Mes années Warum/Vraoum : épisode 1 (2005-2006)

En cette année 2016, les éditions Warum/Vraoum ont fêté leur onze années d’existence. Et elles l’ont fêté dignement tout au long de l’année, à grand coup de rééditions-collectors, de soirée-expo sur une péniche parisienne, et d’un petit fascicule en édition limitée auquel j’ai eu l’honneur de participer. Sur Phylacterium, on va les aider à clore cette année de célébrations avec une série d’articles consacrée à « mes années Warum » : un parcours parmi nos albums Warum/Vraoum préférés, un album pour chaque année, deux albums (donc deux années) par article… Parce que sur Phylacterium, on apprécie le ton et la persévérance éditoriale, de Warum/Vraoum (pas si facile de lancer une nouvelle maison d’édition !) et on se dit qu’il y a là-dedans des pépites à conserver pour les siècles des siècles !

Fondée en 2004 par deux ex-étudiants de l’Ecole Nationale Supérieure des Arts décoratifs (Paris), Wandrille Leroy et Benoît Preteseille, Warum se présente comme « une maison d’édition de bande dessinée atypique ». Dans cette série d’articles, je ferais un peu une histoire de cette honorable maison, mais pas seulement, un peu des critiques d’albums en forme de conseils de lecture, mais pas seulement, un peu aussi un éloge honteusement enthousiaste (ou hagiographique, chacun jugera) d’une maison d’édition que j’aime bien. Bref : un peu de tout…

2005-2006 : Warum aux premiers temps de l’alternative

L’histoire de Warum commence en 2004 par l’association entre deux individus, entre deux personnalités dont les chemins auront l’occasion de se distinguer (mais ne précipitons pas tout déjà), et qui en attendant se rapprochent autour du même souhait d’être publiés et publier les autres. L’histoire de Warum commence avec Wandrille Leroy et Benoit Preteseille, deux camarades de l’ENSAD ayant déjà une brève expérience éditoriale, respectivement avec les éditions Pierre Papier Ciseaux, et avec les éditions Ion. Comme pour d’autres auteurs, avant et après eux, Warum représente le passage de la micro-auto-édition à une édition un peu moins micro, un peu moins auto, un peu plus ouverte et ambitieuse. C’est la première étape de tout auteur-éditeur qui se respecte.

Dans leur première campagne de communication, les fondateurs de Warum affichent la couleur : « s’éloigner ostensiblement des canons de la BD classique », « des ouvrages graphiquement novateur », « leurs livres sont des objets hybrides qui tiennent autant de la bande dessinée que du journal dessiné, de l’essai artistique ou du reportage graphique », « mélanger des sources originales, comme la science, les mouvements artistiques méconnus et les sujets de société sulfureux ». Mais à ce stade le programme pourrait être celui de n’importe quelle maison d’édition dite « alternative ». On retrouve le vocabulaire et le ton des pionniers des années 1990 (L’Association, Cornelius, Ego comme X, les Requins Marteaux, 6 pieds sous terre, Atrabile…) : l’envie de proposer une « alternative » à une bande dessinée classique, aux recettes répétées cent fois. Les maisons dans la mouvance alternative produisent des « livres », pas des albums ; ils sont généralement issus de la micro-édition et du fanzinat ; ils se permettent d’aller voir du côté du livre d’art ou de la littérature savante ; ils recherchent l’expérimentation formelle. Certainement, Warum se situe dans cette lignée pour une bande dessinée « autre ».

Alors évidemment les esprits chagrins pourraient se demander ce que signifie vraiment, en 2005, de se lancer dans une bande dessinée alternative à qui l’on commence à reprocher de trop se répéter. En 2005, plus de dix ans a passé depuis l’âge pionnier et être dans l’alternative est presque devenu mainstream. Les petites maisons d’édition se multiplient et Warum arrive plutôt en queue d’une seconde génération d’éditeurs : il y a eu par exemple Groinge et L’employé du moi en 1999, The Hoochie Coochie et FLBLBL en 2002… Dans les détails les profils sont différents, mais grossièrement, toutes découlent d’un mouvement qui tend à se généraliser. D’ailleurs les « gros » éditeurs commencent à recruter dans le vivier de l’alternatif, signe que les frontières bougent.

Pourtant (et je quitte là le récit historique pour aller vers une appréciation plus personnelle), il me semble que Warum est parvenue à maintenir l’alternatif en marche (comme d’autres, mais pas comme tous), à lui donner du carburant pour en garantir la permanence au temps de sa remise en cause.

D’abord parce qu’ils jouent sur le registre de la post-modernité dès leurs deux premières collections thématiques : Civilisation et Décadence, reflet de la bicéphalité de l’ensemble. « Civilisation » pour un Benoît Preteseille qui fait parler la culture au travers de la bande dessinée (ou l’inverse) ; « Décadence » pour un Wandrille Leroy plus ancré dans l’individu, l’intime et le soi contemporain [edit 31/10 : voir le commentaire de Benoît Preteseille sur ce point : « Wandrille et moi choisissions et travaillions autant les livres des deux collections, Civilisation et Décadence, même si nos images respectives ont fait qu’on le soupçonnait de ne suivre que les livres ‘décadents’ et moi les livres ‘civilisés’. »]. Ainsi se rangent les premiers livres, dont beaucoup sont, comme dans les premiers temps de l’alternatif, des livres de « copains », ou des fondateurs eux-mêmes. Côté Civilisation il y a les multiples opus de Benoît Preteseille (voir ci-dessous), Dadabük, L’écume d’écume des jours, Sexy Sadie, les expérimentations formelles ambitieuses de William Hessel (Atomes), François Henninger (Cent mètres carrés), Mélanie Berger (Médée). Côté Décadence il y a la série Seul comme les pierres de Wandrille, le Moi je d’Aude Picault (voir ci-dessous), le Famapoil de Choumic Salmon, La montgolfière de Prosperi Buri. On ne peut pas dire que ces premiers ouvrages soient communs ; et c’est là une qualité des éditeurs d’avoir placée dès le départ la barre haute côté singularité. Encore peut-on leur reprocher de partir un peu dans tous les sens, de n’avoir pas encore une identité autre que cette singularité… Mais est-ce vraiment un reproche que l’on peut faire à un éditeur alternatif dans ses premiers temps que de se chercher et de tester ?

Et puis cela se manifeste par des discours un peu décalés, ironiques, et bien conscients que monter une maison d’édition alternative en 2005 suppose de prendre du recul. Par exemple il y a cette phrase de Wandrille, au détour d’une interview de 2006 dénichée sur le Web : « Dans le paysage actuel de la bande dessinée française, foisonnante de petits éditeurs et de nouveaux plus petits éditeurs et de micro-éditeurs, tous plus indépendants les uns que les autres, on peut effectivement se demander quelles sont les finalités de l’opération. ». Et sur le défunt blog, en 2005, cette petite remarque ironique dont on ne sait trop s’il faut la lire au premier ou au second degré : « On se la pète ? Oui, peut-être… mais parce qu’on peut le faire voilà pourquoi… ». Benoît Preteseille et Wandrille Leroy savent qu’ils arrivent après beaucoup d’autres, c’est certain. Alors que faire pour se démarquer ?

Moi je d’Aude Picault

moi-je-aude-picault-2005Une première piste est donnée par le Moi je d’Aude Picault, que j’ai toujours considéré comme une clef de voûte du Warum des premiers temps. L’album sort en 2005 et fait la transition avec la phase « micro-édition » de Wandrille Leroy. Car il s’agit de la réédition d’un volume sorti quelques années plus tôt au sein de la structure Pierre Papier Ciseaux, en moins de 200 exemplaires.

Si l’on s’en tient toujours aux apparences, Moi je s’inscrit dans la mouvance autobiographique qui fait alors fureur depuis dix ans et constitue, par bien des aspects, le genre emblématique de la bande dessinée alternative, pour ce qu’il permet de rupture avec la narration traditionnelle et avec les genres fictionnels canoniques. Souvenons-nous de quelques exemples désormais eux-mêmes devenus des classiques : Approximativement de Lewis Trondheim (Cornelius, 1993), Livret de Phamille de Jean-Christophe Menu (L’Association, 1995), Le Journal de Fabrice Neaud (Ego comme x, 1996). Il y en eu beaucoup d’autres.

Entretemps le genre a mûri, s’est diversifié, et Moi je arrive en bout de course, presque par la petite porte. Aude Picault propose un opus petit par sa taille et son prix (format poche, moins de dix euros) et jouant sur l’esthétique du fragment (des moments de sa vie découpés, pas toujours liés entre eux) et du minimalisme (un dessin par page, pas plus). Par certains aspects, il pourrait prêter le flanc à l’une des critiques qui a été formulée à la seconde génération de l’autobiographie dessinée : un manque de profondeur, un côté dérisoire se limitant aux « petits tracas du quotidien », une économie de moyens qui confine à l’amateurisme. Il y a un peu de ça dans Moi je : Aude Picault raconte ses tournées dans les bars, ses amourettes sans lendemain, ses préoccupations vestimentaires… Elle regarde aussi du côté des comédies romantiques des années 1990, ou du moins s’en sert comme pôle d’attraction. On est loin de l’introspection doloriste et creusée sur le temps long d’un Menu ou d’un Neaud.

Mais il faut rappeler que ce petit livre a été parmi les plus grands succès de Warum, avec un tome 2, une intégrale et de nombreuses rééditions (dont une toute récente, anniversaire, en 2016). Je me hasarderais à cette hypothèse : ce succès vient peut-être de ce qu’il a permis de dédramatiser la place de l’autobiographie dans l’édition alternative, de la faire descendre de son piédestal, d’en rendre les enjeux plus directement accessibles à une nouvelle génération de lecteurs. Et ça sans complètement en oublier les leçons esthétiques.

Car Moi je a un vrai charme. D’abord par le style graphique désinvolte mais précis de l’auteur. Il faut regarder dans le détail certains dessins qui montrent que Picault est déjà une dessinatrice hors pair : cette façon de ne pas combler les volumes pour faire apparaître un visage derrière un bras tendu, cette facilité à représenter une situation en littéralement quelques traits, de déformer les visages pour exprimer une émotion ressenti plus qu’une vision… Tout en arabesques, extrêmement élégant, le trait d’Aude Pmoi-je-aude-picault-2005-p1icault fait de ses personnages des baudruches, à commencer par elle-même. Par cette équivalence visuelle elle signe son oeuvre d’une ironie salutaire présente dès le titre qui pose cette question : l’autobiographie, n’est-ce pas cette forme extrême de narcissisme contemporain, de goût de soi au point d’en vouloir faire profiter les autres dans ses moindres détails ? L’ironie crée le recul qui, là aussi, séduit d’emblée par sa désinvolture. Moi je n’est pas sérieux, n’a pas l’ambition de l’être, il se présente tel qu’il est : des croquis légers, presque tout droit sorti du carnet. Il est presque une parodie de l’autobiographie dessinée.

 

L’année tout juste suivante, 2006, Aude Picault signera un récit autobiographique plus conventionnel à L’Association, Papa, qui s’inscrit bien mieux dans les canons du genre, partant d’un épisode intime et traumatique. Elle y exploitera les leçons de son premier album tout en les approfondissant. Mais Moi je garde ma préférence grâce à sa légèreté communicative et son état d’esprit pétillant.

Sexy Sadie de Benoit Preteseille

benoit_preteseille-sexy_sadie-2006Une seconde piste est donnée par les albums du fondateur Benoît Preteseille lui-même, qui sont de vrais marqueurs des nouvelles ambitions de la seconde génération de l’alternatif, et tout particulièrement Sexy Sadie, publié en 2006 dans l’autre collection, Civilisation. Le point de départ du livre est tout simple : Benoît Preteseille a découvert, à l’occasion d’une réédition opportune, le scénario d’un film jamais tourné, écrit dans l’entre-deux-guerres par Georges Ribemont-Dessaignes, écrivain et poète dadaïste et surréaliste. Il décide d’adapter ce scénario dans un album, court mais solide.

Il y a d’abord de la continuité dans ce choix : cela fait plusieurs décennies que la bande dessinée adapte ou s’inspire « consciemment » de la littérature, y compris la plus expérimentale. Rien de révolutionnaire là-dedans. Preteseille partage par exemple avec Jean-Christophe Menu, chef de file autoproclamé de l’alternative 90’s un goût pour l’avant-garde artistique du début du XXe siècle. On l’a vu avec ses premiers albums, qui tournent autour du mouvement Dada (Dadabuk) et de Francis Picabia (L’oiseau de Francis Picabia) ou Boris Vian (L’écume d’écume des jours), et cela non seulement comme source d’inspiration, mais comme ambition formelle (faire une bande dessinée dada ?).

Mais avec Sexy Sadie, Preteseille va au-delà de la simple adaptation en multipliant les défis. Il ne se contente pas d’adapter un scénario. Il choisit de respecter au maximum la forme cinématographique du temps du muet (l’album représente la projection du film si elle avait eu lieu à l’époque) ; ajoute la présence de deux spectateurs incrédules qui pensent voir un film pornographique et se retrouvent face à un film d’art ; aboutit finalement à un objet hybride, qui n’est ni vraiment une bande dessinée muette, ni vraiment un simple storyboard fantasmé ; donne à tout ça un titre tiré d’une chanson des Beatles. Bref : du graphique singeant l’audiovisuel pour adapter de l’écrit tout en faisant référence à de la musique… Et avec tout ça Benoît Preteseille s’en sort tout à fait honorablement, avec un album qui se lit bien, à plusieurs niveaux de lectures, bien plus dense qu’il n’y paraît, et désarçonnant tout reproche de « posture » grâce aux deux spectateurs-témoins.

benoit_preteseille-sexy_sadie-2006-p1Non content de livrer un récit graphique qui se tient sur des prémisses aussi périlleux, il commence, à tâtons, à explorer un thème majeur qui sera le sien dans les années à suivre : les relations houleuses entre culture savante et culture populaire, et la place de la bande dessinée dans tout ça. En un sens, Preteseille auteur-éditeur semble dire au lecteur : « Maintenant que tout le monde sait que la bande dessinée est un medium riche et plein de potentialités, voyons ce qu’on peut dire avec. ». Sexy Sadie, dès la deuxième année d’existence de Warum, pose d’emblée pour l’éditeur une ambition esthétique et philosophique qui dépasse la simple revendication d’avant-garde, de « briser les codes de la bande dessinée ». On en n’est plus là. Cette génération est déjà passée à autre chose.

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En 2005, Benoît Preteseille et Aude Picault, pas encore trentenaires, débutent tout juste une carrière qui donnera d’autres pépites, peut-être plus réussies, plus matures (conseils perso : l’incroyablement didactique sans être ennuyeux Histoire de l’art macaque pour le premier, et le bol d’air virtuose Transat de la seconde, respectivement chez Cornelius en 2015 et Delcourt en 2009). En attendant, ils se posent, et posent Warum, dans un au-delà de l’édition alternative qui ouvre encore d’autres pistes tout en en conservant l’ambition formelle. L’avant-garde ne se fait plus dans le bruit et la fureur mais dans la désinvolture et l’ironie ; elle a déjà son post-modernisme. Ce sont les premières années de Warum. On verra qu’ils ne s’arrêteront pas là…

2 réflexions au sujet de « Mes années Warum/Vraoum : épisode 1 (2005-2006) »

  1. Benoît Preteseille

    Merci pour ce début de chronique ! Pour rectifier une info, Wandrille et moi choisissions et travaillions autant les livres des deux collections, Civilisation et Décadence, même si nos images respectives ont fait qu’on le soupçonnait de ne suivre que les livres ‘décadents’ et moi les livres ‘civilisés’.

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