Parcours de blogueurs : Davy Mourier

C’est incidemment que Davy Mourier, bien connu du monde des geeks (les vrais, pas ceux qui le sont devenus avec la mode), se transforme en dessinateur de bande dessinée. Le temps de quelques webcomics et de quelques albums. Et pourtant, s’il mérite une place dans nos « Parcours de blogueurs », c’est bien que son travail n’est pas si anodin que ça…

Davy Mourier l’homme orchestre du XXIe siècle

Davy Mourier joue Régis-Robert dans Nerdz : le troisième en partant de la gauche


Il était une époque (les années 1970-1980) où la bande dessinée flirtait allègrement avec la musique, et tout particulièrement avec le rock. Et de nombreux spécialistes du rock en devenaient spécialistes de bande dessinée voire scénaristes quand le coeur leur en disait, tels que Jean-Pierre Dionnet ou Philippe Manoeuvre. S’il y a un phénomène clairement parallèle à l’émergence de la bande dessinée numérique, c’est sa collusion avec les univers du jeu vidéo et de l’informatique, qui a amené des spécialistes du jeu vidéo, des amateurs de culture web, des informaticiens, à s’intéresser de près à la bande dessinée, comme auteur, critique ou éditeur (Kek, Julien Falgas…). Cette rencontre a notamment pu se faire par une certaine culture « geek » qui mêle bande dessinée et création numérique. Vous voyez où je veux en venir : Davy Mourier fait partie de ses spécialistes hommes-orchestres, aussi bien passionné de bande dessinée que de jeux vidéo, et également de production vidéo.
C’est d’abord dans ce domaine que Davy Mourier se fait connaître sur la scène culturelle. En 2000 il fonde avec Didier Richard et Rémy Argaud le collectif « Une case en moins » dont les activités se partagent entre la vidéo, la vente de bandes dessinées et l’animation dans des salons de manga. Au milieu des années 2000, lorsque Sébastien Ruchet et Alexandre Pilot décide de créer une chaîne dédiée aux passions variées de la culture « geek », le collectif de Davy Mourier apparaît comme l’interlocuteur idéal. C’est la création de Nolife en 2007, chaîne du cable dont Davy Mourier va devenir un des principaux animateurs, réalisateurs et producteurs, et ce dès son lancement. Il anime en particulier 101%, émission quotidienne, et, dès 2008, il décide de se consacrer entièrement à la chaîne. Le collectif « Une case en moins » est en tremplin idéal : c’est à travers lui qu’il imagine en 2007 pour Nolife une série qui va vite devenir culte : Nerdz. Il y détourne les codes habituels des sitcoms télévisés (la vie quotidienne d’une bande de colocataires) en les transposant dans le monde des geeks, avec des personnages de « nolife » rivés sur leur console de jeu et refusant toute vie sociale. Série habile et hilarante, composée d’épisodes courts d’environ cinq minutes, elle est, à partir de 2008, diffusée en ligne en même temps que sur la chaîne Nolife. Davy Mourier y joue lui-même un personnage de crétin appelé Régis-Robert. Les trois autres personnages principaux sont incarnés par d’autres complices récurrents : Mr Poulpe, Didier Richard et Maelys Ricordeau (http://nerdz.over-blog.net/).
Il conçoit et anime d’autres émissions qui sont, pour la plupart, diffusés à la fois sur son blog et à la télévision, sur Nolife et sur GONG. J’irais loler sur vos tombes est un magazine culturel sur la création en matière de jeu vidéo, de bande dessinée, de culture numérique. Roadstrip est une émission spécialisée dans la bande dessinée, faites d’interviews et de chroniques d’albums. N’oublions pas qu’elle est, avec Un monde de bulles sur PublicSénat une des rares émissions consacrées à la bande dessinée. Toutes ses émissions reprennent en effet les canons de la télévision, mais s’en éloignent par les modes de diffusion.
Enfin, on retrouve Davy Mourier chez le principal représentant de la culture japonaise en France, l’entreprise Ankama, fondée en 2001 à Roubaix, qui mêle services web, jeu vidéo (Dofus en 2004), animation et bande dessinée. Davy Mourier scénarise plusieurs épisodes de la série animée Wakfu, déclinaison de l’univers du célèbre MMORPG Dofus. En matière de bande dessinée, Ankama est l’éditeur du webcomics Maliki du dessinateur Souillon, ainsi que des productions sortis du forum de graphistes CaféSalé. Son lien avec la production de bande dessinée en ligne est dont très fort.

Par ses diverses activités de producteur, animateur et acteur télé, Davy Mourier s’est affirmé comme un des piliers de la culture « geek » qui connaît une traduction en matière de création et une médiatisation de plus en plus en importante à la fin des années 2000. Cette culture, riche par ses thèmes et variée dans ses supports, dont la définition demeure tout de même très fluctuante, met en avant tout un pan de la production artistique, qui croise la bande dessinée, l’animation, la télévision et la vidéo, le jeu vidéo, l’informatique, le jeu de rôle, le cinéma de genre et la culture japonaise. Cette culture à ses codes, ses références, et est portée par toute une génération d’adultes dont l’enfance et l’adolescence se sont déroulées pendant les deux dernières décennies du XXe siècle. La culture japonaise, très marquée par la convergence entre les supports modernes (vidéo, animation, jeu vidéo, bande dessinée), est un des moteurs, mais pas le seul, de la culture geek. Ce dernier point explique le tropisme générationnel : la culture japonaise fait son apparition en France dans les années 1980 et marque profondément des générations de spectateurs. La chaîne Nolife est un des principaux espaces d’expression et de dialogue de la culture geek, mais la libre diffusion en ligne en est également une caractéristique. Le potentiel de création et de distribution d’Internet est parfaitement investi par Davy Mourier qui a conquis un public avec son blog « Badstrip », mais aussi par ses collègues. Ainsi, la série Nerdz possède une extension uniquement disponible sur Internet par un vidéoblog du personnage principal, Darkangel64, qui complète les épisodes principaux.

Strips et dessins d’un « geek dépressif »


Même si on aurait tort de les réduire à cet aspect, les strips dessinés de Davy Mourier sont une des incarnations possibles de la culture geek, dont on retrouve quelques thèmes. Celui que Davy préfère est sans doute la nostalgie de l’enfance, mais j’y reviendrai à propos de son dernier album, 41 euros pour une poignée de psychotropes. Davy commence à publier des dessins sur Badstrip en 2006. Les histoires qu’il réalise déclinent l’usage fréquent des blogs bd : le journal personnel mettant en scène un avatar dessiné. Pour Davy, le blog est une manière de défouloir par lequel il peut exprimer ses névroses personnelles, et ses états d’âmes les plus sombres.
Il est inattendu mais agréable et juste de constater ce que donne la fusion entre l’esprit geek, trop souvent cantonné à son côté bouffon et farcesque, et une émotivité à fleur de peau. Les strips de Davy Mourier, loin des préoccupations superficielles d’autres blogs bd, s’enfoncent profondément dans l’inconscient et la psychologie de leur auteur, l’interaction avec le public, via les commentaires, établissant un rapport spécifique à la mise à nu d’inspiration autobiographique. La culture geek n’est pas abandonnée à cette occasion ; au contraire, l’impossibilité à grandir, la difficulté des relations amoureuses sont des thèmes qui en font tout autant partie.

Trois séries sont développées sur Badstrip par des épisodes réguliers. Il était une fois une fille que j’ai rencontré deux fois est diffusée à partir de 2006. Elle mêle plusieurs techniques graphiques et raconte une histoire d’amitié et d’amour entre l’avatar graphique de Davy Mourier et une fille qu’il a rencontrée sur Internet à l’époque lointaine des premiers chats. Pour son auteur, Il était une fois… exploite, tant par son thème principal (les amitiés nourries par Internet) que par les techniques utilisés (photo numérique, dessin par ordinateur) et bien sûr par sa diffusion, une création entièrement fille de l’ère Internet et des émotions qui peuvent y naître et s’y développer. Il a ainsi déclaré lors d’une interview donnée au Festiblog 2009 : « Cette bande-dessinée est là pour contredire les gens arriérés  qui ont peur du virtuel… ».
Avec Papa, maman, une maladie et moi, Davy Mourier rentre plus précisément dans l’autobiographie (2007). Il s’intéresse cette fois à son rapport aux parents, et plus précisément à la maladie de son père. Enfin, Mouarf, journal intime d’un geek depressif est un étrange objet graphique : sous couvert d’illustrer les mésaventures d’un personnage de bande dessinée minimaliste, Davy Mourier explore plus avant les possibilités de la veine introspective. Il y mène quelques expérimentations graphiques, quelques amusantes mises en abyme qui montre ses progrès en matière d’expression graphique.
Les deux premières séries de strips seront publiées dans un même album aux éditions Adalie en 2009, et la troisième séparement, toujours chez Adalie. Il s’agit des premiers albums publiés par Davy Mourier. On peut lire certaines de ses créations ailleurs : il scénarise des histoires pour la dessinatrice et blogueuse Mélaka dans le célèbre et inusable Psikopat. Quelques unes de ses bandes dessinées sont aussi éditées et lisibles gratuitement sur le site de l’éditeur en ligne Manolosanctis : Préhistogeek, dessiné, justement, par Mélaka, Humour de geek et Histoire(s) de fille(s).

Dans ses vidéos comme dans ses bandes dessinées, Davy Mourier oscille toujours doucement entre et humour franc et une élégante émotion face à la vie. J’aurais même tendance à dire pompeusement qu’il incarne la face névrosée de la culture geek, celle qui revient sur ses défauts, sur son inadaptation au monde et à la vie. Une constante que l’on retrouve dans un chouette dernier album lui aussi venu du blog, 41 euros pour une poignée de psychotropes.

Nostalgie et psychanalyse


41 euros est édité en association entre Adalie, éditeur traditionnel de Davy Mourier, et Ankama, pour qui il travaille par ailleurs. Une fois de plus, l’origine de l’album se trouve par des dessins publiés sur le blog : des strips courts et percutants dans lesquels Davy Mourier se dessine dans des séances de psychanalyse. Si l’humour domine dans la série, il la réutilise dans un aboutissement du travail introspectif commencé en 2007.
Le récit de base qui est à l’origine de l’album pourrait ressembler à n’importe quelle histoire d’amour classiquement narrée sur un blog bd à tendance sentimentale. Après avoir rompu avec « elle » (on ne saura jamais son prénom), Davy Mourier rentre dans une profonde phase de dépression et entreprend de revenir sur « ce qui a merdé » et d’entamer une psychanalyse chez un spécialiste. Histoire banale, certes, mais il n’entreprend pas de nous la raconter selon un fil suivi et chronologique, ce qui serait par trop banal et attendu. Là est le premier effort de Davy Mourier qui, d’emblée, par la forme de son récit, se situe au-delà du simple témoignage autobiographique. 41 euros est principalement constitué de séquences successives tournant toutes autour du même sujet : qu’est-ce qui a merdé dans la tête de Davy Mourier, mais y répondant selon des biais différents et, surtout, selon des formes différentes. L’auto-apitoiement, qui reste un critère dominant de l’album et de sa gestation, s’en trouve en quelque sorte embelli, l’album se définissant d’emblée comme les traces d’une recherche sur « les origines du mal ».
L’une des séquences est la suite de stripŝ qui, publiée sur le blog, donne son titre à l’album. Dans ces strips se retrouvent quelques unes des caractéristiques d’autres travaux de Davy Mourier : le minimalisme graphique (les strips jouent sur une suite de plans identiques), l’emploi de photos retouchées, l’équilibre permanent et indécis entre l’humour et le drame. Ces séquences sont encore très traditionnelles : de simples strips courts comme on en voit tant. Mais autour d’eux, le long des pages de l’album, vont graviter une multitude d’autres séquences : des collages, des polaroïds, du texte illustré, des images qui se suffisent à elles-mêmes. Les collages et photos deviennent l’expression la plus directe des souvenirs, la trace laissée quelque part. Elles expriment le malaise de l’auteur : les difficultés d’une rupture qui transforme l’être aimé en obsession, les questionnements sans fin du dépressif, la remontée vers l’enfance… L’originalité formelle parvient à être généralement autre chose qu’un simple artifice : il faut la considérer comme le travail d’un auteur qui, dans son métier, est déjà un homme-orchestre habitué à passer d’une forme d’expression à une autre. Dans ce dernier album, Davy assume plus qu’ailleurs cet aspect multisupport en produisant un album de bande dessinée d’allure peu ordinaire.
Peut-être parce qu’il utilise des formes directes d’expression plutôt qu’une narration construite et logique, Davy Mourier rend très présent son mal-être psychologique au lecteur de 41 euros. Il touche là où ça fait mal, pour lui et pour le lecteur qui reconnaîtra, au détour de certaines pages, des moments et des pensées qu’il a lui-même vécu et conçu. On retrouve chez lui une manière d’entrer dans les profondeurs de ses pensées et la violence de sa relation à l’autre qui, avec des moyens et des thèmes totalement différents, peut faire penser au travail autobiographique de Fabrice Neaud ou de Mattt Konture dont je parlais récemment. A côté de ça, Davy Mourier maîtrise de mieux en mieux le trait simple mais nerveux qu’il s’est approprié au fil du blog.

L’une des réponses apportées par 41 euros aux questionnements métaphysiques de Davy Mourier est l’impossibilité à atteindre l’âge adulte. Elle nous intéresserait bien peu si l’auteur n’en profitait pas pour déranger un peu quelques codes graphiques et narratifs propre au récit d’enfance dessiné. C’est dans les premières pages qu’il nous présente son enfance et son adolescence : celles d’un gamin somme toute ordinaire des années 1980 : Récré A2, BD, jeu vidéo, Ulysse 31, Goldorak… L’effet de réel est donné par des collages de « vrais objets » de l’enfance, comme des stickers, des cartes scolaires, des emballages de malabars. Davy Mourier s’engage dans une sorte de fouille archéologique de laquelle il ressort ses vieilleries. 41 euros est lui-même pensé dans cette idée d’ancrage dans l’enfance puisqu’il prend l’apparence d’un carnet d’écolier à spirales. Le style graphique de Davy imite même parfois des dessins de marge, entre les cours, par l’emploi du stylo bille et son côté inachevé.
L’obsession de l’enfance n’est pas un élément innocent dans la culture geek qu’incarne Davy Mourier. Il y a bien, à la base, une forme de nostalgie de toute une culture de l’enfance que l’on cherche à redéplacer et réexploiter dans le monde adulte : les jeux vidéos, la télévision. Ainsi Davy se présente-t-il comme un petit garçon qui voulait faire « de la TV et des BD » et qui y est parvenu… mais qui trouve maintenant que « le monde des adultes ne me convient pas ! ».
Là où Davy prend le contrepied des clichés habituellement accolés à la culture geek, c’est dans l’usage qu’il donne de cette nostalgie de l’enfance. Elle n’est pas une simple régression comique, un cliché de « l’adulscent » atteint du « syndrôme de Peter Pan ». Elle se présente à la fois en positif et en négatif. Positif en tant qu’incroyable réservoir à imaginaire : les images de Davy Mourier sont nourries de références très générationnelles qu’il transforme dans le cours du récit. Négatif car la contrepartie de rester un enfant semble être de se laisser poursuivre par de multiples fantômes, et de ne jamais vivre comme tout le monde.

Pour en savoir plus :
Il était une fois une fille que j’ai rencontré deux fois / Maman, Papa, une maladie et moi, Éditions Adalie, 2009
Mouarf – Journal Intime d’un Geek dépressif, Éditions Adalie, 2009
41 euros, pour une poignée de psychotropes, Éditions Adalie, Ankama Éditions, 2011
Le blog de Davy Mourier, Badstrip
Le site de Nerdz, et un vieil article, mais complet, du Culture’s pub sur le sujet.
Sur la culture geek, que je n’ai pas vraiment détaillé ici alors que j’aurais pu, il ne faut pas manquer le blog « Culture de masse, culture de genre, culture geek » de David Peyron, un doctorant en sociologie qui travaille sur la culture geek et qui donne sur le sujet de très enrichissantes réflexions.

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