Entretien jeune recherche en bande dessinée : Catherine Mao

Entretien avec Catherine Mao mené par Julien Baudry le 15 janvier 2015, par téléphone

Peux-tu présenter ton parcours ?

J’ai fait des études de lettres, puis un master pro de communication et un master recherche en théorie et pratique du langage des arts à l’EHESS. J’ai commencé ma thèse à l’EHESS en 2008 mais je l’ai terminée à la Sorbonne, à Paris 4.

Mon premier directeur était plutôt absent et il a fallu que je me tourne vers quelqu’un d’autre. Jacques Dürrenmatt m’ayant encouragé à finir cette thèse, je me suis inscrite sous sa direction en 2013 et je l’ai terminée et soutenue en 2014.

Quelle a été la composition du jury de soutenance ?

Françoise Revaz, qui est linguiste et travaille en Suisse, Benoit Berthou de Paris 13, Bernard Vouilloux qui travaille sur le texte/image, Yves Hersant de l’EHESS, et Jacques Dürrenmatt.

En quelle discipline étais-tu inscrite ?

C’était compliqué au niveau disciplinaire : ce ne sont pas les mêmes disciplines à l’EHESS qu’à l’université. J’ai commencé en arts et langage et j’ai terminé en littérature. C’est un peu bâtard, mais c’est le problème de la bande dessinée en général.

Par contre d’un point de vue littéraire, il y a quand même dans ma thèse des problématiques transmédiatiques autour de l’écriture de soi, de l’éclatement du grand récit…

Justement, quel était ton sujet ?

La bande dessinée autobiographique francophone, de 1982 à 2013. C’est très limité mais ça me semblait intéressant parce qu’il y a tout un cadre, éditorial, symbolique, littéraire, qui est très marqué en France, notamment autour de l’autofiction. Je me suis beaucoup plus intéressée à ce que fait l’autobiographie à la bande dessinée que l’inverse.

Pourquoi ces bornes chronologiques ?

Je pars de Baudoin avec Passe le temps et je vais jusqu’à Marion Fayolle, La Tendresse des pierres.

Ce qui m’intéresse chez Baudoin c’est qu’il a posé la figure de l’auteur. Il a commencé à se raconter sans le savoir : ce sont ses expérimentations narratives qui font qu’il se raconte, et non l’inverse. Comme il se raconte et se re-raconte, comme il se répète beaucoup, son œuvre vient s’articuler autour de lui. C’est comme ça qu’il pose la figure de l’auteur et qu’après des gens comme Trondheim ou Sfar peuvent se permettre d’investir tous les genres. C’est pour ça que j’ai ouvert mon corpus avec lui.

Des auteurs comme Binet, Cestac ou Baru ont aussi raconté leur vie mais de manière très cachée, pas vraiment assumée, plus dans l’idée d’un témoignage, avec quelque chose de très sociologique. Baudoin s’est raconté de manière plus personnelle et plus intime, sans forcément utiliser tout de suite la première personne d’ailleurs.

Quelles sont les autres œuvres de ton corpus ?

Il y a Fabrice Neaud avec Le Journal, David B. avec L’Ascension du Haut-Mal, Dominique Goblet avec Faire semblant c’est mentir. On va retrouver Baru, Cestac, Binet, Larcenet, Dupuy-Berberian, Menu, Sylvie Rancourt, Anne Herbauts, Lucas Méthé ou la fausse autobiographie de Judith Forest. Il y a aussi des livres qui sont dans les marges mais qu’on ne peut pas ne pas analyser : par exemple les 676 apparitions de Killofer de Killofer.

Je ne suis pas exhaustive sur le sujet : j’ai eu plutôt un souci d’exemplarité. J’ai peu parlé de Trondheim ou de Pilules bleues de Frederik Peeters, alors que ce sont des livres importants, parce que les problématiques se retrouvaient dans d’autres œuvres.

Quelles ont été tes conclusions à l’issue de ce travail ?

J’ai parlé de l’autobiographie comme de l’un des modes d’ouverture et de compréhension de la bande dessinée, dont elle révèle les zones de tensions et de transitions. Elle s’est installée dans les années 1990 en répondant à l’idée que les années 1980 étaient celles d’une crise de la bande dessinée, trop académique. Puis il y a eu un engouement à la fin des années 1990 qui a conduit à une autre crise de l’autobiographie. Avec cette notion de crise et cette conscience de soi, on a de plus en plus conscience de la temporalité de la bande dessinée.

Dans ma conclusion je renverse aussi la problématique. Ce n’est pas l’écriture de soi qui conduit à d’autres modes narratifs, mais l’inverse : c’est le déploiement de la modernité, notamment par le lyrisme, qui ouvre la voie vers l’autofiction. C’est ce qu’on voit aussi chez Agnès Varda, qui a envie de faire un autre cinéma qui l’amène à se raconter. L’intime est un banc d’essai.

Ma dernière partie me semble inachevée : je m’intéresse aux œuvres qui essayent de sortir des problématiques de l’autobiographie. J’ai fini ma thèse avec ce sentiment d’inachèvement, en laissant des questions ouvertes.

Et sur le rapport entre autobiographie littéraire et autobiographie dessinée ?

Il y a des différences, surtout à travers le dessin… Il m’a semblé que la bande dessinée mettait en évidence des idées assez basiques en psychologie : l’idée qu’on ne peut pas s’identifier entièrement. Par exemple, ça se traduit dans la bande dessinée par une attention que l’artiste peut porter à son modèle, ce qu’on ne retrouve pas vraiment dans les autobiographies littéraires. L’idée du double se retrouve plutôt dans la littérature horrifique, comme Edgar Allan Poe. La littérature du double, très psychologique et qui vire vers l’horreur, est peut-être devenue moins utile aujourd’hui parce qu’il y a l’autobiographie et qu’on y retrouve certaines problématiques.

En bande dessinée, on va parler d’emblée de bande dessinée autobiographique alors qu’en littérature c’est très compliqué : on a parlé d’autobiographie, d’autofiction, d’autoportrait, de sociobiographie, de roman du je… Il y a beaucoup de catégories pour définir tout ça. En France on parle de bande dessinée autobiographique sans problème.

Quelle a été ta méthode pour l’analyse des œuvres ?

En général, c’est plusieurs lectures et relectures qui font que quelques planches se détachent. Au bout d’un moment, il y a des échos, des jeux de résonance.

Quelle part donner à la parole des auteurs ?

L’autobiographie a amené les auteurs à parler d’eux-mêmes. C’était vraiment un écueil de départ : Baudoin parle tellement bien de ce qu’il fait, comme Neaud, Méthé, Menu, Boilet… Ils disent énormément de choses et il fallait que j’évite de tout répéter.

Du coup, ce que eux disent, je l’ai pris en compte. Les auteurs ont mis au centre la question de la valeur, comme Neaud et Menu dans Autopsie de l’autobiographie qui veulent trier le bon grain de l’ivraie.

Quels sont les théoriciens qui t’ont particulièrement inspiré ?

Daniel Arasse et Louis Marin sont les deux qui m’ont le plus inspiré. Ils m’ont ouvert le regard. J’ai essayé de m’inspirer des études de tableaux de Daniel Arasse pour regarder la bande dessinée. Pour Louis Marin, ce qu’il dit sur la présentation et la représentation est vraiment éclairant : on confond souvent l’un et l’autre, et ses travaux dépassent largement les frontières des disciplines (cinéma, communication)… Ce sont des auteurs « transmédiatiques ». Ce sont aussi des auteurs qui reviennent de la sémiologie, comme Roland Barthes ou Michel Foucault.

Toi-même, tu t’es intéressée à la sémiologie ?

Je m’y suis un peu intéressée, comme tout le monde en bande dessinée, à travers les livres de Groensteen et Harry Morgan surtout. Chez les jeunes chercheurs en bande dessinée il y a cette idée qu’on est complètement revenu de la sémiologie.

Sur la bande dessinée, il y a un petit article qui m’a intéressé, dans A Comics Studies Reader : « An art of tensions » de Charles Hatfield. Ça m’avait beaucoup aidé, cette idée de la bande dessinée comme art de tensions.

Mais je suis beaucoup plus allée chercher des concepts ailleurs que chez les auteurs qui écrivent sur la bande dessinée, même s’il y en a qui sont passionnants comme Christian Rosset (qui justement ne propose pas vraiment de concepts). Je ne vois pas la bande dessinée comme un champ fermé.

Finalement, quelle vision as-tu de la théorie de la bande dessinée actuelle ?

On a d’un côté des auteurs systématiques qui proposent une théorie de la bande dessinée, et de l’autre des auteurs intéressants mais qui ne proposent pas d’outils, avec une approche plus phénoménologique. On a besoin de gens qui réconcilient les deux, comme Benoit Peeters a pu le faire à un moment donné. J’ai lu une partie de la thèse d’Erwin Dejasse qui s’intéresse à la fois à la question du plaisir de la lecture et du dessin, sans hésiter à proposer une théorie de la bande dessinée.

Et donc tu as fait attention à « sortir » de la bande dessinée ?

Oui, c’est l’essence même de ce que je fais. Mais c’est toujours un peu problématique : quand on participe à un colloque en-dehors de la bande dessinée, on peut se retrouver comme la récréation du colloque. Par contre, quand on fait un colloque sur la bande dessinée, on se retrouve en vase clos. C’est bien de faire autre chose.

Je suis parti de l’autobiographie en tant que notion littéraire. On retrouve des questions liées à la modernité qui sont là depuis longtemps en littérature et au cinéma, autour de la narration, de représentation.

Ma première partie est consacrée au contexte éditorial et symbolique de l’autobiographie : j’ai parlé de littérature et d’autofiction, je me suis intéressée au cinéma, à des concepts du monde de l’édition. Dans la deuxième partie je me suis plus intéressée au dessin, et là j’ai puisé dans l’histoire de l’art, j’ai suivi des séminaires d’esthétique… Quand on travaille sur le dessin, il y a très peu de livres intéressants ; c’est un objet de recherche vraiment évanescent.

C’est inévitable d’aller voir ailleurs, mais c’est aussi l’intérêt de sujets comme la bande dessinée : on doit s’intéresser à ce qui y a conduit, et donc à toute une histoire de l’art.. La pensée que quelqu’un comme Philippe Marion développe du côté transmédiatique, c’est vers ça que j’aimerais aller.

Penses-tu qu’un travail comme le tien sur la bande dessinée autobiographique peut aider à comprendre l’autobiographie littéraire ou cinématographique ?

Oui, je pense que la bande dessinée peut faire beaucoup de choses de ce point de vue là. Comme la bande dessinée vient à l’autobiographie tardivement, elle tire plein de conclusions. C’est un condensé de problématiques modernes. Ma seconde partie renvoie à des questions parfois presque psychologiques, identitaires, sur la représentation de soi.

Par exemple, au XXe siècle on pouvait croire que le langage était transparent et donc que l’autobiographie pouvait marcher, à travers le pacte autobiographique ; dans la bande dessinée, avec le dessin et la mise en page, les auteurs ont répondu très vite à ces questions là dans les années 1990 et ont vu que ce n’était pas possible. La littérature a dû passer par la psychanalyse ou la rhétorique pour se rendre compte qu’on ne pouvait pas avoir un accès direct à soi, alors qu’en bande dessinée il semble que c’est une conclusion qui arrive plus rapidement.

Est-ce que tu as publié dans des revues scientifiques ?

Oui, dans la revue Textimage, Images Re-vues, Comicalités, Neuvième art et Ridiculosa.

Au début, je me suis rendue compte que si je voulais prendre position dans mon sujet, il fallait que je m’engage dans des articles. Les directeurs de publication ont joué un rôle important d’aiguillonnage, d’aide, de dialogue…

Tu participes à des groupes de recherche liés à la bande dessinée ?

À l’EHESS on était un petit groupe de recherche en histoire de l’art, sur l’art vidéo, sur la Renaissance… On était assez complémentaires.

En ce moment je participe au GRENA. Il n’y a pas beaucoup de groupes de recherche sur la bande dessinée.

Lisais-tu des bandes dessinées avant d’entreprendre cette recherche ?

Oui, surtout de la bande dessinée des années 1990. J’ai commencé à en lire quand j’étais étudiante. Mais je ne suis pas une érudite de la bande dessinée, j’en lisais peu quand j’étais petite.

L’oeuvre que je connaissais déjà avant et qui m’a le plus marqué, c’est Le Journal de Fabrice Neaud. Par contre, l’oeuvre majeure que j’ai découverte en travaillant sur le sujet, c’est Faire semblant c’est mentir de Dominique Goblet. C’est une œuvre inépuisable, on peut l’étudier milles fois et on en a toujours rien dit. L’Ascension du Haut-Mal, quand on l’étudie, il y a une montée en puissance, notamment dans le dernier tome.

Tu comptes poursuivre ta recherche sur ce sujet ?

J’aimerais aller plus vers le dessin pour mieux comprendre certaines modalités narratives. Sinon j’aimerais en savoir plus sur les perspectives des cultural studies et gender studies. On est encore très marqué par une certaine théorie française, par la sémiologie et la structuralisme. Aller voir une autre aire culturelle méthodologique me ferait du bien : l’extériorité permet d’avoir du recul sur ses outils.

Bibliographie indicative :

MAO Catherine, « La syncope ou le désir d’image dans la bande dessinée » dans Textimage, Varia 2, été 2010.

MAO Catherine, « L’artiste de bande dessinée et son miroir : l’autoportrait détourné », dans Comicalités, septembre 2013, [en ligne], url : http://comicalites.revues.org/1702 ; DOI : 10.4000/comicalites.1702

MAO Catherine, « Le chemin de Saint-Jean : un autoportrait sans visage », dans Neuvième art 2.0, dossier Baudouin, janvier 2014, [en ligne], url : http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?article711

3 réflexions au sujet de « Entretien jeune recherche en bande dessinée : Catherine Mao »

  1. Ping : Jeune recherche en bande dessinée : Côme Martin et Catherine Mao | Phylacterium

  2. Gouverneur

    Bonjour,
    Je cherche à joindre Catherine Mao.
    Auriez-vous ses coordonnées afin que je lui transmette une proposition ?
    Merci d’avance.
    Cordialement.

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