 1990. Cette même année est fondée l’Association, maison d’édition indépendante qui brise les codes traditionnels de l’édition de bande dessinée. Mais en attendant, Baru reste toujours fidèle à ses attaches des années 1980, puisque c’est chez Albin Michel, qui a racheté la revue L’Echo des savanes en 1982, qu’il continue d’être publié, après son Cours camarade, deux ans auparavant. L’éditeur, d’ailleurs, comme pour marquer son soutien à cet auteur issu de l’univers des revues des années 1980, et sans doute pour se l’attacher encore davantage, republie en 1991 sa première série, Quéquette blues, celle qui, lors du FIBD de 1985, lui avait valu un prix du meilleur premier album. L’éditeur change le titre à l’occasion, et Quéquette blues devient (par pudeur, ou pour faire croire à un nouvel album ?) Roulez jeunesse. La piscine de Micheville sera réédité de la même manière en 1993, toujours par Albin Michel.
Autre fidélité : celle à Jean-Marc Thévenet. Ce dernier a suivi la carrière de Baru tout au long des années 1980 : il était de Pilote lorsque Baru y a publié son Quéquette blues, il était directeur de la collection X de Futuropolis lorsque Baru y a publié La communion du Mino, il était de L’Echo des savanes lorsque Baru y entra vers 1985. Peut-être est-ce l’occasion de se pencher un peu davantage sur la figure de Jean-Marc Thévenet qui, cette fois, scénarise l’album Le chemin de l’Amérique. Thévenet fait partie de ces « compagnons de route » de l’univers de la bande dessinée qui, sans jamais être dessinateurs, sans vraiment être, durablement, scénaristes, ont participé activement à la visibilité médiatique du médium dans les années 1970-1980. Figures d’éditeurs « découvreurs de talent », comme Jacques Glénat ou Guy Vidal, figures de journalistes naviguant entre presse, télé et radio, comme Philippe Manoeuvre et Jean-Pierre Dionnet ; Thévenet combine les deux casquettes au cours de sa carrière. Il commence comme assistant de Guy Vidal à Pilote en 1981 puis en devient rédacteur en chef. Il circule ensuite, au début des années 1980, entre Pilote, L’Echo des Savanes et la maison d’édition Futuropolis, où il reste jusqu’en 1989 pour animer la collection X, collection consacrée aux jeunes auteurs. Entretemps, il collabore avec différents auteurs : il rédige un ouvrage sur Enki Bilal en 1987 et coécrit avec Florence Cestac, avec laquelle il travaille à Futuropolis, Comment faire de la bédé sans passer pour un pied-nickelé. Il va ensuite voir du côté de la télévision, mais aussi de l’art contemporain et de la presse. Côté bande dessinée, il occupe de 1998 à 2006 le poste de directeur général du festival d’Angoulême. Il semble, en cette année 2010, revenir sur le devant de la scène puisqu’il sort un album intitulé Le Corbusier, architecte parmi les hommes chez Dupuis et dirige une exposition sur l’architecture et la bande dessinée à venir à la Cité de l’architecture et du Patrimoine le mois prochain. Il vient à la bande dessinée à un moment où celle-ci, par diverses manifestations, commence à devenir médiatiquement porteuse. Il fait partie d’une catégorie d’acteurs de la bande dessinée qui, sans produire d’oeuvres, participent également à l’évolution du médium.

Mais revenons à notre album après ce petit ex-cursus sur Thévenet. Le chemin de l’Amérique marque une nouvelle étape dans la reconnaissance du travail de Baru puisqu’il obtient, lors du FIBD 1991, l’Alph-Art du meilleur album. Un parcours logique puisque, six ans plus tôt, Baru avait reçu un prix « révélation ». Cette même année, le Grand Prix est remis à Gotlib.
Avec Le chemin de l’Amérique, Baru abandonne son village ouvrier de l’est de la France et s’attaque à un nouvel univers : la boxe et la guerre d’Algérie. Après tout, l’arrivée à Marseille des deux héros à la fin de Cours Camarade n’annonçait-elle pas une virée vers le sud ? En même temps, il renoue avec ses premiers récits en ancrant son histoire dans les années 1960, à la manière des souvenirs de jeunesse qui le virent débuter ; une façon de construire un monde de fiction avec ses impressions et ses obsessions de jeunesse, ici, la guerre d’Algérie. Ce qui se profile chez Baru, c’est aussi la fin du « genre » dans le BD : parcours initiatique ? BD politique ? Baru brouille les cartes et se fait finalement témoin d’une époque et d’une réalité. Il s’engage dans une forme personnelle de bande dessinée que j’ai envie de rapprocher de la bande dessinée-reportage d’auteurs comme Emmanuel Guibert et Joe Sacco.

Un monde entre fiction et politique
L’histoire est celle de Saïd Boudiaf dont on suit le parcours dans l’univers de la boxe, de son Algérie natale où il débute en amateur, jusqu’à la France où il gagne son titre de champion d’Europe, et enfin l’Amérique. Malheureusement, ce parcours se déroule sur les années du conflit algérien, de 1954 à 1962, qui voit l’ancien département français devenir un pays indépendant au terme d’une guerre de libération. La guerre d’Algérie pourrait n’être qu’une toile de fond au combat personnel de Boudiaf si, comme vous vous en doutez, l’Histoire ne le rattrapait pas à toute allure et ne constellait sa carrière d’enjeux politiques. Un peu d’histoire, puisque l’occasion m’en est donnée. Au début des années 1990, au moment où Baru publie son album, la guerre d’Algérie pèse encore sur la mémoire collective française mais des signes d’apaisement apparaissent doucement. L’historien Benjamin Stora s’affirme comme un des spécialistes de la période et publie en 1993 une Histoire de la guerre d’Algérie, tout en réalisant des documentaires et des expositions en faveur de la réconciliation franco-algérienne. Il faut toutefois attendre 1999 pour le Parlement français reconnaissent officiellement aux « évènements » d’Algérie le statut de guerre. Hasard du calendrier, un film intitulé Hors la loi est présenté cette année 2010 à Cannes sur la guerre d’Algérie. Il semble avoir provoqué une polémique sur la question de la réalité historique des faits présentés (réaction qui oublie que dans « fiction », il y a « fiction »). Comme quoi en vingt ans, certaines mentalités n’ont guère évolué…

Si Baru évoque la guerre d’Algérie, c’est parce que lui-même l’a vécu indirectement, certains de ses amis (ceux qui ont pu inspirer Quéquette blues) étant algérien à la fin des années 1950 (Baru est né en 1947). Nous sommes toujours dans cet univers d’immigrés cherchant à lutter, non pas tant par colère, mais simplement pour mener une vie normale et accéder à la réussite sociale. Baru et Thévenet partent, pour mener leur fiction, de l’histoire vraie du boxeur algérien Chérif Hamia, champion d’Europe en 1957. Il y a là encore chez le dessinateur un rapport étroit avec la réalité : de même que Quéquette blues était la propre jeunesse de Baru, mais pas tout à fait, Le chemin de l’Amérique est presque une histoire vraie, et Baru sait mettre en scène cet aspect documentaire, notamment en dessinant de nombreuses photographies et coupures de presse qui créent un effet de réel impressionnant. Surtout, la chute semble nous dévoiler la proximité de l’histoire avec la réalité, puisque, toujours par la technique de la fausse photo dessinée, il saisit son Saïd Boudiaf avec Ahmed Ben Bella, vrai dirigeant en exil de l’Algérie vers 1965. Le narrateur qui intervient occasionnellement dans le récit donne une valeur de témoignage à tout l’album, comme une fable sur la guerre et la difficulté de faire des choix.

Baru s’attaque frontalement, plus qu’il ne l’avait fait auparavant, à des questions politiques. Il n’y a là rien de très neuf : la politique a déjà investi le champ de la bande dessinée qui ne se réduit plus uniquement à de la fiction. Mais tout de même, s’attaquer à un sujet aussi complexe que la guerre d’Algérie est remarquable. Et puis Baru sait manier à merveille l’effet de réel qui fait toujours vaciller ses histoires entre fiction et réalité.
Comme dans d’autres albums, comme, d’ailleurs, dans Cours camarade, la politique apparaît d’abord dans l’univers de Baru comme un obstacle violent qui vient interférer dans la vie de personnages qui, dans le fond, n’ont pas de véritables postures politiques. Elle est d’abord périphérique à l’action : Boudiaf est entraîné malgré lui dans les problèmes posés par la guerre d’Algérie et, comme il le dit lui-même, il est « du côté de la boxe ». Essayant d’adopter une position neutre, la plus intenable des positions, il est pris entre les indépendantistes du FLN qui veulent lui faire payer l’impôt révolutionnaire et le gouvernement français qui veut le transformer en symbole du succès de l’Algérie française. Sous couvert d’un récit initiatique, Baru livre en réalité une oeuvre politique qui ne prend pas directement position mais informe et témoigne sur un ton juste et non prosélyte. D’une certaine manière, Baru décrit le monde des années 1990 dans son portrait des années 1960 : un monde d’après le militantisme politique, d’après les grandes luttes, où priment les parcours individuels sans que, malgré tout, les tensions sociales ne se soient réellement apaisées.

Prouesses narratives

Mais Le chemin de l’Amérique ne marque pas seulement l’entrée de Baru dans une forme de bande dessinée politique. Il porte aussi en lui des évolutions stylistiques qui sont la preuve d’une meilleure maîtrise de l’art de la bande dessinée. C’est là une oeuvre plus ambitieuse. Ambitieuse dans son propos, donc, mais aussi dans le dessin. Par rapport à Cours camarade, Baru a apaisé son trait. L’expressionnisme des premiers temps se stabilise, les visages s’apaisent, mais le trait garde la personnalité de Baru. La violence se fait plus rare, sans être complètement absente, ce qui ne la rend que plus impressionnante.
Il s’agit aussi de son premier album réellement construit sur la longueur, avec une trame narrative dense et bavarde. Quéquette blues et Cours Camarade se construisaient comme des road-movie où les héros allaient de rebondissements en rebondissements. La communion du Mino et Vive la classe étaient davantage des évocations, le premier du monde l’immigration italienne, le second du passage à l’âge adulte par la conscription. Le chemin de l’Amérique est déjà plus complexe puisqu’il court sur une dizaine d’années de la vie de Saïd Boudiaf en s’arrêtant sur les moments forts de sa carrière, et avec, comme fil directeur, la question de l’engagement du héros auprès de ses compatriotes algériens. Le personnage n’est plus un adolescent sur le chemin de l’âge adulte, mais il acquiert dès les premières pages, après son départ d’Algérie, une certaine maturité.
Il faut ainsi voir dans le détail comment Baru gère son histoire en mélangeant différentes situations d’énonciations : des articles de presse, des photographies, des lettres. Il faut voir comment, dans des scènes muettes, il traduit ses idées par la force du seul dessin. Le rôle du silence dans les scènes de violence est extrêmement important : il intervient chaque fois que la carrière de Boudiaf croise la grande Histoire, marquant ainsi deux rythmes et deux intrigues tout aussi essentielles l’une que l’autre. Il faut voir aussi comment le narrateur intervient pour apporter certaines précisions historiques, en apparence anodines, mais qui ne font que renforcer l’impression de réalité ou guider la compréhension du lecteur. Il faut voir aussi cette couverture qui porte d’un côté l’image du boxeur Boudiaf et de sa « fiancée », Sarah, et de l’autre celui d’un Algérien arrêté par l’armée française. Baru a le tact de ne pas prendre frontalement position, mais plutôt de faire prendre consience au lecteur d’une réalité sociale et politique. C’est par cette voie, suivie par d’autres auteurs comme Etienne Davodeau, que la bande dessinée s’affirme comme un art pouvant permettre de réfléchir sur le monde.

A suivre dans le Baruthon : Promenades et albums collectifs

Pour en savoir plus :
Le chemin de l’Amérique, 1990, Albin Michel-L’Echo des savanes. Il existe une réédition par Casterman en 1998.
Le site de Jean-Marc Thévenet : http://jeanmarcthevenet.com/

Baruthon 3 : Cours camarade, Albin Michel, 1988

Et l’exploration de l’oeuvre de Baru, Grand Prix du FIBD 2010, continue pour moi et pour vous avec Cours camarade, publié en 1988 chez Albin Michel.
Dans les épisodes précédents, nous avons vu Baru nous raconter sur un mode faussement potache l’adolescence et la famille dans la société d’ouvriers et d’immigrés de l’Est de la France, dans les années 1960. C’était, souvenez-vous des précédents articles, le cycle développé de 1985 à 1987, qui comprenait Quéquette blues, La piscine de Micheville, La Communion du Mino et Vive la classe. Suite cohérente pour un oeuvre dessiné qui permet à Baru de se faire une identité dans le monde de la bande dessinée.
Changement temporel avec Cours camarade : l’adolescent est devenu adulte et se voit rattrapé par les évolutions de la société… Premier grande oeuvre à résonnance politique qui enclenche un nouveau cycle.

L’Echo des savanes ou les péripéties de la bande dessinée pour adulte
Nous sommes déjà à la fin des années 1980. Jean Giraud est devenu Moebius pour de bon, Jacques Tardi adapte Léo Malet, Shuiten et Peeters développent l’univers des cités obscures. Au FIBD de 1988, les noms à l’affiche nous martèlent, avec le recul, la richesse de la bande dessinée adulte : Enki Bilal est président du jury, Maus de Spiegelman reçoit le prix du meilleur album étranger, Pratt est honoré d’un Grand Prix spécial 15e anniversaire et le Grand Prix revient à Philippe Druillet ; on ne parle pas encore de « roman graphique » et c’est très bien comme ça. Nul ne s’aventurerait à affirmer que la bande dessinée est juste bonne pour les enfants. D’ailleurs, les revues de bande dessinée pour adolescent et adulte (distinction parfois incertaines) sont encore nombreuses : Pilote et (A suivre) sont encore là et Fluide Glacial commence une transition réussie entre grands anciens et jeune génération. Alors certes la crise de la presse de bande dessinée commence déjà à faire ses premières victimes parmi les titres nés dans les décennies précédentes. Charlie Mensuel a cessé de paraître en 1986 et Métal Hurlant en 1987. Le vénérable Pilote qui permit l’enrichissement de la bande dessinée adulte vit ses dernières années et disparaît en octobre 1989, signe d’une inévitable évolution. Baru y a publié ses premières histoires mais le quitte sitôt Quéquette blues achevé pour aller voir du côté de L’Echo des savanes.
Dans ce paysage contrasté, L’Echo des savanes ne s’en sort pas trop mal. Il fait partie des quelques titres qui ont pu être sauvé grâce à un repreneur. Symboliquement, le journal a une importance considérable. Il a été fondé en 1972 par Nikita Mandryka, Marcel Gotlib et Claire Brétécher suite à un désaccord avec René Goscinny, le rédacteur en chef de Pilote dans lequel tous trois travaillaient. Goscinny ne souhaitait alors pas que son journal franchisse définitivement le pas vers le public adulte et cette transformation, portée par nos trois dissidents, ne pouvait se faire qu’au sein d’un autre titre : ce fut L’Echo des savanes, qui libérait définitivement ses fondateurs des carcans moraux de la bande dessinée pour enfants. Après des débuts réussis, le journal rencontre des difficultés et, en 1982, est racheté par un gros éditeur, Albin Michel, dont c’est la première incursion dans le secteur de la bande dessinée. Les années 1990 puis 2000 verront les maisons littéraires françaises se tourner de plus en plus vers la bande dessinée, et Albin Michel se fait pionnière. Pour information, le titre disparaît à nouveau en 2006 pour être relancé en 2008, cette fois par Glénat.
La nouvelle formule mensuelle de L’Echo des savanes oriente nettement ce qui était avant tout un journal de bande dessinée vers une revue culturelle à la mode avec beaucoup de rédactionnel et de photos. Signe des temps et des derniers soubresauts de la libération des moeurs, l’atmosphère y est érotique, avec une nouvelle pin-up dévêtue sur chaque couverture. La BD adulte se veut BD explicitement réservée aux adultes, non pas tant par le contenu des histoires et la complexité de la narration, mais par les apparences extérieures de publication. Comme si le média cherchait à se détacher de plus en plus radicalement de son héritage enfantin. Au milieu de tout cela s’épanouissent des auteurs de bande dessinée dont beaucoup sont des habitués de la presse pour adulte.

Baru était déjà venu dans L’Echo à l’occasion du lancement d’une formule hebdomadaire menée par Jean-Marc Thévenet, qui l’avait déjà fait découvrir dans Pilote et chez Futuropolis (voir les épisodes précédents !). Durant l’année 1987, il y reste pour quelques numéros, le temps d’y dessiner sa nouvelle histoire, Cours camarade.

Une nouvelle violence graphique

L’histoire est celle de deux amis, Stanislas et Mohamet qui viennent juste de passer leur bac et abandonnent pour de bon les études pour se lancer dans la vie active, mais à leur manière… Ayant eu la mauvaise idée de coucher avec deux charmantes soeurs, ils se retrouvent pourchassés par le frère de ces dernières et sa bande de frontistes fanatiques qui ne rêvent que de frapper les deux fils d’immigrés à coups de batte de base-ball. Tout l’album décrit, à un rythme effrené, le périple routier de Stanislas et Mohamet pour échapper à leurs tenaces poursuivants. Ils croisent d’aire d’autoroute en aire d’autoroute toute une galerie de personnages : un brave fils de bourgeois, un ancien soixante-huitard, un routier obsédé…

Là où Baru évolue radicalement, c’est dans la place accordée à la violence et au sexe. Quéquette blues et Vive la classe contenaient déjà ces thématiques sous forme de traces, mais violence et sexe étaient encore restreints à des rituels, à des moments clos. Avec Cours camarade, ils tendent à devenir omniprésents, tant dans l’histoire que dans le dessin.
Dans l’histoire d’abord. On l’aura compris, les deux héros cherchent à échapper à une bastonnade. Alors forcément, les coups pleuvent et les héros passent leur temps à crier en grosses lettres. Et puis l’évolution du graphisme de Baru au cours même de l’album est encore plus intéressante. Le réalisme des corps est définitivement abandonné au profit d’un expressionisme détonnant dont on serait bien en peine de chercher les influences. On se rapproche de l’outrance graphique d’un caricaturiste, de la verve de Reiser, peut-être, que Baru a admiré dans sa jeunesse. Les visages sont déformés par les émotions, mais d’une façon très progressive au cours de l’album, comme si la violence des situations avait libéré sous le crayon de Baru une violence graphique. Les dernières pages sont à cet égard très impressionnantes par la liberté du style de l’auteur : il arrive à y mêler dans un même trait outrance et élégance. Ainsi dit-il dans une interview : « En simplifiant [le dessin], j’augmente considérablement la capacité de mes personnages à porter les émotions, les sentiments que je veux exprimer tout en augmentant leur lisibilité. ». Cette manière de tordre les codes des représentations graphiques traditionnelles est sans doute bien plus transgressive pour l’émancipation de la bande dessinée que les filles en couverture de L’Echo des savanes.

Une fois de plus, Baru raconte un rite de passage à l’âge adulte mouvementé, mais en forme de road-movie cette fois, puisque les deux héros quittent leur ville natale pour aller vers le sud (retenez bien la nouvelle thématique de la route et du voyage, elle reviendra elle aussi !). La publication dans L’Echo des savanes par épisodes semble donner un tempo saccadé à la narration qui avance par à-coups, chaque mauvaise surprise pour les deux héros étant chassée par une nouvelle. Mais Baru a aussi appris de ses précédentes oeuvres. Il reprend la voix narrative, cet inconnu qui commente pour nous les rencontres de Stanislas et Mohamet. Elle complète les portraits graphiques d’anecdotes croustillantes qui font prendre un relief supplémentaire aux personnages et montre le talent de portraitiste de Baru. Suivant le même format que dans La communion du Mino, il dessine dans de très larges cases traitées en bandeau qui élargissent considérablement le dessin et accentue son expressivité.
En revanche, finies les photos sépias, les albums de souvenirs : c’est bien dans la réalité des années 1980 que veut nous emmener Baru.

La fiction comme un avertissement politique

Car Cours camarade marque aussi Baru le début d’une volonté de faire passer un message politique, pas nécessairement partisan, mais à resituer dans son époque. Le résumé en quatrième de couverture n’en fait d’ailleurs pas un secret : ce que dénonce Baru, c’est la « France de Jean-Marie Le Pen ». Depuis 1982, le Front National, parti de Le Pen, obtient des succès croissants aux diverses élections : 9% aux législatives de 1986 et 14% aux présidentielles de 1988. Son thème central devient dans les années 1980 le refus de l’immigration, accusée d’aggraver les injustices économiques du pays. Une telle vision nourrit les penchants racistes de certains, tandis que d’autres, dont Baru, voient dans le Front National un danger à combattre.
Baru n’est pas une prosélyte et il dit lui-même : là où d’autres vont militer, « je réagis en inventant une histoire avec laquelle je vais essayer de vous faire partager mon émotion. ». Pour lui, les fictions sont des messages lancés au public, presque des avertissements. Il ne cherche donc pas un Bien et un Mal, et s’il y a le graphisme s’approche de la caricature, l’histoire elle, ne l’est pas, mais cherche à être la plus réaliste possible. Stanislas et Mohamet ne se posent pas en héros des immigrés, ils fuient et essaient de sauver leur peau à eux. Baru est un auteur de la réalité sociale, au même titre que Chantal Montellier ou Etienne Davodeau, dont je parlais pas plus tard qu’il y a quelques semaines. Depuis les années 1970, la BD s’est clairement affirmée comme un moyen de représenter la société en mêlant fiction et réalité. Les auteurs se font indirectement, à leur manière et en leur temps les héritiers de naturaliste du XIXe siècle comme Zola.
Dans Cours camarade, la dimension politique est encore par trop éclipsée par la narration très rapide, qui laisse assez peu de temps pour la réflexion et la contemplation. Elle est dans l’arrière-plan, dans l’anecdote issue de l’actualité, et surtout dans le titre qui reprend un slogan de Mai 68 : « Cours camarade, le vieux monde est derrière toi ! ». Baru a encore devant lui une carrière suffisamment remplie pour pouvoir s’exprimer encore…

A suivre dans le Baruthon : Le chemin de l’Amérique